J'avais prévu de prendre des extraits de cette partie de texte mais au vu des morceaux que j'aurais du enlever, je me suis dit qu'il fallait vraiment tout mettre pour comprendre sa pensée sans la déformer.
I Mes attitudes et réactions personnelles
Depuis ma prime jeunesse; la révolution – la
révolution sociale- a été le grand espoir et le but de ma vie.
Elle représentait pour moi le messie qui viendrait délivrer le
monde de la brutalité, de l'injustice et du mal, et ouvrirait la
voie à une humanité régénérée basée sur la fraternité ,
vivant en paix dans la liberté et la beauté.
Je peux dire sans exagération que le plus beau jour de
ma vie je l'ai passée dans une cellule de prison – le jour où les
premières nouvelles de la révolution d'Octobre et de la victoire
des bolchéviks me sont parvenue au pénitencier fédéral d'Atlanta.
La nuit de mon cachot était illuminée par la gloire de ce grand
rêve qui devenait réalité. Les barreaux d'acier avaient fondu ,
les murs de pierre disparus et je marchais sur la toison d'or de
l'idéal sur le point de se réaliser. Dans les semaines et les mois
d'anxiété qui ont suivi , j'ai vécu dans un état d'ébullition où
se mêlaient l'espoir et la crainte – craintes que les
réactionnaires n'écrasent la révolution, espoir de rejoindre la
terre promise.
Enfin est arrivé le jour tant attendu, et je me suis
retrouvé en Russie soviétique. Je débordais d'enthousiasme pour la
révolution , j'étais plein d'admiration pour les bolchéviks et
rempli de joie à l'idée du travail utile qui m'attendait au milieu
de l’héroïque peuple russe.
Je savais que les bolchéviks étaient marxistes et
croyaient en un état centralisé que moi, anarchiste, je rejette par
principe. Mais je plaçais la révolution au-dessus des théories ,
ce qui était le cas également , me semblait-il des bolchéviks .
Bien que marxistes, ils avaient contribué à faire advenir une
révolution qui était totalement non marxiste , qui même défiait
le dogme et la prophétie marxiste. Fervents défenseurs du parlementarisme , ils le répudiaient dans leur pratique. Après avoir
persisté à réclamer, la convocation d'une assemblée constituante
, ils l'ont dissoute sans cérémonie quand la vie a révélé
qu'elle était inadéquate. Ils ont abandonné leur politique agraire
pour adopter celle des socialistes-révolutionnaires afin de répondre
aux besoins des paysans . Ils ont résolument appliqué les méthodes
et les tactiques anarchistes lorsque la situation l'exigeait. Bref,
en pratique, les bolchéviks semblaient être un parti profondément
révolutionnaire dont le seul but était le succès de la révolution
, un parti qui possédait le courage moral et l'intégrité de
subordonner ses théories au bien-être général.
Lénine n'avait-il pas souvent affirmé que lui-même et
ses partisans étaient au fond des anarchistes, que le pouvoir
politique n'était pour eux qu'un moyen temporaire de mettre en œuvre
la révolution ? L'état devait mourir progressivement ,
disparaître, comme Engels, l'avait enseigné car ses fonctions
deviendraient inutiles et obsolètes.
J'ai donc accepté les bolchéviks comme l'avant-garde
sincère et intrépide de l'émancipation sociale de l'homme.
J'aspirais avec ferveur à travailler avec eux , à participer au
combat contre les ennemis de la révolution et à aider le peuple à
en récolter les fruits.
C'est dans cet état d'esprit que je suis venu en
Russie. Comme je l'avais déclaré avec tant de passion à notre
première réunion d'accueil à la frontière russe, j'étais prêt à
ignorer toutes les différences théoriques d'opinion. Je venais pour
travailler , pâs pour discuter, Pour apprendre, pas pour donner des
leçons. Pour apprendre et pour aider.
J'ai en effet appris , et j'ai essayé d'aider. J'ai
appris au jour le jour , durant de longues semaines et de longs mois
, dans différentes régions du pays. Mais ce que j'ai vu et appris
contrastait de manière si flagrante avec mes espoirs et mes attentes
que ma confiance dans les bolchéviks en a été ébranlée dans ses
fondements mêmes. Non que je m'étais attendu à trouver en Russie
un eldorado du prolétariat. Loin de là. Je savais que le travail en
période révolutionnaire était gigantesque , et les difficultés à
surmonter énormes. La Russie était assiégée sur de multiples
fronts : la contre révolution sévissait à l'extérieur comme
à l'intérieur, le blocus affamait le pays et empêchait même
d'apporter une aide médicale aux femmes et aux enfants malades. Le
peuple était exténué par une longue guerre et par la guerre civile
, l'industrie était désorganisée , les lignes de chemin de fer
hors d'usage. . Je me rendais compte pleinement du désastre de la
situation de la Russie, qui versait ses dernières gouttes de sang
sur l'autel de la révolution , pendant que le reste du monde
assistait au spectacle en témoin passif et que les puissances
alliées participaient à la mort et à la destruction.
Je voyais l’héroïsme désespérée du peuple et les
efforts presque surhumains que faisaient les bolchéviks. Très
proches d'eux, dans la mesure où j'entretenais des liens d'amitié
personnelle avec les dirigeants communistes , je partageais leurs
intérêts et leurs espoirs, je les assistais dans leur tâche, et
j'étais inspiré par leur dévouement désintéressé et leur
entière concentration mise au service de la révolution. Le manque
de sympathie de la part des autres éléments révolutionnaires me
remplissait de tristesse, voire de colère. Je m'agaçais des
critiques contre les bolchéviks à un moment où ils étaient
assaillis par de puissants ennemis. Je n'acceptais pas le refus de
les soutenir , que je condamnais comme étant criminel et j'employais
toutes mes forces à faire en sorte qu'il y ait une meilleure
compréhension et coopération entre les différentes factions
révolutionnaires qui s'opposaient.
Ma proximité avec les blochéviks , ma franche
partialité en leur faveur, exaspérait mes amis et éloignait mes
plus proches camarades . Mais ma foi dans les communistes et leur
intégrité n'en était pas ébranlée. Elle était même la preuve
contre toute évidence de mes propres sentiments et de mon jugement ,
de mes impressions et de mon expérience.
La vie, la réalité, remettait continuellement ma foi
en question. Partout je voyais l'inégalité et l'injustice,
l'humanité piétinée dans la poussière , l'exigence présumée
dissimuler la trahison, la duperie et l'oppression. Je voyais le
parti au pouvoir réprimer les élans vitaux de la révolution ,
décourager l'initiative populaire et l »autonomie si
essentielles à son développement. Néanmoins, je m'accrochais à ma
foi. Obstinément, j'entretenais l'espoir que derrière les principes
erronés et les tactiques fallacieuses , derrière la bureaucratie
gouvernementale et l'autocratie du parti, couvait le désir
d'idéalisme qui repousseraient les nuages noirs du despotisme dès
que le gouvernement soviétique serait à l'abri de l'ingérence des
alliés et de la contre-révolution. Cette lueur d'idéalisme
excuserait à mes yeux toutes les fautes et erreurs., l'incompétence
monstrueuse , l'incroyable corruption, et jusqu'aux crimes commis au
nom de la révolution.
Pendant dix-huit mois, des mois d'angoisse et
d'expérience déchirante, je me suis accroché à cet espoir. Et
jour après jour ma conviction n'a cessé de se renforcer que le bolchevisme se révélait fatal aux meilleurs intérêts de la
révolution, que le pouvoir politique était devenu le seul objectif
du parti dominant, et que l'état, avec son communisme de caserne,
était aussi asservissant que destructeur.Je voyais les bolchéviks
gagner de la vitesse de manière constante sur la pente de la
tyrannie , la dictature du parti devenir l'absolutisme irresponsable
de quelques suzerains, les apôtres de la liberté se transformer en
bourreaux du peuple.
Chaque jour les preuves accablantes s'accumulaient. Je
voyais la tragédie nécessité révolutionnaire institutionnalisée
en terreur irresponsable , le sang de milliers d'être versé sans
raison ni retenue. Je voyais la lutte des classes , terminée depuis
longtemps, devenir une guerre de vengeance et d'extermination. Je
voyais les idéaux d'hier trahis , le sens de la révolution perverti
, son essence caricaturé en réaction. Je voyais les ouvriers
abattus, la totalité du pays réduit au silence par la dictature du
parti et sa brutalité organisée. Je voyais des villages entiers
dévastés par l'artillerie Bolchevique. Je voyais les prisons
remplies -non pas de contre-révolutionnaires mais d'ouvriers et de
paysans , d'intellectuels prolétaires , de femmes et d'enfants
affamés. Je voyais les éléments révolutionnaires persécutés,
l'esprit d'octobre crucifié sur le Golgotha de l'état communiste
tout-puissant.
Et pourtant, je n'admettais pas l'effroyable vérité.
Je conservais malgré tout l'espoir que les bolchéviks , bien que
dans une erreur absolue en termes de principes et de pratiques ,
s'accrochent encore fermement à quelques lambeaux de la bannière
révolutionnaire. « L'ingérence des alliés », « le
blocus et la guerre civile », « la nécessité d'une
phase de transition », telles étaient les raisons que
j'invoquais pour apaiser ma conscience outragée. Une fois la période
critique passée, la main du despotisme et de la terreur serait
abolie – et ma confiance , si durement éprouvée, justifiée.
Finalement les fronts ont été liquidés, la guerre
civile a pris fin et le pays a retrouvé la paix. Cependant, la
politique communiste n'a pas changé. Au contraire, la répression
est devenue plus fanatique, la terreur rouge a tourné à l'orgie ,
la force aveugle de l'état a répandu impitoyablement la mort et la
dévastation. Le pays gémissait sous le joug insupportable de la
dictature du parti. Mais aucun répit ne serait accordé. . Puis est
venue Kronstadt dont les échos ont aussitôt retenti dans l'ensemble
du pays. Pendant des années le peuple avait souffert d'une misère
indescriptible , des privations et de la faim. Au nom de la
révolution , il était prêt à endurer et à souffrir . Il ne
réclamait pas du pain. Seulement un souffle de vie, de liberté.
Kronstadt aurait pu facilement tourné ses canons contre
Pétrograd et chasser les maîtres bolchéviques qui étaient affolés
et sur le point de prendre la fuite. Un coup décisif porté par les
marins et Pétrograd aurait été à eux , ainsi que Moscou. Le pays
tout entier était prêt à les suivre. Jamais encore les bolchéviks
n'avaient été aussi prêts d'être anéantis. Seulement Kronstadt,
comme le reste de la Russie, n'avait pas l'intention de faire la
guerre à la république soviétique. Elle ne voulait pas que coule
le sang, elle ne tirerait pas la première. Kronstadt demandait
uniquement des élections justes, des soviets libérés de la
domination communiste. Elle proclamait les slogans d'octobre et
ravivait le véritable esprit de la révolution.
Kronstadt a été écrasée aussi impitoyablement que
Thiers et Galliffet ont massacré les communards à Paris – et en
même temps que Kronstadt le pays tout entier et son dernier espoir.
Ainsi que ma foi dans les bolchéviks. Ce jour là, j'ai finalement ,
et irrévocablement , rompu avec les communistes. Il était devenu
clair pour moi que jamais, en aucune circonstance , je ne pourrai
accepter cette dégradation de la personne humaine et de la liberté
, ce chauvinisme de parti et cet absolutisme d'état qui étaient
devenus l'essence de la dictature communiste. J'ai enfin compris que l’idéalisme bolchévik n'était qu'un mythe , une illusion
dangereuse, fatale à la liberté et au progrès.
II la dictature communiste et la révolution russe
La révolution d'octobre n'était pas le fruit du
marxisme traditionnel. La Russie ne ressemblait que peu à un pays
dans lequel , selon Marx, « la socialisation du travail et la
centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où
elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette
enveloppe se brise en éclats... »
En Russie, 'l'enveloppe » a éclaté de façon
inattendue. Elle a éclaté à un stade de faible développement
technique et industriel , alors que la centralisation de la
production avait peu progressé. La Russie était un pays où le
système des transports était mal organisé, où la bourgeoisie
était insignifiante et le prolétariat faible, mais qui possédait
une population paysanne numériquement forte et socialement
importante. C'était un pays où, semblait-il, on ne pouvait parler
d'un « antagonisme irréconciliable entre les forces
laborieuses industrielles grandissantes et un système capitaliste en
pleine maturité. »
Néanmoins, en 1917, un concours de circonstance a a
provoqué, particulièrement en Russie, une situation exceptionnelle
qui a eu pour conséquence l'effondrement catastrophique de tout le
système industriel . Lénine l'a écrit à ce moment-là avec
justesse : « Il était facile de commencer la révolution
dans la situation particulièrement unique de 1917. »
Ces conditions particulièrement favorables étaient les
suivantes :
- la possibilité de de faire fusionner les slogans de la révolution sociale et la demande populaire de mettre un terme à la guerre mondiale impérialiste qui avait grandement épuisé et mécontenté les masses
- l'occasion de rester, au moins pendant une certaine période , en dehors de la sphère d'influence des groupes européens capitalistes qui poursuivaient la guerre
- la possibilité de commencer , même durant ce bref répit, le travail d'organisation interne et de préparer les bases de la reconstruction révolutionnaire
- la position extrêmement avantageuse de la Russie , dans le cas d'une nouvelle agression de l'impérialisme de l'Europe de l'ouest , en raison de son vaste territoire et de l'influence des moyens de communication
- les avantages d'un tel facteur dans l'éventualité d'une guerre civile
- la possibilité de satisfaire presque immédiatement les revendications des paysans sur les terres, en dépit du fait que le point de vue essentiellement démocratique de la population agricole différait totalement du programme socialiste du « parti du prolétariat » qui s'était emparé des rênes du gouvernement.
De plus, la Russie révolutionnaire bénéficiait déjà
d'une grande expérience – celle de 1905, lorsque l'autocratie
tsariste avait réussi à écraser la révolution pour la raison même
que celle ci tendait à être exclusivement politique et ne pouvait
par conséquent ni soulever les paysans, ni même inspirer une grande
partie du prolétariat.
La guerre mondiale, en révélant la faillite complète
du gouvernement constitutionnel, a servi à préparer et à accélérer un plus grand mouvement de masse, un mouvement qui , en vertu de son
essence même, ne pouvait donner lieu qu'à une révolution sociale.
En anticipant les mesures du gouvernement, souvent même
en les bravant, les masses révolutionnaires, de leur propre
initiative, ont commencé à mettre en pratique leurs idéaux sociaux
bien avant les journées d'Octobre. Elles ont pris possession de la
terre , des usines, des mines, des fabriques et des outils de
production.Elles se sont débarrassées des représentants du
gouvernement et autorités les plus détestés et les plus dangereux.
Dans leur immense explosion révolutionnaire, elles ont détruit
toute forme d'oppression politique et économique. Dans la Russie
profonde, les processus de révolution sociale ont été mis en œuvre
de façon intensive avant même le changement qui a résulté des
journées d'octobre n'ait eu lieu à Pétrograd et à Moscou.
Le parti communiste , qui aspirait à la dictature, a
évalué correctement la situation dès le début . En jetant par
dessus bord les aspects démocratiques de son programme, il a
programmé les slogans de la révolution sociale de manière à
prendre le contrôle du mouvement des masses. A mesure qu'évoluait
la révolution, es bolchéviks on t donné une forme concrète à
certains principes et à certaines méthodes fondamentales du
communisme anarchiste, par exemple, la suppression du régime parlementaire, l'expropriation de la bourgeoisie, les tactiques
d'action directe, la saisie des moyens de production, la mise en
place du système des conseils ouvriers et de paysans.( Soviets)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire