dimanche 11 août 2024

Fragments d'un "Manuel de l'anti-chrétien" Par Georges Bataille

 & 1.   Le christianisme est la maladie constitutionnelle de l'homme.


Le christianisme n'est pas  une aberration transitoire, il n'est pas seulement une réponse donnée à des problèmes disparus en même temps que ses conditions historiques. L'angoisse à laquelle il a été répondu par le renoncement appartient en effet à l'homme autant qu'une tare congénitale : l'inclinaison vertigineuse au renoncement, le christianisme, est la maladie constitutionnelle de son existence.


& 2.   L'esprit chrétien exerce son action au-delà des églises chrétiennes.


Si tu ne veux pas accepter le christianisme, tu fois évidemment t'unir avec ceux qui le haïssent et envisager une lutte qui n'aurait pas de sens si tu n'y apportais pas l'essentiel de tes forces. Et, tout d'abord, tu dois prendre conscience de la signification de l'esprit chrétien dans le monde et, en particulier, de l'action que cet esprit exerce au-delà des prêtres et des églises. Les formes et les méfaits occasionnels du christianisme sont peu de chose, mis en regard de son essence intime et universelle, qui étend ses destructions aussi subtilement qu'une peste, parfois même dans le camp de ceux qui croient lui être hostiles.


& 3.   L'existence partagée entre la peur et la cruauté devenue chrétienne par défaillance.


Afin de te représenter clairement l'essence de l'esprit chrétien, tu dois considérer tout d'abord les conditions chargées de l'existence sur la Terre. Tout ce qui s'anime à la surface de la planète refroidie est soumis à la dure loi de l'avidité, tous les êtres sont condamnés à se manger les uns les autres afin de conserver et de croître : ainsi l'être humain tuant et opprimant, ou participant au meurtre et à l'oppression, doit tenter de s'approprier toute richesse et toute force disponibles. D'autre part, la dépense libre des forces et des richesses accumulées est limitée du fait qu'elle introduit en même temps que la joie explosive une menace immédiate de dépérition et de mort. Ainsi l'existence humaine est à la fois agression cruelle et conscience grandissante de l'anéantissement inévitable: elle passe de la cruauté à l'extrême effroi et revient subitement dans un grand désordre à une cruauté accrue. Il ne faut donc pas t'étonner que tes semblables aient cherché une issue dans le gémissement et qu'ils se soient abandonnés à la honte d'eux-mêmes.


& 4.  L'avidité est  devenue le mal, le bien est devenu Dieu.


Une vie aussi dure à supporter devait nécessairement être maudite par ceux qui la vivent. Et la malédiction ne pouvait être prononcée qu'au nom d'un bien qui aurait du être. Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l'abri des changements et des destructions qui les effrayaient. Le bien s'est vu attribuer une sorte de souveraineté intangible et véritable; et le monde réel dont ce bien est absent a été regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale. L'avidité - c'est à dire l'homme, c'est à dire toi - est devenue le mal et la malédiction divine s'est lentement étendue comme un brouillard sur ce monde où nous mourons.


& 5.  La haine de l'homme pour l'homme.


Dans la mesure où Dieu a exercé son obsession sur les esprits, l'homme réel est donc devenu un objet de haine pour l'homme. La vie humaine n'a plus trouvé de raison d'être à ses propres yeux que la satisfaction qu'elle a de se savoir condamnable.


& 6.  Nécessité d'une médiation entre le bien idéal et la réalité humaine.


Tant que la divinité transcendante du bien n'était qu'une obscure représentation philosophique, il y avait une parfaite absence de rapport entre cette divinité et l'existence réelle des hommes. La condamnation de ce qui existe ne pouvait donc avoir aucune conséquence appréciable. Ce qui était humain ne pouvait pas être changé sensiblement et le dieu des philosophes demeurait dans l'inaccessible transcendance.
Il était cependant fatal qu'une communication s'établisse entre les deux mondes sans contact. Le christianisme est le pont jeté sur l'abîme qui séparait la réalité de l'idéal. Le mythe évangélique de la rédemption, l'incarnation du fils de Dieu et le rachat du péché originel par la mort sur la croix ont rempli l'espace que la philosophie laissait vide. Etant donné que l'angoisse humaine n'avait pas de cause plus décourageante que l'abandon dans lequel le Dieu bon aurait laissé le monde réel, une solution dramatique répondant aux besoins d'un symbole vivant et émouvant devait prendre aussitôt la valeur de l'interprétation lucide d'un mauvais rêve. Ainsi la "vérité" du christianisme s'est-elle imposée avec une force de conviction sans exemple.


& 7.


L'homme - c'est à dire "ce que tu es" - est ainsi devenu l'esclave non plus d'un être arbitraire et irrationnel, qu'il ui serait possible de maudire ou de combattre, pais d'un principe immuable et irrécusable, qui n'est que la raison ou le bien personnalisés. La légende de la rédemption a rendu compte de la coexistence d'une profonde réalité parfaite et d'un ici-bas misérable, mais elle a fait de "ce que tu es" un esclave coupable aux pieds d'un maitre immaculé. Tout l'espoir qui reste au malheureux humilié était dans ces conditions de devenir un jour le pâle reflet de celui qui l'humilie. Ainsi le christianisme vaut-il tout au plus ce que vaut le Dieu qu'il propose à l'amour de ses créatures indignes.

Il serait clairement risible et dégradant que l'homme - "que tu es" - ne soit plus qu'une image réfléchie du bien et de la raison : c'est pourquoi un combat constant s'est institué jusqu'à l'intérieur du monde chrétien pour échapper à une nivellation aussi parfaite. Dieu a souvent été représenté comme une existence capricieuse décidant arbitrairement du sort terrible ou heureux des créatures. Cependant les doctrines de la "grâce" n'ont jamais eu qu'une existence précaire : la platitude du "mérite" et des "oeuvres" l'a toujours emporté sur les représentations irrationnelles. S'il demeure possible de parler avec passion du "Dieu de nos pères" - "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob" - il n'existe pas de moyen d'empêcher ce Dieu vivant de se dissoudre dans la forme d'existence plus générale qu'est la perfection éternelle. La figure de Jésus ne fait que rendre cette dissolution plus facile en ceci qu'elle suffit à répondre à l'exigence de l'amour. Jésus le fils étant l'incarnation vivante et susceptible d'être humainement aimée, la profonde réalité de Dieu peut demeurer principe vague et dénué de force d'attraction véritable. Le médiateur humain - ensanglanté et mourant - suffit à dérober l'amour des hommes pour le compte de la puissance créatrice abstraite et bonne, qu'il serait impossible d'aimer avec passion sans ce subterfuge.

Tel croit ainsi aimer le Dieu d'Abraham ou le christ en agonie qui ne fait que placer l'existence humaine dans la dépendance de l'idéal. Il ne fait donc que renoncer à reconnaitre la valeur de l'homme pour affirmer celle du principe qui te condamne à une servitude résignée.

La réussite du christianisme et l'étendue de son insertion dans l'histoire humaine prouvent que cette condamnation répondait à un besoin essential de tes semblables. Il était inévitable que la raison humaine développe l'ensemble des possibilités qui lui appartiennent et que ce développement se produise pour une partie au détriment de l'homme lui-même. C'est seulement maintenant, alors que les limites des possibilités rationnelles ont été atteintes, qu'il est devenu possible d'échapper à l'empire de l'absolu et du parfait et de retrouver la valeur capricieuse des existences réelles. Tant que l'intelligence humaine n'avait pas été jusqu'au bout de ses opérations, les jugements de la raison n'apparaissaient pas seulement comme les constructions les plus solides possibles dans un monde aléatoire : ils demeuraient enveloppés dans une brume sacrée qui permettait de conférer une Toute-Puissance divine à leur principe. Et la défaillance fatale voulait que le souvenir des joies aigues suivies de dépressions et de dures souffrances transforme aussitôt la vision de cette lointaine Toute-Puissance en génuflexion.

Mais s'il est vrai que la haine de l'homme pour l'homme et la triste soif de l'au-delà qui en résulte soient aussi profondèment fondées, il va de soi que le simple fait d'échapper aux formes particulières du christianisme n'était pas suffisant pour que tes semblables échappent au besoin dont il n'était que l'un des modes de satisfaction possibles. Quelque grand qu'ait été à la longue le malaise soulevé par l'attitude chrétienne, quelque réelle qu'ait été l'aspiration à une existence qui ne maudirait plus la nature prfonde de l'homme, les habitudes prises et le malheur incessant ont voulu que la place demeure abandonnée à ce qui ressort de l'au-delà. Chaque homme sait que la justice et l'égalité ne sont pas et ne peuvent être "de ce monde", mais les multitudes écoutent ceux qui affirment qu'elles "doivent" en être : elles exigent donc tu vives pour la réalisation de ce qui déprime l'existence humaine et non pour accomplir ce qui lui donne un sens. Sous cette forme nouvelle, les plus grossiers de tes semblables continuent ainsi d'atteindre de toi la génuflexion que tu refuses.

Il est vrai que le socialisme sous sa forme élaborée s'est écarté des grands principes visiblement étrangers à l'existence "que tu vis". Tu peux regarder l'attitude de Marx éliminant de sa doctrine tout ce qui ce participait de l'"idéal" comme un hommage à l'aspiration rigoureuse que tu représentes. Mais les réserves du marxisme sur les idées n'empêchent pas ceux qui le professent de retomber dans la complainte chrétienne sur l'l'immoralité de tout ce qui mène la société réelle des hommes. Le socialisme de toute nuance agit et intervient dans ce monde mal fait au nom d'un monde futur parfaitement juste et équitable. Par lui comme par le christianisme, "ce qui n'est pas et ne peut pas être" juge "ce qui est", tout ce qui n'est pas victime est traité comme condamnable. La théorie qui veut que le capitalisme soit combattu parce qu'il est victime désignée du prolétariat n'est qu'une satisfaction extérieure donnée aux exigences anti-chrétiennes. Le combat est mené, dans la pratique, au nom de la plus fade morale. Une théorie qui croit être une expression de la vie et non des mots a introduit dans la vie, en fait, un verbalisme qui la défigure. Ce qui sous le nom de prolétariat combat le capitalisme est beaucoup moins une force organisée et devenant puissante par sa vie propre qu'un mouvement d'obscure insatisfaction se composant par impuissance autour de grands principes moraux.

Comme devant le christianisme, tu ne devras pas te contenter, devant le socialisme, de fuir les simplifications. La crainte de tout ce qui ne se laisse pas enfermer dans de grossières formules doit être considérée comme le signe d'une inhumaine inconsistance. Il est nécessaire de distinguer dans chaque mouvement des aspects contradictoires de conquête et de pesanteur. La pesanteur chrétienne ou socialiste tient à la subordination de la vie à des normes qui lui sont dictées, dans des moments de doute et de défaillance, par des principes qui ne valent que pour les formes abstraites de la pensée. Mais les pires affaissements sont liés à des activités et à des sursauts : le christianisme a développé ce qui pouvait être lié de création rituelle, tragique ou extatique au renoncement, le socialisme a suscité en quelques révolutions ce qui pouvait lui être lié d'activité militaire ou plus généralement de combat. Mais la révolution n'enferme pas davantage la réalité du socialisme et tu ne dois pas oublier qu'une révolution sociale pour laquelle tu aurais combattu te priverait vite du droit d'exister et d'exprimer "ce que tu es". Car la révolution sociale, pour être à la mesure de ton agitation profonde, n'en a pas moins pour but l'instauration d'un ordre humain dont l'image sans relief appartient à "l'au-delà" des grands principes et des communes mesures. La pesanteur retrouve son compte dans toute entreprise humaine mais le socialisme, avec le christianisme, est caractérisé par le fait que la pesanteur est exactement sa fin : l'acte et la fête que représente une révolution ne sont pour le socialisme qu'un moyen.

Les mouvements humains considérés dans leur ensemble ne diffèrent pas les uns des autres autant qu'il apparait en premier lieu. Lorsque l'analyse est conduite avec patience, chacun des éléments qui appartiennent à l'un d'netre eux se retrouve dans chacun des autres. Subversions, autorité, irrationalisme et souci de la raison se retrouvent dans une attitude donnée aussi bien que l'attitude contraire. Le fascisme donne des gages au besoin de subversion; le communisme en donne au besoin d'autorité. La valeur d'une opposition porte donc sur de simples différences d'accent.

mercredi 7 août 2024

Capitalisme et djihadisme : Une guerre de religion partie 9 et fin

 &  Georges Bataille, parlant en 1933 de ce "tout" et mesurant les fascismes d'alors à l'islam politique radical historique, autorise à rebours qu'on mesure l'islam politique radical d'aujourd'hui au fascisme d'alors :[...] le fascisme sous nos yeux, repris et reconstitué de la base au sommet - partant pour ainsi dire du vide - le processus de fondation du pouvoir [...] Jusqu'à nos jours, il n'existait qu'un seul exemple historique de brusque formation d'un pouvoir total, à la fois militaire et religieux [...], ne s'appuyant sur rien d'établi avant lui, celui du Khalifat islamique."

&  Ceci est possible aussi : qu'il entre dans cette mansuétude inattendue de l'anticapitalisme un étonnement, qui sait une envie : plus personne ne montre en effet, ici, assez de pensée ou assez de passion pour mourir pour la révolution. La révolution se cherche des martyrs, quand la religion n'en manque pas.

&  On lit que l'anti-islamisme ( ce qu'on appelle en France : l'islamophobie) serait providentiel, sinon pour le capitalisme du moins pour l'état. Suivant sans doute un dualisme persistant qui voudrait qu'on puisse ne se connaitre qu'un adversaire à la fois. Ou suivant un sophisme qui écarterait de l'idée que l'islamisme politique radical et le capitalisme seraient deux face inconscientes d'une même adversité. Il ne fut tout de même pas impossible, sinon facile, tout le temps que dura la guerre froide, de n'être ni pro-soviétique ni pro-américain ( ni stalinien ni capitaliste). L'anarchie fut l'un des noms de cette exception.

&  Le terrorisme serait deux fois providentiel, qui permet à l'état de donner à ses réflexes antiterroristes l'étendue dont il rêve, et à 'l'anti terrorisme une politique d'opposition à l'état, faute d'aucune autre politique réelle (a fortiori anticapitaliste). Par quoi, l'anti terrorisme se laisse abuser ou s'abuse lui-même (confusion involontaire ou entretenue entre l'état et la domination, laquelle confusion mésestime que le premier ne dispose d'à peu près plus aucun moyen et la seconde de presque tous). En effet, la question n'est plus qu'en second lieu de la surveillance et de ses procédures, qu'on n'étend pas à ce point, et depuis longtemps déjà, sans le consentement de ceux sur qui elle va s'exercer. Lesquels n'y consentent pas seulement; à la vérité qui y aspirent.

&  Si l'on s'en tenait à cette dichotomie, il suffirait que soient abrogées toutes les mesures antiterroristes pour que les libertés nous soient rendues ( vieilles brisées auxquelles le gauchisme se raccroche pour maintenir l'illusion d'une adversité invariable). Mais tout a changé, et depuis longtemps. Et les libertés n'existeraient pas davantage quand bien même personne n'y attenterait plus ( quand bien même personne n'attenterait plus même à leur "formalisme"). On pourrait presque en faire l'hypothèse ironique : les mesures antiterroristes sont tout au plus faites pour maintenir l'illusion que des libertés existeraient encore.

Exemple de cette confusion : "Quant à l'antiterrorisme, il faut vivre les yeux fermés pour ne pas voir l'instrument politique de gouvernement qu'il constitue depuis quinze ans, et plus notablement en France depuis les attentats de janvier [...] Comment en finir avec l'antiterrorisme comme mode de gouvernement? Et comment s'organiser afin de renverser l'ordre existant? " (Salon du livre politique Paris 2015, présentation). C'est sans doute là parler fort et pour le plus grand nombre, mais c'est ne rien dire quant à ce qu'il en est réellement. Car l'accent porté sur l'antiterrorisme n'est pertinent qu'en partie, qui cherche à établir que l'état a encore besoin de la terreur pour dominer. ce qui ne constitue pas qu'une méprise, mais une tromperie quant à la capacité de la domination à asservir sans pour autant avoir besoin de terroriser.

C'est le contraire même qui se passe, où l'on voit que la domination est maintenant de force à "terroriser"' les états eux-mêmes. La Grèce vient d'en faire l'inévitable et amère expérience, à qui les marchés ont rappelé qu'il n'y a que le capital qui permette qu'on jouisse, mais qu'on n'en jouit qu'à ses conditions.

&  L'anti antiterrorisme tient si peu lieu de politique qu'il est incapable de lui opposer plus qu'une pauvre incantation insurrectionnelle. Sans cependant jamais dire laquelle ni à quelles conditions. Sans surtout prendre en considération que l'insurrectionnalité est vide aujourd'hui de toute substance politique, seulement susceptible de se remplir de toutes -régressives aussi bien qu'émancipatrices ou révolutionnaires. Immaturité, selon Boyan Manchev : " Il est grand temps de dépasser l'état immature du romantisme révolutionnaire et d'opposer la tendance à concevoir l'insurrection en tant que structure vide, la structure vide de l'évènement (messianique, eschatologique). Il n'y a pas de politique sans substance, et la substance historique est toujours complexe, elle relève d'un champ de forces où la dynamique des partages et des déchirures excède toute hypostase de la logique de la négativité, et de sa figure majeure - l'évènement de la Sortie."

&  L'éventualité que le vide de la structure évènementielle (insurrectionnelle ou révolutionnaire) se remplisse de représentations et d'actualisations régressives et fascisantes est en effet la plus grande aujourd'hui en Europe et en France. Lesquelles ne sont pas moins que les représentations et actualisations de l'islam politique radical susceptibles de produire un romantisme aussi, explicitement contre-révolutionnaire, d'un pouvoir d'attraction-répulsion analogue, sinon aussi efficace.

&  En réalité, la servitude que la domination est parvenue à imposer n'est qu'accessoirement de nature policière ou de contrôle. Le contrôle qui tend à s'exercer, sans reste en effet, est essentiellement de nature marchande, et c'est celui-là même que "les masses" plébiscitent, convaincus qu'elles sont que c'est de lui que dépend la part qu'elles prendront à une prospérité promise à tous, mais qu'il n'y a qu'elles a coupablement parfois ne pas atteindre.

&  C'est surtout ne pas vouloir tenir compte de ce que le problème des libertés est déjà pour l'essentiel réglé, et qu'il s'est réglé d'un commun accord entre, d'un côté, une volonté de surveillance certes pour partier policière mais pour l'essentiel marchande et, de l'autre, un désir narcissique irassasiable d'attester de soi en se montrant en tout et partout (via la pandémie des réseaux).

Une chose est en effet que les états produisent (ou le semblent) les procédures les plus sophistiquées pour que tout et partout leur soit "visible"; une autre est que tout le monde, en toute occasion, conspire dans ce sens et veuille se rendre visible à la domination; que chacun même mesure à sa visibilité la part qu'il prend à la jouissance d'appartenir à la vision qu'elle offre et promeut. Les écrans ont fait de cette vision-visibilité infinie leur propre infinité, la seule qui échoie à cette époque et la mesure infiniment. C'est là que l'identité narcissique se constitue et (dé)montre, ne jouissant pas moins de la domination qui le lui permet que d'elle-même qui y existe.

En quoi, une fois encore, l'identité ascétique n'est pas sans lui ressembler fort. Laquelle ne se met pas moins en scène, quitte à le faire, par un tour itératif et atroce du narcissisme, masqué. 

Pour une jouissance plus grande encore?

Qui sait?

Au bénéfice  bien sûr du capitalisme , puisqu'il n'y a de bénéfice pour finir que de lui.


Octobre 2015

mardi 6 août 2024

Capitalisme et djihadisme : Une guerre de religion partie 8

 &  La politique comme variante de la fausseté théologique, selon Nietzsche : 'Cet instinct théologique (...) est la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. (...) Chaque fois que des théologiens, à travers la 'conscience' des princes (ou des peuples) essaient de mettre la main sur le pouvoir, nous savons sans le moindre doute ce qui, au fond, est en train de se passer : c'est la 'volonté d'en finir', c'est la volonté nihiliste qui veut accéder au pouvoir =qui 'veut la puissance' ...= A ceci près, sur quoi même Nietzsche se méprend ( méprise d'époque), qu'il n' , au fond, de 'pouvoir' qu'empruntan t à la volonté théologique 'd'en finir' propre à tout nihilisme.

&  Comment l'irreligion révolutionnaire peut=elle montrer quelque mansuétude que ce soit pour l'islamisme politique radical sans céder si peu que ce soit à la religion en tant que telle? Les religions des opprimés sont=elles, par principe, moins méprisables que celles des oppresseurs? Admettons=leun instant puisque leurs défenseurs en semblent persuadés. Mais ceux=ci ne doivent=ils pas admettre à leur tour que celles=ci beaucoup fait pour cette oppression, dans laquelle elles 'ont pas moins d'intérêt que n'importe quelle politique à les maintenir?

&  On connaissait les deux régimes de la contradiction, principale et secondaire, (ou subordonnée). L'aurait=on oublié que ce qu'on a entendu après les attentats de janvier 2015 se serait employé à nous le rappeler. Ceux qui, parmi les anticapitalistes, se sont montrés enclins à la mansuétude pour l'islam politique radical ( ils n'ont pas manqué) prétendaient plus ou moins ouvertement que celui=ci était une invention du capitalisme, pour continuer de se sauver. A ceux=ci il convient d'ojecter que le capitalisme continuera de se sauver seul tant que sa contestation ne viendra pas majoritairement de son sein, quelques ennemis extérieurs qu'il s'invente ou qu'on l'imagine s'inventer = et tant que cette contestation ne sera pas réellement révolutionnaire. Or on ne voit pas depuis les années 1970 rien qui le menace réellement ni majoritairement. (Si 'exigence révolutionnaire y perdure, c'est à l'état résiduel, nostalgique, incantatoire et archi=minoritaire.)

&  Le capitalisme a depuis toujours ce problème, qu'on l'a vu avoir contre le fasscisme et le communisme, qu'on le voit avoir contre l'islaisme politique radical : à se constituer comme religieux par surcroit (la contre=révolution néo=conservetrice l'a bien essayé en usant ad nauséum d'un vocabulaire  religieux : 'croisade', 'axe du bien et du mal', 'guerre des civilisations', etc. lequel vocabulaire ne cherchait pas à beaucoup plus que justifier des menées militaires intéressées et désastreuses au Moyen=Orient.) Le fascisme  et le communisme naguère, l'islamisme politique radical aujourd'hui ont seuls été et sont seuls capables de se représenter comme totalités. Comme totalités au sens où le tout (totos) est appelé à = ou promis de = s'accomplir; et  au sens où le même (tautos) ne l'a pas été ni ne le serait pas moins. Du tout, le capitalisme est certes capable, qi y tend par nature. Mais du même, il ne l'a jamais été, qui n'y tend d'ailleurs pas. Il tient que le tout peut se dispenser  du même, ou qu'il s'impose à lui (c'est sa surenchère archi=religieuse). De là que le capitalisme n'ait jamais été ni ne soit jamais capable de plus que d'un totalitarisme (ce qu'il est tendanciellement), quand c'est à un 'tautalitarisme ' qu'il lui faudrait atteindre, à quoi vise et tend l'islam politique radical.

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 7

 &  Irénisme que motive le besoin de maintenir en l'état, à un moment critique précis, dans la crainte, qui plus est, que celui-ci se répète et se perpétue, ce qui est en réalité traversé par des conflictualités lourdes et durables.

&  On a beaucoup craint, en France, avec raison, les "amalgames". Amalgames qu'on a, par le même mouvement, aussitôt qualifiées d'"islamophobes" ( en tout cas, qu'inspirait une islamophobie qui ne s'avouerait pas). Confusion supplémentaires dont on s'étonne, pour peu qu'on prenne ce qu'il reste du révolutionnarisme au sérieux : le XXI° siècle n'est en effet pas moins fondé à être "islamophobe", que le XVIII° a avoir été "christianophobe". Entre autres superbes asymptotes de la christianophobie, du XVIII° au XX° : d'Hollbach, Sade, Feuerbach, Engels, Marx, Rimbaud, Nietzsche, Freud, le surréalisme, Artaud, Bataille, etc.

Islamophobe ne dit rien contre personne et tout contre une servitude de plus, eT immémoriale. De quoi cherche-t-on à accuser le seul matérialisme conséquent ( athée)? De passer pour n'aimer pas une minorité, quand c'est tout ce qui la maintient à l'état mineur qu'il faut, pour elle, ne pas aimer.

&  Le premier a avoir fait l'expérience et l'épreuve d'une'fatwa' promulguée en 1989, laquelle déclara à travers lui, à la littérature et à la pensée, une guerre dont les attentats récents sont, à plus d'un titre, l'exacte continuation théo=téléologique, salman Rushdie en 2015 : (...) 'l'extremisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux=mêmes; c'est d'abord une prise de pouvoir, une tentative d'imposer une dictature fascisante à l'intérieur même du monde islamique. On a beau jeu d'incriminer les drones américains, mais pour chacun de ces missiles on dénombre mille attaques et attentats commis contre des individus et des mosquées par des djihadistes. (...) Combattre l'extremisme (...) n'est pas combattre l'islam. Au contraire, c'est le défendre.'

Affirmation que je ne reproduis ici, et pour voler un momenbt à leurs secours, qu'à l'intention des anticapitalistes ou des révolutionnaires à qui il semble que l'islam doive être défendu, ne serait=ce que parce que ce serait défendre les masses qui s'en réclament; pas à l'intention de ceux qui tiennent qu'aucune religion ne mérite réellement d'être défendue, pour peu qu'on veuille réellement défendre la réclamation de ces masses.

&  Seul un matérialisme conséquent ('bas' et athée) est susceptible de soustraire tout matérialimes à son idéalisme subreptice. Et de le sortir de l'ornière religieuse dans laquelle il est à tout instant tout près de retomber. Matérialisme bas et athée, soit ce qui ferait à 'l irrelevable toute sa part; au moins qui ne ferait pas de ce qui est irrelevable que ce soit = ce qui ne peut pas y avoir de part.

Le rebut soit ce qui a toujours fait honte à toute révolution. Laz révolution : soit ce qui serait capable de faire sienne même ce qui lui rebute.

&  Sade, Nietzsche, etc., dans le monde chrétien, Rushdie dans le monde musulman ont, entre autre, permis et établi le principe de inconditionnalité de la littérature et de la pensée , dont est lui=même né le principe de l'indiconditionnalité des libertés, notamment politiques, qu'il a inspiré et inspire encore. Rushdie fut le premier à devoir faire l'expérience et l'épreuve récentes du retour durable et violent à une situation qu'il y avait alors tout lieu de tenir pour révolue; du retour à une conception de la littérature et de la pensée (des libertés donc) assujettie aux conditions de Dieu. Assujettissement politique et théologique.



dimanche 4 août 2024

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 6

 &  Et c'est parce que la désaffectation et la désagrégation des pulsions ne seraient plus nulle part révolutionnaires que la passion ascétique serait à peu près tout ce qu'il resterait de l'anticapitalisme (pérenne) et de l'antifascisme (circonstanciel). Ou, parce que le capitalisme serait sans dehors qu'il ne resterait d'anticapitalisme qu'ascétique. Autrement dit, il n'y aurait plus d'anticapitalisme conséquent que religieux, seul à opposer à la figure enfin achevée et canonique du marché. La question qui se pose aux anticapitalistes serait dès lors la suivante : auquel de ces deux mondes mortifères faut-il qu'ils s'allient pour qu'au moins l'un d'entre eux disparaisse? Et lequel le premier -deuxième question.

Il n'y a eu, longtemps, qu'un seul nihilisme. Un autre en est né qui, surenchérissant, lui conteste le nihilisme lui-même. Lequel l'emportera? Quoi leur opposer pour qu'aucun des deux ne l'emporte?

&  Le capitalisme : soit le soutenir dans sa totalité, soit le nier - y remédier ou lui nuire est devenu durablement impossible ( tendance lourde du capitalisme : sa consolidation définitive). Le soutenir ne souffre plus ni détail ni condition. Il en est ainsi depuis 1989. Et c'est depuis 1989 qu'à peu près tout le monde le soutient.

&  On le notera ici, quitte à y revenir : l'aversion révolutionnaire pour la religion ne souffre, elle non plus, ni détail ni condition, ce qu'on semble avoir oublié. Ce qu'on n'a peut-être pas oublié sans raison : c'est le plus souvent en effet que l'exigence révolutionnaire - de là sa perte répétitive - s'est, à rebours, paré des attributs de la religion : foi, sacrifice, expiation, messianisme, eschatisme, etc. Comme le christianisme primitif, pour s'étendre, a emprunté partout aux attributs du paganisme, le révolutionnarisme partout en Europe, en Amérique latine a emprunté aux attributs du christianisme.

&  Il n'est certes pas interdit d'en appeler encore, au titre de l'exigence révolutionnaire, au communisme en tant que tel, incompromis, c'est-à-dire à son "idée". L'"Idée" ("ce qui est obscur, douteux", en un mot, "allemand", disait Nietzsche) : soit tout ce qu'il subsiste de la chose quand elle s'est abâtardie ou absentée durablement. Ce n'est pas moins se tenir aussi loin que possible du théâtre des opérations militaires actuelles.

&  Dire : c'est la même chose qu'aimer l'argent ou aimer Dieu à ce point , ce n'est rien dire contre l'argent ni contre Dieu en tant que tels, mais beaucoup contre les formes que le besoin et l'amour se cherchent toujours et partout et pour leur consolation : laquelle, à la fin, ne serait pas à ce point nécessaire si Dieu et l'argent ne s'étaient pas eux-mêmes promis comme consolation, de quelque amour et quelque besoin que ce soit.

&  Consolation que le communisme ( entre autres révolutionnarismes ) a paru pouvoir satisfaire, le temps court - tout au plus quelques petites dizaines d'années - entre le moment où l'on n'a plus douté de la mort de Dieu, et celui où l'on s'est convaincu que la naissance de l'argent ( pour tous, en toute hypothèse) était de nature à le remplacer avantageusement.

&  Dire que l'argent est essentiellement puritain, c'est nécessairement dire, pour peu qu'on poursuive un instant l'hypothèse de la réciprocité constitutive de ces deux passion : s'il n'y a que Dieu à ne pas pouvoir être échangé contre l'argent ( fondement des religions), il n'y a que l'argent à pouvoir prétendre à l'état de totalité alternative jadis dévolue à Dieu ( fonde ment du capitalisme).

De là que leur guerre ne puisse en effet qu'être de religion.

&  Guerre de religion, et comme telle générale : c'est-à-dire aussi peu faite que possible pour épargner surtout les juifs, donc c'est toute guerre d'essence religieuse qui a toujours voulu d'abord la fin, en tant qu'elle les présume consubstantiellement liés à Dieu et à l'argent. Et les juifs sont en effet parmi ceux qu'on aura d'instinct, c'est-à-dire les premiers, tués à Paris (à Toulouse, à Bruxelles). Tueries qu'on n'aura pas entendu les révolutionnaires ou les "insurrectionnalistes" prendre si peu que ce soit en considération, encore moins déplorer, leur préférant d'autres victimes, susceptibles celles-là de consolider leurs alliances stratégiques ou de principe ( ainsi que le veut l'irénisme auquel leur situation défensive les réduit). Et leur permettant d'accuser d'abord  les conséquences il est vrai liberticides et discriminatrices de l'antiterrorisme : "Ce que je vois dans le 11 janvier, c'est d'abord une manœuvre gouvernementale obscène pour s'approprier un choc, pour s'approprier un état d'extrême vulnérabilité générale et la tentative, réussie à ce jour, de retourner en instrument de domination de la population un évènement terrible" , aura dit l'un d'entre eux.

samedi 3 août 2024

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 5

 &  Ce que la passion ascétique parait avoir de commun avec l'exigence révolutionnaire (apparence à l'origine des méprises les plus considérables) : le révolutionnaire occuperait dans ce schéma la position de la tentation ascétique minoritaire ( l'exigence de l'égalité est en effet par nature ascétique) aux marges de la passion narcissique majoritaire ( par nature inégalitaire). Par là, il serait permis de comprendre que la position anti-capitaliste révolutionnaire puisse euphémiser la portée des crimes commis par les représentants les plus radicaux de la guerre entreprise au nom de la passion ascétique ( comme on l'a hélas vu après les attentats européens, par exemple).

&  Ce qui ne devrait cependant pas permettre qu'on forme de ces deux passions, révolutionnaire et religieuse, une seule, ou qu'on la conclue de l'homotéthisme de leur opposition respective au capitalisme. La passion ascétique n'est en effet et ne peut qu'être contre-révolutionnaire, en tant qu'elle est puritaine, et en tant qu'elle est anti-matérialiste par principe ( ce fut l'hésitation de Foucault sur la dite "révolution" iranienne en 1979, due à cette même mise en équivalence fâcheuse ou bon enfant.

&  L'anticapitalisme semble ne pas apercevoir, quand il soutient anticapitalisme par principe, que c'est dans tous les cas la passion ascétique qui l'emporte sur toute autre dans son opposition à celui-ci. Ni apercevoir que la passion ascétique peut, en partie au moins, s'accommoder du capitalisme, quelque narcissique qu'il soit par principe.

&  "Nul ne sait d'ailleurs rien encore de l'opposition structurelle réelle du djihadisme et du capitalisme. Les pays (du Golfe par exemple) ne manquent pas déjà où la forme exacerbée de l'un s'accommode sans mal de la forme outrancière de l'autre ( de même que le national-socialisme s'est accommodé sans mal du capitalisme qu'il promettait pourtant d'abattre.

&  L'euphémisation des crimes imputables à la passion ascétique en général, des attentats en particulier, est étrange ou cruelle - insupportable dans tous les cas. De quoi témoigne-t-elle? D'une confusion, qui tiendrait une opposition pour une homologie, sinon pour une identité, selon un postulat que la stratégie peut aléatoirement justifier, mais que la logique récuse. Se connaitre le même ennemi ne fait pas de l'intérêt de chacun des deux partis en guerre contre lui le même intérêt, moins encore de ceux-ci des partis amis.

&  L'attrait qu'exerce sur certains la passion ascétique répond sans aucun doute à la nausée qu'inspire à d'autres la passion narcissique. Tout du moins en sera-t-il ainsi aussi longtemps que la passion narcissique, en tant qu'elle est secrètement puritaine, sera ascétique aussi. Si bien que ces deux passions qu'on pense s'opposer du tout au tout dont on voudrait que tout les oppose, ne s'opposent à la fin qu'en tant qu'elles luttent pour la même domination. Du moins ne s'opposent elles pas sur ce point : elles renversent l'une sur l'autre0 leurs pulsions désaffectées ou désagrégées ( devenues sans objet).

&  La question de la désaffection ou de la désagrégation des pulsions est essentielle aujourd'hui, qui l'était déjà dans les années trente, au moment de la montée du fascisme et nazisme. Ce qu'il n'y a que Bataille et Reich à avoir vu alors. Bataille qui pense le fascisme (français en l'occurrence, mais italien ou allemand aussi bien) comme le résultat de cette désaffection ou de cette désagrégation. Qu'il pense comme extension et dilution de l'hétérogénéité naturelle : le paria ( aujourd'hui le Rom, le sans-papiers, le migrant, le réfugié); hétérogénéité aléatoire : les classes moyennes désappropriées. Le problème est le même aujourd'hui où la désaffection et la désagrégation des pulsions ne sont plus nulle part révolutionnaires et les hétérogénéisations de plus en plus involontaires.

Considerations inactuelles III - Schopenhauer

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Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme, s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu'estce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? 

La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l’homme tel qu’il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu’il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c’est à cause d’elle qu’ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu’ils paraissent sans intérêt, indignes qu’on s’occupe d’eux et qu’on les éduque. L’homme qui ne veut pas faire partie de la masse n’a qu’à cesser de s’accommoder de celle-ci ; qu’il obéisse à sa conscience qui lui dit : «Sois toi-même ! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n’est pas toi qui le fais, le penses et le désires. » 

Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l’atteindre d’aucune façon, tant qu’elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification ! Il n’y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l’homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable ; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l’on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu’il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu’une époque qui place son salut dans l’opinion publique, c’est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort ; je veux dire par là qu’elle doit être rayée de l’histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu’elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d’hommes pensant publiquement. À cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l’histoire, parce que la plus inhumaine. 

Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j’imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu’alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n’ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d’espérance. S’ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu’au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même. 

Mais, lors même que l’avenir ne nous laisserait rien espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet « aujourd’hui », nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brèves existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui ? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes ; c’est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l’envisager dangereusement, d’autant plus qu’au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s’attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l’oreille pour  écouter ce que dit le voisin ? C’est bien « petite ville a que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance L'orient et l'occident n’ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu’un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie. 

« Je veux faire l’essai de parvenir à la liberté », se dit la jeune âme ; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu’il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu’autour d’elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d’années, n’existait pas encore. « Tout cela, ce n’est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul. » Il est vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d’innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il ? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles : « un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu’il ne sait pas où son chemin peut le conduire ? » Mais comment pouvons-nous nous retrouver nousmêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. SI le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite ; « Cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe. » De plus, c’est là un geste cruel et dangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être, Comme il arrive facilement qu’on se blesse, sans qu’aucun médecin puisse nous guérir ! À quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume ? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante. 

Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie passée» et qu’elle se pose cette question : Qui as-tu véritablement aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complètent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. 

C’est le secret de toute culture, elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une caricature de l’éducation. Mais la culture est une délivrance ; elle arrache l'ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne. Imitant et adorant la nature, lorsque celle-ci est maternelle et compatissante, elle accomplit l’œuvre de la nature lorsqu’elle prévient ses coups impitoyables et cruels, pour les faire tourner au bien, lorsqu’elle jette un voile sur ses impulsions de marâtre et ses tristes déraisons. 

Certes, il existe d’autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l’engourdissement où l'on vit généralement comme enveloppé d’un sombre nuage, mais je n'en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés. Et c’est pourquoi je veux me souvenir aujourd’hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d’Arthur Schopenhauer, quitte à rendre plus tard hommage à d’autres encore.