dimanche 8 mars 2020

Albert Camus - Octave Mirbeau de Pierre Michel



«  Comme le dit Camus, reprenant l’expression de Pascal dans son fameux “Pari”, il est « embarqué » : « À partir du moment où l’abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. »

« Principe éthique, dans la mesure où ils sont déchirés, traversés de contradictions et en permanence en proie au doute, et partant bien en peine d’asséner des “vérités” au-dessus de tout soupçon. »

« Il fait en effet, non sans clairvoyance, un triple constat, quelque peu décourageant pour qui rêve de chambardement culturel et d’émancipation des esprits : ce qu’il est convenu d’appeler “éducation” n’est en réalité, le plus souvent, qu’un abrutissant bourrage de crânes qui anéantit les potentialités de la plupart des futurs adultes ; les media de son temps – la grande presse, le théâtre de boulevard, les opérettes, les cafés-concerts, les romans à succès, la réclame – poursuivent le travail de laminage des cerveaux et sont un nouvel opium du peuple, destiné à inhiber toute réflexion personnelle et à annihiler tout esprit critique ; et la majorité des privilégiés qui lisent ou qui vont au spectacle sont aveuglés par une masse de préjugés corrosifs et sont bardés d’une indéracinable bonne conscience indispensable à leur confort moral et à leurs bonnes digestions8. Dans ces conditions socioculturelles, comment la littérature pourrait-elle bien prétendre contribuer à un progrès moral et social, fût-ce dans un avenir lointain ? »

« L’idéal, évidemment inaccessible, serait de transformer peu à peu des consommateurs passifs de produits culturels destinés à un public abêti en citoyens lucides et responsables, aptes à jeter sur les êtres et les choses un regard nouveau et à se comporter en conséquence. Pour cela, il faut les obliger à regarder Méduse en face. Vaste et difficile programme, en vérité ! »

« « S’il [l’artiste] se conforme à ce que demande notre société, dans sa majorité, il sera divertissement sans portée23. S’il la refuse aveuglément, si l’artiste décide de s’isoler dans son rêve, il n’exprimera rien d’autre qu’un refus24 », ce qui, « dans les deux cas, aboutit à un art coupé de la réalité25 ». Lui aussi considère que le devoir de l’artiste, « qui vomit la société policière autant que la société marchande26 », est de faire entendre la parole des sans-voix et des opprimés : « Il ne peut se mettre au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent » ; « Notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire27 ». Lui non plus n’a aucune prétention à apporter aux larges masses une vérité dont il serait détenteur : « Je ne suis pas un philosophe. Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il faut se conduire28 » ; « Qui, après cela, pourrait attendre de lui [l’écrivain] des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante29 ». C’est pourquoi, à la question de savoir si son œuvre comporte un message, il répond ironiquement, en faisant comprendre que ce serait une folie : « Je ne me suis jamais pris pour le Christ. Ma santé est bonne, je vous remercie. »

«Mais il y a là « deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression », et cela constitue un « double pari de vérité et de liberté ». Il est encore un autre risque, d’ordre esthétique : celui de tomber dans une vulgaire littérature de propagande au service d’une cause, la “Révolution” mythifiée, par exemple, censée transcender toutes les autres valeurs, mais qui n’est plus que mystification. »

«« Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-tireur », c’està-dire celui qui est à la fois « solitaire et solidaire de la cité ». » 

« - D’un côté, si les ouvriers sont bien présentés comme des victimes à plaindre, il sont loin d’être idéalisés. Ils apparaissent plutôt comme une pâte malléable à la merci des mauvais bergers de toute obédience. Ils sont rancuniers et versatiles (notamment à l’acte IV, où Madeleine parvient à les retourner comme un gant). Ils obéissent à des pulsions irraisonnées, susceptibles de les pousser au meurtre ; ils sont le plus souvent aliénés idéologiquement, à l’instar du père Thieux, éternel esclave tout dévoué à ses maîtres qui le tuent au travail ; et ils se révèlent pour la plupart inaptes à toute action qui nécessiterait une ampleur de vues et une capacité de se projeter vers l’avenir qu’ils n’ont pas. »

« C’est le trimardeur anarchiste qui sème les idées de révolte parmi les travailleurs de l’usine où il n’est que de passage et qui les expose à un conflit sans qu’ils aient le moindre moyen de se défendre ; c’est lui qui établit la liste de leurs revendications, qui sont certes éminemment progressistes, tout à fait louables et justifiées dans leur principe, mais dont plusieurs, il ne l’ignore pas, sont pratiquement irréalisables dans l’immédiat, dans le contexte économique et juridique de l’époque ; c’est lui qui refuse le soutien des députés socialistes honnis, au risque d’affamer ses frères de chaîne; et, pour finir, par son intransigeance comparable à celle du patron auquel il s’affronte dans une espèce de duel d’homme à homme, c’est lui qui porte une responsabilité écrasante dans l’hécatombe finale. - Quant à la jeune et héroïque Madeleine, plongée »

«  Jean Grave lui écrit le 18 janvier 1898 : « Les anarchistes ne sont pas des bergers. Ce sont des individus qui ont senti que la société actuelle est mauvaise, et qui cherchent à en expliquer aux autres les raisons. Mais loin de vouloir les guider, ils disent aux individus que eux seuls peuvent en sortir, eux seuls doivent savoir l'ordre des choses qui leur conviendra le mieux. Mais, mettons que cet état de propagande en fasse des bergers malgré eux, mettons qu'ils n'ont pas encore trouvé la bonne solution, ce qui est fort possible après tout, il n'en découle pas moins quelques vérités de leur enseignement, vérités qui serviront à ceux qui viendront pour en découvrir d'autres » (Correspondance Mirbeau – Grave, Au fourneau, 1994, p. 87). »

« « Cette qualification de mauvais bergers s’applique aux députés, qu’ils soient socialistes ou radicaux, monarchistes ou opportunistes, aussi bien qu’aux patrons d’usines, aux chefs d’armée, aux prêtres ; à Jean Roule qui excite les foules qu’à Madeleine qui les mène à la mort ; à tous les pasteurs d’âmes, à tous ceux qui dirigent, en un mot92. » Il n’y a donc aucun porteparole de l’auteur, et c’est aux spectateurs de faire le départ entre ce qui est recevable ou inacceptable dans les propos des différents personnages. Leur liberté est soigneusement préservée. »

«Enfin – et c’est ce qui, à l’époque, lui a été souvent reproché de tous côtés –, le dramaturge n’a garde de conclure et d’apporter la moindre solution à la “question sociale”93, comme on disait à l’époque. Ce n’est pas la fonction de l’écrivain de fournir des réponses, objecte-t-il un demi-siècle avant Camus: « On voulait que j’eusse résolu, en une seule soirée, et en cinq actes, une question jusqu’ici insoluble, et qui a, pourtant, préoccupé les plus nobles esprits, “depuis qu’il y a des hommes et qui pensent” ! C’était vraiment me demander beaucoup. Si je l’avais, cette solution, ce n’est point au théâtre que je l’eusse apportée, c’est dans la vie94. » Mais, à défaut de « solution », quelles sont les perspectives ouvertes par la pièce, quelle “morale” convient-il de tirer de la tragédie ? Là encore la réponse est négative. »

« Le dramaturge aggrave encore son cas en expliquant dans la presse que « la révolte est impuissante », au même titre que « l’autorité », et que, « le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache pour toujours au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront pas l’Espérance, l’opium de l’Espérance… ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort99 ». Ainsi, non seulement il ne propose rien, mais il dénonce cet « opium de l’espérance » qui constitue pourtant le ressort des révoltes et des révolutions, et. par-dessus le marché il révèle les apories de l’action : elle est nécessaire, pour améliorer les conditions concrètes d’existence des prolétaires, mais elle est condamnée à un sanglant échec ; elle constitue une forme de révolte qui préserve la dignité des hommes qui se la voient nier, mais elle aboutit à des sacrifices inutiles et d’autant plus inacceptables. Pour Mirbeau, écrivain politiquement incorrect100, totalement réfractaire à la langue de bois et aux mensonges utiles, fût-ce pour la “bonne cause”, la vérité est toujours bonne à dire, fûtelle « terrifiante101 », même si elle est de nature à décourager les bonnes volontés, car à quoi servirait une bonne volonté si elle ne s’appuyait pas sur une vision lucide des situations où elle prétend agir ?. Quitte à se faire mal voir de ses compagnons en anarchie, et a fortiori des socialistes de l’époque, il ne craint donc pas de désespérer Billancourt, comme on dira plus tard, en décrivant les rapports sociaux et les prolétaires tels qu’ils sont, et non pas tels que les professionnels de l’action révolutionnaire aimeraient bien qu’ils fussent. Matérialiste radical, il fait de la lucidité la condition de l’efficacité, et du désespoir – entendu dans un sens positif – le fondement de l’action102. Sans illusions sur les hommes, il refuse le nouvel opium du peuple des lendemains qui risquent fort de ne chanter jamais et se méfie des grands mots pompeux de “progrès”, de “science”, de “République”, de “démocratie” ou de “socialisme”, avec lesquels on anesthésie les larges masses et sur l’autel desquels on sacrifie allègrement des myriades de victimes innocentes. »

«  Mais, circonstance aggravante, il est bien souvent intériorisé par les victimes elles-mêmes : au lieu de se défendre bec et ongles en se révoltant comme elles le devraient contre le « talon de fer » des possédants, selon la forte expression de Jack London, la plupart se résignent amèrement à leur condition misérable, ou bien se contentent de rébellions sans lendemain et sans perspectives, comme Célestine en fait la décourageante expérience. Il est vrai que, dans une société de classes reposant sur le vol109, où les dominés n’ont que le droit de se taire, où l'argent est devenu la valeur suprême, où tout est soumis à la loi de l'offre et de la demande110, et où le prolétaire – ouvrier, domestique, prostituée, secrétaire particulier ou pisse-copie à gages111 – n'est qu'une marchandise qu'on échange, qu'on consomme, et qu'on jette après usage, toute récrimination contre les atteintes à des droits théoriquement garantis par la loi est taxée d’« anarchie », et par conséquent écartée a priori sans autre forme de procès : c’est ce que déclare cyniquement le juge de paix auprès duquel Célestine va naïvement porter plainte pour n'avoir pas perçu le salaire qui lui est dû112. Mot ô combien révélateur d'un prétendu “ordre” social, foncièrement inique, que les anarchistes, précisément, auxquels Mirbeau s’est officiellement rallié depuis 1890, souhaitent jeter à bas ! »

« Par son propre devenir, elle semble vouloir apporter une confirmation expérimentale de ce qu’elle affirmait dans la première version de son journal : « J'ai remarqué, écrivait-elle, que personne n'est dur au monde comme un domestique qui a eu de la veine et qui s'établit, ou comme un ouvrier qui devient patron. Plus ils ont enduré d'humiliations et connu de misères, et plus ils sont sans pitié pour les pauvres diables que la malechance amène sous leur coupe. On dirait qu'ils veulent en un coup se venger sur de plus malheureux de ce qu'ils ont souffert du fait des grands et des riches. »

« Si roborative qu’apparaisse Célestine, par sa quête d'un ailleurs, par sa conception saine de la sexualité, par sa révolte contre l'hypocrisie et par son franc-parler, elle n’échappe pourtant pas au pourrissement environnant : à son tour elle est contaminée, et elle fait ce que le philosophe Comte-Sponville appellera « l'expérience du vide136 », dans un « milieu de mornes fantoches » et dans un « abîme de sottises et de vilenies », où elle a vu « défiler, dans un panorama monotone, les mêmes figures, les mêmes âmes, les mêmes fantômes » (p. 650). Pourvue d’une lucidité féroce, elle ne laisse rien subsister de ce à quoi se raccrochent dérisoirement les larves humaines : sa fonction, n’est que de démasquer, de subvertir et de mettre à nu, non de construire une alternative ou de servir de modèle positif. Inversant la relation établie par Le Jardin des supplices, où la souffrance et la mort étaient créatrices de vie et de beauté et où les “supplices” devenaient dialectiquement source de “délices”, la narratrice du Journal d'une femme de chambre met l'accent sur la mort qui est à l'œuvre au sein même des forces de vie (« La mort était en moi », dit Georges, par exemple, p. 485), et ce sont plutôt les “délices” qui nous apparaissent comme des “supplices. »

« Il est clair que l'angoisse existentielle fait mauvais ménage avec le messianisme révolutionnaire, la lucidité avec l'engagement, et le pessimisme de la raison avec l’optimisme béat de la foi dans des lendemains qui chantent... »

« Il apparaît néanmoins que, si morbide que soit l'atmosphère générale du livre, si gluants que soient les décors, si répugnants que soient les protagonistes, si décourageante que soit la perspective d'une humanité vouée sans rémission au pourrissement et au néant, Mirbeau a vibré d'une jouissance vengeresse et communicative à nous étaler sans fard les répulsifs dessous de la triste humanité et, comme l’écrit le critique de L’Aurore, à « nous faire partager son dégoût » pour « un monde qui s'en va à l'égout146 ». On peut y voir le paradoxe de l'écriture-exutoire, qui transmue toutes choses. Mais c’est aussi une nouvelle illustration de la dialectique universelle déjà mise en lumière dans Le Jardin des supplices : ce qui devrait être source de déplaisir et d'écœurement se révèle tonique et jubilatoire ; de l'exhibition de nos tares naît un amusement contagieux ; du fond du désespoir s'affirme la volonté d'un mieux qui permette de supporter moins douloureusement une existence absurde ; le dégoût et la nausée constituent la première étape indispensable à l'« élévation » ; et Mirbeau, qui a subi l’influence de Baudelaire147, ne nous enfonce, pédagogiquement, la tête dans la boue148, la « charogne » et les « miasmes morbides », que pour mieux nous inciter à désirer et à chercher ailleurs une sérénité, voire un épanouissement spirituel, inaccessibles pour qui reste englué dans la routine quotidienne. Mais il appartiendra à chacun de chercher seul sa voie... »

« Ce que Mirbeau incrimine le plus, en l’occurrence, c’est le culte du plaisir mortifère, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et dont le fouet fait avancer le troupeau des débiles humains vers une fin inéluctable : « Il vient de la vanité et il va au crime. Il vide les cervelles, il pourrit les âmes, dessèche les muscles, et, d’un peuple d’hommes robustes, fait un peuple de crétins. [...] C’est lui qui est le pourvoyeur des bagnes et qui alimente les échafauds ; lui qui met dans la main de l’homme le poignard du suicide. [...] C’est le grand destructeur, car il ne crée rien et il tue tout ce qui est créé240. » »

« Ainsi, aux yeux de Mirbeau, le suicide est-il profondément ambigu. Chez les uns, vaincus de la vie, il est le symptôme d’une inadéquation au monde, d’une incapacité à penser par soi-même et à résister à “l’éducastration” programmée. »

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