vendredi 28 juin 2024

Pasolini : Lettres antifascistes (Dialogues en public

Pier Paolo Pasolini (détail couverture © NRF Poésie/Gallimard)

De 1960 à 1965, dans le journal communiste Vie Nuove, Pasolini publie ses réponses à des lettres qui lui sont adressées par des lecteurs et lectrices. Dialogues en public réunit un ensemble de ces échanges entre les lecteurs/lectrices et Pasolini, celui-ci répondant aux interrogations très diverses qui lui sont faites autant sur son propre travail que sur des faits d’actualité, sur la politique italienne, sur tel fait divers, sur l’Église et la croyance, sur la littérature, etc.




Pour un artiste et penseur comme Pasolini, l’exercice est singulier mais important et significatif. Comme le titre l’indique, il s’agit effectivement de dialogues dans lesquels Pasolini s’efforce autant de répondre que de penser avec, penser à partir des autres, de leurs idées, de leur point de vue, de leurs demandes. Distinct de l’exercice de l’essai, cet échange épistolaire amène Pasolini à ne pas être seulement celui qui dispense un savoir selon des questions et un point de vue dont il aurait décidé : il doit s’en tenir à une forme relativement brève et surtout considérer les questions posées, les demandes faites, les critiques formulées, en se penchant sans l’avoir choisi lui-même (même s’il choisit les lettres auxquelles il répond) sur tel aspect de son travail, sur tel fait divers, sur telle perspective politique. Il s’agit d’un exercice dans lequel Pasolini s’expose aux autres et inclut ce rapport à autrui dans sa propre pensée, mêlant deux discours se répondant, s’apostrophant, se complétant, s’opposant, se mélangeant…


On pourrait voir dans cette façon de produire du texte et de la pensée une variante du discours indirect libre cher à Pasolini. Celui-ci, dans sa recherche de moyens discursifs et cinématographiques pour inclure des paroles minoritaires, des points de vue d’ordinaire passés sous silence, a exploré des possibilités diverses : écrire en frioulan ; pratiquer une forme documentaire qui inclut des paroles et points de vue différents (Comizi d’amore) ; privilégier le(s) point(s) de vue subjectif(s) au cinéma ; recourir aux mythes, etc. Il s’agissait pour Pasolini de faire émerger, dans le discours ou l’image, des fragments de réalité irréductibles, des éclats hétérogènes, des événements singuliers – de faire en sorte que l’image ou le discours soient indissociables de tels événements. Il s’agissait également de mettre en crise la langue du pouvoir, l’image construite par celui qui sait, en les ouvrant à une pluralité davantage démocratique et donc critique.




Les échanges épistolaires rassemblés dans Dialogues en public créent un dispositif qui rejoint ces préoccupations, ces engagements, le volume étant constitué de textes qui sont autant de Pasolini que de ses correspondants et correspondantes, textes dans lesquels chacun et chacune s’exprime de manières diverses (dans le ton, dans les sujets, dans la langue, etc.), Pasolini étant amené à réagir, à développer, à expliquer et s’expliquer en fonction de choix qui sont faits par lui autant que par d’autres. L’auteur est forcé d’imposer à sa pensée des mouvements qui lui viennent en partie du dehors, de suivre des lignes, de se pencher sur des objets qui proviennent autant des autres que de lui – et de parcourir sa propre pluralité interne, ses propres « contradictions » (« […] mes contradictions me protègent. Ce sont elles qui garantissent ma conduite de démocrate ! »).


De fait, les auteurs des lettres adressées à Pasolini sont très divers : bourgeois, ouvriers, hommes, femmes, jeunes, vieux, de gauche, de droite, un tel émettant une critique, un autre demandant des conseils, une autre attaquant Pasolini sur la religion, un autre encore l’invitant à s’exprimer sur Brigitte Bardot ou sur D’Annunzio ou sur le décès de son frère, etc. Même si le choix des textes reproduits dans Dialogues en public est centré sur des points précis (le cinéma, la littérature, la politique), l’ensemble n’en compose pas moins une diversité hétéroclite de thèmes, de sujets, de points de vue, configurant donc une variation mentale ou un patchwork discursif qui agence une pluralité à l’intérieur de laquelle Pasolini circule sans réellement la dominer ou l’orienter, contrairement à ce que pourrait faire un auteur seul aux commandes d’un essai (« Je ne veux pas être une autorité »). En ce sens, la forme de ces dialogues, le dispositif qui est ainsi mis en place, correspondent à une véritable situation de pensée, une situation dans laquelle la pensée est produite selon des circonstances qui interrogent ce que signifie « penser », les implications des façons de produire de la pensée, et qui créent une pensée singulière, ici plurielle, en un sens nomade, en tout cas habitée par autre chose que le seul point de vue dominant du penseur et ses conditionnements sociaux et politiques. Peut-être est-ce là une dimension du livre qui est définitoire de la nouvelle collection que les éditions Corti inaugurent avec cette publication, collection justement intitulée « penser – situer ».




Les sujets abordés dans cette forme de correspondance sont très divers. Un des intérêts de cet ensemble de textes est qu’ils informent aussi sur les points de vue et partis-pris de Pasolini, points de vue exposés par Pasolini lui-même et concernant son cinéma, sa poésie, sa littérature, ses engagements politiques, son rapport à la religion, au social, à la question de l’éducation, des classes sociales, du communisme, de la politique italienne et internationale, etc. A travers cette série de sujets abordés, le sujet récurrent, ou plutôt la cible récurrente de Pasolini, est le fascisme. Pasolini nomme et définit l’ennemi qu’est la forme actualisée du fascisme (ce même fascisme qui est d’ailleurs au pouvoir en Italie) : « L’Italie est en train de pourrir dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, médisance, moralisme, répression, conformisme : se laisser aller de quelque façon que ce soit à encourager ce pourrissement, c’est la forme que prend le fascisme aujourd’hui ». C’est ce fascisme qui nourrit la classe bourgeoise, comme il nourrit la classe ouvrière lorsqu’elle s’aliène dans le regard bourgeois sur le monde et sur soi. Et, pour Pasolini, c’est ce fascisme qui est encore et toujours à détruire (non pas « dialoguer avec », non pas inclure « démocratiquement », mais bien détruire).




La pensée de Pasolini, son art, ses efforts politiques visent le fascisme, cherchent des moyens d’être antifascistes, non fascistes, ailleurs que là où le fascisme prolifère. Un des moyens est la poésie, l’art, la création : « toute œuvre poétique est profondément novatrice, et donc scandaleuse » ; « Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la colère intellectuelle, de la furie philosophique » ; « Le poète, au contraire, refuse cette adaptation ». La poésie est politique, l’art est politique contre l’ordre fasciste du monde. C’est ce que Pasolini répète à travers les lettres reproduites dans Dialogues en public, comme il n’a cessé de le répéter et de le mettre en pratique à travers son existence. C’est cette existence non fasciste que convoque et rappelle Dialogues en public autant que la nécessité de reprendre encore et toujours, de répéter aujourd’hui encore, la pensée et le projet de Pasolini.


Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, traduit de l’italien par François Dupuigrenet Desroussiles. Préface de Florent Lahache, éditions Corti, mars 2023, 248 p., 23 €

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