« Le respect mystique que Winston éprouvait à son égard était mêlé à l’aspect du ciel pâle et sans nuages qui s’étendait au loin derrière les cheminées. Winston pensa qu’il était étrange que tout le monde partageât le même ciel, en Estasia et en Eurasia, comme en Océania. Et les gens qui vivaient sous le ciel étaient tous semblables. C’était partout, dans le monde entier, des centaines ou des milliers de millions de gens s’ignorant les uns les autres, séparés par des murs de haine et de mensonges, et cependant presque exactement les mêmes, des gens qui n’avaient jamais appris à penser, mais qui emmagasinaient dans leurs cœurs, leurs ventres et leurs muscles, la force qui, un jour, bouleverserait le monde. »
« – Le crime-par-la-pensée est une terrible chose, vieux,
ditil sentencieusement. Il est insidieux. Il s’empare de vous sans que vous le
sachiez. Savez-vous comme il s’est emparé de moi ? Dans mon sommeil. Oui, c’est
un fait. J’étais là, à me surmener, à essayer de faire mon boulot, sans savoir
que j’avais dans l’esprit un mauvais
levain. Et je me suis mis à parler en dormant. Savez-vous ce qu’ils m’ont
entendu dire ? »
« « Plus tard, au XXe siècle, il y eut les
totalitaires, comme on les appelait. C’étaient les nazis germains et les
communistes russes. Les Russes persécutèrent l’hérésie plus cruellement que ne
l’avait fait l’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient
instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs.
Avant d’exposer les victimes dans des procès publics, ils détruisaient
délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient par la torture et la solitude
jusqu’à ce qu’ils fussent des êtres misérables, rampants et méprisables, qui
confessaient tout ce qu’on leur mettait à la bouche, qui se couvraient eux-mêmes
d’injures, se mettaient à couvert en s’accusant mutuellement, demandaient grâce
en pleurnichant. Cependant, après quelques années seulement, on vit se répéter
les mêmes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation
était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ?
« En premier lieu, parce que les confessions étaient
évidemment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette
sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes
et, surtout, nous ne permettons pas aux morts de se lever contre nous. Vous
devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La
postérité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et versé dans
la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un
souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans
le futur. Vous n’aurez jamais existé. » »
Winston est prisonnier et O’Brien, son tortionnaire, lui
parle :
« – Non, dit-il. C’est vous qui ne l’avez pas dirigée.
C’est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué
d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’avez pas fait l’acte de
soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez préféré être un fou, un
minus habens. L’esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous
croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même.
Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand
vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le
monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité
n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part
ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas,
périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et
immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de
voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous
devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un
effort de volonté. Vous devez vous humilier pour acquérir la santé mentale. »
« – Savez-vous où vous êtes, Winston ?
– Je ne sais pas. Je peux deviner. Au ministère de
l’Amour.
– Savez-vous depuis combien de temps vous êtes ici ?
– Je ne sais. Des jours, des semaines, des mois… Je pense
que c’est depuis des mois.
– Et vous imaginez-vous pourquoi nous amenons les gens ici ?
– Pour qu’ils se confessent.
– Non. Ce n’est pas là le motif. Cherchez encore.
– Pour les punir.
– Non ! s’exclama O’Brien.
Sa voix avait changé d’une façon extraordinaire et son
visage était soudain devenu à la fois sévère et animé.
– Non. Pas simplement pour extraire votre confession ou pour
vous punir. Dois-je vous dire pourquoi nous vous avons apporté ici ? Pour vous
guérir ! Pour vous rendre la santé de l’esprit. Savez-vous, Winston, qu’aucun
de ceux que nous amenons dans ce lieu ne nous quitte malade ? Les crimes
stupides que vous avez commis ne nous intéressent pas. Le Parti ne s’intéresse
pas à l’acte lui-même. Il ne s’occupe que de l’esprit. Nous ne détruisons pas
simplement nos ennemis, nous les changeons. Comprenez-vous ce que je veux dire
? »
« – N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston,
quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont
égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre
jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce
qui vous arrive ici vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous
allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirez
jamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais
plus vous ne serez capable de sentiments humains ordinaires. Tout sera mort en
vous. Vous ne serez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de
rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous
presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. »
« Dans sa partie descriptive, oui. Mais le programme
qu’il envisage n’a pas de sens. Une accumulation secrète de connaissances, un
élargissement graduel de compréhension, en dernier lieu une rébellion
prolétarienne et le renversement du Parti, vous prévoyiez vous-même que c’était
ce qu’il dirait. Tout cela n’a pas de sens. Les prolétaires ne se révolteront
jamais. Pas dans un millier ni un million d’années. Ils ne le peuvent pas. Je
n’ai pas à vous en donner la raison, vous la savez déjà. Si vous avez jamais
caressé des rêves de violente insurrection, vous devez les abandonner. La
domination du Parti est éternelle. Que ce soit le point de départ de vos
réflexions. »
« Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston
n’ouvrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse
d’enthousiasme fou avait disparu du visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que
dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en vue de ses propres
fins, mais pour le bien de la majorité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que,
dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures frêles et lâches qui ne
pouvaient endurer la liberté ni faire face à la vérité, et devaient être
dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ;
que l’espèce humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le
bonheur valait mieux ; que le Parti était le gardien éternel du faible, la
secte qui se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son
propre bonheur à celui des autres. »
« « Les nazis germains et les communistes russes se
rapprochent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils n’eurent jamais le
courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient, peut-être même
le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement
pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de
suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux.
« Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais personne
ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un
moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une
révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a
pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a
pour objet le pouvoir. Commencez-vous maintenant à me comprendre ? » »
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