Il
y a une certaine philosophie, qui n'a que de lointains rapports avec
ce que l'on désigne d'habitude sous ce nom. Si la philosophie a ses
détracteurs, la faute en est aux philosophes. Ils ont fait de la
philosophie quelque chose de si compliqué, de si impénétrable et
de si abscons, qu'ils ont découragé les meilleures volontés. Ils
se sont enfermés dans leur tour d'ivoire, échafaudant des théories
dans le vide, fabriquant des systèmes incohérents, avec cette
singulière prétention, bien qu'isolés du reste du monde, d'imposer
au monde leurs conceptions. Je ne puis croire à la philosophie telle
que l'enseignent les philosophes. Les philosophes sont pour moi des
abstracteurs de quintessence, des coupeurs de cheveux en quatre. Ils
déraisonnent et sont terriblement ennuyeux. Ils croient se
distinguer du vulgaire, avec lequel ils se confondent, en parlant le
langage des apothicaires et des huissiers. La philosophie est une
variété de « bourrage de crâne ». Comme la Science, comme la
Morale, comme l'Art, comme tout ce qui s'enseigne en médiocratie,
les classes dirigeantes l'ont confisquée à leur profit : la
philosophie est devenue leur prisonnière. Il faut l'arracher à ses
bourreaux et lui rendre sa liberté. Il sied de restituer au vocable
philosophie son sens positif. C'est la tâche réservée aux
véritables philosophes. La philosophie « officielle », d'une
prudence extrême, se tient constamment dans le juste milieu. Sa
timidité lui interdit toute investigation hardie. Elle ne hasarde
rien de contraire aux bonnes mœurs. Elle n'ose s'aventurer sur un
terrain scabreux. Elle se contente de tourner éternellement dans le
même cercle vicieux et de contempler les mêmes paysages ; le monde
serait perdu si elle s'écartait tant soit peu de la route suivie :
ce serait la fin de tout. Tout ce qui est nouveau, original,
indépendant, lui fait peur. La pensée l'effraye. C'est une vieille
radoteuse, qui ne veut pas qu'on la dérange de ses habitudes. Elle
est affreusement laide, et porte un vêtement singulier, qui la fait
ressembler à une folle. Elle parle un langage mesuré, pondéré,
lourd et prétentieux comme sa personne. Elle marche à petits pas,
en s'appuyant sur un bâton, sans rien voir autour d'elle. Jamais
elle ne consentira à faire connaissance avec la vie. Si, par hasard,
elle exprime un semblant d'idée, c'est sans le faire exprès et en
s'excusant bien vite de son audace. Elle invoque l'autorité des
philosophes antérieurs qui eux-mêmes invoquent celle de leurs
prédécesseurs qui tiennent leur autorité des « anciens ». Cette
pseudo philosophie a pour mission de faire respecter la tradition et
d'éterniser, sous des noms différents, les vieilles idoles. Elle
entretient une atmosphère de banalité dans les cerveaux. Elle
veille à ce que l'esprit humain soit bien sage, et ne s'éloigne
jamais du chemin qui lui a été assigné de toute éternité. Elle
interdit toute originalité aux individus. Elle exige que tous les
êtres se ressemblent. Elle est chargée de maintenir l'ordre dans la
cité des idées et de s'opposer à ce que les gens aillent trop
vite. Il faut piétiner sur place pour faire plaisir à cette vieille
coquette qui ne sait qu'inventer pour abrutir les individus. Quel que
soit le déguisement sous lequel elle cache son impuissance, suivant
les lieux et les époques, elle sert le même idéal : celui de la
médiocrité. Ce vocable « philosophie », synonyme de néant, il
sied de lui donner un sens positif qu'il n'a eu que bien rarement. A
la philosophie traditionnelle, étatiste et légale, négative par
excellence, opposons une philosophie d'hommes libérés, a légale et
a-sociale, jugeant les choses en toute indépendance, sans se soucier
de l'opinion et de la tradition. A la pseudo philosophie ou
non-philosophie « archiste », opposons une philosophie «
an-archiste », éclairée par la raison et magnifiée par l'amour.
Nous ne chercherons ni à plaire, ni à déplaire ; nous ne nous
préoccuperons que d'être nous-mêmes. Ce qui nous guidera dans nos
jugements, ce ne sera pas ce que d'autres ont pu dire avant nous,
mais notre conscience. Nous ne mépriserons pas pour cela la pensée
des autres, chaque fois qu'ils auront été eux-mêmes. Nous en
dégagerons l'essentiel. Ce n'est qu'à la condition de ne pas imiter
le passé qu'on le continue. C'est en le dépassant, c'est en
s'opposant à lui qu'on le prolonge dans l'avenir. Imiter quelqu'un
c'est le méconnaître. C'est faire œuvre d'incompréhension.
Admirer vraiment, c'est comprendre. C'est conserver sa liberté au
lieu de l'aliéner. La sympathie exige la différenciation. Il faut
nous efforcer de saisir, dans une pensée qui n'est pas nôtre, un
atome de vérité. Ne soyons ni intransigeants ni exclusifs, sans
pour cela abdiquer notre personnalité. Il faut admettre certaines
pensées que nous n'approuvons pas. Le monde serait affreusement
monotone si nous pensions tous la même chose et agissions
semblablement. Quel enfer ce serait ! Ce qu'il faut, c'est qu'ayant
devant les yeux un idéal de beauté, nous nous efforcions d'y tendre
tous par toutes les routes, que ce soit le même idéal, mais que
nous le réalisions par des voies différentes. La tolérance n'est
pas l'indulgence. Ne confondons pas. Elle ne nous dispense pas de
dire ce que nous pensons de l'action d'autrui. L'indulgence approuve,
la tolérance laisse à l'adversaire la liberté de patauger, de se
montrer tel qu'il est, de se détruire lui-même. En face de
l'intolérance, elle fait preuve d'une patience à toute épreuve, se
gardant bien d'imiter le sectarisme et le fanatisme qui, eux, ne
tolèrent rien. Nous dégager de l'emprise des milieux, nous «
ressaisir » sous les mailles du social qui nous enserrent, telle
sera notre méthode. Notre philosophie sera anarchiste en ce sens
qu'elle reposera sur l'esprit critique qui n'accepte rien les yeux
fermés, mais tient compte de tout ce qui peut aider à la
manifestation de la vérité. Par vérité, je n'entends point un
dogme intangible devant lequel nous n'avons qu'à nous incliner.
J'entends par « vérité » le besoin qui est en nous de vivre une
vie autre que la vie que nous impose la société. C'est là notre
vérité. L'an-archiste est le véritable philosophe, parce que la
sagesse guide ses actes, dans lesquels l'esprit intervient autant que
le cœur pour réaliser par son accord avec lui un équilibre
harmonieux. Il y a philosophes et philosophes. C'est encore un de ces
mots qui expriment tout ce que l'on veut. La langue française
fourmille de vocables auxquels on prête les sens les plus
fantaisistes. Le même mot a trente-six significations pour trente
six individus. Le langage philosophique lui-même aide à cette
confusion, donnent aux mots un sens qu'ils n'ont point. Il est juste
que les philosophes soient victimes de l'exemple qu'ils donnent. Que
sont les philosophes pour le vulgaire ? Des abstracteurs de
quintessence. C'est bien, au fond, ce qu'ils sont en réalité. Mais
la véritable philosophie est autre chose que le langage tarabiscoté
et les formules hermétiques des philosophes professionnels. Ce n'est
point chez les philosophes qu'il faut chercher la véritable
philosophie. Le malheur est qu'en la confondant avec sa contrefaçon
on en méconnaît la réalité. La foule ne fait aucune différence
entre la vraie et la fausse philosophie : elle est incapable de voir
où sont les véritables philosophes. Elle a les philosophes qu'elle
mérite. Au fond, si elle déteste les philosophes, ayant le vague
instinct de quelque chose qui la dépasse, elle a néanmoins une
secrète admiration pour tous ceux qui parlent pour ne rien dire.
Elle ne comprend pas : donc, ce doit être génial ! Les
pseudo-philosophes déshonoreraient la philosophie, si elle pouvait
être déshonorée. Ils ont pris la place des vrais, en sorte que la
philosophie n'est plus qu'une mystification et ne peut plus être
prise au sérieux. Où l'on cherche des philosophes, on trouve des
charlatans. Certes, les philosophes ont de nombreux représentants à
notre époque, mais quel que soit le bruit fait autour de leur nom,
ils ne nous ont rien apporté de bien nouveau. Comme hommes, ils sont
poltrons et timorés, suivent la foule et manquent de courage. Ce
n'est pas du côté de nos soi-disant philosophes qu'on trouve des
esprits libres. Ce sont des hommes sociaux, et cela veut tout dire.
Arrivistes est l'épithète qui convient à ce genre d'intellectuels.
Parce que j'aime la philosophie, je n'aime guère les philosophes.
Ils sont si peu philosophes ! Ils ont exactement les mêmes appétits
et les mêmes besoins que les autres hommes. Ils ont mêmes vices,
mêmes défauts. Ils en ont même davantage. Ils sont pourris de
préjugés. Leur philosophie est un non-sens. Elle reflète leur
mentalité. C'est la philosophie qui convient parfaitement à une
médiocratie sans idéal. Elle est l'expression d'une élite qui,
elle-même, est l'expression d'un troupeau. Suiveurs et suivis se
valent. Il y a une autre philosophie, qui exige chez l'individu
l'harmonie des gestes et des paroles et qui est la victoire de la vie
intérieure sur la vie extérieure. Son harmonie n'est pas en
surface, mais en profondeur. Elle n'est pas un semblant d'harmonie,
masquant tous les désordres. Cette philosophie réelle et vivante,
peu d'hommes l'enseignent et la pratiquent, ceux qui s'intitulent
philosophes moins que les autres, car ils cachent leur vide de pensée
sous des formules creuses et des banalités. Ils sont insincères. On
les trouve toujours du côté du plus fort. Ce qui caractérise ces
eunuques, c'est la crainte. La crainte d'émettre la moindre idée
qui ne figure pas dans le dictionnaire des idées reçues. Ils ont
peur de l'autorité. Ils flattent le pouvoir. Ils se mettent à la
remorque des dirigeants. Tristes individus ! Ils sont bien de leur
époque. Tout autre est le vrai philosophe. Il ne mange pas à tous
les râteliers. Il ne fréquente pas le monde et les académies. Il
se tient en dehors du « mouvement ». Il n'est à la remorque
d'aucun régime. Le philosophe est l'homme d'avant-garde, écrivain,
poète, artiste ou autre, - qui sème des idées sur sa route. La
prison le guette, les dictateurs le pourchassent : il est libre. Il
est certain que ceux qui ont usurpé le titre de philosophes, comme
d'autres celui d'artistes ou d'écrivains, ne sont pas autre chose
que de vulgaires arrivistes. Comment empêcher des gens qui n'ont
aucune idée dans le cerveau de nous donner le change en débitant,
sous le nom d'idées, toutes sortes de lieux communs ? Ne pas penser
est dans les habitudes des pseudo donne le nom de philosophie. Cet
abus d'un vocable qu'on ne devrait employer qu'à bon escient est un
scandale parmi d'autres scandales dont notre époque foisonne. On ne
peut contempler sans rire les acrobaties des philosophes suspendus
dans le vide par un pied. Ils sont amusants. Leurs tours de force
n'arrivent pas à prouver leur force. Leur adresse et leur habileté
ne servent à rien. On essaie de suivre leurs prouesses déclamatoires
: au bout du chemin, on aboutit à une impasse. C'est le vide qu'on
rencontre. Il y a une « philosophie officielle », comme il y a une
esthétique et une morale officielles. Elle résout tous les
problèmes dans un sens autoritaire. Cette philosophie est facilement
reconnaissable sous son masque de libéralisme et les différents
déguisements qu'elle revêt. La véritable philosophie n'est pas là,
mais dans la vie intérieure de l'individu aux prises avec la vie
sociale. Ce qui caractérise la plupart des professeurs de
philosophie, c'est qu'ils ne sont point philosophes. Ils le sont «
officiellement », c'est tout. S'ils l’étaient réellement,
enseigneraient-ils aussi platement la philosophie ? Des professeurs
non artistes et non-écrivains enseignent sans conviction l'art et la
littérature. Est-ce enseigner vraiment qu’enseigner sans
originalité les « matières du programme » ? Enseigner la
philosophie et la pratiquer sont deux choses différentes. Il n'y a
de véritables professeurs de philosophie que celui qui vit sa
philosophie. Il y a des « professeurs d'énergie » sans énergie.
Pareillement, il y a des professeurs de philosophie sans philosophie.
Ils font eux-mêmes partie des professeurs dits d'énergie.
J'entends, ici, par professeur sans philosophie autant l'écrivassier
qui pontifie dans une revue ou un journal, que le bavard qui ergote
dans une chaire. Et quelle philosophie que celle qu'ils enseignent !
Une philosophie morte, une philosophie sans âme, et quand par
hasard, ils côtoient la vraie philosophie, c'est pour l'étouffer.
De toutes les manies qui tyrannisent l'âme humaine, la
philosophomanie est peut-être la moins curable. Nos philosophomanes
ne perdent aucune occasion de montrer leurs talents. Ils font des
discours à tout propos. Aussi réussissent-ils en politique et dans
l'administration. Des gens tiennent commerce de philosophie, comme
ils vendraient du sucre ou des épices. La philosophie est un métier
qui n'exige ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de talent. Cette
philosophie alimentaire, en harmonie, si je puis m'exprimer ainsi,
avec ce qui ne comporte aucune espèce d'harmonie, - avec la critique
et l'esthétique alimentaires, qui nourrissent pas mal de gens, -
philosophie qui flaire d'où vient le vent et flatte les passions, -
comment la prendre au sérieux Inexistante, elle n'en existe pas
moins parles ravages qu'elle exerce. C'est le contraire de toute
philosophie, car sous ce nom on ne peut désigner que ce qui est
libre et vivant. Ces « philosophes » sans philosophie, dépourvus
d'héroïsme à tous les points de vue, n'appartiennent pas, quels
que soient leurs titres et leurs chamarrures, à l'histoire de la
philosophie. Rompre avec leur enseignement, ce devoir s'impose à qui
ne cherche pas dans le jargon philosophique un moyen de se distinguer
du vulgaire. Sous les apparences dont se revêtent les pontifes, leur
vraie nature apparaît : un geste maladroit révèle leur basse
mentalité. Tôt ou tard, l’insincérité des penseurs de la
médiocratie se manifeste. Ils se montrent tels qu'ils sont. Que les
impuissants cherchent dans « la philosophie », comme d'autres dans
l'art et la littérature, un moyen de faire parler d'eux, rien de
plus logique. Le contraire nous étonnerait. On ne peut cependant se
résoudre à contempler ce spectacle sans protester. Philosophe sans
philosophie, ôte ton masque ! Que le vide de ta pensée soit enfin
révélé ! En marge des philosophies « officielles », les
philosophies indépendantes font leur chemin. Elles apportent à
l'humanité des directives nouvelles. Par elles, l'individu
s'augmente et s'embellit. Il approcherait de la perfection, l'être
qui joindrait l'harmonisme de Louis Prat au subjectivisme de Han
Ryner. Toute philosophie vraiment digne de ce nom doit commencer par
une critique de l'autoritarisme sous toutes ses formes, y compris
l'autoritarisme philosophique. Elle ne peut rester indifférente au
triomphe du mensonge, mais dans cette lutte de chaque instant contre
le mensonge, qui est sa raison d'être, elle ne se compromet point.
Elle ne doit pas perdre de vue les hauteurs, si elle veut agir
efficacement. Elle contribue au progrès des esprits par sa sérénité
même. Sa polémique est supérieure. Ce n'est pas la petite
polémique des mécontents et des aigris. Elle renonce à tout
sectarisme. C'est ainsi que la philosophie, en s'élevant sur les
sommets, devient cette « existence volontaire au milieu des lacs et
des hautes montagnes », dont parle Nietzsche. Le philosophe ne
s'abaisse pas à la polémique vulgaire qui ne sort pas de l'insulte
et de la calomnie. Il polémique à sa manière. Sa polémique est
désintéressée. II n'a en vue que l'intérêt de la vérité. Il
dit tout ce qu'il pense. L'indulgence du philosophe n'est pas
faiblesse. Il n'épargne personne, et ne s'épargne pas lui-même.
Avec le sage Han Ryner, je dirai : « L'équilibre philosophique
consiste à éviter également de tyranniser et d'être tyrannisé.
Le désir du philosophe, c'est de se sentir libre parmi des
mouvements libres. » C'est également le désir de l'artiste, du
créateur de beauté sous toutes ses formes, - de quiconque n'est pas
un eunuque, mais un vivant. La véritable philosophie a nom sagesse.
La sagesse d'autrui s'éveille au contact de la nôtre, comme la
nôtre a son contact. Il y a entre les êtres un échange de
sentiments qui peut aider à libérer les êtres. Découvrir, au
contact d'autrui, notre philosophie, de même qu'autrui découvre sa
philosophie au contact de la nôtre, c'est recevoir autant que
donner. Chaque être se donne dans la mesure où il peut se donner,
mais il y a, dans l'humanité, des êtres qui, n'ayant rien à
donner, ne s'enrichiront jamais spirituellement. La philosophie doit
quitter son visage sévère pour revêtir le visage souriant de la
sagesse. Elle doit se laisser facilement aborder. Quand la
philosophie est sagesse, elle existe vraiment. La véritable
philosophie n'est ni triste, ni follement gaie. Elle ignore les joies
factices comme les pleurs hypocrites. Elle se meut dans la joie
sereine comme dans la profonde douleur. Elle est une compagne qui
nous soutient dans l'affliction et partage nos espérances. La
philosophie rend jeune. Elle a le privilège de conserver à l'homme
la fraîcheur de ses sentiments, tout en accroissant la vigueur de
son esprit. Elle en fait un être capable de vibrer et d'aimer,
autant que de penser et d'agir. Le véritable philosophe est une
harmonie qui se déploie librement au sein de la vie. L'existence du
philosophe a son unité. Elle est pareille à une architecture bien
équilibrée, à une statue aux lignes pures, à un poème vivant et
libre. On la contemple comme on contemple un beau vase aux contours
harmonieux. Que notre philosophie soit notre vie même. Faisons
passer nos idées dans nos actes. Qu'est-ce qu'une philosophie qui se
contente de belles paroles ? Une mystification. Ce qui caractérise
le pseudo-philosophe, c'est l'écart qui existe entre sa pensée et
ses actes. C'est son insincérité. La philosophie, c'est la vie
même. La vie se charge de réduire à néant toutes les
pseudos-philosophies. « Ah ! ces philosophes ! » disent, avec un
petit air entendu, des gens qui ne savent même pas ce que c'est que
la philosophie. Ils veulent évidemment dire par là : « Ces fous,
qui n'ont pas des idées comme tout le monde, qui ne font rien comme
les autres, ces utopistes, ces rêveurs, qui vivent dans les nuages
». Et ils les prennent en pitié, parce qu'ils méprisent l'argent
et les honneurs. Sans s'en douter, ils assignent à la philosophie
son véritable but : combattre, en restant sur les hauteurs, le
mensonge sous toutes ses formes. Les imbéciles ont pour les
philosophes un souverain mépris. Ils affectent de ne pas les prendre
au sérieux. Ils ne prennent au sérieux que les pseudo-philosophes
sortis de leurs rangs, qui se chargent de les guider et de les
éclairer. Mais pour l'homme qui pense par lui est, comme l'artiste,
relégué parmi les bouches inutiles. Du moment qu'il ne fait pas de
politique, c'est un être nuisible. C'est un fou dangereux, qu'il
faut mettre hors d'état de nuire. Si les philosophes sont des «
fous », au dire des esprits pratiques, ils le sont à leur manière,
de même que ces derniers le sont en leur genre. Ce n'est pas le même
genre de « folie ». La folie du philosophe ne quitte pas les
sommets ; celle des gens pratiques stagne dans les bas-fonds. La
folie du premier est utile à l'humanité, celle des seconds lui est
nuisible. L'idée fixe de l'artiste n'est pas celle du non-artiste.
Le premier aspire à réaliser la beauté, le second se complait dans
la laideur. En quoi le philosophe qui médite sur le ciel constellé
d'étoiles est-il plus insensé que l'homme d'affaires courbé sur
des chiffres, dont le cerveau s'affole à la pensée qu'il a fait une
mauvaise spéculation, que le politicien qui se maintient au pouvoir
à force d'acrobaties, que le mercanti qui cherche à voler le plus
possible sa clientèle, etc. ? Tous ces gens-là sont fous,
terriblement fous. Le philosophe est moins fou, assurément, que ces
déchets d'humanité. Débarbariser l'âme humaine, la philosophie
n'a pas d'autre but. Comme tout art, la philosophie suppose la
science. Ses racines plongent dans la science pour en extraire la
sève qui s'épanouira en fleurs et en fruits. Philosophie et science
sont inséparables. Les isoler, c'est les mutiler. S'appuyant sur la
science, la philosophie rejoint l'art. Elle devient esthétique. Elle
affirme la nécessité de l'art dans la vie humaine, à la place de
la politique et de la morale, qui sont des négations de la vie. La
philosophie esthétique exige, de la part de l'individu, une vie
libre, une vie vivante dégagée de toute laideur. Elle s'appuie sur
la réalité pour dépasser la réalité. Ce n'est pas toujours, chez
les professeurs de philosophie, que nous trouvons la vraie
philosophie. Nous trouvons, chez eux, des bavardages sur la
philosophie des autres, qu'ils approuvent, si elle est amorphe,
qu'ils combattent, si elle est sincère. La philosophie doit être
cherchée beaucoup plus dans les ouvrages des critiques, essayistes,
romanciers, poètes et dramaturges, qui ont quelque chose à nous
dire, que du côté des philosophes qui ont usurpé ce titre par leur
savoir-faire et leur habileté. Même dans une chaire « officielle
», un penseur original peut renouveler la philosophie et se montrer
sincère. Rares sont ces esprits d'avant-garde que leur métier n'a
pas corrompu. Ils n'en ont que plus de mérite. Mais vraiment on les
compte. La philosophie est la recherche de l'harmonie sous toutes ses
formes. Etre philosophe, c'est tenter de concilier dans sa personne
l'amour et la raison, le conscient et l'inconscient. La philosophie
est une esthétique et le philosophe un artiste. La vie humaine peut
être une œuvre d'art, au même titre qu'un poème. Elle exige,
comme l'art, indépendance et sincérité. Des gens s'intitulent «
philosophes » comme ils s'intituleraient n'importe quoi. Ils vendent
de pseudo-idées Et vivent de mystifications. Ces mercantis de la
pensée ont des prétentions sans bornes. Le tort qu'on a, c'est de
les prendre an sérieux. De même qu'il existe une « critique
alimentaire », une esthétique et une morale « alimentaires »,
etc., qui empêchent certains individus de mourir de faim, il existe
une philosophie « ali exploitent un « filon » et vivent aux dépens
de la bêtise humaine. Ce sont des malins qui se croient très forts.
Ils le sont, en effet, en un certain sens. On les prend pour de
grands esprits. La philosophie alimentaire suppose toutes sortes de
compromissions. Le pseudo-philosophe se voit contraint de trahir ses
amis et de flatter ses ennemis. Il fait de la politique. Il mange à
tout les râteliers. C'est une espèce de « déclassé » qui arrive
à ses fins. Il possède l'intelligence des affaires, plus que celle
de la philosophie. Ces philosophes politiciens restent toute leur vie
des « ratés » malgré leurs titres et les grades. La philosophie
est l'expression d'un cerveau affranchi qui pense par lui même. Ne
demandons pas de penser par eux-mêmes aux pseudo-philosophes. Leur
pensée ne leur appartient pas. Moins ils ont d'originalité, plus
ils ont de prétentions. Leur cerveau est compliqué comme leur
existence. Vide, comme elle. Ils ne font rien, naturellement. Le
philosophe véritable est un être simple. S'il se tient à l'écart
de la foule, ce n'est point par vanité. Loin de chercher à leur en
imposer par ses grands airs, il passe inaperçu au milieu des hommes.
Il n'essaie pas d'attirer l'attention sur lui par des grimaces. Sa
sérénité est celle du sage. Les pontifes affectent une sérénité
qui ne trompe que les imbéciles. La sérénité du philosophe n'est
point cette attitude équivoque qui nous fait considérer avec la
même indifférence la beauté et la laideur, la vérité et le
mensonge. On appelle cela planer ! Appelons cela ramper. La sérénité
du philosophe n'en fait point un eunuque ; il y a dans sa sérénité
une vie profonde et intense que ne connaissent point les agités.
Sérénité qui n'ignore ni la souffrance, ni la joie, ni la lutte,
ni le danger, et qui est faite de la volonté de rester soi-même
dans tous les milieux. Philosophie, que de bêtises on a dites en ton
nom ! Je renonce à les énumérer. Par elles, ou ne peut se faire
une bien belle idée de l'esprit humain. Je n'appelle pas « bêtises
» des erreurs inévitables d'où peuvent naître des « vérités ».
Je n'appelle pas « bêtises » des recherches non couronnées de
succès, des utopies plus créatrices que de plates réalités. Qui
ne cherche pas, ne s'expose pas à errer. Il y a des erreurs qui ont
rendu plus de services à l'humanité que de petites vérités
superficielles et transitoires. J'appelle de ce nom des divagations
qui n'ont rien à voir avec la philosophie et que l'on s'obstine à
confondre avec elle. Le langage amphigourique des philosophes ne
prouve point leur profondeur. Si des grands philosophes ont dit des «
bêtises », de petits en ont dit bien davantage, et n'ont dit que
cela. Dans leurs théories, on ne peut rien prendre. Aucune vérité
ne luit dans leurs erreurs. Les autres ne se sont jamais trompés
pour rien. Leur philosophie existe. La philosophie n'est pas quelque
chose que l'on place au-dessus de la vie, mais qui a sa source dans
la vie même. La philosophie c'est tout ce qui, dans l'art et la
littérature, augmente la pensée de l'homme. Ainsi, elle est souvent
hors de la philosophie. Certaine philosophie est la négation de la
philosophie. Nous arrivons à ceci, qui semble un paradoxe, que pour
connaître la philosophie nous devons nous adresser à d'autres
hommes qu'à des philosophes. Un philosophe devrait être un homme
universel, connaissant tous les arts et pratiquant tous les métiers.
Un tel homme n'existe pas. Chaque philosophe est un spécialiste :
autant de sciences, autant de philosophes. Mais celui qui tente de
dégager l'éternel de l'éphémère, l'unité de la variété,
celui-là seul est un philosophe. Le véritable philosophe serait
l’homme qui dégagerait l'harmonie des contraires. Or, je ne vois
qu’une sorte de philosophes assez vivant pour réussir dans cette
entreprise : l'Artiste. Et par artiste j'entends tout créateur de
beauté, quel qu'il soit, le poète dans ses multiples
manifestations. Il y aurait beaucoup à dire sur la philosophie, sur
ce qu'elle est et sur ce qu'elle devrait être : la philosophie
devrait avoir pour but de nous apprendre à devenir meilleurs. Elle
devrait consister, avant tout, dans la réforme de notre « moi ».
Elle devrait avoir pour objet de nous aider à échapper à l'emprise
du social, pour que nous vivions enfin notre vie. Elle devrait
s'efforcer de nous faire passer de l'état de sous-hommes à celui
d'hommes vivants et pensants. Nous apprendre à vivre en beauté,
telle devrait être l'unique philosophie. La philosophie est un art :
c'est l'art de vivre par excellence. Penser, rêver, aimer, agir,
créer, il n'y a point d'autre philosophie. Appelez cela d'un autre
nom, peu importe. Cela suppose une autre vie que la vie que nous
vivons, cela suppose une conception de la sagesse autre que celle que
l'on nous enseigne, cela suppose une humanité régénérée et
embellie, autre que l'humanité que nous avons sous les yeux. Cela
suppose l’affranchissement total des individus. Il y a la
philosophie morte et la philosophie vivante. La première a entretenu
l'humanité dans sa laideur, elle est cette laideur même. La
philosophie vivante est celle qui, dans chaque système
philosophique, dans chaque œuvre d'art ou de littérature, ancienne
ou moderne, représente l'idée en marche, le mouvement et l'action.
La philosophie n'est point donnée une fois pour toutes : elle se
fait chaque jour, mais dans ses transformations successives les mêmes
éléments demeurent, dont chaque individu fait son profit pour sa
libération spirituelle. A travers la philosophie qui passe s'exprime
la philosophie qui demeure, et qui est faite de tous les nobles
gestes, de toutes les belles pensées, de toutes les aspirations
sincères, sans lesquelles l'humanité ne serait qu'un troupeau de
brutes. C'est ce côté positif de la philosophie qui seul compte ;
le côté négatif ne nous intéresse que comme curiosité : c'est
une manifestation du néant, rien de plus. Ou ne peut vraiment donner
le nom de philosophie qu'à ce qui enrichit l'esprit, l'oblige à
penser, lui fait concevoir la vie d'une façon vivante, l'arrache à
la servitude et à la mort sous toutes ses formes. La philosophie
devrait être une œuvre d'art et le philosophe un artiste. Au lieu
de cela, la philosophie est quelque chose d'amorphe, d'où la vie est
absente. C'est la plupart du temps un docte bafouillage. Ceux qui
s'intitulent pompeusement philosophes, pour se distinguer du reste de
l'humanité, ne sont que des farceurs ou des impuissants. La
philosophie est devenue, entre les mains de la bourgeoisie, quelque
chose qui n'a de nom dans aucune langue. La vraie philosophie doit
être cherchée dans l'œuvre des grands artistes, et, parmi les
philosophes, seuls méritent ce titre l'eux qui sont des artistes.
Art et philosophie, loin de s'exclure, se confondent. Qu'est-ce que
la philosophie ? Question qui reste sans réponse, ou provoque les
réponses les plus saugrenues de la part des gens. Il n'est pas
facile de savoir, au juste, ce que c'est que la philosophie, quand
les philosophes ne le savent pas eux mêmes. On dit, de certaines
personnes : « C'est un philosophe », ce qui signifie : « C'est un
être qui ne s'émeut de rien, supporte tous les maux, accepte toutes
les souffrances, se rit de la bêtise, et finalement renonce à
l'action ». Cependant, le véritable philosophe ne se résignera
jamais à subir toutes les humiliations, toutes les privations, sous
prétexte que son âme reste libre. Non, l'âme n'est pas libre qui
accepte aveuglément son sort. C'est faire le jeu de la laideur que
de renoncer à vivre. Cette façon d'envisager la philosophie est
néfaste : celle-ci ne saurait être faite de passivité et de
résignation. Le stoïcisme du philosophe n'est pas cela. La
philosophie doit être la révolte la plus élevée de l'esprit
humain contre toutes les iniquités. Certes, le philosophe ne se fait
aucune illusion sur la bonté de la nature et la justice des hommes.
Mais il agit quand même, sans espérer quoi que ce soit, sachant que
toute action n'est pas perdue, même si elle n'est pas couronnée de
succès immédiat. L'action du philosophe, c'est sa pensée, et sa
pensée porte toujours ses fruits. Qu'est-ce que la philosophie?
Est-ce l'amour de la sagesse, comme l'étymologie l’indique (du
grec philos, ami, et sophia, sagesse) ? C'est là son sens le plus
large. Et c'est au fond son vrai sens. Mais qu'est-ce que la sagesse
? Est-ce le bon sens étroit du bourgeois, qui a peur de se
compromettre s'il émet une idée ? Ce n’est point cette caricature
de sagesse que la sagesse du philosophe. Dans la sagesse viennent
s'épanouir les plus beaux dons de l'homme : beauté, sincérité.
Etre sage n'a jamais voulu dire : reculer, avoir peur de l'inconnu,
stagner. Cette conception de la sagesse est fausse. La sagesse des
eunuques parodie la sagesse. Le vocable philosophie est un vocable
extrêmement complexe, qui désigne les choses les plus différentes.
Elle embrasse l'univers et, dans l'univers, cet autre univers qu'est
l'homme. Elle constitue une discipline supérieure, servant de trait
d’union entre toutes les disciplines, différant de celles-ci tout
en entretenant avec elles des rapports étroits. Elle analyse et
synthétise ; elle observe et elle imagine : elle est à la fois rêve
et réalité. Œuvre de science, elle est en même temps œuvre d'art
: elle dégage l'harmonie de toute chose, et propose à l'homme un
autre idéal que celui de manger et de boire. Sous ses multiples
significations, elle est bien la science de la sagesse : tout ce que
l'homme connaît n'étant pour lui qu'un moyen de s'augmenter et de
s’enrichir intérieurement. Le philosophe est l'homme qui sculpte
sa propre statue, la perfectionnant sans cesse, l'ennoblissant par de
perpétuelles retouches, en faisant une œuvre d'art, dont la note
dominante est l'harmonie. Il y a, en dehors et au-dessus de la
philosophie traditionnelle, une philosophie humaine, qui n'est
enseignée nulle part, et qui est la seule qui ait un sens. Elle
incarne la liberté de l'esprit dans sa plus haute expression. Elle
est la forme la plus élevée du progrès. Toute philosophie réside
dans la science de la conscience et la conscience de la science. Dans
le premier cas, la philosophie consiste à se connaître soi-même,
afin de se diriger sans secours étranger, à perfectionner sans
cesse la technique de sa vie, pour agir harmonieusement ; dans le
second, elle consiste à avoir conscience du pouvoir que nous avons
sur ces choses en les faisant servir à notre perfectionnement au
lieu d'utiliser pour nous diminuer une science sans conscience, mise
au service de la mort. Ces deux formules se complètent, ne sont que
deux aspects de l'homme envisagé au double point de vue intérieur
et extérieur. A la philosophie de « classe » il ne sied point
d'opposer une autre philosophie de classe, mais la philosophie tout
court. La philosophie ne sert aucun parti, si chaque parti s'en sert.
Elle est quelque chose d'inactuel et d'actuel à la fois, qui plane
au-dessus de notre existence quotidienne et cependant se mêle
constamment à elle. Ce vocable peut signifier, pour nous, autre
chose que ce qu'il signifie pour la plupart des individus. Le mot «
philosophie » veut dire « amour de la sagesse ». Pour ceux qui
n'en comprennent pas le sens il signifie : « amour de la folie. »
C'est bien, en effet, ce qu'elle est chez certains philosophes. On
peut ne pas employer de formules bizarres et se garder de phrases
contournées, et cependant n'être qu'un fou. La folie n'est pas
qu'extravagance : elle est aussi timidité, pauvreté de fond et de
forme. C'est la sagesse, et la sagesse seule, que nous recherchons, à
l'aide de toutes les méthodes et sur toutes les routes. La sagesse
seule nous intéresse, car en elle seule habitent la justice et la
vérité. La sagesse est la forme suprême de la beauté. Hors de la
sagesse, point de salut. Etre sage ne signifie pas : être timide,
obéir et se résigner. Etre sage signifie vivre, mais vivre
normalement, non à la façon anormale des brutes qui se prétendent
normales parce qu'elles ont légalisé leurs sales instincts. Aimer
la sagesse, c'est aimer la vie. Ont seuls droit au beau nom de sages
ceux qui, dans l'humanité, ne piétinent pas sur place, refusent de
regarder en arrière, ne s'attardent pas à répéter des lieux
communs, en un mot qui ne pratiquent pas cette pseudo-sagesse en
honneur dans notre société. Il y a deux philosophies : celle du
passé et celle de l'avenir. N'hésitons pas entre les deux, Cette
dernière est la nôtre. A nous de la créer sur les ruines de
l’ancienne. La vraie philosophie cependant ne peut être située ni
en arrière, ni en avant : elle est en nous, elle réside dans notre
pensée, elle est la manifestation de notre héroïsme intérieur.
Elle ne connaît pas de bornes : le temps ni l'espace ne peuvent la
limiter. Elle est, - ou elle n'est pas. Notre « philosophie » n'est
point une philosophie d'esclaves. Que voulons nous ? Examiner toute
chose avec nos yeux, rejeter l'esprit d'autorité, nous délivrer des
chaînes qui enlisent la pensée. Quelques philosophes ont tenté ce
suprême effort, mais c'était pour retomber, comme Descartes, sous
le joug de l’autorité. Les uns et les autres ne semblaient rejeter
les chaînes traditionnelles que pour s'en forger de nouvelles, aussi
lourdes à porter. Et l'autorité était rétablie sous un autre nom,
un dogme en remplaçait un autre : tout était à refaire. N'importe,
même dans ces équivoques, ces compromis, il y a quelque chose à
prendre. Ce qu'il y a de particulier aux systèmes philosophiques,
c'est qu'on peut en tirer tout ce qu'on veut : c’est là leur point
faible. C'est peut-être aussi ce qui fait leur force. Si l'on fait
dire à un philosophe le contraire de ce qu'il a voulu dire, c'est
quelquefois un bien. Il dit alors des paroles sensées. Il faut,
d'autre part, rétablir la vérité en ce qui concerne les théories
que l'on interprète à tort et à travers : combien de philosophes
ont été exploités par l'ignorance ou la politique : ne les rendons
pas responsables de cette exploitation. C'est une aventure qui arrive
aux plus grands : on n'exploite que les forts. Certains philosophes
sont obscurs, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient profonds. Mais,
déjà obscurs par eux disciples essaient de mettre à la portée de
tous leur philosophie. Les professeurs de philosophie les rendent
plus incompréhensibles encore, et finalement personne n'y comprend
plus rien. Evitons de leur ressembler, et ne faisons dire à tout
philosophe, vrai ou faux, que ce qu'il a voulu dire. Pour discuter
une doctrine, il faut la connaître. Comment la discuterons-nous si
nous n'avons d'elle qu'une image tronquée ? N'obscurcissons pas à
plaisir des théories suffisamment obscures par elles-mêmes,
clarifions les plutôt, tâchons de les rendre compréhensibles. Sans
rien abdiquer de notre liberté de pensée, faisons l'effort de nous
« objectiver », en nous mettant dans la peau du personnage dont
nous exposons les théories. Nous devons prendre, pour ainsi dire, à
la gorge, chaque philosophe et le forcer à dire toute sa pensée, ce
qu'il n'a pas dit ou ce qu'il n'a fait que balbutier. Même s'il est
en désaccord avec nous, afin de mieux le combattre, nous devons nous
efforcer de mieux le connaître. Un philosophe est un homme comme les
autres, qui affecte de ne pas leur ressembler : montrons-le tel qu'il
est, et surtout rendons-nous compte s'il n'y a point, entre sa vie et
son œuvre, de contradictions, s'il a bien été sincère, et
demandons-nous ce que, pour son temps, il a vraiment apporté d'utile
à l'humanité. Plaçons-nous dans son milieu : alors tel philosophe
qui nous apparaît en retard pour notre époque se révèlera en
avance sur la sienne. Il n'a pas toujours été facile aux penseurs
de dire toute leur pensée: en exprimant des demi-vérités, ils sont
parvenus à dominer leur siècle et à s'imposer même aux tyrans.
Voilà ce que nous ne comprenons pas toujours quand nous condamnons
les philosophes du passé. Placés, comme les hommes d'aujourd'hui,
entre la vie et la mort, ils ont préféré conserver leur existence,
non pas au prix de reniements, mais de ruses qui leur ont permis de
conserver, sinon toute leur liberté, du moins une partie de leur
liberté. Chaque régime a combattu les philosophes quand ceux-ci ont
fait preuve d'esprit critique en pensant par eux-mêmes. Quelques-uns
ont payé de leur mort leur indépendance. Mais leur pensée leur a
survécu. Quelque ardue que soit certaine philosophie, il faut avoir
le courage de s'aventurer dans ce labyrinthe : on risque d'être
récompensé de sa persévérance par quelque trouvaille. La
véritable philosophie ne consiste même dans ce qui n'est pas
vivant, même dans l'incohérence et la folie, des parcel
l'interprétons. Tel philosophe, qui semble loin de nous, devient
ainsi pour nous un précieux collaborateur. Faisons servir la
pseudo-philosophie à l’édification de la vraie, - cette
philosophie profonde et humaine, où l'esprit critique domine, opposé
à l'esprit de résignation et de soumission. Même chez les
philosophes les plus bourgeois, il y a quelque chose à glaner. Ils
ont souvent dit des « vérités » sans le faire exprès. Ils ont
été des destructeurs malgré eux. Certains ont combattu les
préjugés de leur classe, la raison n'étant pas chez eux tout à
fait morte. Et par là ils ont cessé d'être bourgeois. Mais quelle
ironie de constater que des bourgeois élèvent des statues à des
penseurs, des écrivains dont l'œuvre est la condamnation de leur
vie entière. Les bourgeois n’en sont pas à une incohérence près.
Cependant ni Rabelais, ni Voltaire, ni Rousseau, dans la partie
vivante de leur œuvre, ne leur appartiennent : ce sont des «
rescapés » qui, sortis de leurs rangs, appartiennent à une
humanité qui n'offre aucune ressemblance avec celle qu'ils
représentent. Les philosophes, ce sont tous les hommes qui, dans
tous les temps et dans tous les pays, ont osé penser par eux-mêmes.
Quand je dis : les philosophes, je songe surtout aux artistes. Ce
sont eux surtout qui ont le privilège de penser et d'exprimer
harmonieusement leur pensée. Tous les créateurs de beauté, quels
qu'ils soient, sont des philosophes. Il y a toujours, dans l'art
véritable, de la pensée. Un art sans pensée est un art sans
beauté. C'est un art sans vérité. C'est le faux-art. L'art est une
forme de la philosophie et la philosophie est une forme de l'art. On
peut remplacer ces mots l'un par l'autre, ils signifient la même
réalité. Ce qui rend les études philosophiques si ardues pour les
non-initiés, ce n'est pas seulement le mystère dont elles ont été
enveloppées, comme si cela pouvait leur communiquer un prestige
quelconque ; c'est que, même dépouillées de cet attirail sans
élégance, elles sont encore dures à digérer pour des cerveaux
habitués à ne pas réfléchir. La philosophie exige un effort de
pensée dont bien peu sont capables. Habitués à lire des romans
d'une stupidité dont rien n'approche, à voir jouer des pièces sans
idée, à ne connaître, des manifestations de l'art, que son
affreuse parodie, comment les esprits pourraient-ils goûter les
réflexions profondes sur la vie, les recherches désintéressées,
les travaux les plus sérieux sur tel ou tel problème, que constitue
la philosophie ? Il faut, pour suivre celle-ci, un effort constant,
une attention soutenue. Alors que la dispersion fait son œuvre,
détournant les cerveaux de la recherche de la vérité, il est
difficile, même en s'y prêtant, de concentrer sa pensée, de la
ramener sur un sujet qui exige de la patience, du travail et une
perpétuelle tension d'esprit. Tant que les brutes seront en majorité
dans le monde, seule une élite cultivera la philosophie, puisera
dans son étude les plus pures joies intellectuelles. Toute étude à
laquelle on n'est pas habitué constitue, quand on l'aborde, un
malaise pour l'esprit. Il y a comme une sorte de désarroi et
d'hésitation dans la pensée. Ce qui est nouveau réclame de
l'attention. Le cerveau doit faire un effort pour entrer en contact
avec ce qu'il ne connaît pas. De là vient sans doute que tant de
gens repoussent toute innovation comme dangereuse, car elle
bouleverse leurs habitudes et trouble leur repos. Se contenter de ce
qu'ils ont plus ou moins bien appris, et ne pas savoir autre chose,
telle est l'ambition suprême de la plupart des individus. Avec la
philosophie on quitte les sentiers battus et l'on s'engage sur une
route peu fréquentée, aux prises avec des difficultés qui
surgissent de toutes parts. On est pareil à ces explorateurs qui
pénètrent pour la première fois dans un pays habité par les bêtes
féroces et qui doivent défendre leur existence pied à pied. C'est
pourquoi peu de gens s'intéressent à la philosophie, et par
philosophie qu'il me soit permis de répéter que j'entends par là
non seulement la philosophie proprement dite, mais toute réflexion
profonde sur la vie, la pensée sous toutes ses formes, et en
particulier, et surtout les œuvres d'art et de littérature
sincères. Qui n'a pas le cerveau conformé de façon à s'intéresser
à la beauté, qu'il s'en détourne, qu'il aille grossir le nombre
des imbéciles et des médiocres. Quand on aborde certaines études,
il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés du début.
L'entrée du temple de la science est obscure, mais une fois qu'on en
a franchi le seuil, quels merveilleux horizons se découvrent au
voyageur assoiffé d'infini. Mille merveilles surgissent, et cela
compense les fatigues éprouvées. Chez certains penseurs, ce qui
semblait d'abord obscur devient lumière, les détails se précisent
peu à peu. Ad augusta per augusta, c'est le cas de répéter à
propos de la philosophie le mot que Victor Hugo prête, dans Hernani
aux conjurés, mot que je traduis par ceux-ci : « On n'arrive sur
les sommets qu'à force de patience, d'obstination et d'amour. » Les
arcanes de la philosophie finissent par livrer tous leurs secrets à
celui qui ne se décourage pas dès les premières pages du livre
qu'il vient d'ouvrir pour la première fois. Si une élite seule est
capable de s'intéresser à la philosophie, cela ne signifie pas que
la philosophie ne s'adresse qu'à une élite. Elle s'adresse à tous
: tout homme peut être un philosophe si, dans le métier qu'il
exerce, il agit librement ; si, dans son tra société actuelle
empêche les hommes d’être eux-mêmes en les contraignant aux
gestes mécaniques et en bannissant l'art de leur vie. Elle leur
impose des tâches absurdes et déprimantes qui en font des esclaves,
des non-artistes, des semblants d'hommes. En les empêchant d'exercer
un métier intelligent, elle en fait des ratés et des mécontents
qui subissent leur sort sans même avoir le courage de se révolter.
Qu'on ne nous objecte point l'adage : primo vivere, deinde
philosophari. « Vivre d'abord, philosopher ensuite », c'est-à-dire
: discuter, spéculer, imaginer et rêver. Oui, sans doute, il faut
vivre matériellement avant de songer à l'idéal. Mais ne
vaudrait-il pas mieux mêler l'idéal à notre vie entière, en sorte
que vivre et philosopher soit une seule et même fonction ? Dans la
société capitaliste, certes, primo vivere, deinde philosophari, il
faut d'abord songer à la nourriture du corps avant de songer au pain
de l'esprit. Dans une société vivante, ce fossé n'existerait plus.
Il n'y aurait plus, entre philosopher et vivre, de barrière. C'est
qu'en effet l'idéal existerait en chacun de nos gestes, et toute
besogne cesserait, par là même, d'être inférieure. On ne vivrait
plus pour manger, on mangerait pour vivre de la vie de l'esprit, sans
que la vie matérielle soit un obstacle au développement de cette
dernière, au lieu qu'aujourd’hui il y a antagonisme entre la
pensée et l'action. Toute philosophie n'est au fond que l'esprit
critique analysant chaque chose, destructeur et constructeur à la
fois. En même temps qu'il manie la pioche du démolisseur, l'esprit
critique pose les fondements d'un nouvel édifice à la place de
l'édifice vermoulu qu'il vient d'abattre. On ne conçoit pas que la
critique se contente de détruire, ce n'est là qu'une partie de sa
tache ; à côté de cette besogne négative, une besogne positive
s'impose à elle. C'est celle d'introduire de l'ordre dans les idées,
de libérer les sentiments du mensonge, de dépouiller le vieil homme
qui sévit sous le masque de l'homme civilisé. Le philosophe a deux
fonctions : montrer que les « valeurs » anciennes ne correspondent
plus aux besoins profonds de la conscience humaine, et leur
substituer des valeurs nouvelles. Toute philosophie comporte une part
de négation et une part d'affirmation. Négative, elle voit dans
chaque problème son côté fragile, factice et transitoire ;
affirmative, elle en considère le côté positif, durable et vivant
qui constitue le meilleur de la pensée humaine. Il s'agit d'édifier,
en utilisant les matériaux les plus purs, les plus solides parmi
ceux que nous a légués le passé, un édifice sain, aéré et
propre. Cet édifice s'élève un peu plus chaque jour, mieux
équilibré et plus harmonieux, auprès duquel l'agitation des
hommes vient mourir comme les flots de la mer viennent se briser sur
les rochers du phare qui les domine. A côté de l’enseignement de
la philosophie, se place l'histoire de la philosophie, qui en est
inséparable. On ne peut rien comprendre à la philosophie si on ne
sait rien de son histoire. On est constamment obligé de faire appel
à celle-ci quand on étudie les problèmes les plus variés. Sur
telle ou telle question, on cite l'opinion d'un ou de plusieurs
philosophes, ayant eu un système original et personnel. A chaque
instant, on se trouve en présence d'une école, qu'il faut
connaître, discuter, quand on examine un problème d'une façon
sérieuse. C'est pourquoi il est indispensable de commencer un cours
de philosophie par l'histoire de la philosophie, surtout si l'on
s'adresse à des profanes qui n'ont qu'une vague idée de la
philosophie. Loin de rebuter l'auditeur, elle l'intéresse. C'est une
sorte d'initiation sans fatigue pour l'esprit. Pour des débutants,
qui sont censés tout ignorer de la philosophie, les mettre en
contact avec son histoire, les familiariser avec certains noms, c'est
leur faciliter leur tâche, c'est leur rendre moins aride une étude
qui exige un effort intellectuel continu ; quand ils aborderont la
philosophie proprement dite, ils auront une idée de celle-ci, ils
seront moins dépaysés, et en mesure de réfléchir et de discuter.
L'histoire de la philosophie doit servir d'introduction à
l'enseignement philosophique. Avec elle, on s'initie peu à peu à
l'étude des grands problèmes que l'homme intelligent ne peut pas ne
pas se poser. Il s'en dégage une leçon qui constitue pour ainsi
dire la philosophie de l'histoire de la philosophie. Histoire
intéressante et vivante entre toutes, que celle de la philosophie.
En étudiant les philosophes, on se rend compte de la marche de
l'humanité, de ses tâtonnements, de ses illusions, de ses
désillusions, de l'éternel va et vient de l'esprit humain à la
recherche de l'absolu ; on voit les erreurs succédant aux erreurs,
et quelquefois on découvre dans cet arsenal de systèmes un pur
diamant qui resplendit, car il contient une parcelle de vérité.
Gérard
de LACAZE-DUTHIERS