samedi 20 février 2021

Lignes N°61 Collection sous la direction de Michel Surya

 Réalité de l’inter-national et dogmatique de la Nation     


Par   Sidi-Mohamed Barkat


 

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La présence des migrants en Europe ressemble beaucoup à une intempérie. Le côté grand large de la vision de l’histoire associé à la présence  des migrants  perturbe les mythes nationaux réactivés et déformés dans un contexte  largement soumis aux règles inflexibles de la mondialisation. Cette perturbation  revivifie. Elle ouvre l’horizon  sur un au-delà du théâtre du monde homogène désormais fantasmé- celui des nations essentialisées- sur l’invention de lieux inédits bien réels, ceux de l’égalité. Cette présence porte très haut la sensibilité de ceux qui tournent leur regard vers les migrants. Elle la porte à un niveau autorisant les rencontres interdites par les organisations gestionnaires. Les barrières séparant les identités- référence désormais obligée-sont franchies. Une association en acte, sans distinction de nationalité, se crée. Un miracle s’accomplit : le brouillage des lignes identitaires  ne constitue pas une menace  pour la vie, mais plutôt son intensification. Il fait exister la réalité à travers le mouvement qui rapproche les gens en une sorte d’appartenance réciproque. La vallée de la Roja est devenue, pour ceux qui ont appris à détourner les yeux d’eux-mêmes, un lieu en-chanté où un monde commun, un monde vivant, se révèle. La manifestation de l’inter-national est synonyme, ici, de la création d’un lieu où le code qui marque les divisions n’a plus court, où nul n’aspire à être au centre et où les gestes des uns et des autres se reconnaissent et se répondent. L’horizon de l’au-delà des nationalités est celui du rassemblement qui repousse au loin les penchants à tenir les corps en respect.

 

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Ce dérèglement vivifiant est cependant mis en scène sous la figure infernale de l’abîme et du chaos par ceux, de plus en plus nombreux, qui s’accrochent à l’illusoire îlot national comme à une planche de salut dans un monde bousculé et mis à terre par un capitalisme triomphant ne se suffisant plus de porter un peu plus loin les limites de l’espace sur lequel il règne en maître, mais vraisemblablement en passe de les dissoudre entièrement. Il est mis en scène sous les traits d’un choc meurtrier avec une multitude foncièrement étrangère, envahissante, profanatrice et corruptrice, représentée sous la figure même de ce qui mettrait en péril l’économie générale des lieux, le sens des frontières protectrices délimitant clairement le pays, la protection des propriétés morales des nations civilisées. Le migrant est dépeint avant tout sous les aspects d’un individu coupable à priori, coupable d’être compromis avec la vie. Une vie présentée sous la figure de la mort - altération, dégradation et même destruction de « nos valeurs », dit-on, de « nos traditions », de « nos libertés », de « notre mode de vie », etc.

 

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L’accomplissement de la vie par le migrant, dans sa migration même, le dépassement d’une situation frappée au coin du fantasme d’une forme nation figée occupe dans cette perspective une place équivalente à celle de la pulsion dans l’économie psychique. L’agir du migrant, forcément dé-nationalisant, dénaturant, serait essentiellement de nature pulsionnelle. Et l’accomplissement de la vie, assimilée à un processus de destruction, appellerait par conséquent son refoulement. Il n’est pas exagéré de dire du refus de la présence du migrant dans les pays d’Europe qu’il se déclare ainsi selon un mode dont la visée n’est rien  de moins que l’expulsion de la vie, légitimée par un discours de promotion de la raison dont seraient porteuses les valeurs exaltées de la nation. Ces valeurs communes n’existent pas, naturellement, et chacun les imagine à partir de son propre prisme idéologique mais la déclaration de leur existence est censée jouer le rôle d’un opérateur de rassemblement et d’union. Dans les moments de crise, certainement le rôle d’un opérateur de communion.

 

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Le migrant, c’est tout d’abord, dans ces circonstances, une perception. Il peut être clandestin, mais aussi bien légalement établi sur le territoire, ou encore naturalisé. L’enfant de migrants devenu français en vertu du droit du sol demeure lui aussi foncièrement un migrant. Le migrant ainsi perçu est toujours affiché dans les discours de rejet sous la figure d’un être indéfiniment incapable d’accéder pleinement à l’âge de raison, c’est-à-dire d’être en mesure d’établir un rapport sensé avec le pays. Le mouvement de migration actuel, dont une petite partie seulement vers l’Europe, ne serait pas l’effet d’un réseau complexe de déterminations lié à la transformation du rapport de travail à l’échelle planétaire, aux guerres, au climat, à la corruption des dirigeants, un réseau qui fait de certaines parties du monde de vastes régions de désolation, en tout cas ayant perdu leur visage de pays et que des hommes et des femmes, bien que  sachant devoir affronter les malheurs les plus terribles, quittent en puisant en eux une force éminemment politique. Il serait la simple conséquence d’une réalité de misère – économique ou sociale, selon les interprétations – liée à l’identité de peuples sans consistance symbolique, ou bien découlerait de la mise en œuvre d’un programme concerté de conquête culturelle et politique annonçant le déclin de l’authentique civilisation.

 

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Au bout du compte, il s’agit – à travers les politiques préconisées et souvent mises en œuvre – de maîtriser le migrant, de le mater en neutralisant la puissance de vie qui le singularise. Ce qui fait cependant la particularité des politiques extrémistes sur le point, semble-t-il, de l’emporter un peu partout aujourd’hui en matière de politique migratoire, c’est la promesse qu’elles font de le mater vraiment. De le mater, avec efficacité. Dans cette perspective, le migrant – là où il est soumis à cette politique – fait de plus en plus l’objet d’un contrôle hors norme. L’institution de contrôle des migrants  n’inscrit plus , dès lors, son action dans le cadre général et régulier des processus de répression et de normalisation. Supposés insensibles aux dispositifs institutionnels habituels, producteurs de la culpabilité subjective nécessaire à la formation de rapports fondés en raison avec le pays et ses institutions, les migrants doivent se soumettre à des règles plus ou moins formelles, mais toujours établies, fixées de manière stable, des règles garantes de leur conditionnement. Sans doute faut-il souligner ce point décisif : le contrôle des migrants ne suppose pas la mise en œuvre de mécanismes institutionnels touchant la subjectivité humaine ; pour l’essentiel, il soumet les migrants à une logique de conditionnement. L’exhibition de la force , mais aussi son exercice si nécessaire, est au cœur d’un dispositif dont l’objectif est la production de réflexes conditionnés supposés ajuster mécaniquement les comportements des migrants aux exigences des pays. Ainsi donne-t-on toute son importance à l’idée, devenue courante, selon laquelle plutôt que de tenter de soumettre subjectivement le migrant à l’ordre du monde européen, il vaut mieux, conformément à sa nature façonnée par une pseudo-culture, le contraindre, l’obliger par la force, à des degrés divers, en fonction des pays et des situations, à en respecter les règles.

 

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Le but : suturer la faille supposée ouverte dans des nations que le capitalisme, et lui seul, a pourtant largement réduites, à l’état de chimère. Les frontières du pays, désormais sacralisées, dessinent les contours non pas d’un territoire où un groupe de personnes  s’organise en nation politique à travers des conflits circonscrits permettant de tenir ensemble l’unité et l’ouverture, mais ceux d’un lieu où l’image d’une nation uniforme, transcendante, éternelle et sans tache, fait son apparition – au sens religieux du terme. Refouler est ainsi l’axiome d’un gouvernement halluciné dont l’action consiste à tenir les migrants à distance d’un espace sacré, lieu d’une vision pour ainsi dire céleste et donc intouchable de la nation. C’est ainsi que la réalité de l’inter-national est de plus en plus confrontée à un fanatisme, au comportement de ceux qui, bien qu’appartenant à plusieurs nationalités, se pensent inspirés par une suele et même divinité. Elle est confrontée à la dogmatique d’une nation appelée à reconquérir sa majesté, une nation injustement déchue qu’il s’agirait de rétablir sur son trône. La diffusion du dogme d’une sorte de nation exempte de souillure morale –reprise brouillonne et défigurante de celui de l’immaculée conception -, sa propagation, est d’autant plus dangereuse qu’elle suspend toute forme de débat, c’est-à-dire de recours à la parole symbolique qui est le signe que l’irruption du meurtre dans la réalité demeure inconcevable. Désormais, les vannes de l’agitation et de l’action directe sont ouvertes un peu partout.

 

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Le thème du patriotisme, en constante progression, accumule dans ses arrière-boutiques transformées en une sorte d’arsenal des discours mobilisateurs servant à ravitailler un clergé informel, sectaire et extrêmement actif – journalistes, hommes et femmes politiques, consultants, experts en communication, essayistes, écrivains, éditeurs, avocats, philosophes, etc. La fonction de cette prêtrise consiste à donner corps à un peuple imaginaire susceptible d’insuffler la vie à la nation par son action militante, une action qui, dans les faits, se développe parfois en un activisme radical chez certains de ses membres. Ce dispositif d’incitation à l’engagement pour la résurrection de la nation – élevée, donc, au rang d’un corpus mysticum – comporte implicitement ce que toute mobilisation de ce type contient toujours au fond d’elle-même : les deux volets indissociables que sont le « meurtre légitime » et la mort « pro patria » - le « patriote », aujourd’hui est le soldat d’une cause, d’un idéal, appelé à donner la mort sans culpabilité et à la recevoir comme un martyr. Les cibles visées sont les migrants, des ennemis criminalisés, mais également les « traitres » - le « traitre » est le symétrique du « patriote » dans cette vision binaire et simpliste des choses -, tous ceux qui participeraient à la facilitation de l’ »invasion » du pays par des populations irréductiblement allogènes.

 

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Quant à la question des migrations, l’internationalisme en est là : tenter de développer sa puissance en résistant aux politiques de plus en plus gagnées par les thèses extrémistes et en surmontant, par la promotion de la vie, la brutalité guerrière déjà engagée par des individus ou des groupes plus ou moins organisés. Il s’agit de développer une puissance dans un contexte où : 1. l’état a de plus en plus de difficulté à assumer son statut de Tiers supérieur sous les coups de boutoir du capitalisme mondialisé et où 2. des parties opportunistes et illuminées prétendent l’investir pour de bon afin de lui restituer l’efficacité dogmatique à laquelle un personnel politique renégat aurait renoncé et redonner à la nation, en s’appuyant sur un délire de délivrance ou de libération, la consistance référentielle qui lui serait due.

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