mercredi 24 février 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 

Faire collectif      par Xénophon Tenezakis

 

La mise en concurrence et la séparation des individus dans nos sociétés laissent libres les différents pouvoirs économiques et politiques d’attaquer les divers éléments de mutualité qui demeurent (services publics mais aussi écosystèmes). C’est pourquoi faire collectif devient nécessaire. Pour lutter contre une situation où l’isolation produit des conséquences indésirables, il faut s’organiser collectivement, de façon à limiter la portée de celles-ci. Mais cet impératif est aussi problématique. Si le collectif est la condition de l’action, l’expression « faire collectif » n’a plus de sens pratique, car elle présuppose ses propres conditions de réalisation. On connait aussi les dangers du collectif, en particulier l’obéissance à une autorité qu’on ne questionne pas et la conformité aveugle et non coordonnée à ceux qui nous ressemblent.

Plus précisément, le premier danger est celui de l’unilatéralité du collectif, au sens d’un collectif dont une mince partie détermine son mode d’action. La première forme de cette unilatéralité, que Sartre décrit dans la critique de la raison dialectique critique de la raison dialectique sous la forme de l’institution, est l’unilatéralité » verticale. Un tel collectif est unifié par la souveraineté transcendante d’un ou plusieurs individus qu’on considère comme « indépassables ». Il réduit ses membres, par la crainte de cette souveraineté, à des fonctions, choses sociales prédéterminées. Le second danger est celui de la domination d’une unilatéralité horizontale, la « sérialité ». Il n’y a alors pas de relation d’obéissances, mais de nécessité : un tel objectif est constitué par des rapports individuels et séparés, à un même objet (l’argent, la nature, etc), où chacun imite ceux qui lui ressemblent, et qui font que certains peuvent subir l’action des autres sans pouvoir y réagir, comme dans une crise financière où la spéculation des uns dévalorise la production des autres. Dans ces deux cas, le collectif ne peut s’adapter aux conséquences imprévisibles de l’interaction sociale, à cause de son inertie. Cependant, ces éléments coexistent et sont toujours présents à un certain degré. La verticalité, comme point de référence communément accepté, permet de limiter la virulence des conflits, la séparation et la conformité permettent d’éviter de nous rendre trop insupportables l’un à l’autre. Il s’agit de limiter leur violence.

Comment, cependant, « faire » ce collectif qui doit rendre possible l’action humaine elle-même ? Comme le point Sartre, la « praxis », la pratique comme négation de ce qui nie mon existence comporte en elle-même des virtualités de collectivité. Dans les circonstances où l’isolation sérielle est la cause de mon impossibilité d’agir, la praxis peut nier cette séparation, par la parole en particulier, source potentielle de réciprocité. Dans la réciprocité, chacun des individus partis à l’action est susceptibles d’agir sur la norme d’action collective, ce qui rompt à la fois les schémas d’obéissance et de conformité. Une première façon réciproque de faire collectif est celle où l’élément de verticalité est moindre : c’est une réciprocité labile, que Sartre appelle groupe en fusion. Cette forme-là est celle où des individus s’intègrent de façon fluide dans une action en fonction des circonstances, à l’intimation peut-être d’autres groupes, mais en niant cette intimation à travers les possibilités découvertes au sein de l’action elle-même. En 1974 en Grèce, des étudiants occupent l’école polytechnique d’Athènes pour protester contre la dictature des colonels. Ces étudiants sont membres d’organisations politiques comme le parti communiste, mais ce ne sont pas les organisations qui décident de cette occupation, mais les occupants eux-mêmes, au fil de leur action elle-même. Les éléments de verticalité cèdent ainsi le pas. Mais ils restent présents sous la forme de soutien préalable, et un tel schéma peut difficilement être le schéma régulier de la vie quotidienne, puisque soit un tel collectif disparait, soit il se stabilise, forme des habitudes.

Reste à penser une réciprocité stable. Dans la réciprocité labile, l’élément labile et proliférant domine et emporte les éléments de stabilité. Une réciprocité stable serait au contraire une réciprocité où l’élément labile est orienté par un élément stable qui lui donne sa permanence. Le groupe organisé chez Sartre, fondé sur le serment, permet ainsi de penser au-delà de Sartre des normes impersonnelles qui organisent la mise en œuvres des diverses fonctions nécessaire au collectif, mais qui instaurent aussi la possibilité pour chacun d’influencer la teneur de ces fonctions. Cela peut se traduire par des procédures de délibération ( réciprocité positive) ou de contestation, comme la mise en question judiciaire des lois permises aux citoyens de l’Athènes antique ( réciprocité négative) , et dans des dispositions garantissant des conditions de cette réciprocité, par exemple de formation à la délibération, de création de fonctions de facilitateurs, etc. La réciprocité stable désigne donc des modes de pérennisation de la réciprocité. Elle peut apparaitre par exemple dans nos diverses associations à leur meilleur, mais pas seulement. Elle n’est jamais absolue ; pouvant toujours s’épuiser, elle suppose inévitablement des initiatives unilatérales d’individus singuliers, qui ne s’opposent pas à la réciprocité dès lors qu’il ne s’agit pas de commander les actions des autres mais de les rendre possibles.

Faire collectif, c’est donc bien répondre ensemble à des nécessités communes. Mais aussi instituer des modes stables de communication, pour que les difficultés rencontrées par les interactions des uns avec les autres se fassent perpétuellement jour et ne restent pas des impensés qui pèsent sur le collectif sans qu’on le sache.

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