Réalité de l’inter-national et dogmatique de la Nation
Par Sidi-Mohamed Barkat
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La présence des migrants en
Europe ressemble beaucoup à une intempérie. Le côté grand large de la vision de
l’histoire associé à la présence des
migrants perturbe les mythes nationaux
réactivés et déformés dans un contexte
largement soumis aux règles inflexibles de la mondialisation. Cette
perturbation revivifie. Elle ouvre l’horizon sur un au-delà du théâtre du monde homogène
désormais fantasmé- celui des nations essentialisées- sur l’invention de lieux
inédits bien réels, ceux de l’égalité. Cette présence porte très haut la
sensibilité de ceux qui tournent leur regard vers les migrants. Elle la porte à
un niveau autorisant les rencontres interdites par les organisations
gestionnaires. Les barrières séparant les identités- référence désormais
obligée-sont franchies. Une association en acte, sans distinction de
nationalité, se crée. Un miracle s’accomplit : le brouillage des lignes
identitaires ne constitue pas une
menace pour la vie, mais plutôt son
intensification. Il fait exister la réalité à travers le mouvement qui
rapproche les gens en une sorte d’appartenance réciproque. La vallée de la Roja
est devenue, pour ceux qui ont appris à détourner les yeux d’eux-mêmes, un lieu
en-chanté où un monde commun, un monde vivant, se révèle. La manifestation de l’inter-national
est synonyme, ici, de la création d’un lieu où le code qui marque les divisions
n’a plus court, où nul n’aspire à être au centre et où les gestes des uns et
des autres se reconnaissent et se répondent. L’horizon de l’au-delà des
nationalités est celui du rassemblement qui repousse au loin les penchants à
tenir les corps en respect.
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Ce dérèglement vivifiant est
cependant mis en scène sous la figure infernale de l’abîme et du chaos par
ceux, de plus en plus nombreux, qui s’accrochent à l’illusoire îlot national
comme à une planche de salut dans un monde bousculé et mis à terre par un
capitalisme triomphant ne se suffisant plus de porter un peu plus loin les
limites de l’espace sur lequel il règne en maître, mais vraisemblablement en
passe de les dissoudre entièrement. Il est mis en scène sous les traits d’un choc
meurtrier avec une multitude foncièrement étrangère, envahissante, profanatrice
et corruptrice, représentée sous la figure même de ce qui mettrait en péril l’économie
générale des lieux, le sens des frontières protectrices délimitant clairement
le pays, la protection des propriétés morales des nations civilisées. Le
migrant est dépeint avant tout sous les aspects d’un individu coupable à
priori, coupable d’être compromis avec la vie. Une vie présentée sous la figure
de la mort - altération, dégradation et même destruction de « nos valeurs »,
dit-on, de « nos traditions », de « nos libertés », de « notre
mode de vie », etc.
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L’accomplissement de la vie
par le migrant, dans sa migration même, le dépassement d’une situation frappée
au coin du fantasme d’une forme nation figée occupe dans cette perspective une
place équivalente à celle de la pulsion dans l’économie psychique. L’agir du migrant,
forcément dé-nationalisant, dénaturant, serait essentiellement de nature
pulsionnelle. Et l’accomplissement de la vie, assimilée à un processus de
destruction, appellerait par conséquent son refoulement. Il n’est pas exagéré
de dire du refus de la présence du migrant dans les pays d’Europe qu’il se
déclare ainsi selon un mode dont la visée n’est rien de moins que l’expulsion de la vie, légitimée
par un discours de promotion de la raison dont seraient porteuses les valeurs
exaltées de la nation. Ces valeurs communes n’existent pas, naturellement, et
chacun les imagine à partir de son propre prisme idéologique mais la déclaration
de leur existence est censée jouer le rôle d’un opérateur de rassemblement et d’union.
Dans les moments de crise, certainement le rôle d’un opérateur de communion.
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Le migrant, c’est tout d’abord,
dans ces circonstances, une perception. Il peut être clandestin, mais aussi
bien légalement établi sur le territoire, ou encore naturalisé. L’enfant de
migrants devenu français en vertu du droit du sol demeure lui aussi
foncièrement un migrant. Le migrant ainsi perçu est toujours affiché dans les
discours de rejet sous la figure d’un être indéfiniment incapable d’accéder
pleinement à l’âge de raison, c’est-à-dire d’être en mesure d’établir un
rapport sensé avec le pays. Le mouvement de migration actuel, dont une petite
partie seulement vers l’Europe, ne serait pas l’effet d’un réseau complexe de
déterminations lié à la transformation du rapport de travail à l’échelle
planétaire, aux guerres, au climat, à la corruption des dirigeants, un réseau
qui fait de certaines parties du monde de vastes régions de désolation, en tout
cas ayant perdu leur visage de pays et que des hommes et des femmes, bien
que sachant devoir affronter les
malheurs les plus terribles, quittent en puisant en eux une force éminemment
politique. Il serait la simple conséquence d’une réalité de misère – économique
ou sociale, selon les interprétations – liée à l’identité de peuples sans
consistance symbolique, ou bien découlerait de la mise en œuvre d’un programme
concerté de conquête culturelle et politique annonçant le déclin de l’authentique
civilisation.
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Au bout du compte, il s’agit –
à travers les politiques préconisées et souvent mises en œuvre – de maîtriser
le migrant, de le mater en neutralisant la puissance de vie qui le singularise.
Ce qui fait cependant la particularité des politiques extrémistes sur le point,
semble-t-il, de l’emporter un peu partout aujourd’hui en matière de politique
migratoire, c’est la promesse qu’elles font de le mater vraiment. De le mater,
avec efficacité. Dans cette perspective, le migrant – là où il est soumis à
cette politique – fait de plus en plus l’objet d’un contrôle hors norme. L’institution
de contrôle des migrants n’inscrit plus
, dès lors, son action dans le cadre général et régulier des processus de
répression et de normalisation. Supposés insensibles aux dispositifs
institutionnels habituels, producteurs de la culpabilité subjective nécessaire
à la formation de rapports fondés en raison avec le pays et ses institutions,
les migrants doivent se soumettre à des règles plus ou moins formelles, mais
toujours établies, fixées de manière stable, des règles garantes de leur
conditionnement. Sans doute faut-il souligner ce point décisif : le
contrôle des migrants ne suppose pas la mise en œuvre de mécanismes
institutionnels touchant la subjectivité humaine ; pour l’essentiel, il
soumet les migrants à une logique de conditionnement. L’exhibition de la force
, mais aussi son exercice si nécessaire, est au cœur d’un dispositif dont l’objectif
est la production de réflexes conditionnés supposés ajuster mécaniquement les
comportements des migrants aux exigences des pays. Ainsi donne-t-on toute son
importance à l’idée, devenue courante, selon laquelle plutôt que de tenter de
soumettre subjectivement le migrant à l’ordre du monde européen, il vaut mieux,
conformément à sa nature façonnée par une pseudo-culture, le contraindre, l’obliger
par la force, à des degrés divers, en fonction des pays et des situations, à en
respecter les règles.
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Le but : suturer la
faille supposée ouverte dans des nations que le capitalisme, et lui seul, a
pourtant largement réduites, à l’état de chimère. Les frontières du pays,
désormais sacralisées, dessinent les contours non pas d’un territoire où un
groupe de personnes s’organise en nation
politique à travers des conflits circonscrits permettant de tenir ensemble l’unité
et l’ouverture, mais ceux d’un lieu où l’image d’une nation uniforme,
transcendante, éternelle et sans tache, fait son apparition – au sens religieux
du terme. Refouler est ainsi l’axiome d’un gouvernement halluciné dont l’action
consiste à tenir les migrants à distance d’un espace sacré, lieu d’une vision
pour ainsi dire céleste et donc intouchable de la nation. C’est ainsi que la
réalité de l’inter-national est de plus en plus confrontée à un fanatisme, au
comportement de ceux qui, bien qu’appartenant à plusieurs nationalités, se
pensent inspirés par une suele et même divinité. Elle est confrontée à la
dogmatique d’une nation appelée à reconquérir sa majesté, une nation
injustement déchue qu’il s’agirait de rétablir sur son trône. La diffusion du
dogme d’une sorte de nation exempte de souillure morale –reprise brouillonne et
défigurante de celui de l’immaculée conception -, sa propagation, est d’autant
plus dangereuse qu’elle suspend toute forme de débat, c’est-à-dire de recours à
la parole symbolique qui est le signe que l’irruption du meurtre dans la
réalité demeure inconcevable. Désormais, les vannes de l’agitation et de l’action
directe sont ouvertes un peu partout.
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Le thème du patriotisme, en
constante progression, accumule dans ses arrière-boutiques transformées en une
sorte d’arsenal des discours mobilisateurs servant à ravitailler un clergé
informel, sectaire et extrêmement actif – journalistes, hommes et femmes
politiques, consultants, experts en communication, essayistes, écrivains,
éditeurs, avocats, philosophes, etc. La fonction de cette prêtrise consiste à
donner corps à un peuple imaginaire susceptible d’insuffler la vie à la nation
par son action militante, une action qui, dans les faits, se développe parfois
en un activisme radical chez certains de ses membres. Ce dispositif d’incitation
à l’engagement pour la résurrection de la nation – élevée, donc, au rang d’un
corpus mysticum – comporte implicitement ce que toute mobilisation de ce type
contient toujours au fond d’elle-même : les deux volets indissociables que
sont le « meurtre légitime » et la mort « pro patria » - le
« patriote », aujourd’hui est le soldat d’une cause, d’un idéal,
appelé à donner la mort sans culpabilité et à la recevoir comme un martyr. Les
cibles visées sont les migrants, des ennemis criminalisés, mais également les « traitres »
- le « traitre » est le symétrique du « patriote » dans
cette vision binaire et simpliste des choses -, tous ceux qui participeraient à
la facilitation de l’ »invasion » du pays par des populations
irréductiblement allogènes.
*
Quant à la question des
migrations, l’internationalisme en est là : tenter de développer sa
puissance en résistant aux politiques de plus en plus gagnées par les thèses extrémistes
et en surmontant, par la promotion de la vie, la brutalité guerrière déjà
engagée par des individus ou des groupes plus ou moins organisés. Il s’agit de
développer une puissance dans un contexte où : 1. l’état a de plus en plus
de difficulté à assumer son statut de Tiers supérieur sous les coups de boutoir
du capitalisme mondialisé et où 2. des parties opportunistes et illuminées
prétendent l’investir pour de bon afin de lui restituer l’efficacité dogmatique
à laquelle un personnel politique renégat aurait renoncé et redonner à la
nation, en s’appuyant sur un délire de délivrance ou de libération, la
consistance référentielle qui lui serait due.
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