mercredi 19 juin 2024

Le chateau de Cène. Par Bernard Noël

 Échange de lettre avec Serge Faucherau


"le 9 novembre 1984

 Mon cher Serge, 

il me faut commencer par deux précisions : la lettre que vous adressa Urbain d’Orlhac est la seule qu’il ait jamais écrite, et cela doit signifier quelque chose ; remonter quinze ans plus tôt ne va pas sans embarras ni douleur pour des raisons qui apparaîtront peut-être. C’est en mai ou juin 1969 que j’ai publié Le château de Cène sous le pseudonyme d’Urbain d’Orlhac : Urbain parce qu’il s’agit de mon prénom renié à la suite d’une rupture ; d’Orlhac à cause du titre de film qui poursuit le Consul dans Au-dessous du volcan – sauf que mon orthographe, avec un « h » qui mouille la syllabe, vient de mon pays natal. Pourquoi un pseudonyme ? Je n’ai pas de réponse tranchante. Aujourd’hui je dirais que plus je suis l’auteur de mes livres et moins j’ai envie de les signer. La place du « je » ressemble chez moi au négatif que n’a impressionné aucune image : elle est vide. Signer est une fixation abusive qu’impose le commerce : il faut une étiquette. Je sais trop que la seule signature définitive est la mort. La situation politique, en 1969, était très différente de celle d’aujourd’hui. Pendant que j’écrivais la fin du Château, de Gaulle parcourait la Bretagne. Il y a un écho de ses discours au chapitre X – de Gaulle ou l’insupportable bonne conscience française. Si Urbain d’Orlhac vous a écrit, c’est évidemment parce qu’il fut très touché par votre article. Cette émotion lui imposait de dire quelque chose, une sorte de testament qu’il pouvait seulement suggérer. Il y a des raisons biographiques à cela. Je ne les démêle plus très bien ; il faut que je tente de les éclaircir. Jusqu’au Château, j’étais un écrivain qui s’interdisait à peu près d’écrire. Un écrivain sans œuvre ou presque (un presque qui permettait à trois ou quatre amis de me considérer comme un écrivain). À la fin de 1968, et pour des raisons liées aux « événements », un long attachement cessa. Ce fut une insurrection intime à la fois suicidaire et libératoire.

Ce mouvement est obscur. J’en parle parce qu’il hante la lettre que vous écrivit Urbain d’Orlhac. Dans sa partie consciente, je voulais tuer « l’écrivain » en lui faisant écrire l’inavoué-inavouable ; dans sa partie inconsciente, je libérais l’écrivain en levant la censure. Urbain d’Orlhac aurait voulu vous en dire plus, mais il ne le pouvait pas. En savait-il plus ? j’en doute : son masque ne cachait que l’inconnu, l’écrivain qu’il n’avait pu tuer puisqu’il n’existait pas. La publication du Château eut des effets contradictoires. Les rares amis qui croyaient en l’écrivain furent déçus de n’avoir couvé qu’un pornographe. Un assez grand succès fut fait à l’érotique, mais d’Orlhac ne s’en aperçut pas. Personne, malgré les poursuites très vite déclenchées, ne voulut remarquer l’aspect politique du livre. Cela me fut très cuisant. Cependant, autre effet de 1968, je travaillais au Dictionnaire de la Commune, qui est l’autre face du Château. Comment le faire entendre ? Je crois que la violence est la forme laïque du mal. Dans le Château, la violence est restituée dans sa crudité à travers l’individu ; dans le Dictionnaire, elle est saisie à travers l’histoire. Dans les deux cas, j’affrontais l’impensable : en moi par la fiction ; dans la collectivité par le travail historique. Il était, par exemple, impensable que la bonne bourgeoisie libérale du paisible XIXe siècle ait pu programmer le massacre de quelques dizaines de milliers d’habitants de la ville lumière… En 1971, j’ai publié le Dictionnaire de la Commune et republié sous mon nom Le château de Cène. Le premier effet de cette republication fut une convocation à la préfecture de police dans les bureaux de la brigade mondaine. L’instruction, en cours depuis deux années déjà, dura encore longtemps puisque le procès pour « outrage aux mœurs » ne me conduisit devant le tribunal qu’en juillet 1973, sous Georges Pompidou et en pleine libération sexuelle. Deux amis, Jean Frémon et Paul Otchakowsky-Laurens, s’étaient occupés de ma défense. Ils m’avaient procuré un avocat célèbre, devenu depuis ministre de la Justice. Cet avocat plaida que j’étais un bon écrivain », bien trop difficile pour offenser les mœurs. Le juge me condamna tout de même. Pardonnez-moi, je ne pouvais vous répondre sans me livrer d’abord à cette tentative de reconstitution. Vous voyez maintenant (mais sans doute avais-je moi-même besoin de le revoir) à partir de quoi j’ai écrit la phrase que vous avez retenue : « un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif ». Dès qu’un écrivain passe pour « bon », il y a du bon dans ses excès ; on peut dès lors les passer sous silence ou bien y faire allusion comme à des incartades dont il est très vite revenu. La littérature n’est pas enseignée pour le plaisir d’elle-même, mais pour le français, pour l’histoire, pour les mœurs, pour le témoignage. Elle est utilisée. L’écrivain est une citation, un morceau choisi, une récitation, un sujet, un exercice. Je ne dis là que des banalités, mais il faut se méfier des comportements que leur banalité protège ou dissimule. La banalité est offensive, beaucoup plus offensive finalement que l’excès, qu’elle réussit toujours à normaliser. Le plaisir jusqu’ici n’a jamais eu la moindre valeur sociale : il ne figure pas à l’échange, et cela explique sans doute le caractère implacable et sexiste du pouvoir. Le pouvoir aussi est une banalité. Il est même d’autant plus fort et prégnant qu’il se banalise et devient ordinaire. Alors, on ne s’en garde plus. Telle est d’ailleurs la réussite du pouvoir libéral : il s’identifie à l’ordre des choses. Il n’est même plus objet de soupçon. Pourtant qu’on le menace et l’implacable surgit, mais il reste impensable. Je ne crois plus à l’innocence du pouvoir depuis que je dénonce en moi l’instinct qui me pousse à y croire. Il y a, tout au fond de moi, une servilité millénaire : elle me fait peur quand je l’aperçois, et il me faut sans cesse reconquérir la volonté de l’apercevoir. On ne choisit pas pour nous, à priori, des écrivains inoffensifs comme représentants de la bonne littérature, c’est un penchant général que de les banaliser dans l’excellence. Le penchant est même chez eux. Si la qualité, si le plaisir, si l’angoisse, si les divers composants de l’écriture devenaient des critères quotidiens, où irions-nous ? Il faut que je sache cela, que j’en éprouve la nécessité, et que je ne l’accepte pas. Que je ne l’accepte pas au moins dans une partie de ma vie : celle qui est de l’écriture. Il y a là un mystère qui résiste, et dont l’effet principal est de me laisser insatisfait de tout ce que je fais : ce n’est pas assez. Ce ne sera jamais assez. Il ne s’agit pas de réussite littéraire au sens de perfection, mais de souffle… Est-ce bien le mot ? Souffle – oui, souffle d’emportement que l’écriture du Château m’a pour la première fois donné à vivre comme une folie. Un moment, j’ai été offensif.

Offensif contre moi-même, car c’est en moi d’abord que sont la contrainte, la censure, la peur. L’offensive était menée par un mélange d’indignation et de jubilation qui soulevait ma langue – ou soulevait la langue en moi – crevant ma timidité naturelle, crevant ma servilité instinctive, violant mes précautions, mon goût, ma police, tout ce qu’il y a en moi de profondément inoffensif. Résultat : un livre, un certain succès, un procès, puis la vision brusquement que cela même qui m’avait déchaîné travaillait à m’apprivoiser. Je devenais un « bon écrivain, donc un écrivain inoffensif ». Sans doute ne m’en suis-je aperçu qu’incidemment parce que le succès m’humiliait : il m’humiliait en continuant à refuser le sens politique dont l’indignation avait marqué mon livre. Plus tard, écrivant « L’outrage aux mots », sans doute ai-je exagéré ce sens parce que j’en avais été violemment frustré. Maintenant, je soulignerais plutôt la jubilation… Notre société permet tout ce qui ne la dérange pas. Si ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui et s’il y a crise, c’est que l’intérêt immédiat des hommes du pouvoir est en contradiction avec les valeurs qui fondent leur pouvoir. Il leur faut, par exemple, favoriser la consommation, qui les enrichit, au détriment de la morale, qui les légitime. Pour la première fois, le pouvoir s’établit sur la confusion et non plus sur l’ordre. Il s’ensuit un mensonge généralisé, dont la langue est malade. La permissivité actuelle autorise à tout dire parce que ce tout ne veut plus rien dire. La parole devient inoffensive par privation de sens. L’écriture connaît la même privation sous ses formes normalisées : publicité, journalisme, bestsellers, qui passent pour de l’écriture et qui n’en sont pas. L’ancienne censure voulait rendre l’adversaire inoffensif en le privant de ses moyens d’expression ; la nouvelle que j’ai appelée la sensure – vide l’expression pour la rendre inoffensive, démarche beaucoup plus radicale et moins visible. Un bon écrivain est un écrivain sensuré. Tout ce qui médiatise censure. Il n’y a pas de transmission sans perte d’énergie, pas de durée, c’est la vieille loi de l’entropie. La vie est lente, mon cher Serge, comparativement à la mort, qui tient dans un instant.

L’offensif est en nous ce contre-instant, qu’il faut toujours rallumer sans illusion.

 Affectueusement, Bernard"

Aucun commentaire: