« On
se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile »
« La bêtise
insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas
toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le
monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient
humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas
à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel,
c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours
et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui
passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont
pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus
coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà
tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce
qui supposait que les fléaux étaient impossibles. »
« Les gens
avaient d’abord accepté d’être coupés de l’extérieur comme
ils auraient accepté n’importe quel ennui temporaire qui ne
dérangerait que quelques-unes de leurs habitudes. Mais, soudain
conscients d’une sorte de séquestration, sous le couvercle du ciel
où l’été commençait de grésiller, ils sentaient confusément
que cette réclusion menaçait toute leur vie et, le soir venu,
l’énergie qu’ils retrouvaient avec la fraîcheur les jetait
parfois à des actes désespérés. »
« À
sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient
aujourd’hui à la tentation d’en exagérer le rôle. Mais le
narrateur est plutôt tenté de croire qu’en donnant trop
d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage
indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces
belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares
et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien
plus fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée
que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient
presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire
autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée.
Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est
pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on
appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de
l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à
tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie
bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible. »
« Ainsi, à
longueur de semaine, les prisonniers de la peste se débattirent
comme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert,
arrivaient même à imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore
en hommes libres, qu’ils pouvaient encore choisir. Mais, en fait,
on pouvait dire à ce moment, au milieu du mois d’août, que la
peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus alors de destins
individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des
sentiments partagés par tous. Le plus grand était la séparation et
l’exil, avec ce que cela comportait de peur et de révolte. Voilà
pourquoi le narrateur croit qu’il convient, à ce sommet de la
chaleur et de la maladie, de décrire la situation générale et, à
titre ‘exemple, les violences de nos concitoyens vivants, les
enterrements des défunts et la souffrance des amants séparés. »
« C’est
que rien n’est mois spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée
même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux
qui les ont vécues, les journées terribles de la peste
n’apparaissaient pas comme de grandes flammes somptueuses et
cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui
écrasait tout sur son passage ».
« Au
grand élan farouche des premières semaines avait succédé un
abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la résignation,
mais qui n’en était pas moins une sorte de consentement
provisoire.
Nos
concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés comme
on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils
avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la
souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le
docteur Rieux, par exemple, considérait que c’était cela le
malheur, justement, et que l’habitude du désespoir est pire que le
désespoir lui-même.’
« A la
vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste
avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour, et même de l’amitié.
Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour
nous que des instants ».
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