« Comme le dit Camus,
reprenant l’expression de Pascal dans son fameux “Pari”, il est
« embarqué » : « À partir du moment où l’abstention elle-même
est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l’artiste,
qu’il le veuille ou non, est embarqué. »
« Principe éthique, dans la
mesure où ils sont déchirés, traversés de contradictions et en
permanence en proie au doute, et partant bien en peine d’asséner
des “vérités” au-dessus de tout soupçon. »
« Il fait en effet, non
sans clairvoyance, un triple constat, quelque peu décourageant pour
qui rêve de chambardement culturel et d’émancipation des esprits
: ce qu’il est convenu d’appeler “éducation” n’est en
réalité, le plus souvent, qu’un abrutissant bourrage de crânes
qui anéantit les potentialités de la plupart des futurs adultes ;
les media de son temps – la grande presse, le théâtre de
boulevard, les opérettes, les cafés-concerts, les romans à succès,
la réclame – poursuivent le travail de laminage des cerveaux et
sont un nouvel opium du peuple, destiné à inhiber toute réflexion
personnelle et à annihiler tout esprit critique ; et la majorité
des privilégiés qui lisent ou qui vont au spectacle sont aveuglés
par une masse de préjugés corrosifs et sont bardés d’une
indéracinable bonne conscience indispensable à leur confort moral
et à leurs bonnes digestions8. Dans ces conditions socioculturelles,
comment la littérature pourrait-elle bien prétendre contribuer à
un progrès moral et social, fût-ce dans un avenir lointain ? »
« L’idéal, évidemment
inaccessible, serait de transformer peu à peu des consommateurs
passifs de produits culturels destinés à un public abêti en
citoyens lucides et responsables, aptes à jeter sur les êtres et
les choses un regard nouveau et à se comporter en conséquence. Pour
cela, il faut les obliger à regarder Méduse en face. Vaste et
difficile programme, en vérité ! »
« « S’il [l’artiste]
se conforme à ce que demande notre société, dans sa majorité, il
sera divertissement sans portée23. S’il la refuse aveuglément, si
l’artiste décide de s’isoler dans son rêve, il n’exprimera
rien d’autre qu’un refus24 », ce qui, « dans les deux cas,
aboutit à un art coupé de la réalité25 ». Lui aussi considère
que le devoir de l’artiste, « qui vomit la société policière
autant que la société marchande26 », est de faire entendre la
parole des sans-voix et des opprimés : « Il ne peut se mettre au
service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui
la subissent » ; « Notre seule justification, s’il en est une,
est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent
le faire27 ». Lui non plus n’a aucune prétention à apporter aux
larges masses une vérité dont il serait détenteur : « Je ne suis
pas un philosophe. Je ne crois pas assez à la raison pour croire à
un système. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il faut
se conduire28 » ; « Qui, après cela, pourrait attendre de lui
[l’écrivain] des solutions toutes faites et de belles morales ? La
vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La
liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante29 ».
C’est pourquoi, à la question de savoir si son œuvre comporte un
message, il répond ironiquement, en faisant comprendre que ce serait
une folie : « Je ne me suis jamais pris pour le Christ. Ma santé
est bonne, je vous remercie. »
«Mais il y a là « deux
engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que
l’on sait et la résistance à l’oppression », et cela constitue
un « double pari de vérité et de liberté ». Il est encore un
autre risque, d’ordre esthétique : celui de tomber dans une
vulgaire littérature de propagande au service d’une cause, la
“Révolution” mythifiée, par exemple, censée transcender toutes
les autres valeurs, mais qui n’est plus que mystification. »
«« Le seul artiste engagé est
celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre
les armées régulières, je veux dire le franc-tireur »,
c’està-dire celui qui est à la fois « solitaire et solidaire de
la cité ». »
« - D’un côté, si les
ouvriers sont bien présentés comme des victimes à plaindre, il
sont loin d’être idéalisés. Ils apparaissent plutôt comme une
pâte malléable à la merci des mauvais bergers de toute obédience.
Ils sont rancuniers et versatiles (notamment à l’acte IV, où
Madeleine parvient à les retourner comme un gant). Ils obéissent à
des pulsions irraisonnées, susceptibles de les pousser au meurtre ;
ils sont le plus souvent aliénés idéologiquement, à l’instar du
père Thieux, éternel esclave tout dévoué à ses maîtres qui le
tuent au travail ; et ils se révèlent pour la plupart inaptes à
toute action qui nécessiterait une ampleur de vues et une capacité
de se projeter vers l’avenir qu’ils n’ont pas. »
« C’est le trimardeur
anarchiste qui sème les idées de révolte parmi les travailleurs de
l’usine où il n’est que de passage et qui les expose à un
conflit sans qu’ils aient le moindre moyen de se défendre ; c’est
lui qui établit la liste de leurs revendications, qui sont certes
éminemment progressistes, tout à fait louables et justifiées dans
leur principe, mais dont plusieurs, il ne l’ignore pas, sont
pratiquement irréalisables dans l’immédiat, dans le contexte
économique et juridique de l’époque ; c’est lui qui refuse le
soutien des députés socialistes honnis, au risque d’affamer ses
frères de chaîne; et, pour finir, par son intransigeance comparable
à celle du patron auquel il s’affronte dans une espèce de duel
d’homme à homme, c’est lui qui porte une responsabilité
écrasante dans l’hécatombe finale. - Quant à la jeune et
héroïque Madeleine, plongée »
« Jean Grave lui écrit
le 18 janvier 1898 : « Les anarchistes ne sont pas des bergers. Ce
sont des individus qui ont senti que la société actuelle est
mauvaise, et qui cherchent à en expliquer aux autres les raisons.
Mais loin de vouloir les guider, ils disent aux individus que eux
seuls peuvent en sortir, eux seuls doivent savoir l'ordre des choses
qui leur conviendra le mieux. Mais, mettons que cet état de
propagande en fasse des bergers malgré eux, mettons qu'ils n'ont pas
encore trouvé la bonne solution, ce qui est fort possible après
tout, il n'en découle pas moins quelques vérités de leur
enseignement, vérités qui serviront à ceux qui viendront pour en
découvrir d'autres » (Correspondance Mirbeau – Grave, Au
fourneau, 1994, p. 87). »
« « Cette qualification
de mauvais bergers s’applique aux députés, qu’ils soient
socialistes ou radicaux, monarchistes ou opportunistes, aussi bien
qu’aux patrons d’usines, aux chefs d’armée, aux prêtres ; à
Jean Roule qui excite les foules qu’à Madeleine qui les mène à
la mort ; à tous les pasteurs d’âmes, à tous ceux qui dirigent,
en un mot92. » Il n’y a donc aucun porteparole de l’auteur, et
c’est aux spectateurs de faire le départ entre ce qui est
recevable ou inacceptable dans les propos des différents
personnages. Leur liberté est soigneusement préservée. »
«Enfin – et c’est ce qui, à
l’époque, lui a été souvent reproché de tous côtés –, le
dramaturge n’a garde de conclure et d’apporter la moindre
solution à la “question sociale”93, comme on disait à l’époque.
Ce n’est pas la fonction de l’écrivain de fournir des réponses,
objecte-t-il un demi-siècle avant Camus: « On voulait que j’eusse
résolu, en une seule soirée, et en cinq actes, une question
jusqu’ici insoluble, et qui a, pourtant, préoccupé les plus
nobles esprits, “depuis qu’il y a des hommes et qui pensent” !
C’était vraiment me demander beaucoup. Si je l’avais, cette
solution, ce n’est point au théâtre que je l’eusse apportée,
c’est dans la vie94. » Mais, à défaut de « solution », quelles
sont les perspectives ouvertes par la pièce, quelle “morale”
convient-il de tirer de la tragédie ? Là encore la réponse est
négative. »
« Le dramaturge aggrave
encore son cas en expliquant dans la presse que « la révolte est
impuissante », au même titre que « l’autorité », et que, « le
jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent
s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache pour
toujours au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront pas
l’Espérance, l’opium de l’Espérance… ce jour-là, c’est
la destruction, c’est la mort99 ». Ainsi, non seulement il ne
propose rien, mais il dénonce cet « opium de l’espérance » qui
constitue pourtant le ressort des révoltes et des révolutions, et.
par-dessus le marché il révèle les apories de l’action : elle
est nécessaire, pour améliorer les conditions concrètes
d’existence des prolétaires, mais elle est condamnée à un
sanglant échec ; elle constitue une forme de révolte qui préserve
la dignité des hommes qui se la voient nier, mais elle aboutit à
des sacrifices inutiles et d’autant plus inacceptables. Pour
Mirbeau, écrivain politiquement incorrect100, totalement réfractaire
à la langue de bois et aux mensonges utiles, fût-ce pour la “bonne
cause”, la vérité est toujours bonne à dire, fûtelle «
terrifiante101 », même si elle est de nature à décourager les
bonnes volontés, car à quoi servirait une bonne volonté si elle ne
s’appuyait pas sur une vision lucide des situations où elle
prétend agir ?. Quitte à se faire mal voir de ses compagnons en
anarchie, et a fortiori des socialistes de l’époque, il ne craint
donc pas de désespérer Billancourt, comme on dira plus tard, en
décrivant les rapports sociaux et les prolétaires tels qu’ils
sont, et non pas tels que les professionnels de l’action
révolutionnaire aimeraient bien qu’ils fussent. Matérialiste
radical, il fait de la lucidité la condition de l’efficacité, et
du désespoir – entendu dans un sens positif – le fondement de
l’action102. Sans illusions sur les hommes, il refuse le nouvel
opium du peuple des lendemains qui risquent fort de ne chanter jamais
et se méfie des grands mots pompeux de “progrès”, de “science”,
de “République”, de “démocratie” ou de “socialisme”,
avec lesquels on anesthésie les larges masses et sur l’autel
desquels on sacrifie allègrement des myriades de victimes
innocentes. »
« Mais, circonstance
aggravante, il est bien souvent intériorisé par les victimes
elles-mêmes : au lieu de se défendre bec et ongles en se révoltant
comme elles le devraient contre le « talon de fer » des possédants,
selon la forte expression de Jack London, la plupart se résignent
amèrement à leur condition misérable, ou bien se contentent de
rébellions sans lendemain et sans perspectives, comme Célestine en
fait la décourageante expérience. Il est vrai que, dans une société
de classes reposant sur le vol109, où les dominés n’ont que le
droit de se taire, où l'argent est devenu la valeur suprême, où
tout est soumis à la loi de l'offre et de la demande110, et où le
prolétaire – ouvrier, domestique, prostituée, secrétaire
particulier ou pisse-copie à gages111 – n'est qu'une marchandise
qu'on échange, qu'on consomme, et qu'on jette après usage, toute
récrimination contre les atteintes à des droits théoriquement
garantis par la loi est taxée d’« anarchie », et par conséquent
écartée a priori sans autre forme de procès : c’est ce que
déclare cyniquement le juge de paix auprès duquel Célestine va
naïvement porter plainte pour n'avoir pas perçu le salaire qui lui
est dû112. Mot ô combien révélateur d'un prétendu “ordre”
social, foncièrement inique, que les anarchistes, précisément,
auxquels Mirbeau s’est officiellement rallié depuis 1890,
souhaitent jeter à bas ! »
« Par son propre devenir,
elle semble vouloir apporter une confirmation expérimentale de ce
qu’elle affirmait dans la première version de son journal : «
J'ai remarqué, écrivait-elle, que personne n'est dur au monde comme
un domestique qui a eu de la veine et qui s'établit, ou comme un
ouvrier qui devient patron. Plus ils ont enduré d'humiliations et
connu de misères, et plus ils sont sans pitié pour les pauvres
diables que la malechance amène sous leur coupe. On dirait qu'ils
veulent en un coup se venger sur de plus malheureux de ce qu'ils ont
souffert du fait des grands et des riches. »
« Si roborative
qu’apparaisse Célestine, par sa quête d'un ailleurs, par sa
conception saine de la sexualité, par sa révolte contre
l'hypocrisie et par son franc-parler, elle n’échappe pourtant pas
au pourrissement environnant : à son tour elle est contaminée, et
elle fait ce que le philosophe Comte-Sponville appellera «
l'expérience du vide136 », dans un « milieu de mornes fantoches »
et dans un « abîme de sottises et de vilenies », où elle a vu «
défiler, dans un panorama monotone, les mêmes figures, les mêmes
âmes, les mêmes fantômes » (p. 650). Pourvue d’une lucidité
féroce, elle ne laisse rien subsister de ce à quoi se raccrochent
dérisoirement les larves humaines : sa fonction, n’est que de
démasquer, de subvertir et de mettre à nu, non de construire une
alternative ou de servir de modèle positif. Inversant la relation
établie par Le Jardin des supplices, où la souffrance et la mort
étaient créatrices de vie et de beauté et où les “supplices”
devenaient dialectiquement source de “délices”, la narratrice du
Journal d'une femme de chambre met l'accent sur la mort qui est à
l'œuvre au sein même des forces de vie (« La mort était en moi »,
dit Georges, par exemple, p. 485), et ce sont plutôt les “délices”
qui nous apparaissent comme des “supplices. »
« Il est clair que
l'angoisse existentielle fait mauvais ménage avec le messianisme
révolutionnaire, la lucidité avec l'engagement, et le pessimisme de
la raison avec l’optimisme béat de la foi dans des lendemains qui
chantent... »
« Il apparaît néanmoins
que, si morbide que soit l'atmosphère générale du livre, si
gluants que soient les décors, si répugnants que soient les
protagonistes, si décourageante que soit la perspective d'une
humanité vouée sans rémission au pourrissement et au néant,
Mirbeau a vibré d'une jouissance vengeresse et communicative à nous
étaler sans fard les répulsifs dessous de la triste humanité et,
comme l’écrit le critique de L’Aurore, à « nous faire partager
son dégoût » pour « un monde qui s'en va à l'égout146 ». On
peut y voir le paradoxe de l'écriture-exutoire, qui transmue toutes
choses. Mais c’est aussi une nouvelle illustration de la
dialectique universelle déjà mise en lumière dans Le Jardin des
supplices : ce qui devrait être source de déplaisir et d'écœurement
se révèle tonique et jubilatoire ; de l'exhibition de nos tares
naît un amusement contagieux ; du fond du désespoir s'affirme la
volonté d'un mieux qui permette de supporter moins douloureusement
une existence absurde ; le dégoût et la nausée constituent la
première étape indispensable à l'« élévation » ; et Mirbeau,
qui a subi l’influence de Baudelaire147, ne nous enfonce,
pédagogiquement, la tête dans la boue148, la « charogne » et les
« miasmes morbides », que pour mieux nous inciter à désirer et à
chercher ailleurs une sérénité, voire un épanouissement
spirituel, inaccessibles pour qui reste englué dans la routine
quotidienne. Mais il appartiendra à chacun de chercher seul sa
voie... »
« Ce que Mirbeau incrimine
le plus, en l’occurrence, c’est le culte du plaisir mortifère, «
ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et dont le fouet fait
avancer le troupeau des débiles humains vers une fin inéluctable :
« Il vient de la vanité et il va au crime. Il vide les cervelles,
il pourrit les âmes, dessèche les muscles, et, d’un peuple
d’hommes robustes, fait un peuple de crétins. [...] C’est lui
qui est le pourvoyeur des bagnes et qui alimente les échafauds ;
lui qui met dans la main de l’homme le poignard du suicide. [...]
C’est le grand destructeur, car il ne crée rien et il tue tout ce
qui est créé240. » »
« Ainsi, aux yeux de
Mirbeau, le suicide est-il profondément ambigu. Chez les uns,
vaincus de la vie, il est le symptôme d’une inadéquation au
monde, d’une incapacité à penser par soi-même et à résister à
“l’éducastration” programmée. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire