samedi 28 décembre 2019

Violence ou domination de Christophe Dejours Partie 1


Résumé. L’auteur défend l’idée que la banalisation du mal et de l’injustice ne passe pas, dans le système néo-libéral, par l’exercice de la violence. Ce serait plutôt grâce à la collaboration et au zèle apportés par la majorité des salariés aux nouvelles formes d’organisation du travail que le système continuerait de progresser. L’auteur s’efforce de rassembler les arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence de façon à ne pas passer à côté de ce qui lui semble être un problème clinique et théorique majeur. Summary p.29.Resumen p.29.

La violence est devenue en France et dans de nombreux pays occidentaux un thème récurrent qui fait de plus en plus souvent la une des journaux. Pour ce qui nous concerne ici, il ne s’agit pas de réfléchir sur la violence en général, mais de déterminer comment la violence se manifeste dans le monde du travail d’une part, dans quelle mesure le travail contribue à provoquer ou à conjurer le développement de la violence sociale d’autre part. Pour beaucoup d’observateurs, de praticiens et de chercheurs, il semble aller de soi que les « mutations du travail », comme on les désigne souvent, participent au développement de la violence. Est-ce vrai ? Et si oui, comment ? Il me semble qu’il faut être assez prudent dans les réponses que nous apportons les uns et les autres à cette question. Un certain nombre d’actions publiques et politiques contre la violence me semblent très contestables, mais leurs effets pervers sont foncièrement liés à des analyses erronées de la violence. C’est dire qu’en abordant le thème « violence et travail » dans ce colloque, nous ne saurions ignorer que nos analyses peuvent aussi avoir des conséquences pratiques et politiques. Je vais donc tenter d’exposer le point de vue auquel je suis rendu personnellement sur cette question, mais ce n’est qu’un point de vue et je sais par ailleurs que beaucoup d’entre vous seront choqués ou déçus. J’attends beaucoup de la discussion dont ce colloque n’est sans doute que le coup d’envoi. Elle devra probablement se poursuivre encore bien au-delà, compte tenu de la gravité du problème. Pour essayer de donner le contexte dans lequel se situe mon propos, je vais rappeler les étapes précédentes de ma démarche. La première étape se situe au 1er CIPPT en janvier 1997. À cette occasion avait été organisé un symposium dont l’un des thèmes concernait, pour reprendre les termes d’Alain Morice, les ressorts psychologiques de la domination. Une partie des textes a été publiée dans la Revue internationale de psychosociologie, la suite l’a été dans la première livraison de la revue Travailler. La deuxième étape remonte à mon livre Souffrance en France paru un an plus tard, en janvier 1998. Le débat qui a suivi a beaucoup insisté sur l’une des préoccupations du livre qui tourne autour des relations entre système néo-libéral et système totalitaire. Compte tenu de l’évolution de la société sous l’impact des transformations du travail et de l’emploi, compte tenu de la tolérance sociale d’alors à l’injustice, il était important de discuter les risques de dérive du système. J’ai été amené à de nombreuses reprises à préciser que mon analyse comparative entre les deux systèmes visait à déceler ce qui, dans le succès du système néo-libéral, pouvait ressortir à des processus qui sont aussi en cause dans le développement d’un système totalitaire. Mais il s’agit, dans cette analyse comparative, non seulement de mettre au jour ce qui est commun mais aussi ce qui différencie les processus. Or, dans ce livre, il se trouve que la différence fondamentale entre les processus impliqués dans l’adhésion au système néo-libéral et ceux impliqués dans l’adhésion au système totalitaire met précisément au centre la question de l’usage de la violence. Dans une dictature, la violence est systématiquement utilisée pour soumettre les gens et pour traiter le problème des récalcitrants. Ce n’est pas le cas dans notre système néo-libéral. La banalisation du mal et de l’injustice ne passe pas chez nous, me semble-t-il, par l’exercice de la violence, mais par la collaboration de la majorité au système. Cela me paraît personnellement évident, mais ce n’est pourtant pas certain pour tout le monde. Pourquoi ? Parce que ce « diagnostic différentiel » n’est recevable que si nous adoptons une définition commune de la violence. Or, les débats qui se développent à partir de Souffrance en France montrent que nous sommes loin d’aller vers un consensus sur la notion de violence. Plus j’avance, personnellement, plus je suis tenté d’adopter des positions restrictives sur la notion de violence, alors que la plupart de ceux qui s’expriment à ce sujet, pas seulement parmi les journalistes et les gens des milieux politiques mais aussi parmi les penseurs et les théoriciens les plus respectés, tendent au contraire à défendre une conception extensive de la violence. Je vais donc tenter de rassembler des arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence. Mon souci est d’établir le plus clairement possible les rapports entre violence et travail pour ne pas nous tromper dans la contribution que nous pouvons apporter par ailleurs à la lutte contre le développement de le violence. De façon à ne pas nous tromper de cible et à éviter qu’en mobilisant des moyens inadéquats, nous provoquions davantage de dégâts que de progrès. Pourquoi la question de la violence dans le travail préoccupe-t-elle autant de praticiens et de chercheurs intervenant dans le domaine de la santé au travail ? À quoi se rattachent ces inquiétudes ? Il me semble qu’elles sont directement en rapport avec l’apparition de nouvelles pathologies sous l’effet des mutations technologiques, organisationnelles et managériales : pathologies d’épuisement ou de surcharge, lésions par hypersollicitation (LET, TMS), pathologies du harcèlement et du mobbing, peur du chômage, suicides, etc., cependant que l’on observe un renforcement des discriminations ethniques dans de nombreuses entreprises, des abus de pouvoir sur les sous-traitants, le recours à la sous-traitance en cascade, et enfin que se multiplient les violences sur certains agents dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles, provoquées par des usagers, voire par des délinquants de droit commun, comme dans le cas des hold-up perpétrés dans le secteur bancaire. Cette liste, presque tout le monde s’accorde à le reconnaître aujourd’hui, reflète l’apparition d’une nouvelle forme de souffrance dans le rapport au travail. Soit ! Mais on a parfois vite fait d’établir une équation entre les causes des nouvelles formes de souffrance dans le travail et la violence. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Qu’il y ait à la nouvelle souffrance des causes spécifiques est probable. Mais si l’on procède à l’analyse étiologique rigoureuse de ces causes, on ne trouve pas, en première instance, la violence, si tant est qu’on se réfère à la clinique et aux enquêtes relevant de la psychopathologie du travail. On trouve plutôt la menace à l’évaluation, le chantage au licenciement, les réformes de structure, la duplicité, les conduites déloyales, les stratégies de déstabilisation psychologique, les infractions au droit du travail, les injustices en tout genre, etc. Mais cela relève-t-il de la violence ? L’analyse étiologique des nouvelles formes de souffrance et de pathologie mentale en rapport avec le travail est difficile, c’est un fait, tant du côté de ceux qui infligent la souffrance et l’injustice que du côté de ceux qui la subissent. Si d’une part on ne fait pas l’impasse sur la boîte noire entre les contraintes extérieures et les réponses pathologiques, c’est-à-dire sur le fonctionnement psychique, si l’on ne caricature pas, d’autre part, les nouvelles méthodes de management, l’analyse des incidences des nouvelles formes d’organisation du travail sur la santé ne peut être réduite à un enchaînement simple. Je m’efforcerai pour ma part de discuter la violence dans le travail à partir de la clinique, mais aussi à partir de la théorie de la violence. Il me semble que dans le bruit actuel que l’on fait autour de la violence dans le travail, il nous revient, à nous, spécifiquement en tant que cliniciens spécialisés dans le champ du travail, de donner de ce thème, à propos duquel nous sommes beaucoup sollicités ces derniers temps, des analyses précises. Personnellement, si je plaide pour une acception restreinte de la notion de violence dans les rapports santé mentale-travail, c’est pour ne pas passer à côté d’un problème clinique et théorique majeur, à mes yeux, qui est celui du consentement : – à subir la souffrance ; – à être témoin de la souffrance d’un tiers sans pour autant intervenir ou réagir ; – ou encore à faire subir la souffrance à autrui sans être soi-même sous la pression d’une violence qui nous disculperait. Mon propos sera, certes, centré sur la violence dans le travail, mais pour comprendre l’esprit de l’argumentation, il faudra toujours avoir la préoccupation de départager ce qui ressortit à la violence et ce qui ressortit au consentement libre. J’envisagerai d’abord la définition de la notion de violence à partir de la clinique et de la théorie en psychopathologie. Dans un deuxième temps, j’envisagerai les conséquences, sur le fonctionnement psychique et la soumission, de la violence, lorsque cette dernière est utilisée comme moyen pour diriger le comportement des hommes et des femmes, c’est-àdire dans le champ politique. Dans un troisième temps, je discuterai les relations entre violence et travail. Enfin, je soulignerai la différence qu’il y a lieu de faire, me semble-t-il, entre violence et domination.

La notion de violence dans le champ psychologique

Intention violente et violence en acte

La violence étant conçue comme une conduite humaine – je n’envisage ici que les conduites violentes, c’est-à-dire la violence actualisée et non l’abstraction du concept de violence au plan philosophique –, il me semble qu’elle possède deux faces : une face objective et une face subjective. En effet, je ne conçois pas bien ce que pourrait être une violence purement subjective, sans matérialisation ni manifestation dans le monde objectif. Une intention violente, un fantasme violent, non réalisés, ne relèvent pas de la violence. J’aurais même tendance à considérer que la face objective de la violence, sa manifestation concrète, est une condition sine qua non pour pouvoir qualifier une conduite de violente. En d’autres termes, la violence suppose un comportement, c’est-à-dire un ensemble d’actes, de gestes – ou de décisions ayant pour conséquences des actes ou des gestes – dûment observables. Une conduite est violente lorsqu’elle met à exécution une intention de destruction ou d’altération de l’objet ou de la personne désignée pour cible. Il y a donc intention, mais pas seulement intention. Il y a aussi mise en acte. Il est nécessaire toutefois d’accorder une place importante à l’intention de violence, car il arrive qu’une conduite violente n’atteigne pas son but de destruction ou de détérioration en dépit de sa mise en acte : par exemple lorsqu’un ouvrier donne des coups de toutes ses forces en vue de détruire une machine, alors que cela n’aboutit qu’à des bosses ou des creux sur la carcasse métallique sans pour autant la mettre hors d’état de marche. Ou encore lorsqu’on torture quelqu’un et que, grâce à ses ressources physiologiques, la victime ne garde aucune lésion durable des sévices dont elle a été l’objet. Une conduite est violente, donc, lorsque l’intention contient la possibilité, voire la volonté de dégrader ou de détruire, même si l’objectif visé n’est que partiellement atteint. La face subjective de la violence, pour l’essentiel, n’est pas visible car il en va ici comme de toute subjectivité en général : elle ne se voit pas. Pour un même comportement violent, on peut ainsi trouver des configurations subjectives très différentes les unes des autres.

vendredi 27 décembre 2019

Autonomie Tu parles! A corps perdu.


Nous vivons dans un monde qui nous a enlevé progressivement toutes les possibilités de vivre, voire de survivre, hors de son cadre. Au cours des 150 dernières années, la domination et le capitalisme industrialisé se sont répandus, peu à peu, sur toute la planète et même au-delà. Face à l’expropriation progressive des possibilités d’une vie autre,s’est développé un courant qui avance de manière générale la réappropriation comme perspective de lutte.Cette réappropriation opère sur différents niveaux comme par exemple les savoir-faire de jadis, les espaces, l’entraide dans un contexte de collectivité. La théorie de la réappropriation est certainement évolutive et pas rupturiste, dans le sens où elle considère les réappropriations d’aujourd’hui comme les germes de la société future. La réappropriation reste alors en général dans le cadre du quantitatif, c’est à dire de l’extension progressive de l’autogestion vers sa généralisation totale. Ses protagonistes estiment qu’acquis ou non par une «lutte», il existe encore des interstices physiques ou mentaux où l’on pourrait expérimenter plus ou moins librement la construction d’autres rapports sociaux. Dans ce sens, on pourrait tracer une ligne de pensée qui se concentre autour de concepts tels que la réappropriation, l’autogestion et l’autonomie face au monde dans lequel onvit. L’évolution historique du capitalisme et de la domination en général a éliminé progressivement toutes les formes ou possibilités existantes d’autonomie, d’indépendance, d’autosuffisance. On ne peut plus parler d’un en-dehors du capital ou des rapports sociaux existants, d’un endroit que la saleté de ce monde n’aurait pas atteint. Au niveau physique, tout l’environ ne ment est empoisonné et modifié selon les besoins de l’économie capitaliste. Comment pourrait-on s’imaginer un ailleurs, quand les semences OGM sont désormais partout, quand laradiation n’épargne personne? Et même si c’était possible, comment pourrait-on, dans la croyance en des relations libérées, ignorer l’existence des prisons, des centres, des usines, des institutions de ce monde? Car la liberté pour laquelle nous nous battons est la possibilité toujours plus étendue de nous réaliser, de nous affirmer en tant qu’individus. Ce désir si effréné, cette aspiration sans aucune mesure ne peut ni se renfermer dans une commune de quelques dizaines de mètres carrés libérés, ni se contenter de deux trois relations moins merdiques et moins autoritaires. La domination et le capitalisme sont tout d’abord un ensemble de rapports sociaux, mieux, c’est le rapport social. Et non quelque chose de prétendument imposé de l’extérieur. Si certains pensent encore qu’une insurrection ou une révolution sont possibles, il en découle en inversant le raisonnement que c’est aussi grâce à notre consentement, notre résignation que la machine continue à tourner. Le système n’est pas seulement fait de maîtres corrompus qui nous maintiennent sous leur joug par le biais de la matraque, mais aussi et peut-être même surtout, du mécanisme social auquel particip chacun. En ce sens, les tant loués savoir-faire «d’avant le saccage par le capital» étaient profondément liés aux rapports sociaux existants. Si l’on prend l’exemple de l’économie agricole, certes le rapport à la terre était différent de celui qu’imposent aujourd’hui les grande bio-industries. Mais cette économie agricole d’avant «la colonisation du capital», ne reposait pas uniquement sur un rapport différent à la terre. Ces mêmes paysans pouvaient aussi exploiter leurs enfants dans les champs. Le contrôle social à l’intérieur des villages ruraux fût aussi tellement fort que l’affirmation de l’individus heurtait directement à l’autorité des vieux, du prêtre, de la coutume, du patriarcat. Au lieu d’opposer aujourd’hui d’anciennes formes de communautés à celle du capital d’une manière mystificatrice, parlons plutôt de la continuité des rapports autoritaires (qui ont certes changé de formes mais pas de fond) et surtout de la continuité de la subversion, des réfractaires. Car même dans ces villages de jadis, certains ne supportaient pas le train-train quotidien, s’opposaient à l’exploitation et à l’oppression et devaient se battre pour ne pas être broyés par la machine communautaire. Faire abstraction de la forme que prenait l’oppression de jadis, oublier tous ceux et toutes celles qui se sont battus, et par là-même ouvrir la voie à une adoration béate «des communautés rurales», des «formes-de-vie différentes», nous semble une piste pour le moins douteuse si l’on veut combattre l’autorité d’aujourd’hui. A travers l’histoire, beaucoup ont cru qu’il était possible de construire d’autres rapports sociaux en se tenant un peu à l’écart. Autrefois, il était certainement plus facile d’y croire quand existaient encore des montagnes inexpugnables, des forêts gigantesques, quand il suffisait de traverser des barrières naturelles pour déserter–ici maintenant, il faudrait se contenter d’un bâtiment pourri au milieu d’une quelconque métropole, d’une ferme à côté d’une centrale nucléaire, d’unevallée traversée par les TGV, d’un endroit entouré d’arbres mais avec un satellite GPS au dessus de sa tête. La progression du capital a rendu impossible tout dehors, tout extérieur. Et pas seulement sur le plan matériel, mais aussi de plus en plus dans les cerveaux et les cœurs. Le capital est bien en marche pour vendre la liberté comme possession de marchandises, la solidarité comme délation, la fraternité comme guerre. La question principale n’est alors pas dans les formes perdues, mais dans les contenus perdus, dans la marge toujours plus minime qui nous reste encore pour tout juste pouvoir s’imaginer d’autres rapports sociaux.Voilà la vraie expropriation. Il n’y a donc plus de dehors,il n’y a plus d’endroit matériel ou mental où l’on ne sente l’haleine chaude de la domination et du capital. Quoiqu’il soit également discutable de savoir dans quelle mesure la stratégie de la désertion a été capable d’ouvrir des possibilités révolutionnaires (par exemple, la majorité des projets de vivre autre ent n’ont souvent fait que reproduire les mécanismes du «monde extérieur»), une analyse de la domination actuelle met en évidence qu’il est désormais impossible de se retirer, de partir, de se mettre à l’écart. Le défi qui s’offre à nous n’est alors pas de construire d’autres rapports sociaux, mais de subvertir les rapports sociaux existants. Cette subversion ne se limite bien sûr pas aux «grands» moments de la lutte sociale, mais elle est permanente et quotidienne, comme notre vie elle-même. Une partie de la critique des protagonistes du «vivre autrement ici et maintenant» porte sur les idéologies prêchant la révolution pour entre-temps légitimer la reproduction au quotidien de l’autorité, parce qu’il faudrait attendre les conditions favorables. A juste titre et on ne peut que partager cette critique. La subversion ne consiste certes pas en x heures de militance par jour, ni à faire acte de présence dans les grands combats sociaux pour évaluer le mouvement historique du prolétariat. Elle est, encore une fois, quotidienne. Ne pas vouloir construire un dehors parce qu’on pense simplement que ce dehors, cet «autre» n’existe que dans la subversion, ne signifie en rien cautionner la reproduction de l’autorité parmi nous. D’ailleurs, nier que nous portons aussi en nous les tares de notre éducation, des mécanismes autoritaires…devient à la limite une affirmation religieuse. L’individu dont on parle assez souvent, n’est pas l’individu abstrait hors de son contexte social : c’est l’individu en chair et en os de maintenant et son désir de s’affirmer toujours plus. Ce n’est pas l’individu détaché, mais l’individu tel qu’il est que nous prenons pour point de départ pour partir à l’assaut de ce monde. Dans nos révoltes, nous sommes tous traversés par les contradictions liées au fait de vivre au sein d’une société que nous voulons balayer. Nier ces contradictions, les compromis quotidiens parce qu’on veut vivre «d’autres rapports» ou parce qu’on est tellement «individu», c’est prêter main forte à une idéologie supplémentaire. Ne nous reste que la révolte dans toutes ses formes, au sein de laquelle pourraient naître les rapports nouveaux tant désirés. Car dépourvues de leur contenu, de leur portée réellement révolutionnaire, les éventuelles formes libres ne signifient plus rien. Cette société se base entre autre sur l’argent et il faut donc de l’argent pour y survivre. L’argent ne peut exister que parce que la société en a besoin pour régler les rapports entres es «membres». La croyance selon laquelle il serait d’ores et déjà possible de soustraire des produits/des services à la circulation marchande se révèle alors une illusion. La limite de ces expérimentations est toute simple :il y a toujours quelqu’un, quelque part, qui paye ou a déjà payé – en temps, en argent, en travail. Une autre proposition serait de vivre, nous au moins, sans argent, en vagabonds. C’est une possibilité, mais qui ne peut prétendre être en dehors du capital et de ses relations, tout comme le vol n’est pas une solution pour ne pas reproduire la circulation des marchandises car, simplement, la consommation en fait aussi partie. De plus, ces deux propositions (la gratuité et le vagabondage) restent très particulières. Les propositions révolutionnaires doivent forcément tendre vers l’universel, être des propositions invitant tout le monde. Tout le monde peut trouver des manières pour exprimer sa révolte, aussi minimales soient-elles, car il ne s’agit pas du comment elle s’exprime, mais du contenu qu’elle exprime. En revanche,la voie du vagabondage ne remet pas nécessairement en cause la société. Et en ce qui concerne la gratuité, on pourrait dire qu’il s’agit là d’un ersatz à la destruction du capital. Elle reproduit le même schéma, le même placébo, des idéologies cadavériques qui prêchaient l’attente du Grand Soir. En fait, la stratégie de réappropriation des savoir-faire est elle-même un produit de l’aliénation généralisée qui sépare la forme du contenu. Si les savoir-faires ont un résultat de certains rapports sociaux, cela nous fait porter l’axe sur la transformation de ces rapports sociaux. Un savoir-faire n’a en soi aucune valeur. Apprendre à se battre ou à manier un revolver ne signifie rien en soi. Nombreux sont ceux sur cette planète qui savent tirer– et qu’en font-ils?Ce n’est que la perspective qu’il y a derrière qui rend la chose intéressante ou pas. Le pourquoi est inséparable du comment. En outre, tenter de ressusciter les rapports sociaux de jadis est simplement impossible. La destruction par le capital n’est pas réversible. On ne peut pas juste annuler la radiation radioactive. Une fois perdu, perdu pour toujours. Serait-ce une raison alors pour se mettre à pleurer et à se lancer des discours selon lesquels plus rien n’est possible, comme certains acrobates de la théorie critique essayent de nous le faire avaler dans des séries interminables de livres?Non, ce constat nous oblige seulement à être les deux pieds dans la réalité d’ici et de maintenant et à imaginer quelque chose de nouveau à partir de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il n’en a d’ailleurs jamais été différemment. Les révolutionnaires n’ont en général jamais aspiré à la conservation, mais, au contraire, à l’ouverture d’une possibilité pour quelque chose de totalement différent. Contrairement à toute une tradition d’architectes et de programmes du «monde nouveau», il semble plus exact d’affirmer qu’à l’ombre de l’Etat, de l’Eglise et du Capital, il est impossible de savoir déjà quel goût pourrait avoir la liberté. La seule liberté à savourer maintenant, se trouve dans la révolte contre l’existant, dans le négatif qui se met à l’œuvre, sans perdre de vue qu’il s’agit d’ouvrir la possibilité de reparler du positif, de la construction de quelque chose de nouveau. Comme pas mal de vieux révolutionnaires le disaient, la société nouvelle se fondera sur les ruines du vieux monde. Les apôtres de la réappropriation des savoir-faire tombent souvent–et ce n’est pas un hasard– dans une adoration acritique des «ancêtres», des «formes traditionnelles»,…Ils défendent dans une certaine mesur le retour en arrière. Mais l’histoire ne revient jamais en arrière. L’apologie du passé pour contrecarrer le présent est la négation de toute perspective révolutionnaire, dans le sens où elle a perdu toute confiance dans la possibilité de quelque chose de totalement différent et s’accroche à une image figurée du passé. La tradition les communautés paysannes, la campagne, les quartiers ouvriers,…tout cela était-il tellement libre et autonome?Dans le meilleur des cas, on pourrait dire qu’il y avait peut-être plus de possibilités de révolte à partir de ces situations. Avancer une forme isolée du passé et oublier toute l’oppression qui y était liée est simplement une autre forme de falsification de l’histoire, de mystification–une vieille habitude dont avaient besoin pas mal de subversifs pour ne pas devoir regarder le présent en face… Historiquement, il y a toujours eu une différence en termes de perspectives et de pratiques entre ceux qui croyaient à la possibilité d’arriver déjà ici et maintenant à une certaine forme d’autogestion, au moins d’une partie de la réalité (comme la production alimentaire) et ceux qui défendaient que l’autogestion ici et maintenant ne pouvaient être que l’autogestion de la lutte. Sans doute,les vastes réseaux de coopératives ouvrières ont réussi à vendre le pain à un prix plus bas, mais ceci n’a pas signifié un pas définitif vers la destruction de la circulation des marchandises et encore moins vers la destruction du travail comme activité séparée et aliénante. Pourquoi? Parce qu’il est impossible de soustraire seulement une partie de la réalité au capital. Sa logique, son argent, ses mécanismes pénètrent tout et même les expérimentations d’autogestion les plus glorieuses du passé (incomparables en termes de quantité et d’impact avec ce qui nous est proposé actuellement sous le même terme) n’ont jamais réussi à sortir de ça. En forçant le même raisonnement, on pourrait dire que même «l’autogestion généralisé» comprise comme le but le plus radical du vieux mouvement ouvrier, n’avait pas grand chose à voir avec la destruction du travail. Là réside toute la différence entre l’autogestion, l’appropriation (des savoir-faire, des moyens de productions existants,…) et la subversion de tout ce qui existe. Pour écarter des malentendus :il n’y a, dans tout ce qui a précédé, aucune intention denier à qui que ce soit le désir de vouloir vivre mieux et de s’en donner les moyens. Biensûr, les arottes du potager ont meilleur goût (au sens propre comme au figuré) que celles des supermarchés; bien sûr, certains préfèrent pouvoir se promener encore un peu dans «la nature», au lieu de devoir parcourir des métropoles énormes en métro. Mais alors on parle de tout autre chose, alors on parle des choix individuels que chacun fait dans sa vie, selon les possibilités que la société offre encore de survivre mieux. R, il ne s’agit pas de se battre pour mieux survivre, mais pour vivre et ceci n’est possible que par la destruction nécessaire de tout ce qui est pourri dans ce monde. Ce combat n’est pas pour demain, mais quotidien. Et c’est seulement là, que ma vie contient déjà les germes de l’avenir pour lequel je me bats. «Tout disparaîtra mais…le vent nous portera.»

jeudi 26 décembre 2019

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 3


L’étiologie du suicide

Madame V. B. présentait une vulnérabilité psychologique dont il faut prendre la mesure pour analyser le suicide. Son altruisme, terme par lequel je résumerais le rapport de Madame V. B. aux valeurs ; son activisme, terme par lequel je résumerais la puissance sthénique de ses divers engagements dans la vie professionnelle et dans la cité – son altruisme et son activisme donc – donnaient à ses performances sociales et professionnelles un niveau qui serait incompréhensible sans ce qu’il faut bien considérer comme une certaine rigidité. Son exigence en toute chose était d’abord une exigence, sans doute excessive, à l’égard d’elle-même. C’est cette exigence impitoyable qui constituait probablement sa faille psychologique. Il faudrait ici, pour argumenter l’interprétation diagnostique, convoquer des informations que je ne peux pas produire, pour des raisons de secret professionnel.
Si ce n’était la contrainte déontologique, je pourrais, en entrant dans le détail, montrer en quoi consiste précisément le problème psychopathologique, qui était effectivement très sérieux. Mais cela ne changerait pas ce qui, dans l’analyse étiologique ressortit aux pratiques de représailles déclenchées par l’entreprise. Pourquoi? Madame V .B.n’a pas réussi, c’est certain, à faire cesser les manœuvres d’intimidation déclenchées contre elle. Elle avait une issue : capituler et partir, c’est ce que l’entreprise, clairement, cherchait à obtenir d’elle. Pourquoi a-t-elle refusé de sauver sa peau et s’est-elle entêtée dans sa décision mortelle de ne pas démissionner ? Parce qu’elle était enferrée dans son obstination et parce qu’elle se révélait soudain d’une extrême rigidité. Pathologique cette rigidité ? Indubitablement. Mais tenir cette rigidité morale pathologique pour le primum movens du suicide, c’est aller trop vite en besogne et s’affranchir d’un problème qui nous dérange tous. Si Madame V . B. s’est suicidée parce qu’elle était victime de sa rigidité morale et psychologique, alors nous pouvons penser que nous autres, qui ne sommes pas aussi rigides qu’elle, nous nous en serions sortis et nous pouvons donc continuer à nous croire à l’abri. C’est possible, mais il nous aurait fallu aussi, à la place de Madame V . B., accepter de capituler devant une injustice flagrante et perdre notre emploi. Ce n’est pas tout. Il faut pouvoir, dans cette situation, désinvestir totalement ce qui a accaparé pendant de longues années notre existence, notre énergie, ce qui nous a demandé aussi beaucoup de renoncements, voire de sacrifices, et ce qui a mobilisé aussi peut-être ce qu’il y a de meilleur en nous, ce dont précisément nous tirons une certaine fierté, non sans raison. Capituler, désinvestir, c’est admettre que toute cette implication subjective en étant brutalement désavouée par l’entreprise n’a servi à rien, qu’elle ne nous donne droit à aucune reconnaissance, que toutes les gratifications reçues jusque-là étaient strictement cyniques et instrumentales, c’est-à-dire que l’on nous a trompés, et que l’on nous roule maintenant dans la poussière. Mais, ce n’est pas tout, il y a plus difficile encore. Il faut admettre que l’on n’a pas été seulement trompé par l’entreprise, mais que l’on s’est trompé. On s’est trompé soi-même en croyant à l’entreprise, au travail, au zèle, à l’utilité de l’effort, des renoncements, de la souffrance ; on s’est trompé dans cette croyance qu’au bout du succès économique il y a l’émancipation. Certes, on avait été hésitant à y croire et hésitant à se lancer dans l’aventure. C’est ce qui rend la défaite encore plus cruelle peut être. Au lieu de reconnaissance et d’émancipation, Madame V. B. trouve exactement le contraire : au bout de sa contribution à l’effort économique de l’entreprise et au bout du succès, il y a le retour implacable de l’injonction à la soumission qui devient bientôt un ordre de dégager le plancher.
Même sans rigidité morale particulière, la capitulation est doublement douloureuse, et même dangereuse. Pour surmonter la crise, il faut revoir toute sa vie, réviser tous ses jugements et ses convictions, remanier de fond en comble son rapport à soi, aux autres et à la société. Inutile de feinter. Face à cette épreuve, tous ceux qui se sont sincèrement impliqués dans leur travail sont vulnérables. Pas seulement MadameV . B. Et tout un chacun y laisse des plumes. La clinique du licenciement est à cet égard irrécusable. Ne s’en sortent à bon compte que ceux qui n’ont jamais investi le travail ni l’entreprise, et ceux qui, cyniques, ont toujours gardé une solution de rechange et se tenaient prêts à trahir ceux qui leur faisaient confiance. Mais ce n’est pas tout. Si l’on voulait étudier dans le détail la faille psychopathologique de Madame V . B., alors le rapport entre la faille et la qualité du travail prendrait une tout autre signification que ce qu’elle donne à voir une fois le drame consommé.

La lettre et l’accusation

En effet, tout un chacun, comme Madame V. B., présente une certaine vulnérabilité vis-à-vis de la maladie mentale. Tous les cliniciens l’admettent depuis le XIXe siècle ainsi que les travaux de Pinel, Cabanis et Royer-Collard. Mais sur cette vulnérabilité tapie au fond de chaque subjectivité la psychodynamique du travail propose une étude plus approfondie. L’analyse dans le détail, du rapport subjectif au travail, montre qu’aucun travail de qualité n’est possible sans engagement de la subjectivité tout entière. Faire face au réel du travail, c’est-à-dire à ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est-à-dire à la maîtrise, implique pour celui qui ne capitule pas devant la difficulté de mobiliser une intelligence et une ingéniosité dont on peut montrer qu’elles passent par des remaniements de la subjectivité et de la personnalité. Travailler ce n’est jamais uniquement produire, c’est dans le même mouvement se transformer soi-même. Cette transformation de soi par le rapport à la tâche suppose que le sujetquis’affronteloyalementauréelacceptedesefairehabitertoutentier par son travail. Jusques et y compris dans ses rêves. C’est pourquoi nous rêvons tous de notre travail dès lors que nous y faisons preuve d’opiniâtreté et d’obstination.
Le travail peut, dans certains cas, être pour la subjectivité une épreuve redoutable. Mais il arrive aussi que de cette épreuve la subjectivité sorte grandie. C’est précisément pour cette raison, c’est-à-dire à cause de cet enjeu pour la subjectivité, que nombre d’entre nous nous impliquons avec tant de passion dans le travail. Parce qu’en échange de cette souffrance, nous pouvons espérer nous transformer nous-mêmes, pour accomplir davantage les pouvoirs de notre intelligence et de notre subjectivité. C’est pourquoi ces failles précisément, qui risquent un jour de nous engouffrer, sont aussi ce qui fait la force de l’implication humaine dans le travail. Et c’est à cause de cette vulnérabilité que nous sommes parfois capables de performances professionnelles remarquables. La faille psychologique, la vulnérabilité, ne peuvent donc pas être considérées seulement comme un obstacle au travail. Elles sont aussi ce qui confère à l’intelligence son génie (sublimation). C’était aussi le cas pour Madame V . B. Sa raideur morale était aussi ce qui faisait d’elle une professionnelle particulièrement brillante et appréciée. On remarquera que, tant que cette vulnérabilité est productive, personne n’en n’a cure. Cette vulnérabilité produit peut-être ce qu’il y a de meilleur, mais elle peut aussi donner naissance à un drame. Et l’entreprise est capable d’utiliser la faille comme puissance de travail, aussi bien que comme relais de la déstabilisation psychologique. C’est selon son bon vouloir. Il suffit pour cela de prendre les décisions de management : gratifier d’abord, désavouer ou persécuter ensuite. L’entreprise exploite nos vulnérabilités et il n’y a peut-être rien de condamnable à cela, puisque dans certains cas nous pouvons aussi en être bénéficiaires. En revanche, quand le rapport au travail est déstabilisé, comme dans le cas présent, par des formes critiquables de management, il y a des risques sérieux pour la santé mentale et physique de celui (ou de celle) qui est pris dans la tourmente.
Déstabilisation par le management et défection de la solidarité Une situation progressive de dégradation psychologique par une stratégie intentionnelle de la hiérarchie d’une entreprise n’est pas exceptionnelle. Si l’affaire tourne au drame, c’est aussi pour une raison – secondaire et adjuvante certes – suffisamment importante tout de même pour que l’on attire sur elle l’attention du clinicien préoccupé d’analyse étiologique.
Empêchée par le processus de représailles de donner son potentiel dans l’espace professionnel, Madame V .B. était mise en échec au regard de son exigence vis-à-vis d’elle-même. Elle perd progressivement confiance en elle, et elle est bientôt menacée de voir chavirer son estime de soi. Elle commence alors à s’accuser d’impuissance à surmonter sa crise et à être habitée par des sentiments de honte et d’indignité. Cet état mental retentit progressivement sur sa vie familiale. Elle craint par son état moral de devenir toxique pour ses propres enfants et délègue de plus en plus de tâches domestiques et familiales à son époux. Inutile de donner des précisions sur les incidences de cette situation sur la vie du couple, mais on comprendra facilement que la vie ordinaire, dans ces conditions, devienne difficile. Ce qui accable encore davantage Madame V . B. L’idée de suicide, comme délivrance, commence à se profiler. Dans ce combat compliqué avec elle-même, il faut faire, me semble-t-il, une place à l’épuisement. C’est aussi parce qu’elle sent ses forces diminuer, son énergie vaciller, que Madame V .B. craint l’effondrement. Et elle fuit le cauchemar en se suicidant. Si j’insiste un peu sur le versant psychopathologique du drame, c’est pour montrer combien l’analyse étiologique du suicide au travail est difficile. Au vu de ces considérations sur les troubles psychopathologiques de Madame V . B., on serait tenté de leur attribuer le rôle déterminant dans le suicide. Mais le contenu de sa lettre et son suicide à proximité de l’entreprise obligent à reconsidérer ce point de vue. Une déstabilisation progressive comme celle de Madame V . B., en général, ne passe pas inaperçue des collègues et la solidarité fonctionne alors, communément, comme une véritable prévention des décompensations, même si le but affiché de la solidarité n’est pas la prévention des décompensations, mais la lutte contre l’injustice. Madame V. B. a été victime d’injustices. Mais la solidarité n’était pas au rendez-vous. Il semble bien que cette dernière n’ait guère de place dans ce nouveau modèle de rapport au travail où, au management exigeant la soumission de chacun à l’entreprise, répond la « convivialité stratégique » des collaborateurs qui constitue une culture de la solitude et du chacun pour soi au milieu de la multitude débarrassée de tout lien de solidarité. Le suicide de Madame V. B. nous jette au cœur des nouvelles formes de servitude qui accompagnent la culture de la performance. Ce que nous apprend cette histoire, c’est que les pathologies de la servitude autrefois réservées aux petites gens, du domestique à la bonne à tout faire, sont maintenant aussi l’affaire des cadres, y compris des cadres supérieurs de multinationales. Voilà, je le crains, ce que recèlent dans leur ombre ces suicides sur les lieux de travail : le spectre de formes entièrement nouvelles de servitude qui colonisent le monde du travail et dont aucun d’entre nous ne peut plus aujourd’hui se considérer comme à l’abri. En effet, je le répète et je le souligne, parce que c’est ce qu’il y a de plus insolite dans ce regard de la clinique sur les rapports sociaux de travail : en dépit de toutes les manœuvres utilisées pour déstabiliser Madame V. B., sa performance de travail est restée jusqu’au bout au plus haut niveau. La culture de la performance se nie elle-même ici par son propre dépassement. Si l’on déstabilise Madame V . B., ce n’est pas parce qu’elle n’est plus performante, ce n’est pas parce qu’elle serait devenue inutile. C’est parce qu’elle n’est pas suffisamment soumise. La servitude allant jusqu’à la soumission comme enjeu de l’organisation du travail est plus importante que le travail et la rentabilité. Son indépendance d’esprit est intolérable et il faut qu’elle cède à tout prix. Elle n’a pas seulement cédé, elle a cassé et elle s’est suicidée. Le suicide de MadameV . B. est, de façon certaine, le résultat des nouvelles pratiques de la domination. Je suis tenté de penser, mais cela reste à vérifier par l’analyse d’autres cas, que cette vague de suicides dans le travail, qui est totalement nouvelle, est la signature de la radicalisation des méthodes de domination.Ces suicides révèlent un tournant dans le rapport entre servitude et domination dans l’entreprise. Tel est vraisemblablement le sens qui se bégaie affreusement à travers cette série de suicides. Par-delà leur mort, c’est ce message, me semble-t-il, que les victimes nous crient.

Christophe Dejours Directeur du Laboratoire psychologie du travail et de l’action du CNAM 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 2


Élements recueillis sur la personnalité de MadameV . B. D’après les éléments recueillis auprès de l’entourage de Madame V . B., il ressort qu’il s’agissait d’une femme d’une intelligence éclatante, considérée par tout le monde comme au-dessus de la normale. On la tient même pour une surdouée. Cette intelligence brillante se double d’une énergie exceptionnelle, d’une capacité de travail hors du commun.
Lorsqu’elle entreprend un projet, elle le mène tambour battant. Chaque mission est toujours un succès. Elle s’adapte remarquablement à son milieu professionnel, où elle fait figure non seulement de locomotive, mais de personne de confiance. Elle passe pour ses collègues, comme pour son entourage et ses amis, pour une personnalité extrêmement solide et stable, remarquablement disponible, et généreuse de surcroît. On se confie volontiers à elle, on lui demande conseil. Sa posture vis-à-vis des autres sort des standards habituels. C’est que Madame V . B. est solidement enracinée dans une tradition chrétienne d’entraide et de solidarité. En plus de son travail, elle assure inlassablement des visites auprès des malades dans les hôpitaux et s’occupe de détenus dans les prisons. La famille est aussi, pour elle, un pôle fondamental d’organisation de sa vie. Mariée à un homme qui partage ses valeurs et ses engagements, elle a trois enfants dont l’aînée a 22 ans, la seconde 20 ans, la troisième 16 ans. Toutes trois vont bien et réussissent dans leurs études. Elle adopte en 1999 un enfant âgé alors de neuf ans et demi qui a 13 ans lorsque Madame V . B. met fin à ses jours. Je souligne qu’elle était très attachée à tous les membres de sa famille. S’il y avait des difficultés, il ne s’agissait pas de conflits avec les uns ou les autres dans l’espace domestique. Et, si conflit il y avait, c’était seulement, resitué dans l’après-coup, un conflit avec elle-même, se reprochant de ne pas réussir à surmonter ses soucis et d’infliger ainsi à ses proches le poids de sa propre souffrance.
Dans ses engagements et dans la parole donnée que cela pouvait confiner à une certaine rigidité. Elle pouvait ainsi s’entêter et refuser de capituler dans les situations défavorables. En général, elle finissait par vaincre les difficultés. Alors que certains, dans son entreprise, connaissant la condition qui lui était faite lui conseillaient de jeter l’éponge et de partir, elle s’y refusait. Ce conseil lui a été donné en raison de l’injustice flagrante, et pas en raison de signes extérieurs de souffrance qui auraient pu inquiéter. Les proches, parmi les collègues de travail, ont pour cette raison été stupéfaits en apprenant le suicide, car tous pensaient que MadameV . B. était l’exemple même de la force et de la stabilité psychologique. Elle ne voulait pas lâcher la partie parce qu’elle ne voulait pas laisser se développer des pratiques critiquables en matière de ressources humaines, dont elle aurait en quelque sorte constitué un précédent en s’inclinant et en démissionnant. Elle avait pourtant commencé à prospecter pour d’autres emplois et avait d’ailleurs été sélectionnée à un poste de haute responsabilité dans une autre entreprise, mais, finalement, elle n’avait pas accepté la proposition, elle avait refusé de céder aux brimades et à l’humiliation. Les éléments dont je fais état ici ont été recueillis auprès du mari, de la meilleure amie, de personnes travaillant dans la même entreprise et de plusieurs médecins ayant connu et soigné Madame V . B.
L’entreprise et le management L’entreprise, Madame V. B. y travaillait depuis dix ans et l’avait connue dès ses débuts lorsqu’elle avait encore la taille d’une petite PME. Elle avait d’ailleurs contribué à son développement. Puis l’entreprise avait atteint des proportions beaucoup plus importantes, avec des ramifications internationales. Y travaillent en 2003 environ 1 200 salariés. À 98 %, ce sont des cadres sortis de grandes écoles d’ingénieur et de gestion. Le style de management du D.G. est un peu particulier. C’est un ancien syndicaliste CGT qui se donne volontiers des allures d’ex-soixantehuitard. Mais il est aussi très autoritaire, il a toujours raison. Ce qui ne l’empêche pas d’être tout de même à l’écoute et d’être attentif à ce qui lui revient par les différents canaux que sont le service social, le service médical, le CHSCT. Toutefois, il y a quelques années, il a embauché une juriste à la direction des RH qui est décrite comme une caricature de l’autoritarisme et de la brutalité à l’égard de toute personne qui ne s’inclinerait pas devant les directives de l’entreprise. Et elle devient, de fait, le bras exécutif du D.G. Et elle a été recrutée après avoir achevé l’exécution du plan social d’une grosse entreprise de la même région. Le rythme de travail est soutenu. On y travaille en flux tendu et il faut intégrer toutes les improvisations qui résultent des fluctuations du marché. Ainsi n’est-il pas rare que certains salariés travaillent tard le soir et pendant le week-end. Les salaires sont assez élevés et l’on s’efforce de tenir compte des niveaux de salaire octroyés dans la région pour ne pas être en-dessous des autres et conserver le pouvoir attractif de l’entreprise. Il faut signaler que, l’année précédant le suicide de Madame V . B., le CSHCT a obtenu qu’une enquête sur le stress au travail soit réalisée dans l’entreprise et dans d’autres entreprises du même type installées dans la région. En regard de ce management musclé, la syndicalisation est extrêmement faible. Une dizaine de salariés seulement sont syndiqués. Dans cette entreprise, il n’y a pas de tradition de solidarité entre salariés. Le recrutement se fait à travers le monde entier. La langue de travail est l’anglais. Parmi les salariés, on compte 38 nationalités différentes. Il semble que les salariés recrutés soient un peu « surdimensionnés » par rapport aux responsabilités et aux tâches réelles qui leurs ont confiées dans l’entreprise. Après plusieurs années, parfois plus de cinq ans, certains salariés ne parlent toujours pas un mot de français. L’intégration sociale dans la cité est donc faible et de surface. L’entreprise assure d’ailleurs de nombreux services pour ses salariés, comme le lavage et le blanchissage du linge domestique, les activités de loisirs, etc. De sorte que les employés se voient beaucoup en dehors du travail. Il y a donc une convivialité entre eux, familles comprises.

« La convivialité stratégique »

Mais cette convivialité mérite d’être examinée de près, car elle est assez complexe. C’est une convivialité sans solidarité. On se retrouve souvent hors travail, mais il semble qu’en fin de compte ce soient encore les rapports de travail qui organisent le hors-travail. Par exemple, chaque année la direction organise une fête. Pratiquement tous les salariés s’y rendent. On y mange, on y danse. Mais il semble que l’on y vienne aussi parce qu’en n’y venant pas, on risquerait de se faire remarquer. Et il ne faut pas se faire remarquer. C’est sans doute aussi pourquoi la syndicalisation est si faible. Il semble que la peur soit au rendez-vous. Non pas tant la peur du licenciement, car, en fin de compte, il y en a très peu, même s’il y en a quand même, comme dans le cas du chef de Madame V . B. La peur semble davantage polarisée par les enjeux de carrière, de promotion et de prime. Les primes sont importantes, pas dans l’absolu, mais suffisamment quand même pour que chacun veille à ne pas compromettre ses chances d’en toucher une part convenable. Il faut aussi faire mention des entretiens d’évaluation annuels. On compare les résultats aux objectifs, on y fixe les nouveaux objectifs. Les attributions de primes semblent se faire à la tête du client, de façon arbitraire. Mais ces entretiens d’évaluation n’ont que peu d’impact concret.Chacun sait dans l’entreprise que les dossiers d’évaluation ne serviront que dans le cas où l’on déciderait de se débarrasser d’un collaborateur. Que l’on montrera alors, preuves à l’appui, que ce dernier coûte trop cher pour ce qu’il rapporte à l’entreprise. La course à l’avancement et à la carrière semble liée au surdimensionnement déjà évoqué des profils par rapport aux postes. Compte tenu du poids que représente l’expatriation en France, les salariés de l’entreprise sont en quelque sorte coincés et la seule issue est pour eux la progression dans l’entreprise. Le jeu social consiste alors à entretenir de bonnes relations avec les collègues et avec les managers. L’avancement et la carrière se font en fonction de la cote personnelle auprès des managers. Il faut donc se faire bien voir et la logique stratégique est celle du bon carnet d’adresses, des bonnes relations avec les personnes bien placées, des relations personnalisées, conviviales en somme. Ainsi le conformisme est-il très strictement respecté. S’esquisse de la sorte un nouveau monde social pour les collaborateurs de l’entreprise, qui est un monde de cadres, un monde fait pour les cadres, mais aussi et surtout un monde produit par les cadres. La convivialité qui règne entre les employés de l’entreprise n’est pas structurée par la solidarité. Tout au contraire, ce qui organise la convivialité c’est le « copinage » qui, derrière la bonhomie des relations, dissimule un monde entièrement soumis à la concurrence entre les personnes, où la référence au travail est constamment confrontée à l’adéquation au savoir-être conformiste. Je propose pour caractériser ce monde social particulier le terme de « convivialité stratégique ». Aux obsèques de MadameV . B., il y a 600 personnes. Elle était très connue et très aimée dans la région, ce qui explique cette affluence. Mais, parmi les gens présents, presque personne de l’entreprise ne s’y trouve. Les réactions des membres de l’entreprise, recueillies de façon non-systématique, suggèrent deux explications complémentaires à cette abstention : se rendre aux obsèques aurait pu desservir l’image de conformisme à l’entreprise d’une part ; le suicide de Madame V. B. suscite des jugements de condamnation d’autre part : on ne se suicide pas quand on a quatre enfants ! Il faudrait davantage d’éléments pour pouvoir apprécier la valence défensive de cette réaction. Cette hypothèse interprétative est difficile, voire impossible à vérifier, en raison de la réticence extrême des employés de l’entreprise à parler ou à commenter l’événement. Il faut toutefois s’arrêter un instant sur ce monde de la convivialité stratégique, car c’est une configuration sociale nouvelle qui pourrait bien être une production spécifique de la culture des cadres dans les entreprises high-tech multinationales. Dans la région où se situe l’entreprise dans laquelle travaillait Madame V . B., il y a beaucoup d’autres entreprises du même genre. À écouter les médecins du travail qui pratiquent en service interentreprises et qui, de ce fait, connaissent souvent plusieurs de ces entreprises, la clinique suggère qu’existent bel et bien de nombreux problèmes psychopathologiques parmi ces cadres. Le lien avec le travail, l’organisation du travail et surtout avec les nouvelles formes de management et de gestion importées du monde anglo-saxon, semble très vraisemblable. Au point que plusieurs cliniciens aient éprouvé le besoin de faire procéder, ou de procéder eux-mêmes, à des enquêtes sur le rapport entre stress et organisation du travail. Le contraste est grand entre ce qui ressort du regard clinique et ce qui est évoqué par les cadres, lorsqu’on les interroge. Le contraste va jusqu’à la discordance. La plupart des personnes interrogées font état d’une grande satisfaction à leur travail et vis-à-vis de leur mode de vie. La convivialité stratégique soulève un problème d’interprétation de la parole de ces cadres. Est-ce le conformisme, est-ce la peur de se faire remarquer et de compromettre sa cote qui verrouille la parole ? Est-ce une méconnaissance effective de la souffrance en raison de l’efficacité des stratégies défensives, ou en raison d’une adhésion, sur le fond, avec ces valeurs que promeut l’entreprise?Cette dernière version n’est pas impossible. Les cadres de ces entreprises multinationales sont rigoureusement sélectionnés.Adhèrent-ils aux valeurs de la libre entreprise, de l’individualisme, de la concurrence généralisée ? C’est possible. Si c’est le cas, on comprend alors qu’ils éprouvent quelques réticences à révéler leur souffrance qui ne pourrait apparaître que comme un signe de faiblesse et fonctionner, alors, comme un stigmate défavorable dans la lutte de concurrence généralisée entre cadres de tous niveaux. Dans le système de valeur de la libre concurrence, chacun tient pour parfaitement normal et équitable que l’on se débarrasse d’un collaborateur s’il apparaît qu’il n’est plus à la hauteur des objectifs de l’entreprise. Ne pas s’avouer à soi-même que l’on souffre parfois est peut être une condition sine qua non pour tenir et conserver sa place. Toujours est-il que la convivialité stratégique fonctionne, au regard de notre préoccupation clinique de saisir les relations entre nouvelles formes de management et souffrance, comme une véritable conspiration du silence qui n’est peut-être que l’envers d’un déni assez étendu de la perception de la réalité. La convivialité stratégique engrène complètement travail et hors-travail, grâce à une dépendance matérielle et morale vis-à-vis de l’entreprise, pourvoyeuse de l’emploi et du confort de vie. De sorte qu’en fin de compte la convivialité stratégique pourrait bien être la forme moderne d’une « condition » : la condition de cadre, entendue cette fois comme une forme nouvelle de servitude impliquant la vie tout entière du cadre et de sa famille qui serait une forme nouvelle de servitude moderne, vis-à-vis de l’entreprise néolibérale, concernant avant tout lescadres. Nous sommes loin ici de la condition de l’ouvrier dépendant de l’entreprise paternaliste ,dans la mesure où il ne s’agit pas de personnes au statut social modeste, mais de personnes qui se considèrent comme des collaborateurs à part entière de la puissance de l’entreprise à laquelle elles prêtent allégeance. C’est à la lumière de cette condition de servitude propre aux cadres que l’on peut maintenant revenir sur l’événement déclenchant du processus ayant conduit au suicide de MadameV . B.

L’élément déclenchant et la question de la soumission

Le processus dans lequel Madame V . B. a été emportée a clairement commencé lorsqu’elle a demandé un temps partiel pour pouvoir s’occuper de son enfant adoptif, mais il apparaît de façon presque certaine que ce processus se radicalise en 2002 (janvier), après qu’elle a refusé un poste important avec promotion, en Espagne. Cette décision de Madame V. B. n’a pas été tolérée par l’entreprise. D’aprèsl les dires de plusieurs personnes interrogées, il ressort que, pour l’entreprise en cause, demander un temps partiel, c’est signer de facto que l’on n’est plus un collaborateur. Pour l’entreprise, le travail doit être la préoccupation absolument prioritaire des collaborateurs. Demander un temps partiel c’est indiquer qu’autre chose compte autant que l’entreprise dans la vie du collaborateur. L’entreprise exige de fait la docilité, l’autocensure, le mutisme sur tout problème personnel non-professionnel et surtout la soumission totale.
En demandant un temps partiel, Madame V . B. déclenchait un processus de critique, de perte de confiance de la part des managers, qui devait inévitablement être suivi de manœuvres de disqualification, de marginalisation. En demandant un temps partiel, Madame V. B. risquait des réactions de représailles. Le savait-elle ? Était-elle candide ? C’est peu probable compte tenu de sa clairvoyance, de son intelligence, de ses compétences et de sa très bonne connaissance non seulement des entreprises de ce type qu’elle avait expérimentées de l’intérieur, mais des bases théoriques de ces nouvelles formes de management. Le malaise ici vient de ce qu’à aucun moment les représailles n’ont été administrées à Madame V. B. sous prétexte qu’elle aurait été professionnellement incompétente, qu’elle aurait failli à ses responsabilités ou qu’elle aurait commis des erreurs. Il faut ici y insister, ce point est capital, me semble-t-il, au regard de ce qui nous préoccupe aujourd’hui : le travail, la qualité du travail, sont totalement hors de cause dans le processus déclenché par l’entreprise. La seule raison des représailles contre MadameV . B., c’est qu’elle ne se montre pas assez soumise. Et c’est cela même qui constitue la caractéristique de la situation qui la conduira jusqu’au suicide.C’est bien la servitude qui est l’enjeu du conflit, rien d’autre. Le tort de Madame V. B. est sans doute d’avoir voulu jouer ses valeurs altruistes et compassionnelles contre celles de l’entreprise. Sa raideur sur ses engagements sociaux explique peut-être que, malgré les représailles dont elle était victime, elle n’ait pas voulu croire que l’on pourrait rayer d’un trait de plume tous les services rendus à l’entreprise et toutes les compétences professionnelles qu’on lui avait largement reconnues depuis des années. En fait, le processus de déstabilisation psychologique dont elle a été victime semble avoir été mené de façon rigoureuse. Comment ? À partir des tests dont il a été question précédemment. Madame V . B. avait autrefois, en période d’activité professionnelle, suivi plusieurs formations dont l’IAE (Institut d’administration des entreprises) d’où, d’ailleurs, elle était sortie major de promotion. En 2002, alors qu’elle est en disgrâce, le manager reconnaît par écrit, à chaque évaluation, la qualité du travail de Madame V. B. : Exceeding target, Far exceeding target (une seule et unique fois : within target). Que sont les tests?Tests de personnalité et de motivation: «Ils’agit d’un test approfondi mis au point par SHL Group – Saville&Holdsworth Ltd –, société internationale de consultants dont le siège est en Angleterre.
Il vise à déterminer avec précision l’impact de diverses situations professionnelles sur la motivation d’un individu, mettant en relief celles qui ont un impact considérable ou important, et celles qui ont un impact faible ou nul. Il explicite également la personnalité de l’individu en particulier son mode de relation (influence, affiliation, empathie), son mode de pensée (analyse, créativité, changement, structure), mais, aussi, ce qui est peu courant, car débordant de loin le cadre professionnel, ses sentiments et émotions. Enfin, le test est complété par un examen des aptitudes intellectuelles. Le test montre une aptitude de Madame V . B. à 99 %, c’est-à-dire qu’elle se situe dans le 1 % le plus compétent des cadres supérieurs du monde entier (norme cabinet SHL). » Au plan de ses motivations, il transparaissait dans le test que seules quelques variables très bien caractérisées sont capables de démotiver Madame V. B. L’analyse détaillée des représailles exercées contre elle montre qu’elles passent par des mesures qui jouent électivement et exclusivement sur les situations identifiées par le test comme démotivantes pour Madame V . B. Remarquons pourtant que ces représailles sont rigoureusement symboliques. Aucune violence physique n’a été exercée contre elle. Son salaire, confortable, n’a pas été une seule fois remis en cause. Il est toutefois évident que le conflit déstructurant est d’ordre symbolique et porte sur les valeurs, ce qui se révèle avec sa dimension pathétique dans la lettre que Madame V . B. a laissée avant de se suicider.

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 1




Résumé : Observation clinique d’une femme cadre dans une entreprise de service. Les données ont été recueillies après le décès. L’analyse repose sur les lettres laissées par la défunte et des entretiens avec les proches et les personnels médicaux et paramédicaux ayant suivi la patiente. La discussion étiologique permet de remonter aux liens entre méthodes de management, nouvelles formes de servitude, et décompensation psychopathologique. Summary, p. 73. Resumen, p. 73. Des suicides sur les lieux du travail, il y en avait par le passé, mais cela concernait exclusivement le monde agricole, où lieu de vie et lieu de travail étaient indistincts. C’est seulement depuis quelques années, après 1995 semble-t-il, que se sont produits les premiers suicides sur les lieux de travail dans le secteurindustriel, le secteur tertiaire et les activités de service. Il n’est pas possible de donner une évaluation quantitative de ces morts parce que, jusqu’à présent, les enquêtes statistiques sur le suicide méconnaissaient systématiquement la psychopathologie liée au travail. La seule enquête quantitative que nous connaissions est le fait de l’inspection médicale du travail de Basse-Normandie. Gournay, Laniece, et Kryvenac en 2003 ont procédé à une étude auprès des médecins du travail. En cinq ans, 43 décès et 16 personnes gravement handicapées à la suite de leur tentative de suicide ont été recensés (Calvados, Orne et Manche) ; soit en tout 59 cas sur les 107 cas de suicide et de tentatives de suicide rapportés (Gournay et coll., 2004). Donc une moyenne de 12 cas par an. Cela voudrait dire qu’il faudrait s’attendre dans une enquête nationale à trouver entre 300 et 400 cas par an !
Le fait est que l’on ne sait pas grand-chose sur les circonstances de ces drames. Les enquêtes sont fort difficiles parce que, passé le moment d’émotion qui suit juste l’événement, tout le monde devient réticent à parler. C’est comme une conspiration du silence qui s’abat sur la communauté de travail, aussi bien du côté de la direction que des collègues, des supérieurs hiérarchiques directs que des syndicats. La plupart des investigations commencées par notre laboratoire à la demande des CHSCT ont été interrompues parce que les volontaires des premiers jours se désistaient ensuite. Quelques enquêtes ont pu être menées (Flottes A. et coll., 2002, Molinier P. et coll., 1998, 1999), mais les négociations sur la nature de l’investigation à mener et la durée de la préparation aboutissent en général à une étude qui n’élucide pas le suicide lui-même. Le compromis adopté en fin de course consiste à demander une enquête sur les rapports entre organisation du travail et santé. La globalisation de l’objet d’investigation éloigne considérablement de la clinique spécifique du suicide, stricto sensu. C’est que, pour avoir accès à l’étiologie d’un suicide au travail, il faut nécessairement, comme dans toute situation psychopathologique, entrer dans ce qui a été l’intimité du défunt. Il faut donc en passer par les proches et la famille. Mais, dans la mesure où il s’agit d’un suicide au travail, il faut aussi recueillir des données sur les relations interpersonnelles et les rapports sociaux de travail. On devine aisément que les informations portant sur l’intimité du défunt ou de la défunte, recueillies auprès de l’entourage, soulèvent de surcroît d’épineux problèmes déontologiques. Il me semble que, pour avoir une chance de reconstituer l’étiologie d’un suicide au travail, il faut préalablement une théorie du suicide, d’une part,etdesrelationsentretravailethors-travail,d’autrepart.Lesuicideest un défi à toute classification nosologique. Mais, dans le cas du suicide au travail, il s’agit le plus souvent d’une crise dans l’évolution d’une dépression. L’analyse plus poussée de la psychodynamique du suicide dans ce contexte montrerait, si l’on pouvait la déployer ici, qu’elle passe par un mouvement de haine contre soi qui va jusqu’au meurtre. De fait, lorsque l’on y regarde de plus près, il y a dans tout suicide au travail une décompensation psychopathologique. Et si l’on parvient à connaîtreparledétaillescirconstancesdupassageàl’acte,ondécouvreen règle, en amont de ce dernier, une configuration psychopathologique très personnelle. C’est généralement suffisant pour que les commentateurs, comme nombre de spécialistes d’ailleurs, concluent que le suicide relève d’une causalité psychique où le travail ne joue qu’un rôle contingent.

Mais les suicides que nous examinons ici se commettent sur les lieux mêmes du travail. Ce n’est pas un détail anodin. Car le suicide, comme toute conduite humaine, est adressé à autrui. Le technicien en se pendant dans l’atelier de l’usine, l’ingénieur en se défenestrant sur son lieu de travail, la surveillante en se tirant une balle dans la tête dans le service hospitalier où elle travaille, ou l’ouvrier de Volkswagen (Lejeune A.) en venant se tuer dans son usine devant ses camarades adressent ostensiblement un message. Et celui-ci est parfois explicite lorsqu’il figure dans une lettre laissée, à dessein, par le défunt. Autrefois, il n’y avait pas de suicide sur les lieux du travail. Que signifie donc cette nouvelle expression dramaturgique apparue récemment ? Le travail n’était-il donc jamais en cause dans les suicides du temps passé?C’est peu probable, bien que l’hypothèse ne puisse être écartée sans argumentation précise. En revanche, il est probable que les suicides sur les lieux de travail, dans la mesure où l’on n’a jamais à leurs propos parlé « d’épidémie » ni de « phénomène de contagion », comme cela a été souvent le cas avec les symptômes hystériques, il est probable donc que ces suicides sur les lieux du travail traduisent ici et là l’émergence d’un type de souffrance au travail entièrement nouveau. Par leur mort, ces malheureux convoquent aujourd’hui la société tout entière à se pencher sur ce nouveau type de souffrance qu’elle engendre. Force est de reconnaître que le silence est la principale réponse. Aucun cas de suicide, à ma connaissance, n’a à ce jour reçu une explication convaincante, ce qui est tout de même très inquiétant sur nos capacités de penser aujourd’hui les rapports entre vie, mort et travail. Est-il possible de préciser les raisons de cette inquiétude ? Du point de vue du clinicien, mais c’est sans doute la même chose pour tout être sensé, le suicide est indubitablement la mise en cause la plus radicale que l’on puisse imaginer du lien à autrui. Ces suicides indiquent certainement une destructuration des liens sociaux dans le travail. Quand bien même ces suicides seraient peu nombreux, ils signaleraient pourtant, par leur seule apparition, une évolution délétère affectant tous ceux qui travaillent et non les morts seulement. Osons un pas de plus : si un tel suicide se produit, il parle certainement de la solitude psychologique atroce dans laquelle se trouvait le suicidant. Solitude psychologique qui est d’abord une solitude affective, je le souligne, car ces suicides se produisent au sein d’une communauté de travail qui, probablement, n’a de communauté que le nom. Plus vraisemblablement, il s’agit de regroupement de gens pour le travail de production, mais ce regroupement n’a pas de répondant affectif, ou n’en a plus. Solitude affective au milieu de la multitude, telle est probablement la première signification qu’il faut déchiffrer dans le suicide sur les lieux de travail. C’est indiquer du même coup une autre piste. Si celui ou celle qui s’est suicidé(e) était effectivement seul(e), au milieu de la multitude des autres, qu’en était-il de la nature et de la qualité des liens entre ces autres hommes et femmes qui formaient la multitude au travail ? La réponse ne prête pas tellement à équivoque. Car, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il y a de nombreux cas où les suicides sont le fait de salariés qui ne s’étaient nullement mis à part de la collectivité. Ils passent même, pour certains d’entre eux, pour des gens particulièrement bien adaptés à leur travail et au milieu professionnel. On peut donc aujourd’hui être parfaitement adapté, intégré et efficace dans son travail et pourtant être dans une solitude affective qui atteint l’insupportable. Les suicides sur les lieux de travail, il faut bien le reconnaître, disent une dégradation en profondeur du vivre ensemble et de la solidarité qui ne peut pas être banalisée. Je disais précédemment qu’aucune histoire de cas n’a pu, à ce jour, être analysée de façon convaincante. Ma contribution, aujourd’hui, à l’investigation de cet énorme problème psychopathologique sera modeste. Elle s’appuie sur l’étude d’un cas. C’est peu, mais il faut bien commencer un jour, en espérant toutefois que ce précédent servira d’appui à d’autres recherches cliniques. Je me suis efforcé dans cette analyse de ne pas dissimuler ni minimiser les zones d’ombre et les conflits d’interprétation possibles, car cette clinique est vraiment complexe. L’analyse repose sur des données recueillies après le drame. Mais l’après-coup ne constitue pas pour le clinicien un obstacle insurmontable.Au contraire. Il envade même pour l’historien et pour le juge.L’après-coup,même après la mort du principal acteur, n’empêche pas d’approcher la vérité, même s’il y a une part de conjecture dans l’analyse. Une seule difficulté supplémentaire par rapport aux autres disciplines vient ici gêner le travail : il s’agit des obligations déontologiques qui me contraignent à ne pas faire état de tout ce que j’ai appris et qui m’a, pour partie, été livré sous le sceau du secret.

L’histoire du suicide

Madame V .B. avait 43ans. Elle était cadre dans une entreprise hightech. C’était une matheuse de formation. Elle avait une maîtrise d’informatique. Elle aimait les études, dévorait les bouquins, suivait de nombreuses formations. Elle entre dans une entreprise où elle est immédiatement appréciée et travaille dans la conception d’outils informatiques. Elle travaille ensuite dans un service de statistiques. Parallèlement à son travail, elle suit la formation de l’Institut d’administration des entreprises, puis entre dans le service de ressources humaines d’une multinationale où, bilingue, elle mène une brillante carrière. À plusieurs reprises, elle est contactée par des chasseurs de têtes pour d’autres emplois plus attrayants, mais elle les refuse pour ne pas s’éloigner de sa famille (elle est mariée et a trois enfants). Son travail dans son entreprise est diversifié. Elle accomplit successivement plusieurs missions importantes qui lui valent de chaleureuses félicitations. Elle prend en 1997 la responsabilité du service de formation de l’entreprise. Son salaire se situe entre 4500 et 5000 euros par mois. Et puis, en 1999, son mari et elle décident d’adopter un enfant. Les charges familiales sont lourdes et elle demande à passer à mi-temps (juillet 2000). On ne peut pas le lui refuser, mais cette demande est mal vue. Huit mois plus tard, en février 2001, elle repasse à un temps partiel de 80 % qu’elle conservera jusqu’à septembre 2002. Entre-temps, son supérieur hiérarchique est limogé à la suite d’un conflit de rivalité qui l’oppose à l’un de ses collègues. C’est ce dernier qui reste dans l’entreprise et hérite de son poste. Il semble qu’il ait voulu, en arrivant à ce poste, écarter les gens qui étaient en bonne relation avec son rival. Madame V . B. fait partie de ceux là. D’autres que Madame V .B. doivent s’en aller ou accepter une mutation. À partir de fin 2001, on retire à Madame V . B. ses responsabilités. Elle doit désormais référer son travail a un manager des ressources humaines qui est à un niveau hiérarchique égal au sien. Dans l’organigramme suivant, elle doit référer son travail à un chef d’équipe, situé à un niveau hiérarchique très inférieur au sien.On lui donne alors une mission très en-dessous de ses compétences, que l’on confie habituellement à une secrétaire. Elle est victime de multiples petites brimades : on lui demande, en urgence, de traiter un dossier. Elle y travaille jour et nuit et le dossier est mis de côté sans même être examiné. On la convoque à une réunion, à une heure précise ; on la fait attendre une heure et on lui annonce que la réunion est reportée. Et cela à plusieurs reprises. En quelques mois, on la rétrograde : placée jusque-là au niveau N-1 par rapport au Directeur Ressources, soit N-2 par rapport au P.-D. G., elle passe sous la direction de son collègue direct et devient ainsi N-3 par rapport au P.-D. G. On la rétrograde encore une fois, et on la place sous la direction d’un chef d’équipe, ce qui la met en position N-4 par rapport au P.-D. G.
Comprenant qu’elle n’a plus d’avenir dans ce service, elle cherche des issues : une formation à l’ESSEC que l’on avait quelque temps plus tôt chaudement recommandée pour qu’elle puisse accéder à des responsabilités encore plus importantes que lorsqu’elle était à son plus haut niveau. Elle suit cette formation presque jusqu’à son terme. Mais, maintenant en disgrâce, deux jours avant de se déplacer pour le dernier module alors que les titres de transport et les réservations d’hôtel sont acquis, on lui interdit ce voyage, ce qui l’empêche de valider son diplôme et ruine tous les efforts accomplis (septembre 2002). Elle demande une mutation dans un autre service. On l’oblige alors à passer des tests d’embauche réservés aux débutants dans l’entreprise et aux candidats extérieurs. Dans ce milieu, ce traitement particulier qu’on lui impose est ostensiblement humiliant sinon infâmant. Elle s’y soumet pourtant sans protester. Elle ne contre-attaque pas, elle ne se plaint pas, mais elle se déprime. Au point qu’elle est obligée, en 2002, de prendre un congé maladie, pendant lequel elle reçoit un traitement psychiatrique ambulatoire. Début janvier 2003, elle reprend son travail. Son chef lui conseille de demander une prolongation de son arrêt de travail, car il n’a aucune tâche à lui confier. Elle revient 15 jours plus tard. On lui donne à nouveau la mission subalterne de secrétariat qu’elle avait déjà assumée. Mission dont il faut préciser qu’elle n’avait servi à rien et que l’entreprise n’en n’avait rien fait. Huit jours plus tard (janvier 2003), elle se suicide en se jetant du haut d’un pont situé juste à proximité de son entreprise. Elle laisse une lettre en demandant à la déléguée du comité d’entreprise de la rendre publique, après sa mort. Voici la lettre : « Si je me suicide aujourd’hui c’est que, comme je l’ai souvent exprimé et à plusieurs personnes qui pourront en témoigner, je ne peux pas supporter l’idée de réintégrer mon poste dans les conditions proposées, c’est-à-dire exactement les mêmes que celles qui m’ont fait craquer et que je subis depuis janvier 2002, placardisation, manque de respect, humiliation (publique), souffrance morale, aucune reconnaissance professionnelle. Je paie beaucoup trop cher mon temps partiel (pris entre autres et surtout pour m’occuper des enfants à L en val, ma sensibilité, l’attachement à mes valeurs humanistes et de respect envers autrui, quel qu’il soit (même un DP, même un membre du CE qui s’oppose à la Direction), mon refus d’être un “bon soldat” (je suis pacifiste), mon refus d’être traitée brutalement (eh oui, j’ai un affectif).

Bien sûr, je manque d’ambition professionnelle, de volonté de “faire carrière”, je ne cherche pas à être chef à la place du chef, j’ai d’autres “choses” dans ma vie qui équilibrent l’investissement que j’ai dans mon travail. Mais vous savez tous combien mon travail compte pour moi (j’ai abrégé mon congé d’adoption), cela fait un mois que je trépigne pour reprendre le travail. Mais, à travers ce travail, surtout aux RH, j’ai envie de soulager la “souffrance humaine” et non pas d’en créer, j’ai besoin d’être utile à l’entreprise et non de travailler sur des projets qui n’aboutissent jamais par changement constant de décision des “chefs”. Je n’accepte pas de mes chefs : le manque d’intelligence professionnelle : sur quoi juge-t-on : sur les résultats et les compétences ou à la tête du client et aux phrases mal comprises ? Me faire attendre 15 jours pour laisser le temps de “ré-organiser”, 15 jours après on me propose (impose, je n’ai pas le choix) exactement le même poste que j’avais avant, avec priorité, finir les job descriptions, alors qu’on sait très bien qu’elles ne seront jamais finies ! On me remet dans le même contexte avec les mêmes pièges alors qu’on m’a bien fait sentir que l’on n’était pas “content” de mes résultats ; “c’est pas ce qu’on attend d’un manager”. 1. On n’a qu’à me donner à faire ce qu’on attend de moi. 2. Je ne suis pas un manager : ni dans les responsabilités qui me sont données, ni dans la reconnaissance de ma valeur, ni dans la position où on me met (voir l’organigramme !). Veut-on me mettre en situation d’échec ? Ou est-ce un manque d’intelligence impardonnable à ce niveau (de salaire !!!)? Le manque d’intelligence humaine : doit-on forcément être “brutale” pour que l’entreprise fonctionne mieux ? Pour être respectée, reconnue au RH ? Pourquoi ce manque de respect?Pourquoi humilier? Pourquoi faire passer des tests après 10 ans de boîte ? Pour connaître les compétences ?!?!? Et qu’a-t-on fait de ces tests ? (i.e. : “tu n’écoutes jamais rien, tu n’en fais qu’à ta tête”). Alors que je ne connais personne de plus docile que moi, “pourquoi tu n’as pas pris tes RTT comme tout le monde” ? Bien sûr que je les ai pris, “tu es trop sensible, ce n’est pas ce qu’on demande à un manager”. Heureusement qu’il existe des managers sensibles ! Il ne faut pas d’affectif au travail. Je ne suis pas une machine et XXX quand elle pleure ce n’est pas de l’affectif ? Pourquoi n’a-t-on jamais d’excuses quand on est blessée et que la personne qui a blessé le sait ?
Alors je dis non, je ne reviendrai pas, certains acceptent l’humiliation, certains sont soumis, certains fuient dans d’autres services, l’ambiance du service est pleine de frustration (honnêtement qui, aux RH, ne cherche pas un poste ailleurs ?). Moi j’arrête tout, car je ne crois pas qu’une amélioration soit possible. J’aime beaucoup trop mes collègues et mon travail pour accepter ces conditions. Je regrette de faire ce geste pour mes enfants, mais je ne leur imposerai pas une maman frustrée, humiliée. Ce n’est pas par hasard si je fais ce geste ici devant Amadeus…

mardi 24 décembre 2019

Buenavetura Durruti Leon 1898 - Madrid 1936



Le texte que nous présentons est certes sommaire, mais il doit encourager tous ceux qui seraient intéressés par la personnalité de Durruti à entreprendre la lecture de l'excellente biographie d'Abel Paz.
Solidarité Internationale Antifasciste - SIA (2003)









les affiches
éditées par SIA







Salvador Segui











l'album de Durruti, Ascaso ...
Ici à Paris
devant l'affiche
éditée par
le Libertaire













l'album photo
des milices
anarchistes








Le 14 juillet 1896, dans la famille Durruti-Demange, à Leon, naît un garçon à qui ses parents donnent le prénom de Buenaventura.
A cette époque-là, en Espagne, le malaise est général. Les affrontements se multiplient entre les forces de l'ordre et les journaliers andalous, les mineurs asturiens, ou les ouvriers basques ou catalans. 1898 par ailleurs, marque l'effondrement de ce qu'il reste de l'empire colonial. En 1903, le père de Buenaventura est arrêté parce qu'il a participé à une grève et les représailles qui s'ensuivent touchent toute la famille. L'enfant continue tout de même à aller en classe jusqu'à 14 ans, âge où il entre comme apprenti mécanicien dans l'atelier de Melchor Martinez qui est considéré comme un révolutionnaire acharné parce qu'il lit El Socialista dans les bars.
En 1912, il adhère à l'Union des Métallurgistes, association liée à l'UGT, seul syndicat existant à Leon. Très vite, il commence à discuter et à se démarquer des dirigeants qui ne voient pas d'un très bon œil ce qu'ils qualifient "d'impatience révolutionnaire" et qu'ils opposent à "l'opportunisme politique" 1914 est l'année du véritable démarrage industriel de l'Espagne. La bourgeoisie profite de la neutralité du pays au cours de la première guerre mondiale pour augmenter la production. Lorsque Buenaventura Durruti est transféré à Matallana pour y installer des machines dans les mines, une grève des mineurs éclate; il décide alors avec ses camarades d'être solidaire des grévistes et gagne ainsi une certaine popularité dans la région des Asturies et du Leon.
C'est une période d'essor industriel, mais aussi de mécontentement grandissant, de grèves continuelles. La vie des ouvriers devient de plus en plus difficile. Le gouvernement décide de rétablir la censure. La CNT et l'UGT signent alors un accord où est annoncée la grève générale pour le 13 août. Celle qu'un certain journal bourgeois désigne comme la "première grève révolutionnaire" dure quelques jours. Finalement Durruti est licencié et expulsé de l'Union Métallurgiste.
Il se rend à Gijon puis en France.
C'est là qu'il découvre l'anarchie et il comprend qu'elle correspond au socialisme révolutionnaire qui est le sien. A son retour en Espagne, il adhère pour la première fois à la CNT. Il est arrêté mais parvient à s'évader et à passer de nouveau en France ou il travaille quelque temps chez Renault.

En 1920 le revoilà en Espagne, à Saint Sébastien où il refuse les responsabilités que lui propose le Comité de la CNT, pour lui : "L'important n'est pas le poste de responsable. L'important c'est la vigilance de la base pour obliger ceux d'en haut à faire leur devoir sans tomber dans la bureaucratie."
En Espagne, l'agitation sociale se poursuit: contre la montée en force du syndicalisme, c'est l'escalade de la répression, des arrestations, du "pistolerismo" officiel et du cynisme de la fameuse "ley de fugas".
C'est alors que se forme le groupe anarchiste "Los Justicieros" avec la participation de Durruti. Ils projettent un attentat contre le roi Alphonse XIII, mais les préparatifs sont découverts et on attribue le complot à Durruti. Il s'enfuit alors avec ses camarades vers Barcelone, il s'arrête à Saragosse, région de forte tradition anarchiste où règne à ce moment-là une relative tranquillité qui va bientôt disparaître.
Lors de la clôture de la Conférence des Syndicats de Saragosse, Salvador Segui accuse publiquement le gouvernement du terrorisme existant dans le pays. Francisco Ascaso que la pression populaire a réussi à faire libérer de prison peut alors rencontrer Durruti.

Fin 1922, au vu du système de répression aveugle et systématique de la part du gouvernement, ils décident de constituer un nouveau groupe: "Los Solidarios" dans le but est de faire face à la violence du "pistolerismo" et de soutenir la structure de la CNT dans une perspective anarchiste. Durruti est en prison à Madrid lorsque se produisent les attentats de mai et juin 1923 où trouvent la mort le gouverneur Regueral à Saint Sébastien et le cardinal Soldevila à Saragosse, des attentats qui viennent en réponse aux assassinats de Salvador Ségui et Francisco Comas.
 Eléments biographiques sur ceux qui ont donné des couleurs à la révolution espagnole ;
A partir de ce moment-là, la vie de Durruti et Ascaso devient un incessant aller et venir Au début de la dictature de Miguel Primo de Rivera, ils s'enfuient tous deux en France où ils fréquentent les milieux anarchistes. Ils partent ensuite pour l'Amérique : Cuba, Mexique, Chili, Argentine ... là, ils se font connaître sous le nom de "Los Errantes". Recherchés par la police après un hold-up dans une banque, ils se réfugient en Uruguay dans le but de regagner la France, ce qui est fait en mai 1926.
Comme on annonce à Paris la visite d'Alphonse XIII et de Miguel Primo de Rivera, ils veulent préparer un coup d'éclat, mais la police française intervient. Grâce aux interventions des infatigables Louis Lecoin, Sébastien Faure et l'avocat Henri Torres, et grâce aussi à la mobilisation des parisiens, Ascaso, Durruti et Jover retrouvent leur liberté le 14 juillet 27, mais c'est une liberté sous condition : ils doivent quitter le territoire français dans un délai de deux semaines. C'est précisément au cours de ces quelques jours que Durruti rencontre Makhno.
La police "aide" Durruti et Ascaso à entrer clandestinement en Belgique. Ils restent quelque temps à Bruxelles, soutenus par Hem Day, jusqu'à ce que la police belge à son tour les "aide" à repasser en France. Après une nouvelle expulsion, on les retrouve en Allemagne où ils rencontrent Augustin Souchy et Rudolf Rocker.

Ils reviennent finalement en Belgique à la faveur des nouvelles lois qui leur permettent de rester dans le pays à condition de changer de nom.
Une nouvelle vie commence.
Ils obtiennent du travail -Ascaso comme peintre et Durruti comme mécanicien-, ils retrouvent leurs compagnes, Berthe et Emilienne, se mettent aux études et Durruti s'occupe plus précisément du Comité Anarchiste International qui édite des publications intéressant le mouvement anarchiste en général.

Pendant ce temps, en Espagne, la dictature de Primo de Rivera est remplacée par celle moins stricte de Berenguer. La CNT reprend ses forces, les républicains accentuent leur pression. En décembre 1930, c'est l'insurrection de Jaca qui se termine par la condamnation à mort et l'exécution de ses deux instigateurs : Garcia Hernandez et Galan. Le 14 avril 1931, c'est l'enthousiasme général qui accueille la "Nina bonita" comme on appelle la République.
Durruti revient à Barcelone dès le 15 avril dans une ambiance de liesse. Mais, déjà le 1er mai, les travailleurs de la CNT sont victimes d'une provocation qui ne dégénère pas grâce en particulier au sang-froid de Durruti.
Le 10 juin à Madrid débute le IIIème Congrès National de la CNT. Les positions radicalement différentes de Peiro et Pestana (proche du manifeste des trente) d'une part et de Durruti, Ascaso et Garcia Oliver d'autre part, sont inconciliables. En juillet, c'est la grève nationale de la Compagnie des Téléphones "La Telefonica", et son traditionnel cortège d'arrestations, d'assassinats.

Lors de la Publication du Manifeste des Trente, la presse bourgeoise qui le reproduit intégralement en profite pour qualifier les anarchistes de "bandits avec la carte de la CNT".
Durruti participe constamment à des meetings, des assemblées, des réunions. A Leon, il subit un chantage pour l'empêcher de prendre la parole lors d'un meeting et finalement il reçoit une somme d'argent comme indemnité de son licenciement de 1917 !

En prenant comme prétexte de mettre fin à la rébellion de Figols, le 19 janvier 1932, le gouvernement envoie quelques 110 militants de la CNT dans le bateau-prison "Buenos Aires" qui met le cap sur l'Afrique dans une "traversée" qui va durer presque neuf mois.
A leur retour à Barcelone, Ascaso, Durruti et Cano Ruiz -les trois derniers à être libérés- peuvent constater que malgré tout, la CNT est passée de 800 000 à presque 1 200 000 adhérents.
L'activité militante est incessante.

Le groupe "Nosotros" avec Ascaso, Durruti, Garcia Oliver, incarne le côté le plus dynamique de la CNT et de la FAI. Cependant, comme maintenant les mesures répressives sont le fait du Front Populaire, elles n'en sont que plus intolérables. Durruti proclame lors du meeting du 10 décembre 1932 :
Les républicains et les socialistes du gouvernement ont pensé que les hommes et les femmes qui militent et agissent dans les rangs de la CNT et de la FAI, sont un troupeau qu'ils dirigent et gouvernent depuis leurs partis. Et donc ils ont conclu que s'ils emprisonnaient quelques "chefs" et en en déportaient quelques autres, la CNT cesserait d'agir et qu'ils pourraient eux continuer à manger tranquillement dans les râteliers de l'Etat. Ils se sont trompés dans leurs calculs et ils ont ainsi une fois de plus démontré leur méconnaissance de la réalité sociale et de la raison d'être de l'anarchisme.

La droite remporte sans surprises les élections en novembre 1933. Les syndicats savent déjà que le gouvernement va conserver la même ligne en la durcissant si possible, en utilisant des lois funestes comme celle du "vagabondage" (ley de vagos y maleantes) qui est maintenant applicable aux socialistes et autres militants de gauche. La CNT se prépare à résister à la répression qui va augmenter vertigineusement.
Après les insurrections d'Aragon et des Asturies : en 1935 il y a plus de 30 000 prisonniers politiques dans tout le pays. Les élections approchent. La CNT et la FAI organisent des meetings où participe Durruti récemment libéré de prison et où il proclame avec passion que l'Espagne est à la veille d'une révolution ou d'une guerre civile.

Nul besoin de rappeler les résultats de ces élections ni l'agitation qui s'en suit jusqu'au fatidique 18 juillet. Ce qui, en revanche, mérite d'être noté, parce que ce n'est jamais mentionné, c'est que le 17 février 1936, le lendemain même des élections, Calvo Sotelo et le Général Franco se présentent devant Tortela Valladares -responsable du pouvoir selon la Constitution- pour exiger de lui qu'il décrète immédiatement l'état de siège. Il est intéressant de souligner que sur cette démarche inqualifiable, aussi bien Portela Valladares qu'Alcalà Zamora gardent un silence absolu.
Très vite la Colonne Durruti est créée.
Elle part le 24 juillet avec ses 3000 hommes pour Zaragosse.
Buenaventura Durruti meurt le 20 novembre (à Madrid) de la même année. Francisco Ascaso, son alter ego est mort lui le 20 juillet au cours de l'assaut donné à la caserne d'Atarazanas à Barcelone. Durruti est resté bien peu de temps à la tête de sa Colonne, mais il y a laissé son empreinte.

Biographie éditée par SIA pour son calendrier 2003.
 
Les affiches SIA et les timbres CNT FAI
Extrait des statuts de SIA :
Article 1 : avec le titre de Section Française de "Solidarité Internationale Antifasciste" se constitue en France, avec pour siège Toulouse une Organisation adhérente à S.I.A., qui se propose :
- Secourir les individus et organisations antifascistes, dans la mesure du possible et dans tous les aspects que peut revêtir la solidarité.
- Secourir les nécessiteux, qu'ils soient des lutteurs ou victimes du fascisme, en leur procurant une aide économique, sanitaire, juridique ou de défense devant les tribunaux.
- Pratiquer l'aide mutuelle entre organisations et groupements ayant des affinités avec la France et le monde par le moyen de SIA, pour établir une commune action dans tout ce qui conduit à la poursuite des fins de cette organisation.

SIA : 4 rue Belfort
31000 Toulouse - France


les camions du SIA sur les Ramblas à Barcelone
 (en provenance de France).