dimanche 9 juin 2024

Là, il y aura oracle. Pour André Masson. Par Bernard Noel

 La, i l y aura oracle Pour Andre Masson de Bernard Noel


"La ligne Masson


L'erotisme traditionnel détournait le sexe de ses fins naturelles et il tirait mentalement plaisir de ce défi ou de ce devoiement; l'érotisme qui apparait dans les années vingt de notre siècle veut ébranler tout le corps pour que la pensée affronte l'insensé et le vivant son mourir.

André Masson par ses illustrations d'"Histoire de l'oeil" et du "con d'Irène" est l'un des fondateurs de cet érotisme.

Le dessin de Masson est figuratif sans être réductible à ce qu'il représente. Sa force vient de cette dérive entre la représentation et la signification. Il ne copie ni un sujet ni un fantasme, il les invente en les faisant, le travail de l'artiste étant une provocation d'où naissent aussi bien les figures que l'émotion. Avant le dessin, il n'y a que le désir du dessin.

Le désir prend forme en s'exprimant, et son expression crée ce qui le satisfait, mais également relance l'excitation, comme un sexe qui créerait à mesure le sexe dont il s'emplit ou qui l'enserre. Masson, à propos de sa ligne, parle du "diagramme de la caresse qu'avait emmagasiné la main" et que la ligne inscrit; il dit ailleurs que la ligne est "un mouvement qui s'éprend de lui-même", et il décrit son dessin comme "un mode de sentir où le point d'équilibre est trouvé au moment où appartition et fuite se confondent."

Les dessins pour "Histoire de l'oeil" et "Le con d'Irène" exhibent des anecdotes tirées des livres: ils sont donc illustratifs; leur intérêt n'est pas dans la représentation mais dans le mouvement donné à son espace, que toutes les lignes concourent à unifier. Cette unification, beucoup plus réussie dans la série des "Massacres" et dans les dessins pour "Acéphale", pour "Sacrifices", et pour "Miroir de la tauromachie", découle d'une animation de la surface, moins pour le sujet, que par les pulsations de sens dont il est le résultat final.

 "Le vrai sujet, écrit Masson, devrait être une révélation de l'énergie créatrice qui anime le monde. Aucunement une analyse des choses et des êtres composant l'oeuvre".

La ligne court: elle désigne sans enfermer; elle ne décrit pas mais suggère; elle est une série d'éclats, qui propagent une tension: l'oeil ne peut s'arrêter, il va, il vient, il oublie la fixité de l'image, il est emporté.

On peut faire des "Massacres" et des "Sacrifices" une lecture historique et y voir la prémonition des violences qui approchent ; on peut aussi, cinquante ans après, être surtout sensible à leur façon de rassembler tous leurs détails dans une étreinte généralisée, qui ne caresse pas seulement la peau de l'oeil, mais fait vibrer l'espace mental tout entier comme elle fait vibrer toute la surface de la feuille

Etrangement, la tête se perd. Elle cesse de gouverner d'en haut. Elle est du corps et non plus du centre. Un organe relié aux autres par un élan, comme dans ce dessin de "Miroir de la tauromachie" où l'on distingue une silhouette de toerro, une vulve, une corne, dans un envol de plis qui les réunit, et en les réunissant change leur signification particulière car ils deviennent mythiques: tangents au monde et à nous -mêmes.

Ce phénomène de tangence indiqué par Michel Leiris à propos de ce qui nous jette dans l'infini, se manifeste dans le dessin par la complète identité des formes révélatrices et de la chose révélée -chose qui surgit de la représentation sans y être représentée. Ainsi, dans le dessin déjà cité, le torero, la vulve et la corne définissent un espace d'amour et de mort. le dessin est une sorte de pictogramme qui souffle un sens mais ne le dicte pas : l'oeil voit et l'émotion est informée. pas de trajet, par d'intermédiaire, la foudre. Ou bien le contact, l'étreinte.

L'image n'est qu'une image, et cependant la relation qu'elle suscite ressemble à l'amour. Qu'est-ce que le désir? Lui aussi rencontre une forme, et qu'elle le révèle à lui-même tout en lui révélant son sujet. Il y a des signes dans l'air, puis le corps oublie l'appel du sens dans son emportement.

L'oeil est le sexe de la tête, grâce à lui s'accouplent l'image et la mentalité. (1985)

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