dimanche 29 décembre 2024

PHYSIQUE (CULTURE PHYSIQUE)

 Méthode consistant, grâce à un ensemble d'exercices physiques appropriés, à développer harmonieusement l'être humain, tout en lui assurant un meilleur équilibre physiologique. Si un doute subsistait sur l'utilité et l'opportunité de la culture physique, il suffirait, pour être édifié, de comparer l'ensemble de nos contemporains aux magnifiques spécimens que les statuaires antiques nous ont légués. Nombreux sont ceux qu'une grotesque adiposité caractérise, cependant qu'un aussi grand nombre s'efforce de dissimuler par des artifices vestimentaires, vainement correctifs, une disgrâce anatomique où la cachexie a imprimé son sceau. Quant aux rares privilégiés arborant une esthétique de bon aloi, le dénombrement en est facile… Ces déviations morphologiques sont regrettables en ce que, d'abord, elles accusent un écart déplorable entre la monstrueuse anomalie qu'elles réalisent et ce type de beauté idéale qui, autrefois, constituait la règle générale ; ensuite, parce qu'elles sont corrélatives d'une réduction très sensible de vitalité organique. Or, le vieil adage qui enseigne qu'un corps sain abrite un esprit parfaitement équilibré atteste que la décadence physique atteignant l'humanité dans la plupart de ses membres risque fort de se vérifier par une insuffisance mentale consécutive. Il y a donc urgence, pour le sociologue soucieux et avisé, à réagir énergiquement contre les causes, nombreuses, hélas ! de cet effondrement physico-mental, s'il tient à ménager les possibilités futures d'une organisation sociale qui exige de l'ensemble de ses composants un épanouissement général de toutes leurs facultés. Il n'est pas téméraire d'affirmer, d'après les données scientifiques actuelles, que, trônant au sommet de la hiérarchie causale, un concept erroné de l'hygiène générale, malheureusement triomphant, intervient pour une part très importante dans cette décadence. Alimentation fantaisiste et vicieuse, toxicomanie polymorphe ; hydrophobie et aérophobie associent leurs funestes interventions et concourent à poursuivre l'œuvre désagrégeante. Renforçant cette ligue malfaisante, le sédentarisme entre en scène à son tour, parachevant supérieurement ce tragique dénouement. C'est un fait que l'homme répudie de plus en plus l'effort. L'incessant perfectionnement des moyens de locomotion mécanique le soustrait au sport si salutaire de la marche. Le développement permanent et progressif du machinisme, le réduisant ou à une passivité totale ou à une spécialisation professionnelle anormale ; l'activité exclusivement intellectuelle qu'exigent d'innombrables professions ; l'oisiveté quasi-absolue d'un nombre important de privilégiés ; le confort ennemi de l'émulation et de l'effort musculaire, etc. ; bref, de multiples facteurs conduisent à cette carence de l'activité physique générale, si utile en soi, par l'effervescence vitale qu'elle alimente. De ce qui précède, allons-nous récuser le progrès matériel et ses contingences et aboutirons-nous à cette conclusion qu'il n'y a de salut que dans un retour à la vie ancestrale, comme seule capable de nous rendre la vigueur perdue et le bien-être physiologique si gravement compromis ? Ce serait une absurdité ! Les moyens de transport rapide, outre qu'ils permettent une liaison plus étroite entre les différents groupements humains épars sur le globe, peuvent contribuer à réduire les causes de mésintelligence qui ont suscité, au cours des siècles, tant d'antagonismes. Ils coopèrent à cette édification mutuelle sur les innombrables phénomènes d'ordres divers qui se déroulent sur chaque point de la planète et accroissent sans cesse le bagage encyclopédique. Enfin ils assurent, avec la réalisation de mille autres bienfaits, une plus intelligente répartition des richesses terrestres. Le machinisme (voir ce mot), odieux parfois, en ce qu'il est aujourd'hui un instrument d'asservissement aux mains de castes insatiables, peut et doit devenir le véritable organe de libération de l'humanité entière en réduisant pour chacun au minimum l'indispensable somme de travail fastidieux. Non, la civilisation, dans ce qu'elle a de meilleur et de plus élevé, nous apporte trop de joies pour que nous désirions remonter à la nuit primitive. Le problème de régénération corporelle comporte, heureusement, d'autres solutions, et des remèdes actuels que nous allons étudier. La fonction étant créatrice de l'organe et son rythme commandant en définitive ses possibilités, l'intégralité de cet organe, la plénitude de ses moyens sont sous la dépendance du mouvement fonctionnel. Un parallélisme étroit contrôle et régit cette solidarité, un pendule commun règle l'amplitude de leurs oscillations. Il convient donc de restituer aux organes humains, sous peine de voir s'accentuer leur décrépitude, l'activité appropriée à leur destination première, à leur raison spécifique. Les anciens l'avaient fort bien compris Chinois, Indous, Perses, Grecs et Romains, ces derniers et avant-derniers surtout, moins éloignés que nous cependant d'une existence naturelle, mais prévoyant le danger d'une expectative portée à la hauteur d'un principe, instituèrent des méthodes d'éducation physique, dont la valeur, si nous en jugeons par les œuvres splendides enfantées par le génie des Praxitèle, des Poly plus éclairées. Palestres, thermes, gymnases étaient assidûment fréquentés par une foule avide de maintenir en bonne harmonie l'élégance des formes et le bien-être physique. L'invasion des barbares pulvérisant les civilisations grecques et romaines, puis le moyen âge obscurantiste vinrent étouffer ces élans vers l'utile et le beau. Après plus de mille ans d'interruption, le XIXème siècle s'illustra par une rénovation des principes culturistes. Avec Iahn en Prusse, Ling en Suède, puis Amoros en France, réapparurent les exercices corporels. En deçà et au delà du Rhin, la gymnastique d'agrès prévalut. Mieux avisé, le Docteur Ling s'inspira des exigences anatomiques pour rationaliser l'exercice. Puis ce furent les sports athlétiques qui, avec leur brutal esprit de compétition et leur hantise des performances, dépassèrent le but érigé par l'éducateur éclairé. Pratiqués avec modération et une intelligente progression, expurgés de leur pratique de violence, les sports sont d'excellents moyens de développement et d'entretien physique. Mais ils ne sont guère accessibles qu'à la jeunesse, parce qu'ils nécessitent généralement des endroits spécialement aménagés et fort éloignés de l'habitat de chacun. Et parce que, surtout, ils exigent une préparation physique préalable, si l'on ne veut pas qu'ils risquent d'être plus dangereux qu'utiles. Mais il est facile de pallier à ces inconvénients de l'âge et du lieu, en s'imposant quotidiennement et méthodiquement, chez soi, un nombre déterminé d'exercices variés. Le résultat tangible est une régénération partielle ou totale, selon les cas, pour ceux atteints d'insuffisances fonctionnelles. Pour les rares privilégiés pourvus d'une impeccable santé, c'est la garantie d'un rassurant statu quo. La physiologie nous enseigne qu'une masse musculaire en action est le siège de phénomènes congestifs (afflux sanguins) consécutifs à l'effort suscité. Les parties intramusculaires témoignent d'échanges intensifs inaccoutumés. L'oxydation profuse active les combustions, et l'élimination résiduelle s'organise avec une ampleur inconnue de la masse assoupie. L'activité, lorsqu'elle est méthodiquement dosée en fréquence et en tonalité, en intensifiant le phénomène de la nutrition, accroît la section musculaire et sa puissance dynamique, laquelle se traduit par une aptitude croissante à l'effort. La graisse parasitaire qui enrobe les fibres musculaires ne résiste pas au traitement. C'est donc en soumettant alternativement ou simultanément, d'après les nécessités anatomiques et physiologiques, les différents organes à des exercices spécifiques qu'il est possible de régénérer les anormaux et de cuirasser les autres contre la déchéance. Evidemment - nous ne saurions trop le répéter - la culture physique n'est pas une panacée. Dans bien des cas, elle serait inopérante sans le concours des autres modalités hygiéniques. Mais leur combinaison énergiquement appliquée garantit le succès de cures inespérées. La ptose gastro-intestinale, par exemple, si fréquente aujourd'hui, résulte d'un relâchement de la paroi musculaire abdominale, agent normal de contention des viscères stomaco-intestinaux ; elle est facilement réductible par l'application d'exercices abdominaux conjugués avec un régime alimentaire rationnel. La constipation la plus rebelle est justiciable du même traitement. L'exercice respiratoire provoque les plus heureux effets. Il soumet le diaphragme à une gymnastique très active et exerce une véritable suroxygénation du sang. Mais il faut veiller à ce que les inspirations profondes soient suivies d'expirations totales assurant une contractilité fréquente et régulière des alvéoles pulmonaires. L'alternance non respectée expose aux dangers de l'emphysème (Docteur Lewy). D'après le Docteur Pauchet (Restez Jeunes), l'exercice respiratoire stimule vigoureusement la thyroïde qui régit le métabolisme. Elle accroît la capacité thoraço fonctionnent au ralenti, les inspirations réduites n'insufflent de l'air pur que dans les régions intermédiaires. Les alvéoles de la base et des sommets ne connaissent ainsi le contact généreux du gaz vital. Etonnons-nous de la fréquence des lésions tuberculeuses observées dans ces régions déshéritées, qu'une abondante aération préserverait. Les flexions et rotations du tronc assouplissent le corps et renforcent les muscles thoraciques et abdominaux. Ils exercent un véritable massage de l'estomac et du foie qui remédie à bien des défaillances de ces organes. La moelle épinière, ainsi que toutes les ramifications nerveuses qui s'irradient de l'axe central, bénéficient de ces divers mouvements. Toute une gymnastique savante s'ingénie à corriger maintes déviations du squelette, des atrophies musculaires congénitales ou acquises, qu'une thérapeutique officinale n'avait fait qu'aggraver. L'être humain n'a donc pas de meilleur serviteur que la gymnastique. Pour l'enfant et l'adolescent, elle est génératrice de vigueur, de souplesse, de santé, de joie, de beauté. Elle est, pour l'adulte, rectificatrice de malformations imputables au professionnalisme déformant, comme aussi de mille autres tares. Elle assure au vieillard une jeunesse prolongée et recule à l'extrême les limites de la vieillesse. Elle prépare un déclin sans décrépitude, la fin normale d'une lampe qui s'éteint. La culture physique doit être pratiquée au grand air ou dans une pièce copieusement aérée et, si possible, ensoleillée, Qu'importe la saison ! Le nudisme que l'accoutumance rend si aisé et si agréable - est de rigueur ou, à défaut, l'appareil vestimentaire le plus restreint (caleçon, culotte courte, ample et légère). Ceci pour permettre aux pores de la peau et aux glandes sudoripares d'accomplir leur tâche respiratoire et éliminatrice. Le corps entraîné s'adapte volontiers aux basses températures, surtout lorsqu'il est animé de mouvements rapides et ininterrompus. Ablutions totales, lotions circonstanciées, douches, laits, etc., s'intercaleront ou succèderont à chaque séance pour débarrasser l'épiderme de ses sécrétions toxiques. Dans leurs intervalles, les exercices seront accompagnés, puis suivis, de vigoureuses frictions concentriques à la main nue, puis au gant de crin. Leur action stimulante procurera les plus heureux effets. L'heure du lever est préférable pour l'accomplissement de ce programme. Il précédera le petit déjeuner pour ne pas gêner la digestion. Mais, à défaut, n'importe quel moment de la journée peut être adopté dès l'instant qu'il sera antérieur aux repas. Un nombre respectable d'ouvrages traitant de l'éducation physique constituent, par les enseignements qu'ils renferment, une véritable encyclopédie culturiste. Ils guideront le profane vers une initiation profitable et quintessenciée. Nous citerons, au hasard parmi d'autres non moins intéressants, ceux du Professeur Demeny, de Müller, du Commandant Hebert, du Professeur Desbonnet, du Docteur Ruffier, de Sandow, du Docteur Pagès, du Docteur Chauvois, du Docteur Pescher, etc., etc. Nous accorderons cependant une mention spéciale à « Mon Système », de Müller, dont la formule inspirée de la gymnastique de Ling, résume les enseignements gymniques tout en les émaillant de judicieux principes d'hygiène. « Mon Système » sera le vade-mecum des non initiés. Comme tout ce qui concerne la culture du moi, la pratique de la culture physique exige du postulant une volonté constante et tendue (mais elle a, en vertu de lois déjà citées, de bienfaisantes répercussions sur cette même volonté). Elle n'offre pas l'attrait des jeux de plein air, l'agrément des sports d'équipes par exemple. Le reproche le plus sérieux qu'on puisse lui faire est de manquer de gaîté. Mais si l'on met en balance le petit inconvénient que cela comporte et les immenses avantages qu'elle procure, le grief s'évanouit. D'ailleurs quiconque s'accorde régulièrement sa séance matinale d'assouplissement finit par en ressentir l’impérieux besoin et trouve, à l'accomplir, une réelle satisfaction. Et puis « Paris vaut bien une messe », disait Henri IV, exprimant par là qu'il serait malséant de reculer devant une chose relativement désagréable si elle est une source de profits. Il serait souhaitable que l'enseignement pédagogique, qui n'aborde qu'avec fune extrême timidité les importantes questions d'hygiène, assimilât à ses programmes l'initiation gymnique. Elle s'inspirerait profitablement des préceptes de la « Méthode Müller » et surtout de la « Méthode Hébert » qui joint l'utile à l'agréable. Lorsque l'humanité entière sera conquise aux principes culturistes et ralliée aux autres formules d'hygiène, les innombrables fléaux pathogéniques qui l'accablent ne seront plus que souvenirs historiques, errements des époques où fleurissait une civilisation encore enlisée dans la barbarie.


J. MELINE.


OUVRAGES RECOMMANDÉS. - Mon Système (Müller). force ; Guide pratique d'éducation physique ; Les sports contre l'éducation physique (G. Hébert). - L'entraînement respiratoire par la méthode spiroscopique (Dr J. Pescher). - Soyons forts (Dr Ruffier). - Les dessanglés du ventre ; La machine humaine, anatomie (Dr Chauvois). - Ma méthode ; Manuel de culture physique (Dr Pagès). - Gymnastique suédoise (André et Kimlim). - La rééducation. respiratoire et les sports respiratoires (Sandow). - Restez jeunes ; L’éducation physique de l'enfant (Dr Pauchet). - Pour rendre nos enfants souples et gracieux (Lebigot et Coquerelle), etc., etc

PHYSIQUE n. f. (du grec phusis, nature) Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Alors que la mathématique a pour objet des créations abstraites de l'esprit, la physique, dont la chimie est aujourd'hui inséparable, étudie des réalités extérieures et sensibles, les phénomènes du monde inorganique. Et, comme ces réalités s'imposent à nous, il est indispensable de recourir à l'expérience pour les connaître scientifiquement. C'est Bacon qui, répudiant les conceptions finalistes chères à la physique de son temps, eut le mérite de proclamer avec force qu'il fallait renoncer à imaginer un monde conforme à nos désirs, pour observer les phénomènes avec précision et impartialité. La nature ne livre ses secrets qu'à ceux qui l'interrogent ; elle reste indéchiffrable pour quiconque s'en détourne et ne l'écoute pas. Descartes demandait, au contraire, que la méthode de la physique soit calquée sur celle des mathématiques. Persuadé que l’univers, en son fond, est quantité pure, que les données qualitatives dépendent du corps et des organes des sens, il accordait au raisonnement déductif une place de premier ordre. Toutefois, l'expérience conservait un double rôle : c'est elle qui posait les problèmes et c'est elle qui permettait de choisir entre les différentes solutions offertes par le calcul mathématique. Longtemps, la tendance expérimentale l'emporta. Si les mathématiques sont commodes pour formuler avec précision les lois découvertes, remarquait Newton, la découverte elle cours des XVIIIème et XIXème siècles, beaucoup de physiciens s'attachèrent à l'étude des faits, à la découverte de phénomènes encore ignorés, se bornant à transformer, dans la mesure du possible, les lois qualitatives en lois quantitatives d'un usage plus facile pour les applications pratiques. Puis l'on s'aperçut qu'il s'agissait, en bien des cas, de mouvements et d'ondes ; à l’origine du son, comme de la lumière, comme de certains phénomènes électriques, on trouve les vibrations d'un milieu approprié. Ainsi nous arrivent du soleil, sous forme ondulatoire, lumière, chaleur, électricité et peut-être cette force mystérieuse qu'on nomme l'attraction. Tout se meut, rien n'est inerte, au sens où l'on employait autre la mesure intervient pour déterminer les fréquences, les amplitudes, etc. ; la mécanique acquiert une importance primordiale et les formules algébriques se multiplient. Certaines parties de la physique ont aujourd'hui un caractère mathématique très accentué. Mais, comme le faisait déjà remarquer Leibniz, les mathématiques comportent une multitude de combinaisons possibles, seule l'expérience permet de distinguer celle qui est réelle de celles qui ne le sont pas. « Les limites mêmes, écrit Meyerson, entre ce à quoi nous devons attribuer une existence dans le sens physique, et les concepts qui ne sont que d'essence mathématique, nous sont inconnues ; parmi ceux que nous classons, à l'heure actuelle, dans cette dernière catégorie, il peut certainement y en avoir qui demain serviront à des explications en matière de physique. Par le fait, MM. Weyl et Eddington, dans leur tentative d'élargir les cadres de la théorie formulée par M. Einstein en y englobant les phénomènes électriques, ont manifestement recouru à une telle transformation du mathématique en physique. Ces tentatives, ou des tentatives plus hardies peut-être encore dans l'avenir, sont-elles destinées à réussir, c'est-à-dire à prévaloir dans l'esprit des hommes compétents et à s'installer à demeure dans la science ? Cela dépendra de la force explicative de ces déductions et, plus encore sans doute, de la manière dont pourra s'établir l'accord entre leur aboutissement et les résultats d'expériences nouvelles. Donc, en définitive, tout dans cet ordre d'idées dépend de la marche du savoir expérimental, rien n'étant pré a priori. » Ainsi l'expérience gardera toujours une place nécessaire en physique : nous avons précisé son rôle à propos de l'observation (voir ce mot). Il nous reste à montrer comment de la constatation des faits l'esprit s'élève à l'affirmation des lois. Déterminer la cause des phénomènes, c'est-à-dire leur antécédent nécessaire et suffisant, telle est la principale préoccupation des sciences physiques ; cette détermination accomplie, l'on peut exprimer les rapports qui relient antécédent et conséquent, formuler des lois. On suppose alors que chaque événement requiert des conditions précises, que, dans des circonstances identiques, les mêmes antécédents seront toujours suivis des mêmes conséquents. Le principe du déterminisme soutient l'édifice des lois physiques. Mais la découverte des causes est difficile. Nos sens ne perçoivent pas le lien causal ; ils nous présentent des successions de faits, sans nous renseigner sur la nature des rapports qui les unissent. J'attribue à la chaleur l'ébullition de l'eau, la dilatation du fer ; l’expérience me montre seulement des phénomènes qui se succèdent, en aucune façon je ne saisis l'action de la chaleur, soit sur l'eau, soit sur le fer. De plus, chaque conséquent est précédé d'une multitude de faits qui s'enchevêtrent et s'amalgament; rien ne distingue la cause véritable noyée au sein des autres antécédents. Et nous sommes incapables de réaliser un vide complet où chaque phénomène, introduit séparément, produirait les effets qui lui sont propres. L'isolement total d'un antécédent est, pour nous, chose irréalisable en pratique ; mais grâce au raisonnement, des expériences successives permettent d'aboutir, par élimination, à la coïncidence solitaire entre le phénomène phénomène-effet. « Or, si une coïncidence, même répétée, constante et variée, ne suffit pas, dit Rabier, à prouver rigoureusement la causalité, quand cette coïncidence se produit au milieu de coïncidences multiples, c'est-à-dire quand l'antécédent et le conséquent sont mêlés et confondus dans une pluralité d’autres phénomènes, au contraire, un seul cas de coïncidence solitaire suffit à prouver un lien de causalité. Là, en effet, où un seul antécédent est donné, on ne saurait douter que cet antécédent ne soit la condition déterminante du phénomène. L'exclusion de tous les autres antécédents a exclu la possibilité de toute autre hypothèse. » C'est à réaliser la coïncidence solitaire que visent et les tables de Bacon et les méthodes de Stuart d'universel déterminisme. Mais alors que, dans les sciences peu avancées, les lois restent, en général, d'ordre qualitatif, en physique et en chimie, elles dépassent, habituellement, ce stade pour devenir quantitatives. On ne se borne plus à décrire les phénomènes et à énoncer l'influence qu'ils exercent les uns sur les antres : à dire, par exemple, que l'aiguille aimantée dévie sous l'action d'un courant électrique ou d'un autre aimant. Grâce à une analyse quantitative minutieuse, à un dosage rigoureux des éléments en présence, le rapport causal peut s'exprimer en langage mathématique. Nous sommes alors renseignés sur ce que deviennent les facteurs mis en jeu dans les séries de faits successifs ; et les prévisions indispensables au technicien s'obtiennent avec une grande facilité. Ainsi, grâce aux formules algébriques, l'ingénieur calculera avec toute la précision désirable les résultats que l'on peut attendre d'une machine électrique ou thermique donnée. La méthode des variations concomitantes est d'un grand secours pour lier les intensités qualitatives à des rapports numériques. Repérées selon une échelle métrique, les qualités sont, à chaque instant, traduites en chiffres. Le lien causal se réduit au rapport qui unit les éléments quantitatifs de la cause aux éléments quantitatifs de l'effet. Et l'on n'a plus qu'à trouver la fonction appropriée, le mot fonction étant pris au sens mathématique, dans le nombre prodigieux de celles que renferment l'analyse et l'algèbre. Pour établir la formule de la loi, fréquemment l'on fait, d'ailleurs, abstraction d'irrégularités minimes, mais systématiques, qui croissent ou décroissent d'une façon méthodique. C'est la preuve que la loi est inexacte ; elle peut, néanmoins, être d'un grand secours dans la pratique et demeurer à titre de loi approchée. D'un emploi continuel dans l'industrie, les lois approchées se trouvent à l'origine de presque toutes les découvertes importantes. Lorsque les erreurs systématiques décroissent progressivement, en fonction de certaines circonstances, on a une loi limite. La loi de Mariotte, par exemple, devient d'autant plus exacte que l'on s'éloigne davantage de la pression et de la température critiques, c'est-à-dire de la pression et de la température requises pour la liquéfaction des gaz. Quant aux erreurs qui se distribuent sans ordre, dans des limites assez étroites et toujours les mêmes, elles ne prouvent rien contre l'expression mathématique de la loi. Elles proviennent seulement de l'imperfection de nos procédés, du manque de précision de nos expériences. Et, grâce aux formules mathématiques, surtout aux équations différentielles et aux représentations graphiques, nous saisissons mieux le passage de l'état initial à l'état final dans les transformations diverses de la causalité. Etude de toutes les formes possibles de relations, les mathématiques apparaissent à la dernière étape de la méthode des sciences physiques ; elles ne rendent pas l'expérience inutile, elles la précisent et la clarifient seulement. Aussi la déduction joue-t-elle un rôle sans cesse accru. Sans doute les principes, qui lui servent de base, ne sont pas l’expression pure et simple des données expérimentales, mais ils ne sont, en aucune façon, arbitraires ; Duhem a tort de prétendre qu'on ne saurait les dire vrais ou faux. Ils reposent sur un fond expérimental évident ; ce qui reste hypothétique, c'est l'extension universelle qu'on leur donne. Mais, considérés à leur juste valeur comme des règles que l'esprit peut transformer, les principes sont d'un grand secours en physique. « Bacon, écrit le professeur Bouasse, nous dit qu'il ne faut point attacher des ailes à l'entendement, mais, au contraire, du plomb qui le retienne et l’empêche de s'élancer de prime saut aux principes les plus élevés. C'est qu'en effet la tentation est forte, après quelques expériences, de chercher un système a priori, duquel on pourrait ensuite déduire tous les faits par simple raisonnement... ; c'est ainsi qu'ont procédé tous les anciens, c'est la cause de l'échec piteux de théories audacieuses comme celle des tourbillons de Descartes, et de tant d’autres que nous voyons apparaître triomphalement pour s'effondrer, après quelques mois ou quelques années. Leurs auteurs ont anticipé à l'excès sur l'expérience ; ils n'ont pas su choisir, parmi l'infinité des propositions générales contenant tous les faits connus, le vrai principe, celui qui interprète exacte nombreuses que soient les erreurs, l'audace est parfois couronnée de succès. Après avoir étudié le levier, la poulie, les machines simples peu nombreuses alors connues, et avoir exactement énoncé les lois particulières auxquelles elles obéissent, l'on a remarqué, vers 1620, que toutes ces lois étaient des cas particuliers d'une règle plus générale, à savoir : ce qu'on perd en force, on le gagne en déplacement. Toutes les machines inventées depuis, et le plus souvent même en se laissant guider par ce principe, machines dont le nombre se chiffre par milliers, y satisfont exactement. Assurément pas plus du temps de Galilée que du nôtre, on ne saurait donner une démonstration générale et a priori du principe du travail. C'est évident, puisque la démonstration a priori de sa vérité exigerait que l'on connût ce qu'il renferme, et tous les jours nous lui trouvons des applications nouvelles. L'énoncé de ce principe a donc été une heureuse divination ; il s'applique à tant de faits, il éclaire tant de problèmes que douter actuellement de sa certitude serait folie. A la vérité, les découvertes du siècle dernier ont prouvé qu'il n'était pas assez général ; on l'a complété par une nouvelle et heureuse divination, on en a fait le principe de la conservation de l'énergie, qui, jusqu'à présent, domine la science. » Rendue possible par l'existence de principes généraux, la déduction, qui est la forme explicative par excellence, permet de donner à la physique un caractère plus rationnel, plus cohérent. Les acquisitions inductives particulières sont rattachées les unes aux autres ; les lois sont groupées et hiérarchisées en système ; l'ensemble devient un tout organique qui se rapproche de l'unité. Excellente pour l'exposition didactique et utilisée dans l'enseignement pour ce motif, la déduction nous laisse tout ignorer par contre, des tâtonnements et des efforts qu'exige chaque découverte. Aussi se surajoute-t-elle à l'expérience et à l'induction sans les supprimer ni les reléguer au second plan. Si l'on considère maintenant les résultats auxquels ont abouti les recherches des physiciens, ils apparaissent merveilleux. Jamais le génie inventif ne s'est montré plus fécond qu'au XIXème et XXème siècles. Ampère découvrit les lois de l’électromagnétisme ; Fresnel soutint la théorie des ondulations en optique ; Arago fit progresser l'étude des phénomènes lumineux et des phénomènes électriques ; Faraday attacha son nom a des travaux de premier ordre en électricité ; Niepce inventa la photographie ; avant Edison, Charles Cros, qu'on refusa de prendre au sérieux, imagina le phonographe ; Fulton appliqua la vapeur à la navigation ; Gramme, un simple ouvrier, a rendu pratique et facile l'utilisation, aujourd'hui considérable, des forces électromotrices ; Morse réalisa le télégraphe électromagnétique inscripteur de dépêches ; Graham Bell trouva le téléphone magnétique. Nous ne saurions donner la longue liste des inventeurs qui se sont illustrés depuis 130 ans. Néanmoins, rappelons encore qu'en 1895 Rœntgen dotait l'humanité des rayons X ; qu'en 1896 Henri Becquerel découvrait le rayonnement spontané de la matière et les faits de radioactivité ; qu'en 1898 M. et Mme Curie parvenaient, après de patientes recherches, à extraire le radium. Par ailleurs, l'Allemand Hertz démontra, en 1890, qu'il existait des ondes électriques analogues aux ondes lumineuses, et Branly, quelques années après, trouva un détecteur capable de les rendre perceptibles. De cette double découverte sortit la télégraphie sans fil. Au point de vue théorique, Maxwell, conduit par l’analogie des formules mathématiques qui les représentent, a ramené à l'unité les lois de l'optique et celles de l'électromagnétisme ; Louis de Broglie a supposé que le rayonnement de l'énergie éclairante se produisait quand l'atome libère des électrons, peut-être des électrons spéciaux, les photons, animés de mouvements vibratoires ; Einstein, qui occupe une chaire à l'université de Berlin, édifia, pendant la guerre, sa « théorie de la relativité », l'une des plus belles constructions de la pensée humaine, malgré les critiques qu'on peut lui adresser. L'histoire de la physique témoigne d'un effort continuel pour simplifier l'extrême complexité des phénomènes. Actuellement, si les chercheurs continuent à cultiver la science pour elle-même et si les découvertes s'avèrent importantes et nombreuses, le public s'arrête surtout à l'aspect pratique de la physique et de la chimie. « La période actuelle est arrivée, écrit Millikan, période extraordinaire de développement et de fécondité, période qui voit de nouveaux points de vue et même des phénomènes entièrement nouveaux se succéder si rapidement sur la scène de la physique, que les acteurs eux-mêmes savent à peine ce qui s'y passe, période pendant laquelle aussi le monde du commerce et de l'industrie adopte et adapte à ses propres besoins, avec une rapidité sans précédent, les plus récentes productions des laboratoires du physicien et du chimiste. Ainsi, le monde pratique des affaires s'empare des résultats de ces recherches d'hier qui ne se proposaient pas d'autre but que d'accroître un peu notre connaissance de la structure intime de la matière, et qui servent aujourd'hui à décupler la portée du téléphone ou à produire six fois plus de lumière qu'autrefois pour la même dépense d'énergie électrique. » Hélas, les découvertes scientifiques peuvent faire le malheur de notre espèce autant que son bonheur ! Grâce aux progrès de la physique et de la chimie, c'est par millions qu'on a tué les hommes pen Aujourd'hui, c'est à la fabrication des gaz asphyxiants que s'intéressent de préférence les savants officiels. Comment ne pas maudire une science qui décuple sans arrêt la puissance des engins de mort ! Mais à qui la faute? En elle-même la science n'est qu'un instrument ; elle ne devient bonne ou mauvaise qu'en vue des fins pour lesquelles on l'utilise. La faute incombe aux professionnels de la haine, aux prêtres, aux moralistes grassement payés par l'Etat, à tous ceux qui, de façon sournoise ou brutale, retardent l'avènement d'une ère de fraternité.



L. BARBEDETTE.

PHYSICO-CHIMIE, PHYSICISME BIOLOGIQUE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Longtemps, physique et chimie restèrent séparées. La première, disait-on, étudie les propriétés générales des corps, les phénomènes superficiels et passagers qui n'altèrent pas leur structure intime ; la seconde étudie les phénomènes profonds qui modifient leurs qualités constitutives et permanentes. Ainsi, la chaleur, phénomène physique, n'enlève pas aux corps leur individualité propre : leurs caractères primitifs reviennent dès qu'elle a disparu. Quand l'oxygène et l'hydrogène se combinent pour donner de l'eau, le fait s'avère d'ordre chimique, au contraire, car il suppose une durable métamorphose. Présentement, la physique est définie la science des transformations de l'énergie, la chimie celle des transformations de la matière. Mais les barrières établies entre elles disparaissent graduellement ; dans certaines branches particulières, leur fusion est un fait accompli. Une science jeune, qui déjà compte à son actif d'importantes et nombreuses découvertes : la physico chimie, étudie les phénomènes que peuvent également revendiquer le chimiste et le physicien. Toutes les recherches chimiques effectuées par des procédés physiques, celles d'un Curie, d'un Perrin, d'un Millikan par exemple, rentrent dans son domaine. Théorie électronique de la matière, structure intime de l'atome, mouvement brownien et, d'une façon générale, ce qui concerne la dynamique intra atomique, voilà les sujets qui, à l'heure actuelle, retiennent de préférence son attention. Et, si elle doit nous arrêter, c'est à cause de ses résultats théoriques, plus remarquables encore que les applications pratiques, pourtant prodigieuses, dont elle est la source. Dès aujourd'hui, la physico-chimie permet de répondre à ces questions, considérées par les philosophes comme essentiellement métaphysi qu'est-ce que la matière, d'où vient notre univers et quelle sera sa destinée, comment naissent et meurent les mondes ? En un mot, au problème longtemps énigmatique de l'origine première, elle fournit une solution. Preuves, entre bien d'autres, que l'inconnaissable des positivistes n'est tel que provisoirement et, qu'avec un peu de patience, la raison appuyée sur l'expérience déchirera les voiles dont s'entourent métaphysique et religion. Mais la presse, qui parle complaisamment des effets pratiques de la radioactivité, ne dit pas que les récentes découvertes physico chimiques rendent absolument inutile l'hypothèse d'un dieu créateur. De plus les esprits ne sont pas habitués à concevoir les phénomènes cosmiques comme se déroulant, non en ligne droite, mais sur le modèle d'un cercle fermé. Ils ne comprennent pas que la mort de mondes vieillis provoque infailliblement la naissance de mondes nouveaux ; sans qu'on puisse parler d'origine première ou de fin ultime, car il s'agit des phases successives d'un processus circulaire qui se répète indéfiniment. Dans Face à l'Eternité, puis dans la préface du livre de G. Kharitonov, Synthanalyse, j'ai insisté sur ces idées, sachant d'ailleurs qu'elles étaient trop neuves, trop contraires aux conceptions traditionnelles, pour être comprises immédiatement. Si, dans un tube de verre, où passe un courant électrique, on pousse le vide jusqu'à une pression comprise entre 1/100.000ème et 1/1.000.000ème d'atmosphère, toute colonne lumineuse disparaît ; par contre, la paroi opposée à la cathode s'échauffe et s'illumine d'une lueur verdâtre ou violette. Crookes, le premier, observa ces phénomènes en 1886. Des rayons sont émis par la cathode, qui semblent constitués par des particules de matière transportant de l'électricité négative et animées d'une extrême vitesse. Au voisinage de la cathode, les molécules de gaz restées dans le tube seraient décomposées en ions positifs, absorbés par la cathode, et en ions négatifs qui, projetés en ligne droite, constituent les rayons cathodiques. La vitesse des particules ainsi projetées est de 40.000 à 60.000 kilomètres par seconde ; elle varie d'après la différence de potentiel qui, dans le tube de Crookes, existe entre les deux électrodes. Ainsi le rayonnement cathodique apparaît constitué d'éléments infimes, arrachés aux atomes des corps. Ces constatations devaient conduire à la théorie électronique de la matière et au problème de la structure de l'atome. Les découvertes d'Henri Becquerel, un peu plus tard, puis de M. et Mme Curie aboutirent à des conclusions de même ordre. Après de minutieuses recherches, Henri Becquerel résumait ainsi ses observations, en 1896 : « L'uranium et tous les sels d'uranium émettent un rayonnement invisible et pénétrant qui produit des actions chimiques, photographiques et décharge à distance les corps électrisés. Ce rayonnement paraît avoir une intensité constante, indépendante du temps et n'être influencé par aucune cause excitatrice extérieure connue. Il paraît donc spontané. Il traverse les métaux, le papier noir et les corps opaques pour la lumière. La plaque photographique et l'électroscope forment les bases des deux méthodes d'investigation pour étudier le nouveau rayonnement. La propriété radiante est liée à la présence de l'élément uranium : c'est une propriété atomique, indépendante de l'état moléculaire des composés. Les corps frappés par le rayonnement nouveau émettent eux-mêmes un rayonnement secondaire qui impressionne une plaque photographique. » On découvrit ensuite que le thorium et ses composés provoquaient des phénomènes identiques. Puis M. et Mme Curie remarquèrent que certaines chalcolites et certaines pechblendes étaient deux à quatre fois plus actives que l'uranium. « Il devenait dès lors très probable, déclarait Mme Curie, que si la pechblende, la chalcolite, l'antunite ont une activité si forte, c'est que ces substances renferment, en petite quantité, une matière fortement radioactive, différente de l'uranium, du thorium et des corps simples actuellement connus. J'ai pensé que s'il en était effectivement ainsi, je pouvais espérer extraire cette substance du minerai par les procédés ordinaires de l'analyse chimique. » En juillet 1898, Curie et sa femme annonçaient qu'ils avaient trouvé un corps quatre cents fois plus actif que l'uranium ; ils l'appelèrent polonium. En décembre de la même année, on apprenait qu'ils avaient extrait de la pechblende un corps neuf cents fois plus actif que l'uranium, et célèbre aujourd'hui sous le nom de radium. Depuis, on a isolé d'autres éléments radioactifs. Le radium dégage spontanément de la chaleur, de l'électricité, une lumière visible dans l'obscurité ; il produit des effets chimiques, provoque la luminescence de certaines substances, émet un triple rayonnement invisible. Tons les sels de radium dégagent une substance inconnue, qui se comporte comme un véritable gaz et produit, en se détruisant, de l’hélium, le plus léger des gaz après l'hydrogène. Dès lors, il apparut extrêmement probable que toute matière pondérable était d'origine électrique. (Voir article Matière.) Et l'on put concevoir comment naissent, meurent et renaissent les substances tangibles qui constituent l'univers observable. Bien des retouches seront apportées, sans doute, aux conceptions de G. Kharitonov. Il est même possible que l'origine et la fin des mondes soient expliquées par un processus différent. Il aura eu le mérite de démontrer, à l’aide d'arguments purement scientifiques, que les univers se succèdent sans fin, éternellement. Et je me félicite d'avoir contribué de toutes mes forces à la publication de sa Synthanalyse. Les travaux de Millikan et d'autres chercheurs célèbres conduisent, d'ailleurs, à des conclusions pareilles. « Que faut-il considérer comme commencement et comme fin ? Le cycle est fermé et pour cette raison comporte autant de commencements que de fins ; on peut dire que le commencement est une fin et la fin un commencement. » En vertu de lois inflexibles, la matière se désagrège et retourne aux éléments impondérables d'où elle était sortie, mais c'est pour renaître de ses cendres, tel le phénix dont parlaient les anciens. A l'angoissante question du premier et du dernier jour du Cosmos, nous pouvons apporter une réponse claire : « Si l'homme, écrit Kharitonov, pose une telle question, il est évident qu'elle est la suite de la contemplation des phénomènes qui l'entourent : il voit que chaque phénomène sur la terre a son commencement et sa fin. Ce n'est pas tout, l'astronomie lui montre que les étoiles sont aussi soumises à cette loi. Enfin, nous voyons, par tout ce qui nous entoure, qu'un corps organisé et limité dans l'espace est aussi limité dans le temps de son existence organisée. En examinant le genre humain, nous découvrons : qu'il fut un temps où il apparut sur la terre et qu'un temps viendra où il disparaîtra ; que la longévité du genre humain est déterminée par le remplacement d'une génération par l'autre. Il est évident que les hommes parurent sur notre planète lorsque les conditions correspondantes y naquirent. Quand les conditions changeront, le genre humain disparaîtra, Mais si les conditions dans lesquelles nous vivons sur la terre étaient constantes, l’existence du genre humain n'aurait pas de fin. Cela veut dire que la variété des conditions est la cause principale de l'apparition et de la disparition de la vie organique. C'est ce qui a lieu relativement au Cosmos. On peut comparer les univers séparés aux races humaines et. l'univers des univers au genre humain. Les mondes se forment, naissent et meurent ; les races apparaissent et disparaissent. Mais l'univers des univers n'a ni commencement ni fin, car les conditions dans lesquelles il existe sont invariables. L'éternité des conditions engendre la constance des formes. Voilà pourquoi l'univers des univers n'a jamais connu de naissance et ne connaîtra jamais la mort. » Un retour éternel, qui n'a rien de commun avec celui des spirites et des théosophes, tel serait l'inflexible destin des soleils et des mondes. A mon avis, l'homme pourra le rompre, s'il arrive, grâce à la science, à dominer les forces cosmiques dont notre terre est le produit. Au jeu aveugle des énergies naturelles, se substituerait alors la finalité éclose dans son cerveau. Et notre espèce, ou une autre plus intelligente, remplacerait les dieux morts à la tête de l'univers. Le physicisme biologique se propose de répondre, lui aussi, à un problème considéré, jusqu'à présent, comme foncièrement métaphysique, celui de la vie. Nous n’insisterons pas, le lecteur devant trouver, à l'article Plasmogénie d'amples renseignements sur ce sujet. Stéphen Mac Say s'occupe, avec beaucoup de dévouement, de l’Association Biocosmique qui s'intéresse aux plus mystérieuses recherches biologiques. Ajoutons que deux savants ont cru, ces dernières années, avoir résolu le problème des origines de la vie. Le silence s'étant fait, depuis, sur leurs découvertes, nous ignorons absolument ce qu'elles valent et n'en parlons qu'à titre documentaire. Le docteur G.-W. Crile, pouvait-on lire dans le Daily Mail du 10 décembre 1930, « un savant renommé de l'Association Clinique de Cleveland, a réalisé une créature vivante dans un tube à essais, « sans aucun parent » !... Des tissus cérébraux provenant d'un animal fraîchement tué furent réduits électriquement en cendres. De ce résidu, certains sels et d'autres éléments furent obtenus. A cette substance furent ajoutés de la protéine et divers principes chimiques. Le tout fut traité électriquement et aux yeux des savants apparut une chose douée des caractères d'une cellule vivante de protozoaire. Cette « chose » possédait le pouvoir de procréation par fusion ou divisions cellulaires. » On a de même annoncé qu'avec du protoplasma extrait de divers minéraux, tels que la craie, les roches calcaires, la poussière d'éponges, l'huile de foie de morue, W. Morley Martin, un Anglais, parvenait à produire des animaux vivants. Au dire de ce savant, la substance protoplasmique serait chose éternelle, indestructible, dont ni le temps ni le feu ne peuvent avoir raison. Nous manquons de renseignements pour nous prononcer sur les recherches du docteur Crile et de W. Morley Martin. Sont-elles sérieuses, ne le sont-elles pas ? Nous l'ignorons ; et, en pareil cas, la prudence s'impose. Nous savons, toutefois, que la raison et l'expérience arriveront, un jour, à nous éclairer pleinement.



L. BARBEDETTE

PHYSICISME n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Pour expliquer les phénomènes qu'ils étudient, les biologistes et les médecins tendent de plus en plus à abandonner le terrain purement chimique. Ils font appel à la physico-chimie, à la physique, à la mécanique. Ainsi se développe progressivement la conception que, depuis des années, j'ai systématisée sous le nom de physicisme biologique. J'insiste sur ce point. Le physicisme n'est pas une hypothèse, en vue de l'esprit. C'est une méthode de recherche positive, dont les résultats acquis conduisent à une sorte d'identification du « vivant » et du « non êtres » et des « choses ». Devant ses conquêtes, disparaît l'idée d'inertie. Inversement, nulle loi d'exception ne s'applique à l'organisation. Les structures, les fonctions, les mouvements sont justiciables des mêmes procès et des mêmes énergies dans le règne biologique et dans le règne minéral. Je ne reviendrai pas ici sur ces aperçus et les faits sur lesquels ils s'appuient, les ayant largement exposés dans de nombreux articles et mémoires, et surtout dans le Dictionnaire de biologie physiciste et dans Les Horizons du Physicisme (Maloine, éditeur). Il suffira d'ajouter que chaque jour apporte à ma conception, d'ailleurs entrevue parallèlement par d'autres investigateurs, un nouvel appoint de travaux confirmatifs, dont l'ensemble permet déjà d'entrevoir l'étonnante fécondité d'une telle orientation. C'est ainsi que le docteur Jules Regnault, dont le nom, - popularisé par l'opération qu'il pratiqua sur lui-même en 1912, - est attaché à de nombreuses recherches scientifiques poursuivies depuis près d'un tiers de siècle, vient de publier un ouvrage remarquable sur les Méthodes d'Abrams (Maloine, éditeur, 1927), qu'il a contrôlées, étendues, mises au point. Albert Abrams, médecin américain d'origine israélite, mort à San Francisco en janvier 1924, a consacré toute sa carrière à l’étude des réflexes viscéraux, c’est-à dire des réactions organiques inconscientes provoquées par des excitations nerveuses. Il en a tiré une première méthode thérapeutique, la spondylothérapie, qui emploie dans un but curatif les réflexes déterminés par des actions physiques variées, - froid, pression, courant de haute fréquence, percussion, - portant sur des points convenablement choisis au voisinage de la colonne vertébrale. Puis, il est arrivé à la médecine dite électronique, en constatant que les diverses maladies présentent une polarité caractéristique de leur énergie, dont certains réflexes, peuvent être utilisés comme « détecteurs ». Abrams et Regnault considèrent l'économie comme un système vibrant formé d'une juxtaposition de champs électro-magnétiques. A chaque maladie répond une fréquence vibratoire déterminée, et l'expérience montre qu'en faisant traverser l'organisme par un courant de haute fréquence à période oscillatoire variable, certains rythmes provoquent des phénomènes de résonance dont on peut tirer parti pour agir sur les tissus et détruire l'état morbide. « Chaque objet, dit Abrams, a une certaine période naturelle de vibration. Si nous approchons d'un objet une source de vibration de même rythme vibratoire que lui, la vibration forcée de l'objet atteint une amplitude telle, qu'elle peut le briser ou le détruire entièrement. » C'est pour cette raison, ajoute J. Regnault, qu'un chanteur puissant, après s'être rendu compte de la note donnée par un verre de cristal, le brise facilement en poussant cette note au-dessus du verre. Par les méthodes d'Abrams, on obtient le même effet destructeur sur les cellules morbides. Il y a là, sans doute, l'une des plus notables indications curatives sur les maladies néoformantes, tuberculoses et cancers. Mais c'est également une curieuse démonstration, sur le « vivant », du physicisme biologique. Et cette démonstration prend un intérêt sans précédent de l'ingéniosité des dispositifs expérimentaux que le docteur Abrams, puis le docteur J. Regnault, - plus physicien que le « physician » américain, - ont dû successivement imaginer et perfectionner. J'ai dit ailleurs (Horizons du Physicisme) que les lois physiques sont strictement valables pour les êtres organisés, et j'en ai cité plusieurs exemples typiques. D'après Jules Regnault, la théorie des quanta serait aussi applicable aux organes. On sait que Max Planck appelle « quanta » les quantités d'énergie minima nécessaires pour produire un effet. N'importe quelle quantité faible ne suffit pas forcément à déclencher un phénomène ; et d'autre part, une quantité plus forte que le quantum n'agit pas davantage que lui. Aussi, la Nature procède-t-elle par bonds, ce qui expliquerait les mutations brusques étudiées par Hugo de Vries. Cette loi du « tout ou rien » s'applique à la posologie des extraits organiques. Si, à une poule chaponne, on greffe quelques centigrammes de testicule, elle reste chaponne. Rien n'apparaît jusqu'à ce que la dose atteigne 0 gr. 45. Alors, explosent subitement les attributs du mâle. Une dose plus forte ne donne pas plus : la dose minima est en même temps la dose optima, c'est-à-dire la plus favorable à l'accomplissement du phénomène. Pezard a obtenu les mêmes résultats quand il a injecté du suc testiculaire frais (Les méthodes d'Abrams, p. 177). Si l'on ajoute à ces données, toutes plus ou moins nouvelles, les travaux de J. Vallot, G. Sardou et Maurice Faure relatifs à l'influence des tâches solaires sur les accidents aigus des maladies chroniques ; ceux de Faure sur les recrudescences de morts subites provoquées par la même cause ; ceux de Jules Regnault, de Maurice Roblot, de Franck-Duprat, de Al. Bécédéef, sur les influences cosmiques (Côte d'Azur médicale, avril 1927), les miens, sur l'action du tourbillon terrestre et des vibrations telluriques sur l'organisation et la morphologie des animaux et des plantes (Côte-d'Azur médicale, 1924-1927), on se rend compte de l'importance croissante des considérations physiques dans l'élucidation des déterminismes biologiques. On s'aperçoit en outre que les êtres, les choses et les mondes, apparaissent aux yeux du physicien comme des juxtapositions de champs de force, probablement de champs électromagnétiques. L'activité mécanique dérivée de ces champs de force constitue la Vie, et celle-ci est universelle, puisque inhérente à la fnature même du Tout et de ses parties ; éternelle comme l'univers auquel nous ne pouvons assigner ni premier commencement, ni fin ultime ; et solidaire en vertu des inévitables influences mutuelles des champs de force. Cette « grande vérité » du Physicisme peut seule servir de substruction, pour les esprits éclairés de notre époque, à un credo philosophique et à une morale objective. Sa mise à jour aura été, en dehors de toutes les vaines agitations de la fourmilière, la formidable révolution humaine du XXe siècle de notre ère. Elle a déjà sa phalange d'apôtres et de disciples groupés autour de notre ami F. Monier, le penseur des Lettres sur la Vie. Ce groupe d'esprits généreux et avertis, l'Association internationale biocosmique, n'est encore qu'un jeune arbrisseau, mais gonflé de sève, en pleine croissance ; et demain, peut-être, ses rameaux élargis abriteront l'humanité d'un tutélaire ombrage.-



Albert MARY.

PHILOSOPHIE encyclopedie anarchiste de Sebastien Faure

 Le dictionnaire désigne par le mot philosophie la science générale des êtres, des principes et des causes. Au figuré, l'art de s'élever au-dessus des incidents de la vie courante. Sous ce vocable, on désigne aussi la classe, le cours où l'on enseigne la morale, la psychologie, la logique et la métaphysique. La philosophie ancienne était l'amour de la sagesse, même chez ceux qui n'aspiraient pas à la connaissance de la vérité qui pourrait les orienter vers la connaissance de la vraie sagesse. Au XVIIIe siècle, la philosophie est devenue la négation de l'erreur, ou plus exactement de tout ce dont la vérité ne pouvait pas être démontrée. L'objet de la philosophie est de répondre, par de bonnes raisons, claires et péremptoires, à la question fort simple que voici : pourquoi doit-on, quoi qu'il puisse en coûter, ne jamais nuire aux autres, soit par la violence, soit par tromperie, en leur faisant du mal, ou encore en ne leur faisant pas tout le bien qu'on pourrait leur faire. Cette question résolue, la vraie science est fondée. Alors la société s'organise rationnellement, la morale existe et devient la clé de voûte de l'édifice social. Mais pour arriver à cet état d'esprit individuel et collectif, il faut que la philosophie enseigne par des connaissances positives établies incontestablement, qu'il n'est pas indifférent, comme résultat social, de se conduire honnêtement, de pratiquer la justice dans les actes de la vie courante. L'amour rationnel de soi, et non l'amour passionnel, rend obligatoire le dévouement à son prochain comme condition de son propre bonheur. Il n'y a pas deux études, a dit Origène ; l'une de la philosophie, l'autre de la religion. La vraie philosophie est la vraie religion et la vraie religion est la vraie philosophie. Faut-il conclure que la philosophie de l'avenir continuera la philosophie actuelle ou l'ancienne philosophie ? La Philosophie de l'Avenir, sous peine de rester dans la même impuissance sociale, ne doit même pas continuer les philosophies précédentes ; elle leur succédera de la même manière que le jour succède à la nuit sans la continuer. Aux ténèbres de la nuit succèdera la lumière de vérité et de justice qui démontrera à chacun et à tous les multiples avantages de l'équité dans les rapports sociaux. La philosophie doit démontrer scientifiquement que l'Humanité récolte selon qu'elle a semé.



Elie SOUBEYRAN

PHILOSOPHIE Ami de la sagesse. Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

Pour l'antiquité, le terme de sagesse doit être entendu dans le sens de connaissance. Le philosophe, celui qui connaît, qui pense, alors que les autres se contentent de vivre. De nos jours encore, le peuple appelle volontiers philosophe l'homme qui réfléchit, qui a des idées. La philosophie antique comprend toute la connaissance, aussi bien les sciences dans leurs détails que les problèmes derniers de l'univers. Aristote, philosophe, est aussi physicien et naturaliste. Plus près de nous, Descartes, l'auteur du « Discours de la méthode », est mathématicien et physiologiste (théorie des esprits animaux). Mais les sciences se dégagent l'une après l'autre de la philosophie et il ne lui reste plus que quatre départements de la connaissance : la psychologie, la logique, la morale et la métaphysique. psychologie classiques de philosophie, mais c'est seulement par l'effet de la routine. Elle est une La science, la science de l'esprit humain, comme telle, elle a droit à l'indépendance au même titre, par exemple, que l'anatomie, science du corps humain. La logique, art de bien raisonner, constitue aussi un objet autonome de connaissance. La morale, à son tour, doit être affranchie de la philosophie. Jusqu'à l'époque contemporaine, on croyait que la connaissance du bien et du mal nous venait soit de Dieu, soit d'on ne sait où (impératif catégorique de Kant). Aujourd'hui, on sait que la morale est humaine, qu'elle est un ensemble de conventions : des bonnes et des mauvaises qui se sont développées au cours de l'évolution sociale des peuples. C'est donc à la sociologie et non à la philosophie que la morale doit être rattachée. Ainsi, il ne reste à la philosophie que la métaphysique, connaissance des problèmes les plus généraux de l'univers. On a dénié à la métaphysique le droit à l'existence. Voltaire en faisait une manière de folie et Auguste Comte voulait qu'on la rayât de la connaissance. La métaphysique est cependant un progrès, un progrès sur la religion. Les fondateurs de religions : Moïse, Jésus, Mahomet, etc., se prétendaient les détenteurs d'une révélation divine. Le métaphysicien, s'il croit en Dieu, ne dit pas avoir eu avec lui soit une entrevue directe, soit une inspiration quelconque. C'est avec sa raison seule qu'il veut étudier l'univers. Que vaut son étude ? Evidemment, elle est relative. Le savant, lui aussi, se sert de sa raison, mais à la base de son étude, il y a toujours les faits d’observation qu'il a constatés avec ses sens et que chacun peut constater comme lui, s'il se met dans les mêmes conditions. Le métaphysicien, enfermé dans son cabinet n'a devant lui que son papier pour écrire. S'il étudie, c'est seulement dans les livres, les pensées que les autres métaphysiciens se formaient de l'univers. Il les répète, les critique ou les combine entre elles, pour en former de nouvelles. Est-ce là un travail inutile ? Pas complètement. La connaissance des faits ne suffit pas ; il est bon de faire des synthèses, de se demander de quoi l'univers est fait; s'il a ou n'a pas de but, etc. Les résultats de ces études ne sont pas il est vrai encourageants. Si la science est fertile, si, grâce à elle, on peut voler dans les airs, communiquer en quelques minutes avec toute la terre, la métaphysique est stérile. Bacon l’a comparée à une vierge consacrée à Dieu, et a dit qu'elle n'enfantait rien. La raison du métaphysicien se heurte à un mur. Il découvre que, tout étant fonction de notre esprit, nous ne pouvons rien savoir de la réalité des choses. La raison même en arrive à douter d'elle-même et l'esprit humain, en dernière analyse, se réduit à l'état de conscience présent, point psychologique, comparable au point mathématique qui n'a ni longueur, ni largeur, ni hauteur ; c'est-à-dire qui n'est rien. Malgré ces négations, l'étude de la métaphysique n'est pas complètement inutile. Il est bon de savoir qu'en étudiant les faits, nous n'atteignons pas l'absolu, mais restons à jamais enfermés dans le relatif. La métaphysique comporte plusieurs écoles. Le spiritualisme, comme son nom l'indigne, admet qu'au-dessus de la matière il y a l'esprit qui, tout en ayant besoin d'elle, en est indépendant. En général, le spiritualisme admet Dieu. Parfois, il le nie d'une manière honteuse. Par exemple lorsqu'il dit que Dieu est un « devoir être », qu'il n'est pas, mais qu'il sera. Autant dire que Dieu c'est le progrès et se déclarer athée. Le matérialisme n'admet que la matière. Les religions de toute espèce se sont acharnées sur lui. On a dit qu'il était grossier, générateur de crime (les pourceaux du troupeau d'Epicure). Les charlatans religieux ne lui pardonnent pas de vouloir lui enlever leur pain et leur puissance, en portant l'humanité à se passer de leur prétendue médiation avec le divin. Les savants officiels d’aujourd’hui, valets de la bourgeoisie, déclarent que le matérialisme est infirmé par la science, parce que la physique a découvert les ions et les électrons. La découverte des atomes d'électricité n'infirme en rien le matérialisme. La matière, c'est ce qui est, ce que l'on peut observer, ce n'est pas nécessairement l'atome solide et insécable d'Epicure. Le scepticisme, systèmes de Berkeley, de Hume, d'Hamilton, etc., déclare que nous ne pouvons rien savoir de la nature des choses, parce que tout est fonction de races. C'est une doctrine irréfutable mais dangereuse. Nous avons besoin de faire, à la base, un acte de foi. « Je crois au monde extérieur », mais cet acte de foi suffit ; après lui, la porte est fermée aux autres.


Doctoresse PELLETIER

PHILOSOPHIE (du grec : philos, ami, et sophia, sagesse) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Il y a une certaine philosophie, qui n'a que de lointains rapports avec ce que l'on désigne d'habitude sous ce nom. Si la philosophie a ses détracteurs, la faute en est aux philosophes. Ils ont fait de la philosophie quelque chose de si compliqué, de si impénétrable et de si abscons, qu'ils ont découragé les meilleures volontés. Ils se sont enfermés dans leur tour d'ivoire, échafaudant des théories dans le vide, fabriquant des systèmes incohérents, avec cette singulière prétention, bien qu'isolés du reste du monde, d'imposer au monde leurs conceptions. Je ne puis croire à la philosophie telle que l'enseignent les philosophes. Les philosophes sont pour moi des abstracteurs de quintessence, des coupeurs de cheveux en quatre. Ils déraisonnent et sont terriblement ennuyeux. Ils croient se distinguer du vulgaire, avec lequel ils se confondent, en parlant le langage des apothicaires et des huissiers. La philosophie est une variété de « bourrage de crâne ». Comme la Science, comme la Morale, comme l'Art, comme tout ce qui s'enseigne en médiocratie, les classes dirigeantes l'ont confisquée à leur profit : la philosophie est devenue leur prisonnière. Il faut l'arracher à ses bourreaux et lui rendre sa liberté. Il sied de restituer au vocable philosophie son sens positif. C'est la tâche réservée aux véritables philosophes. La philosophie « officielle », d'une prudence extrême, se tient constamment dans le juste milieu. Sa timidité lui interdit toute investigation hardie. Elle ne hasarde rien de contraire aux bonnes mœurs. Elle n'ose s'aventurer sur un terrain scabreux. Elle se contente de tourner éternellement dans le même cercle vicieux et de contempler les mêmes paysages ; le monde serait perdu si elle s'écartait tant soit peu de la route suivie : ce serait la fin de tout. Tout ce qui est nouveau, original, indépendant, lui fait peur. La pensée l'effraye. C'est une vieille radoteuse, qui ne veut pas qu'on la dérange de ses habitudes. Elle est affreusement laide, et porte un vêtement singulier, qui la fait ressembler à une folle. Elle parle un langage mesuré, pondéré, lourd et prétentieux comme sa personne. Elle marche à petits pas, en s'appuyant sur un bâton, sans rien voir autour d'elle. Jamais elle ne consentira à faire connaissance avec la vie. Si, par hasard, elle exprime un semblant d'idée, c'est sans le faire exprès et en s'excusant bien vite de son audace. Elle invoque l'autorité des philosophes antérieurs qui eux-mêmes invoquent celle de leurs prédécesseurs qui tiennent leur autorité des « anciens ». Cette pseudo philosophie a pour mission de faire respecter la tradition et d'éterniser, sous des noms différents, les vieilles idoles. Elle entretient une atmosphère de banalité dans les cerveaux. Elle veille à ce que l'esprit humain soit bien sage, et ne s'éloigne jamais du chemin qui lui a été assigné de toute éternité. Elle interdit toute originalité aux individus. Elle exige que tous les êtres se ressemblent. Elle est chargée de maintenir l'ordre dans la cité des idées et de s'opposer à ce que les gens aillent trop vite. Il faut piétiner sur place pour faire plaisir à cette vieille coquette qui ne sait qu'inventer pour abrutir les individus. Quel que soit le déguisement sous lequel elle cache son impuissance, suivant les lieux et les époques, elle sert le même idéal : celui de la médiocrité. Ce vocable « philosophie », synonyme de néant, il sied de lui donner un sens positif qu'il n'a eu que bien rarement. A la philosophie traditionnelle, étatiste et légale, négative par excellence, opposons une philosophie d'hommes libérés, a légale et a-sociale, jugeant les choses en toute indépendance, sans se soucier de l'opinion et de la tradition. A la pseudo philosophie ou non-philosophie « archiste », opposons une philosophie « an-archiste », éclairée par la raison et magnifiée par l'amour. Nous ne chercherons ni à plaire, ni à déplaire ; nous ne nous préoccuperons que d'être nous-mêmes. Ce qui nous guidera dans nos jugements, ce ne sera pas ce que d'autres ont pu dire avant nous, mais notre conscience. Nous ne mépriserons pas pour cela la pensée des autres, chaque fois qu'ils auront été eux-mêmes. Nous en dégagerons l'essentiel. Ce n'est qu'à la condition de ne pas imiter le passé qu'on le continue. C'est en le dépassant, c'est en s'opposant à lui qu'on le prolonge dans l'avenir. Imiter quelqu'un c'est le méconnaître. C'est faire œuvre d'incompréhension. Admirer vraiment, c'est comprendre. C'est conserver sa liberté au lieu de l'aliéner. La sympathie exige la différenciation. Il faut nous efforcer de saisir, dans une pensée qui n'est pas nôtre, un atome de vérité. Ne soyons ni intransigeants ni exclusifs, sans pour cela abdiquer notre personnalité. Il faut admettre certaines pensées que nous n'approuvons pas. Le monde serait affreusement monotone si nous pensions tous la même chose et agissions semblablement. Quel enfer ce serait ! Ce qu'il faut, c'est qu'ayant devant les yeux un idéal de beauté, nous nous efforcions d'y tendre tous par toutes les routes, que ce soit le même idéal, mais que nous le réalisions par des voies différentes. La tolérance n'est pas l'indulgence. Ne confondons pas. Elle ne nous dispense pas de dire ce que nous pensons de l'action d'autrui. L'indulgence approuve, la tolérance laisse à l'adversaire la liberté de patauger, de se montrer tel qu'il est, de se détruire lui-même. En face de l'intolérance, elle fait preuve d'une patience à toute épreuve, se gardant bien d'imiter le sectarisme et le fanatisme qui, eux, ne tolèrent rien. Nous dégager de l'emprise des milieux, nous « ressaisir » sous les mailles du social qui nous enserrent, telle sera notre méthode. Notre philosophie sera anarchiste en ce sens qu'elle reposera sur l'esprit critique qui n'accepte rien les yeux fermés, mais tient compte de tout ce qui peut aider à la manifestation de la vérité. Par vérité, je n'entends point un dogme intangible devant lequel nous n'avons qu'à nous incliner. J'entends par « vérité » le besoin qui est en nous de vivre une vie autre que la vie que nous impose la société. C'est là notre vérité. L'an-archiste est le véritable philosophe, parce que la sagesse guide ses actes, dans lesquels l'esprit intervient autant que le cœur pour réaliser par son accord avec lui un équilibre harmonieux. Il y a philosophes et philosophes. C'est encore un de ces mots qui expriment tout ce que l'on veut. La langue française fourmille de vocables auxquels on prête les sens les plus fantaisistes. Le même mot a trente-six significations pour trente six individus. Le langage philosophique lui-même aide à cette confusion, donnent aux mots un sens qu'ils n'ont point. Il est juste que les philosophes soient victimes de l'exemple qu'ils donnent. Que sont les philosophes pour le vulgaire ? Des abstracteurs de quintessence. C'est bien, au fond, ce qu'ils sont en réalité. Mais la véritable philosophie est autre chose que le langage tarabiscoté et les formules hermétiques des philosophes professionnels. Ce n'est point chez les philosophes qu'il faut chercher la véritable philosophie. Le malheur est qu'en la confondant avec sa contrefaçon on en méconnaît la réalité. La foule ne fait aucune différence entre la vraie et la fausse philosophie : elle est incapable de voir où sont les véritables philosophes. Elle a les philosophes qu'elle mérite. Au fond, si elle déteste les philosophes, ayant le vague instinct de quelque chose qui la dépasse, elle a néanmoins une secrète admiration pour tous ceux qui parlent pour ne rien dire. Elle ne comprend pas : donc, ce doit être génial ! Les pseudo-philosophes déshonoreraient la philosophie, si elle pouvait être déshonorée. Ils ont pris la place des vrais, en sorte que la philosophie n'est plus qu'une mystification et ne peut plus être prise au sérieux. Où l'on cherche des philosophes, on trouve des charlatans. Certes, les philosophes ont de nombreux représentants à notre époque, mais quel que soit le bruit fait autour de leur nom, ils ne nous ont rien apporté de bien nouveau. Comme hommes, ils sont poltrons et timorés, suivent la foule et manquent de courage. Ce n'est pas du côté de nos soi-disant philosophes qu'on trouve des esprits libres. Ce sont des hommes sociaux, et cela veut tout dire. Arrivistes est l'épithète qui convient à ce genre d'intellectuels. Parce que j'aime la philosophie, je n'aime guère les philosophes. Ils sont si peu philosophes ! Ils ont exactement les mêmes appétits et les mêmes besoins que les autres hommes. Ils ont mêmes vices, mêmes défauts. Ils en ont même davantage. Ils sont pourris de préjugés. Leur philosophie est un non-sens. Elle reflète leur mentalité. C'est la philosophie qui convient parfaitement à une médiocratie sans idéal. Elle est l'expression d'une élite qui, elle-même, est l'expression d'un troupeau. Suiveurs et suivis se valent. Il y a une autre philosophie, qui exige chez l'individu l'harmonie des gestes et des paroles et qui est la victoire de la vie intérieure sur la vie extérieure. Son harmonie n'est pas en surface, mais en profondeur. Elle n'est pas un semblant d'harmonie, masquant tous les désordres. Cette philosophie réelle et vivante, peu d'hommes l'enseignent et la pratiquent, ceux qui s'intitulent philosophes moins que les autres, car ils cachent leur vide de pensée sous des formules creuses et des banalités. Ils sont insincères. On les trouve toujours du côté du plus fort. Ce qui caractérise ces eunuques, c'est la crainte. La crainte d'émettre la moindre idée qui ne figure pas dans le dictionnaire des idées reçues. Ils ont peur de l'autorité. Ils flattent le pouvoir. Ils se mettent à la remorque des dirigeants. Tristes individus ! Ils sont bien de leur époque. Tout autre est le vrai philosophe. Il ne mange pas à tous les râteliers. Il ne fréquente pas le monde et les académies. Il se tient en dehors du « mouvement ». Il n'est à la remorque d'aucun régime. Le philosophe est l'homme d'avant-garde, écrivain, poète, artiste ou autre, - qui sème des idées sur sa route. La prison le guette, les dictateurs le pourchassent : il est libre. Il est certain que ceux qui ont usurpé le titre de philosophes, comme d'autres celui d'artistes ou d'écrivains, ne sont pas autre chose que de vulgaires arrivistes. Comment empêcher des gens qui n'ont aucune idée dans le cerveau de nous donner le change en débitant, sous le nom d'idées, toutes sortes de lieux communs ? Ne pas penser est dans les habitudes des pseudo donne le nom de philosophie. Cet abus d'un vocable qu'on ne devrait employer qu'à bon escient est un scandale parmi d'autres scandales dont notre époque foisonne. On ne peut contempler sans rire les acrobaties des philosophes suspendus dans le vide par un pied. Ils sont amusants. Leurs tours de force n'arrivent pas à prouver leur force. Leur adresse et leur habileté ne servent à rien. On essaie de suivre leurs prouesses déclamatoires : au bout du chemin, on aboutit à une impasse. C'est le vide qu'on rencontre. Il y a une « philosophie officielle », comme il y a une esthétique et une morale officielles. Elle résout tous les problèmes dans un sens autoritaire. Cette philosophie est facilement reconnaissable sous son masque de libéralisme et les différents déguisements qu'elle revêt. La véritable philosophie n'est pas là, mais dans la vie intérieure de l'individu aux prises avec la vie sociale. Ce qui caractérise la plupart des professeurs de philosophie, c'est qu'ils ne sont point philosophes. Ils le sont « officiellement », c'est tout. S'ils l’étaient réellement, enseigneraient-ils aussi platement la philosophie ? Des professeurs non artistes et non-écrivains enseignent sans conviction l'art et la littérature. Est-ce enseigner vraiment qu’enseigner sans originalité les « matières du programme » ? Enseigner la philosophie et la pratiquer sont deux choses différentes. Il n'y a de véritables professeurs de philosophie que celui qui vit sa philosophie. Il y a des « professeurs d'énergie » sans énergie. Pareillement, il y a des professeurs de philosophie sans philosophie. Ils font eux-mêmes partie des professeurs dits d'énergie. J'entends, ici, par professeur sans philosophie autant l'écrivassier qui pontifie dans une revue ou un journal, que le bavard qui ergote dans une chaire. Et quelle philosophie que celle qu'ils enseignent ! Une philosophie morte, une philosophie sans âme, et quand par hasard, ils côtoient la vraie philosophie, c'est pour l'étouffer. De toutes les manies qui tyrannisent l'âme humaine, la philosophomanie est peut-être la moins curable. Nos philosophomanes ne perdent aucune occasion de montrer leurs talents. Ils font des discours à tout propos. Aussi réussissent-ils en politique et dans l'administration. Des gens tiennent commerce de philosophie, comme ils vendraient du sucre ou des épices. La philosophie est un métier qui n'exige ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de talent. Cette philosophie alimentaire, en harmonie, si je puis m'exprimer ainsi, avec ce qui ne comporte aucune espèce d'harmonie, - avec la critique et l'esthétique alimentaires, qui nourrissent pas mal de gens, - philosophie qui flaire d'où vient le vent et flatte les passions, - comment la prendre au sérieux Inexistante, elle n'en existe pas moins parles ravages qu'elle exerce. C'est le contraire de toute philosophie, car sous ce nom on ne peut désigner que ce qui est libre et vivant. Ces « philosophes » sans philosophie, dépourvus d'héroïsme à tous les points de vue, n'appartiennent pas, quels que soient leurs titres et leurs chamarrures, à l'histoire de la philosophie. Rompre avec leur enseignement, ce devoir s'impose à qui ne cherche pas dans le jargon philosophique un moyen de se distinguer du vulgaire. Sous les apparences dont se revêtent les pontifes, leur vraie nature apparaît : un geste maladroit révèle leur basse mentalité. Tôt ou tard, l’insincérité des penseurs de la médiocratie se manifeste. Ils se montrent tels qu'ils sont. Que les impuissants cherchent dans « la philosophie », comme d'autres dans l'art et la littérature, un moyen de faire parler d'eux, rien de plus logique. Le contraire nous étonnerait. On ne peut cependant se résoudre à contempler ce spectacle sans protester. Philosophe sans philosophie, ôte ton masque ! Que le vide de ta pensée soit enfin révélé ! En marge des philosophies « officielles », les philosophies indépendantes font leur chemin. Elles apportent à l'humanité des directives nouvelles. Par elles, l'individu s'augmente et s'embellit. Il approcherait de la perfection, l'être qui joindrait l'harmonisme de Louis Prat au subjectivisme de Han Ryner. Toute philosophie vraiment digne de ce nom doit commencer par une critique de l'autoritarisme sous toutes ses formes, y compris l'autoritarisme philosophique. Elle ne peut rester indifférente au triomphe du mensonge, mais dans cette lutte de chaque instant contre le mensonge, qui est sa raison d'être, elle ne se compromet point. Elle ne doit pas perdre de vue les hauteurs, si elle veut agir efficacement. Elle contribue au progrès des esprits par sa sérénité même. Sa polémique est supérieure. Ce n'est pas la petite polémique des mécontents et des aigris. Elle renonce à tout sectarisme. C'est ainsi que la philosophie, en s'élevant sur les sommets, devient cette « existence volontaire au milieu des lacs et des hautes montagnes », dont parle Nietzsche. Le philosophe ne s'abaisse pas à la polémique vulgaire qui ne sort pas de l'insulte et de la calomnie. Il polémique à sa manière. Sa polémique est désintéressée. II n'a en vue que l'intérêt de la vérité. Il dit tout ce qu'il pense. L'indulgence du philosophe n'est pas faiblesse. Il n'épargne personne, et ne s'épargne pas lui-même. Avec le sage Han Ryner, je dirai : « L'équilibre philosophique consiste à éviter également de tyranniser et d'être tyrannisé. Le désir du philosophe, c'est de se sentir libre parmi des mouvements libres. » C'est également le désir de l'artiste, du créateur de beauté sous toutes ses formes, - de quiconque n'est pas un eunuque, mais un vivant. La véritable philosophie a nom sagesse. La sagesse d'autrui s'éveille au contact de la nôtre, comme la nôtre a son contact. Il y a entre les êtres un échange de sentiments qui peut aider à libérer les êtres. Découvrir, au contact d'autrui, notre philosophie, de même qu'autrui découvre sa philosophie au contact de la nôtre, c'est recevoir autant que donner. Chaque être se donne dans la mesure où il peut se donner, mais il y a, dans l'humanité, des êtres qui, n'ayant rien à donner, ne s'enrichiront jamais spirituellement. La philosophie doit quitter son visage sévère pour revêtir le visage souriant de la sagesse. Elle doit se laisser facilement aborder. Quand la philosophie est sagesse, elle existe vraiment. La véritable philosophie n'est ni triste, ni follement gaie. Elle ignore les joies factices comme les pleurs hypocrites. Elle se meut dans la joie sereine comme dans la profonde douleur. Elle est une compagne qui nous soutient dans l'affliction et partage nos espérances. La philosophie rend jeune. Elle a le privilège de conserver à l'homme la fraîcheur de ses sentiments, tout en accroissant la vigueur de son esprit. Elle en fait un être capable de vibrer et d'aimer, autant que de penser et d'agir. Le véritable philosophe est une harmonie qui se déploie librement au sein de la vie. L'existence du philosophe a son unité. Elle est pareille à une architecture bien équilibrée, à une statue aux lignes pures, à un poème vivant et libre. On la contemple comme on contemple un beau vase aux contours harmonieux. Que notre philosophie soit notre vie même. Faisons passer nos idées dans nos actes. Qu'est-ce qu'une philosophie qui se contente de belles paroles ? Une mystification. Ce qui caractérise le pseudo-philosophe, c'est l'écart qui existe entre sa pensée et ses actes. C'est son insincérité. La philosophie, c'est la vie même. La vie se charge de réduire à néant toutes les pseudos-philosophies. « Ah ! ces philosophes ! » disent, avec un petit air entendu, des gens qui ne savent même pas ce que c'est que la philosophie. Ils veulent évidemment dire par là : « Ces fous, qui n'ont pas des idées comme tout le monde, qui ne font rien comme les autres, ces utopistes, ces rêveurs, qui vivent dans les nuages ». Et ils les prennent en pitié, parce qu'ils méprisent l'argent et les honneurs. Sans s'en douter, ils assignent à la philosophie son véritable but : combattre, en restant sur les hauteurs, le mensonge sous toutes ses formes. Les imbéciles ont pour les philosophes un souverain mépris. Ils affectent de ne pas les prendre au sérieux. Ils ne prennent au sérieux que les pseudo-philosophes sortis de leurs rangs, qui se chargent de les guider et de les éclairer. Mais pour l'homme qui pense par lui est, comme l'artiste, relégué parmi les bouches inutiles. Du moment qu'il ne fait pas de politique, c'est un être nuisible. C'est un fou dangereux, qu'il faut mettre hors d'état de nuire. Si les philosophes sont des « fous », au dire des esprits pratiques, ils le sont à leur manière, de même que ces derniers le sont en leur genre. Ce n'est pas le même genre de « folie ». La folie du philosophe ne quitte pas les sommets ; celle des gens pratiques stagne dans les bas-fonds. La folie du premier est utile à l'humanité, celle des seconds lui est nuisible. L'idée fixe de l'artiste n'est pas celle du non-artiste. Le premier aspire à réaliser la beauté, le second se complait dans la laideur. En quoi le philosophe qui médite sur le ciel constellé d'étoiles est-il plus insensé que l'homme d'affaires courbé sur des chiffres, dont le cerveau s'affole à la pensée qu'il a fait une mauvaise spéculation, que le politicien qui se maintient au pouvoir à force d'acrobaties, que le mercanti qui cherche à voler le plus possible sa clientèle, etc. ? Tous ces gens-là sont fous, terriblement fous. Le philosophe est moins fou, assurément, que ces déchets d'humanité. Débarbariser l'âme humaine, la philosophie n'a pas d'autre but. Comme tout art, la philosophie suppose la science. Ses racines plongent dans la science pour en extraire la sève qui s'épanouira en fleurs et en fruits. Philosophie et science sont inséparables. Les isoler, c'est les mutiler. S'appuyant sur la science, la philosophie rejoint l'art. Elle devient esthétique. Elle affirme la nécessité de l'art dans la vie humaine, à la place de la politique et de la morale, qui sont des négations de la vie. La philosophie esthétique exige, de la part de l'individu, une vie libre, une vie vivante dégagée de toute laideur. Elle s'appuie sur la réalité pour dépasser la réalité. Ce n'est pas toujours, chez les professeurs de philosophie, que nous trouvons la vraie philosophie. Nous trouvons, chez eux, des bavardages sur la philosophie des autres, qu'ils approuvent, si elle est amorphe, qu'ils combattent, si elle est sincère. La philosophie doit être cherchée beaucoup plus dans les ouvrages des critiques, essayistes, romanciers, poètes et dramaturges, qui ont quelque chose à nous dire, que du côté des philosophes qui ont usurpé ce titre par leur savoir-faire et leur habileté. Même dans une chaire « officielle », un penseur original peut renouveler la philosophie et se montrer sincère. Rares sont ces esprits d'avant-garde que leur métier n'a pas corrompu. Ils n'en ont que plus de mérite. Mais vraiment on les compte. La philosophie est la recherche de l'harmonie sous toutes ses formes. Etre philosophe, c'est tenter de concilier dans sa personne l'amour et la raison, le conscient et l'inconscient. La philosophie est une esthétique et le philosophe un artiste. La vie humaine peut être une œuvre d'art, au même titre qu'un poème. Elle exige, comme l'art, indépendance et sincérité. Des gens s'intitulent « philosophes » comme ils s'intituleraient n'importe quoi. Ils vendent de pseudo-idées Et vivent de mystifications. Ces mercantis de la pensée ont des prétentions sans bornes. Le tort qu'on a, c'est de les prendre an sérieux. De même qu'il existe une « critique alimentaire », une esthétique et une morale « alimentaires », etc., qui empêchent certains individus de mourir de faim, il existe une philosophie « ali exploitent un « filon » et vivent aux dépens de la bêtise humaine. Ce sont des malins qui se croient très forts. Ils le sont, en effet, en un certain sens. On les prend pour de grands esprits. La philosophie alimentaire suppose toutes sortes de compromissions. Le pseudo-philosophe se voit contraint de trahir ses amis et de flatter ses ennemis. Il fait de la politique. Il mange à tout les râteliers. C'est une espèce de « déclassé » qui arrive à ses fins. Il possède l'intelligence des affaires, plus que celle de la philosophie. Ces philosophes politiciens restent toute leur vie des « ratés » malgré leurs titres et les grades. La philosophie est l'expression d'un cerveau affranchi qui pense par lui même. Ne demandons pas de penser par eux-mêmes aux pseudo-philosophes. Leur pensée ne leur appartient pas. Moins ils ont d'originalité, plus ils ont de prétentions. Leur cerveau est compliqué comme leur existence. Vide, comme elle. Ils ne font rien, naturellement. Le philosophe véritable est un être simple. S'il se tient à l'écart de la foule, ce n'est point par vanité. Loin de chercher à leur en imposer par ses grands airs, il passe inaperçu au milieu des hommes. Il n'essaie pas d'attirer l'attention sur lui par des grimaces. Sa sérénité est celle du sage. Les pontifes affectent une sérénité qui ne trompe que les imbéciles. La sérénité du philosophe n'est point cette attitude équivoque qui nous fait considérer avec la même indifférence la beauté et la laideur, la vérité et le mensonge. On appelle cela planer ! Appelons cela ramper. La sérénité du philosophe n'en fait point un eunuque ; il y a dans sa sérénité une vie profonde et intense que ne connaissent point les agités. Sérénité qui n'ignore ni la souffrance, ni la joie, ni la lutte, ni le danger, et qui est faite de la volonté de rester soi-même dans tous les milieux. Philosophie, que de bêtises on a dites en ton nom ! Je renonce à les énumérer. Par elles, ou ne peut se faire une bien belle idée de l'esprit humain. Je n'appelle pas « bêtises » des erreurs inévitables d'où peuvent naître des « vérités ». Je n'appelle pas « bêtises » des recherches non couronnées de succès, des utopies plus créatrices que de plates réalités. Qui ne cherche pas, ne s'expose pas à errer. Il y a des erreurs qui ont rendu plus de services à l'humanité que de petites vérités superficielles et transitoires. J'appelle de ce nom des divagations qui n'ont rien à voir avec la philosophie et que l'on s'obstine à confondre avec elle. Le langage amphigourique des philosophes ne prouve point leur profondeur. Si des grands philosophes ont dit des « bêtises », de petits en ont dit bien davantage, et n'ont dit que cela. Dans leurs théories, on ne peut rien prendre. Aucune vérité ne luit dans leurs erreurs. Les autres ne se sont jamais trompés pour rien. Leur philosophie existe. La philosophie n'est pas quelque chose que l'on place au-dessus de la vie, mais qui a sa source dans la vie même. La philosophie c'est tout ce qui, dans l'art et la littérature, augmente la pensée de l'homme. Ainsi, elle est souvent hors de la philosophie. Certaine philosophie est la négation de la philosophie. Nous arrivons à ceci, qui semble un paradoxe, que pour connaître la philosophie nous devons nous adresser à d'autres hommes qu'à des philosophes. Un philosophe devrait être un homme universel, connaissant tous les arts et pratiquant tous les métiers. Un tel homme n'existe pas. Chaque philosophe est un spécialiste : autant de sciences, autant de philosophes. Mais celui qui tente de dégager l'éternel de l'éphémère, l'unité de la variété, celui-là seul est un philosophe. Le véritable philosophe serait l’homme qui dégagerait l'harmonie des contraires. Or, je ne vois qu’une sorte de philosophes assez vivant pour réussir dans cette entreprise : l'Artiste. Et par artiste j'entends tout créateur de beauté, quel qu'il soit, le poète dans ses multiples manifestations. Il y aurait beaucoup à dire sur la philosophie, sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle devrait être : la philosophie devrait avoir pour but de nous apprendre à devenir meilleurs. Elle devrait consister, avant tout, dans la réforme de notre « moi ». Elle devrait avoir pour objet de nous aider à échapper à l'emprise du social, pour que nous vivions enfin notre vie. Elle devrait s'efforcer de nous faire passer de l'état de sous-hommes à celui d'hommes vivants et pensants. Nous apprendre à vivre en beauté, telle devrait être l'unique philosophie. La philosophie est un art : c'est l'art de vivre par excellence. Penser, rêver, aimer, agir, créer, il n'y a point d'autre philosophie. Appelez cela d'un autre nom, peu importe. Cela suppose une autre vie que la vie que nous vivons, cela suppose une conception de la sagesse autre que celle que l'on nous enseigne, cela suppose une humanité régénérée et embellie, autre que l'humanité que nous avons sous les yeux. Cela suppose l’affranchissement total des individus. Il y a la philosophie morte et la philosophie vivante. La première a entretenu l'humanité dans sa laideur, elle est cette laideur même. La philosophie vivante est celle qui, dans chaque système philosophique, dans chaque œuvre d'art ou de littérature, ancienne ou moderne, représente l'idée en marche, le mouvement et l'action. La philosophie n'est point donnée une fois pour toutes : elle se fait chaque jour, mais dans ses transformations successives les mêmes éléments demeurent, dont chaque individu fait son profit pour sa libération spirituelle. A travers la philosophie qui passe s'exprime la philosophie qui demeure, et qui est faite de tous les nobles gestes, de toutes les belles pensées, de toutes les aspirations sincères, sans lesquelles l'humanité ne serait qu'un troupeau de brutes. C'est ce côté positif de la philosophie qui seul compte ; le côté négatif ne nous intéresse que comme curiosité : c'est une manifestation du néant, rien de plus. Ou ne peut vraiment donner le nom de philosophie qu'à ce qui enrichit l'esprit, l'oblige à penser, lui fait concevoir la vie d'une façon vivante, l'arrache à la servitude et à la mort sous toutes ses formes. La philosophie devrait être une œuvre d'art et le philosophe un artiste. Au lieu de cela, la philosophie est quelque chose d'amorphe, d'où la vie est absente. C'est la plupart du temps un docte bafouillage. Ceux qui s'intitulent pompeusement philosophes, pour se distinguer du reste de l'humanité, ne sont que des farceurs ou des impuissants. La philosophie est devenue, entre les mains de la bourgeoisie, quelque chose qui n'a de nom dans aucune langue. La vraie philosophie doit être cherchée dans l'œuvre des grands artistes, et, parmi les philosophes, seuls méritent ce titre l'eux qui sont des artistes. Art et philosophie, loin de s'exclure, se confondent. Qu'est-ce que la philosophie ? Question qui reste sans réponse, ou provoque les réponses les plus saugrenues de la part des gens. Il n'est pas facile de savoir, au juste, ce que c'est que la philosophie, quand les philosophes ne le savent pas eux mêmes. On dit, de certaines personnes : « C'est un philosophe », ce qui signifie : « C'est un être qui ne s'émeut de rien, supporte tous les maux, accepte toutes les souffrances, se rit de la bêtise, et finalement renonce à l'action ». Cependant, le véritable philosophe ne se résignera jamais à subir toutes les humiliations, toutes les privations, sous prétexte que son âme reste libre. Non, l'âme n'est pas libre qui accepte aveuglément son sort. C'est faire le jeu de la laideur que de renoncer à vivre. Cette façon d'envisager la philosophie est néfaste : celle-ci ne saurait être faite de passivité et de résignation. Le stoïcisme du philosophe n'est pas cela. La philosophie doit être la révolte la plus élevée de l'esprit humain contre toutes les iniquités. Certes, le philosophe ne se fait aucune illusion sur la bonté de la nature et la justice des hommes. Mais il agit quand même, sans espérer quoi que ce soit, sachant que toute action n'est pas perdue, même si elle n'est pas couronnée de succès immédiat. L'action du philosophe, c'est sa pensée, et sa pensée porte toujours ses fruits. Qu'est-ce que la philosophie? Est-ce l'amour de la sagesse, comme l'étymologie l’indique (du grec philos, ami, et sophia, sagesse) ? C'est là son sens le plus large. Et c'est au fond son vrai sens. Mais qu'est-ce que la sagesse ? Est-ce le bon sens étroit du bourgeois, qui a peur de se compromettre s'il émet une idée ? Ce n’est point cette caricature de sagesse que la sagesse du philosophe. Dans la sagesse viennent s'épanouir les plus beaux dons de l'homme : beauté, sincérité. Etre sage n'a jamais voulu dire : reculer, avoir peur de l'inconnu, stagner. Cette conception de la sagesse est fausse. La sagesse des eunuques parodie la sagesse. Le vocable philosophie est un vocable extrêmement complexe, qui désigne les choses les plus différentes. Elle embrasse l'univers et, dans l'univers, cet autre univers qu'est l'homme. Elle constitue une discipline supérieure, servant de trait d’union entre toutes les disciplines, différant de celles-ci tout en entretenant avec elles des rapports étroits. Elle analyse et synthétise ; elle observe et elle imagine : elle est à la fois rêve et réalité. Œuvre de science, elle est en même temps œuvre d'art : elle dégage l'harmonie de toute chose, et propose à l'homme un autre idéal que celui de manger et de boire. Sous ses multiples significations, elle est bien la science de la sagesse : tout ce que l'homme connaît n'étant pour lui qu'un moyen de s'augmenter et de s’enrichir intérieurement. Le philosophe est l'homme qui sculpte sa propre statue, la perfectionnant sans cesse, l'ennoblissant par de perpétuelles retouches, en faisant une œuvre d'art, dont la note dominante est l'harmonie. Il y a, en dehors et au-dessus de la philosophie traditionnelle, une philosophie humaine, qui n'est enseignée nulle part, et qui est la seule qui ait un sens. Elle incarne la liberté de l'esprit dans sa plus haute expression. Elle est la forme la plus élevée du progrès. Toute philosophie réside dans la science de la conscience et la conscience de la science. Dans le premier cas, la philosophie consiste à se connaître soi-même, afin de se diriger sans secours étranger, à perfectionner sans cesse la technique de sa vie, pour agir harmonieusement ; dans le second, elle consiste à avoir conscience du pouvoir que nous avons sur ces choses en les faisant servir à notre perfectionnement au lieu d'utiliser pour nous diminuer une science sans conscience, mise au service de la mort. Ces deux formules se complètent, ne sont que deux aspects de l'homme envisagé au double point de vue intérieur et extérieur. A la philosophie de « classe » il ne sied point d'opposer une autre philosophie de classe, mais la philosophie tout court. La philosophie ne sert aucun parti, si chaque parti s'en sert. Elle est quelque chose d'inactuel et d'actuel à la fois, qui plane au-dessus de notre existence quotidienne et cependant se mêle constamment à elle. Ce vocable peut signifier, pour nous, autre chose que ce qu'il signifie pour la plupart des individus. Le mot « philosophie » veut dire « amour de la sagesse ». Pour ceux qui n'en comprennent pas le sens il signifie : « amour de la folie. » C'est bien, en effet, ce qu'elle est chez certains philosophes. On peut ne pas employer de formules bizarres et se garder de phrases contournées, et cependant n'être qu'un fou. La folie n'est pas qu'extravagance : elle est aussi timidité, pauvreté de fond et de forme. C'est la sagesse, et la sagesse seule, que nous recherchons, à l'aide de toutes les méthodes et sur toutes les routes. La sagesse seule nous intéresse, car en elle seule habitent la justice et la vérité. La sagesse est la forme suprême de la beauté. Hors de la sagesse, point de salut. Etre sage ne signifie pas : être timide, obéir et se résigner. Etre sage signifie vivre, mais vivre normalement, non à la façon anormale des brutes qui se prétendent normales parce qu'elles ont légalisé leurs sales instincts. Aimer la sagesse, c'est aimer la vie. Ont seuls droit au beau nom de sages ceux qui, dans l'humanité, ne piétinent pas sur place, refusent de regarder en arrière, ne s'attardent pas à répéter des lieux communs, en un mot qui ne pratiquent pas cette pseudo-sagesse en honneur dans notre société. Il y a deux philosophies : celle du passé et celle de l'avenir. N'hésitons pas entre les deux, Cette dernière est la nôtre. A nous de la créer sur les ruines de l’ancienne. La vraie philosophie cependant ne peut être située ni en arrière, ni en avant : elle est en nous, elle réside dans notre pensée, elle est la manifestation de notre héroïsme intérieur. Elle ne connaît pas de bornes : le temps ni l'espace ne peuvent la limiter. Elle est, - ou elle n'est pas. Notre « philosophie » n'est point une philosophie d'esclaves. Que voulons nous ? Examiner toute chose avec nos yeux, rejeter l'esprit d'autorité, nous délivrer des chaînes qui enlisent la pensée. Quelques philosophes ont tenté ce suprême effort, mais c'était pour retomber, comme Descartes, sous le joug de l’autorité. Les uns et les autres ne semblaient rejeter les chaînes traditionnelles que pour s'en forger de nouvelles, aussi lourdes à porter. Et l'autorité était rétablie sous un autre nom, un dogme en remplaçait un autre : tout était à refaire. N'importe, même dans ces équivoques, ces compromis, il y a quelque chose à prendre. Ce qu'il y a de particulier aux systèmes philosophiques, c'est qu'on peut en tirer tout ce qu'on veut : c’est là leur point faible. C'est peut-être aussi ce qui fait leur force. Si l'on fait dire à un philosophe le contraire de ce qu'il a voulu dire, c'est quelquefois un bien. Il dit alors des paroles sensées. Il faut, d'autre part, rétablir la vérité en ce qui concerne les théories que l'on interprète à tort et à travers : combien de philosophes ont été exploités par l'ignorance ou la politique : ne les rendons pas responsables de cette exploitation. C'est une aventure qui arrive aux plus grands : on n'exploite que les forts. Certains philosophes sont obscurs, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient profonds. Mais, déjà obscurs par eux disciples essaient de mettre à la portée de tous leur philosophie. Les professeurs de philosophie les rendent plus incompréhensibles encore, et finalement personne n'y comprend plus rien. Evitons de leur ressembler, et ne faisons dire à tout philosophe, vrai ou faux, que ce qu'il a voulu dire. Pour discuter une doctrine, il faut la connaître. Comment la discuterons-nous si nous n'avons d'elle qu'une image tronquée ? N'obscurcissons pas à plaisir des théories suffisamment obscures par elles-mêmes, clarifions les plutôt, tâchons de les rendre compréhensibles. Sans rien abdiquer de notre liberté de pensée, faisons l'effort de nous « objectiver », en nous mettant dans la peau du personnage dont nous exposons les théories. Nous devons prendre, pour ainsi dire, à la gorge, chaque philosophe et le forcer à dire toute sa pensée, ce qu'il n'a pas dit ou ce qu'il n'a fait que balbutier. Même s'il est en désaccord avec nous, afin de mieux le combattre, nous devons nous efforcer de mieux le connaître. Un philosophe est un homme comme les autres, qui affecte de ne pas leur ressembler : montrons-le tel qu'il est, et surtout rendons-nous compte s'il n'y a point, entre sa vie et son œuvre, de contradictions, s'il a bien été sincère, et demandons-nous ce que, pour son temps, il a vraiment apporté d'utile à l'humanité. Plaçons-nous dans son milieu : alors tel philosophe qui nous apparaît en retard pour notre époque se révèlera en avance sur la sienne. Il n'a pas toujours été facile aux penseurs de dire toute leur pensée: en exprimant des demi-vérités, ils sont parvenus à dominer leur siècle et à s'imposer même aux tyrans. Voilà ce que nous ne comprenons pas toujours quand nous condamnons les philosophes du passé. Placés, comme les hommes d'aujourd'hui, entre la vie et la mort, ils ont préféré conserver leur existence, non pas au prix de reniements, mais de ruses qui leur ont permis de conserver, sinon toute leur liberté, du moins une partie de leur liberté. Chaque régime a combattu les philosophes quand ceux-ci ont fait preuve d'esprit critique en pensant par eux-mêmes. Quelques-uns ont payé de leur mort leur indépendance. Mais leur pensée leur a survécu. Quelque ardue que soit certaine philosophie, il faut avoir le courage de s'aventurer dans ce labyrinthe : on risque d'être récompensé de sa persévérance par quelque trouvaille. La véritable philosophie ne consiste même dans ce qui n'est pas vivant, même dans l'incohérence et la folie, des parcel l'interprétons. Tel philosophe, qui semble loin de nous, devient ainsi pour nous un précieux collaborateur. Faisons servir la pseudo-philosophie à l’édification de la vraie, - cette philosophie profonde et humaine, où l'esprit critique domine, opposé à l'esprit de résignation et de soumission. Même chez les philosophes les plus bourgeois, il y a quelque chose à glaner. Ils ont souvent dit des « vérités » sans le faire exprès. Ils ont été des destructeurs malgré eux. Certains ont combattu les préjugés de leur classe, la raison n'étant pas chez eux tout à fait morte. Et par là ils ont cessé d'être bourgeois. Mais quelle ironie de constater que des bourgeois élèvent des statues à des penseurs, des écrivains dont l'œuvre est la condamnation de leur vie entière. Les bourgeois n’en sont pas à une incohérence près. Cependant ni Rabelais, ni Voltaire, ni Rousseau, dans la partie vivante de leur œuvre, ne leur appartiennent : ce sont des « rescapés » qui, sortis de leurs rangs, appartiennent à une humanité qui n'offre aucune ressemblance avec celle qu'ils représentent. Les philosophes, ce sont tous les hommes qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont osé penser par eux-mêmes. Quand je dis : les philosophes, je songe surtout aux artistes. Ce sont eux surtout qui ont le privilège de penser et d'exprimer harmonieusement leur pensée. Tous les créateurs de beauté, quels qu'ils soient, sont des philosophes. Il y a toujours, dans l'art véritable, de la pensée. Un art sans pensée est un art sans beauté. C'est un art sans vérité. C'est le faux-art. L'art est une forme de la philosophie et la philosophie est une forme de l'art. On peut remplacer ces mots l'un par l'autre, ils signifient la même réalité. Ce qui rend les études philosophiques si ardues pour les non-initiés, ce n'est pas seulement le mystère dont elles ont été enveloppées, comme si cela pouvait leur communiquer un prestige quelconque ; c'est que, même dépouillées de cet attirail sans élégance, elles sont encore dures à digérer pour des cerveaux habitués à ne pas réfléchir. La philosophie exige un effort de pensée dont bien peu sont capables. Habitués à lire des romans d'une stupidité dont rien n'approche, à voir jouer des pièces sans idée, à ne connaître, des manifestations de l'art, que son affreuse parodie, comment les esprits pourraient-ils goûter les réflexions profondes sur la vie, les recherches désintéressées, les travaux les plus sérieux sur tel ou tel problème, que constitue la philosophie ? Il faut, pour suivre celle-ci, un effort constant, une attention soutenue. Alors que la dispersion fait son œuvre, détournant les cerveaux de la recherche de la vérité, il est difficile, même en s'y prêtant, de concentrer sa pensée, de la ramener sur un sujet qui exige de la patience, du travail et une perpétuelle tension d'esprit. Tant que les brutes seront en majorité dans le monde, seule une élite cultivera la philosophie, puisera dans son étude les plus pures joies intellectuelles. Toute étude à laquelle on n'est pas habitué constitue, quand on l'aborde, un malaise pour l'esprit. Il y a comme une sorte de désarroi et d'hésitation dans la pensée. Ce qui est nouveau réclame de l'attention. Le cerveau doit faire un effort pour entrer en contact avec ce qu'il ne connaît pas. De là vient sans doute que tant de gens repoussent toute innovation comme dangereuse, car elle bouleverse leurs habitudes et trouble leur repos. Se contenter de ce qu'ils ont plus ou moins bien appris, et ne pas savoir autre chose, telle est l'ambition suprême de la plupart des individus. Avec la philosophie on quitte les sentiers battus et l'on s'engage sur une route peu fréquentée, aux prises avec des difficultés qui surgissent de toutes parts. On est pareil à ces explorateurs qui pénètrent pour la première fois dans un pays habité par les bêtes féroces et qui doivent défendre leur existence pied à pied. C'est pourquoi peu de gens s'intéressent à la philosophie, et par philosophie qu'il me soit permis de répéter que j'entends par là non seulement la philosophie proprement dite, mais toute réflexion profonde sur la vie, la pensée sous toutes ses formes, et en particulier, et surtout les œuvres d'art et de littérature sincères. Qui n'a pas le cerveau conformé de façon à s'intéresser à la beauté, qu'il s'en détourne, qu'il aille grossir le nombre des imbéciles et des médiocres. Quand on aborde certaines études, il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés du début. L'entrée du temple de la science est obscure, mais une fois qu'on en a franchi le seuil, quels merveilleux horizons se découvrent au voyageur assoiffé d'infini. Mille merveilles surgissent, et cela compense les fatigues éprouvées. Chez certains penseurs, ce qui semblait d'abord obscur devient lumière, les détails se précisent peu à peu. Ad augusta per augusta, c'est le cas de répéter à propos de la philosophie le mot que Victor Hugo prête, dans Hernani aux conjurés, mot que je traduis par ceux-ci : « On n'arrive sur les sommets qu'à force de patience, d'obstination et d'amour. » Les arcanes de la philosophie finissent par livrer tous leurs secrets à celui qui ne se décourage pas dès les premières pages du livre qu'il vient d'ouvrir pour la première fois. Si une élite seule est capable de s'intéresser à la philosophie, cela ne signifie pas que la philosophie ne s'adresse qu'à une élite. Elle s'adresse à tous : tout homme peut être un philosophe si, dans le métier qu'il exerce, il agit librement ; si, dans son tra société actuelle empêche les hommes d’être eux-mêmes en les contraignant aux gestes mécaniques et en bannissant l'art de leur vie. Elle leur impose des tâches absurdes et déprimantes qui en font des esclaves, des non-artistes, des semblants d'hommes. En les empêchant d'exercer un métier intelligent, elle en fait des ratés et des mécontents qui subissent leur sort sans même avoir le courage de se révolter. Qu'on ne nous objecte point l'adage : primo vivere, deinde philosophari. « Vivre d'abord, philosopher ensuite », c'est-à-dire : discuter, spéculer, imaginer et rêver. Oui, sans doute, il faut vivre matériellement avant de songer à l'idéal. Mais ne vaudrait-il pas mieux mêler l'idéal à notre vie entière, en sorte que vivre et philosopher soit une seule et même fonction ? Dans la société capitaliste, certes, primo vivere, deinde philosophari, il faut d'abord songer à la nourriture du corps avant de songer au pain de l'esprit. Dans une société vivante, ce fossé n'existerait plus. Il n'y aurait plus, entre philosopher et vivre, de barrière. C'est qu'en effet l'idéal existerait en chacun de nos gestes, et toute besogne cesserait, par là même, d'être inférieure. On ne vivrait plus pour manger, on mangerait pour vivre de la vie de l'esprit, sans que la vie matérielle soit un obstacle au développement de cette dernière, au lieu qu'aujourd’hui il y a antagonisme entre la pensée et l'action. Toute philosophie n'est au fond que l'esprit critique analysant chaque chose, destructeur et constructeur à la fois. En même temps qu'il manie la pioche du démolisseur, l'esprit critique pose les fondements d'un nouvel édifice à la place de l'édifice vermoulu qu'il vient d'abattre. On ne conçoit pas que la critique se contente de détruire, ce n'est là qu'une partie de sa tache ; à côté de cette besogne négative, une besogne positive s'impose à elle. C'est celle d'introduire de l'ordre dans les idées, de libérer les sentiments du mensonge, de dépouiller le vieil homme qui sévit sous le masque de l'homme civilisé. Le philosophe a deux fonctions : montrer que les « valeurs » anciennes ne correspondent plus aux besoins profonds de la conscience humaine, et leur substituer des valeurs nouvelles. Toute philosophie comporte une part de négation et une part d'affirmation. Négative, elle voit dans chaque problème son côté fragile, factice et transitoire ; affirmative, elle en considère le côté positif, durable et vivant qui constitue le meilleur de la pensée humaine. Il s'agit d'édifier, en utilisant les matériaux les plus purs, les plus solides parmi ceux que nous a légués le passé, un édifice sain, aéré et propre. Cet édifice s'élève un peu plus chaque jour, mieux équilibré et plus harmonieux, auprès duquel l'agitation des hommes vient mourir comme les flots de la mer viennent se briser sur les rochers du phare qui les domine. A côté de l’enseignement de la philosophie, se place l'histoire de la philosophie, qui en est inséparable. On ne peut rien comprendre à la philosophie si on ne sait rien de son histoire. On est constamment obligé de faire appel à celle-ci quand on étudie les problèmes les plus variés. Sur telle ou telle question, on cite l'opinion d'un ou de plusieurs philosophes, ayant eu un système original et personnel. A chaque instant, on se trouve en présence d'une école, qu'il faut connaître, discuter, quand on examine un problème d'une façon sérieuse. C'est pourquoi il est indispensable de commencer un cours de philosophie par l'histoire de la philosophie, surtout si l'on s'adresse à des profanes qui n'ont qu'une vague idée de la philosophie. Loin de rebuter l'auditeur, elle l'intéresse. C'est une sorte d'initiation sans fatigue pour l'esprit. Pour des débutants, qui sont censés tout ignorer de la philosophie, les mettre en contact avec son histoire, les familiariser avec certains noms, c'est leur faciliter leur tâche, c'est leur rendre moins aride une étude qui exige un effort intellectuel continu ; quand ils aborderont la philosophie proprement dite, ils auront une idée de celle-ci, ils seront moins dépaysés, et en mesure de réfléchir et de discuter. L'histoire de la philosophie doit servir d'introduction à l'enseignement philosophique. Avec elle, on s'initie peu à peu à l'étude des grands problèmes que l'homme intelligent ne peut pas ne pas se poser. Il s'en dégage une leçon qui constitue pour ainsi dire la philosophie de l'histoire de la philosophie. Histoire intéressante et vivante entre toutes, que celle de la philosophie. En étudiant les philosophes, on se rend compte de la marche de l'humanité, de ses tâtonnements, de ses illusions, de ses désillusions, de l'éternel va et vient de l'esprit humain à la recherche de l'absolu ; on voit les erreurs succédant aux erreurs, et quelquefois on découvre dans cet arsenal de systèmes un pur diamant qui resplendit, car il contient une parcelle de vérité.


Gérard de LACAZE-DUTHIERS