Faire collectif
par Xénophon Tenezakis
La mise en concurrence et la
séparation des individus dans nos sociétés laissent libres les différents
pouvoirs économiques et politiques d’attaquer les divers éléments de mutualité
qui demeurent (services publics mais aussi écosystèmes). C’est pourquoi faire
collectif devient nécessaire. Pour lutter contre une situation où l’isolation
produit des conséquences indésirables, il faut s’organiser collectivement, de
façon à limiter la portée de celles-ci. Mais cet impératif est aussi problématique.
Si le collectif est la condition de l’action, l’expression « faire
collectif » n’a plus de sens pratique, car elle présuppose ses propres
conditions de réalisation. On connait aussi les dangers du collectif, en
particulier l’obéissance à une autorité qu’on ne questionne pas et la
conformité aveugle et non coordonnée à ceux qui nous ressemblent.
Plus précisément, le premier
danger est celui de l’unilatéralité du collectif, au sens d’un collectif dont
une mince partie détermine son mode d’action. La première forme de cette unilatéralité,
que Sartre décrit dans la critique de la
raison dialectique critique de la raison dialectique sous la forme de l’institution,
est l’unilatéralité » verticale. Un tel collectif est unifié par la
souveraineté transcendante d’un ou plusieurs individus qu’on considère comme « indépassables ».
Il réduit ses membres, par la crainte de cette souveraineté, à des fonctions,
choses sociales prédéterminées. Le second danger est celui de la domination d’une
unilatéralité horizontale, la « sérialité ». Il n’y a alors pas de
relation d’obéissances, mais de nécessité : un tel objectif est constitué
par des rapports individuels et séparés, à un même objet (l’argent, la nature,
etc), où chacun imite ceux qui lui ressemblent, et qui font que certains
peuvent subir l’action des autres sans pouvoir y réagir, comme dans une crise
financière où la spéculation des uns dévalorise la production des autres. Dans
ces deux cas, le collectif ne peut s’adapter aux conséquences imprévisibles de
l’interaction sociale, à cause de son inertie. Cependant, ces éléments
coexistent et sont toujours présents à un certain degré. La verticalité, comme
point de référence communément accepté, permet de limiter la virulence des
conflits, la séparation et la conformité permettent d’éviter de nous rendre
trop insupportables l’un à l’autre. Il s’agit de limiter leur violence.
Comment, cependant, « faire »
ce collectif qui doit rendre possible l’action humaine elle-même ? Comme
le point Sartre, la « praxis », la pratique comme négation de ce qui
nie mon existence comporte en elle-même des virtualités de collectivité. Dans
les circonstances où l’isolation sérielle est la cause de mon impossibilité d’agir,
la praxis peut nier cette séparation,
par la parole en particulier, source potentielle de réciprocité. Dans la
réciprocité, chacun des individus partis à l’action est susceptibles d’agir sur
la norme d’action collective, ce qui rompt à la fois les schémas d’obéissance
et de conformité. Une première façon réciproque de faire collectif est celle où
l’élément de verticalité est moindre : c’est une réciprocité labile, que
Sartre appelle groupe en fusion. Cette forme-là est celle où des individus s’intègrent
de façon fluide dans une action en fonction des circonstances, à l’intimation
peut-être d’autres groupes, mais en niant cette intimation à travers les
possibilités découvertes au sein de l’action elle-même. En 1974 en Grèce, des
étudiants occupent l’école polytechnique d’Athènes pour protester contre la
dictature des colonels. Ces étudiants sont membres d’organisations politiques
comme le parti communiste, mais ce ne sont pas les organisations qui décident
de cette occupation, mais les occupants eux-mêmes, au fil de leur action
elle-même. Les éléments de verticalité cèdent ainsi le pas. Mais ils restent
présents sous la forme de soutien préalable, et un tel schéma peut
difficilement être le schéma régulier de la vie quotidienne, puisque soit un
tel collectif disparait, soit il se stabilise, forme des habitudes.
Reste à penser une réciprocité
stable. Dans la réciprocité labile, l’élément labile et proliférant domine et
emporte les éléments de stabilité. Une réciprocité stable serait au contraire
une réciprocité où l’élément labile est orienté par un élément stable qui lui
donne sa permanence. Le groupe organisé chez Sartre, fondé sur le serment,
permet ainsi de penser au-delà de Sartre des normes impersonnelles qui
organisent la mise en œuvres des diverses fonctions nécessaire au collectif,
mais qui instaurent aussi la possibilité pour chacun d’influencer la teneur de
ces fonctions. Cela peut se traduire par des procédures de délibération (
réciprocité positive) ou de contestation, comme la mise en question judiciaire
des lois permises aux citoyens de l’Athènes antique ( réciprocité négative) ,
et dans des dispositions garantissant des conditions de cette réciprocité, par
exemple de formation à la délibération, de création de fonctions de
facilitateurs, etc. La réciprocité stable désigne donc des modes de
pérennisation de la réciprocité. Elle peut apparaitre par exemple dans nos
diverses associations à leur meilleur, mais pas seulement. Elle n’est jamais
absolue ; pouvant toujours s’épuiser, elle suppose inévitablement des
initiatives unilatérales d’individus singuliers, qui ne s’opposent pas à la
réciprocité dès lors qu’il ne s’agit pas de commander les actions des autres
mais de les rendre possibles.
Faire collectif, c’est donc
bien répondre ensemble à des nécessités communes. Mais aussi instituer des
modes stables de communication, pour que les difficultés rencontrées par les
interactions des uns avec les autres se fassent perpétuellement jour et ne
restent pas des impensés qui pèsent sur le collectif sans qu’on le sache.
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