Cher Michel,
J’ai pensé qu’une lettre
serait la façon la plus évidente pour moi de répondre à ta décision d’arrêter
la revue, telle qu’elle nous est parvenue, c’est-à-dire accompagnée d’une
invitation à écrire sur « Ce qui vient » dans un contexte politique,
écologique, humain et intellectuel pour le moins accablant. S’il ne l’a pas
toujours été, il l’est, le monde, à la renverse. Et les moyens de le penser
soumis à d’immenses bouleversements. Alors, c’est comme si tu nous demandais de
décrire ce qui viendra que « Lignes » ne serait plus là pour voir ;
que nous ne serions déjà plus en mesure de partager ; ou bien, à la
limite, que nous partagerions une dernière fois comme un pressentiment. Le pressentiment
déjà annoncé d’un déclin sur lequel on s’entendrait pour finir, encore une
fois.
C’est étrange, et c’est sans
doute une défense de ma part : je n’arrive pas à entendre le motif de
cette décision, ni m’accorder sur ce à quoi ressemblera « ce qui vient »,
malgré toute la certitude que j’ai, comme toi, et parce que les preuves ne
manquent pas, que les choses vont bien tourner mal. Je suis pessimiste quand je
suis seule ; je refuse de l’être quand je ne le suis pas. Il nous faut au
moins retrouver de ces « petites vigueurs » que tu évoquais un jour
et qui font, à la fin, une certaine force, et pas mal d’endurance au travail
toutes ces années – que tu as montrée, considérable, que tu nous as demandée à
tes côtés.
D’où vient cette force ?
Où l’as-tu puisée et comment s’est-elle nourrir en toi si longtemps ? Quel
était son ressort (passion, colère) ?
C’est la question que je me
pose, simplement, au moment où la revue s’arrête par toi qui en as décidé. D’où
vient et comment se soutient la détermination d’un geste qui consiste à écrire
et demander à d’autres d’écrire, comme en passant à travers l’écran pour se
rapprocher du monde par la pensée. Le monde et la pensée face à face ou allant
l’un vers l’autre, qui était la vôtre, la nôtre, et qui fut trahie. On est
au-delà des trahisons à présent, mais il était question dans ce geste, dans
cette force, d’un tort qui avait été fait à quelque chose qui s’est, et s’était
appelée révolution, politique, littérature ; ce tort devait être réparé et
reconnu par ceux-là mêmes qui en avaient été les auteurs. Non seulement les
coupables mais les innocents auteurs, d’y avoir mis tout ce cœur. Si je suis ce
fil, je serais tentée alors de me dire que ça n’est pas seulement le fascisme
en soi que tu poses comme limite à toute discussion, mais sa naïveté. La naïveté
par laquelle des êtres sont poussés, à croire, à s’identifier, à se soumettre,
à se ressembler. Et cela, sous les formes qui sont toujours les mêmes – de racisme,
d’antisémitisme, de pétainisme, de familialisme, de nationalisme, de
poujadisme, d’homophobie – et de nouvelles formes, qui incorporent les
changements que le capitalisme introduit dans la lutte des classes et dans l’économie
en général – en plaçant, par exemple, un de ses représentants à la tête de la
plus grande major de l’édition en France.
L’insurrection doit-elle
compter parmi les naïvetés que le fascisme porte, annonce avec lui ?
Cet appel que tu nous
adresse, « ce qui vient », difficile de ne pas y penser, fait aussi
penser à un livre qui a marqué les années 2000, « L’insurrection qui vient »,
et dont l’enthousiasme n’a pas été partagé par « Lignes », ni par
moi-même alors – sur des motifs que je qualifierais pour aller vite, d’opportunisme
intellectuel. Il y avait dans ce geste d’avant-garde la volonté de faire table
rase avec un travail, un soin engagé dans le travail de la pensée et de l’écriture
politique propre à « Lignes », et l’appel à une mobilisation
existentielle qui s’emparait des outils de la philosophie sans tenir compte, en
quelque sorte, des problèmes historiques des rapports entre la philosophie, la
politique et la littérature. Sans poser le problème et les enjeux de leur dépendance
réciproque. Il faudra écrire l’histoire des liens entre les revues politiques
des années 2000 et la situation intellectuelle aujourd’hui. On commence tout
juste à pouvoir le faire. C’est l’histoire politique de la gauche radicale,
dirait-on aujourd’hui, c’est-à-dire celle des moyens théoriques et des moyens
pratiques, de leur relation et de leur relance.
Avec ce titre, « Ce qui
vient », c’est donc aussi le mot insurrection et sa question qui se
posent, restent latents, et je voudrais réagir en premier sur le rapport que
ton invitation tend à établir entre un « ce qui vient »
révolutionnaire, insurrectionnel et un « ce qui vient » fasciste et surréactif.
Pour distinguer l’un de l’autre, si possible, et malgré leur relation
historique (je pense aux années 1930), et sans complaisance non plus pour l’un
ou l’autre. Pour ne pas sombrer dans un pessimisme qui nous empêcherait de
voir, à côté du fascisme, ce qui résiste, ce qui survit.
Et en effet, l’insurrection
survit, qu’on n’attend pas, qui ne ressemble peut-être pas à celle qu’on
attend, mais qui rouvre à chaque fois l’arène d’un conflit, une scène politique
qui actualise les rapports de force en présence, et constitue en cela la
volonté de représenter et de symboliser un tort. Les émeutes qui ont eu lieu
partout en France cette année contre la réforme des retraites, et par ailleurs
celles qui ont fait suite à l’assassinat du jeune Nahel par un policier, en
juillet dernier, comptent au nombre de ces évènements qui ne sont pas fascistes
mais qui sont insurrectionnels, et qui me font penser que la répartition des
forces, de la force et des torts, ne suit pas une seule ligne.
Et de fait, sans en
attribuer l’autorité à aucun texte ni revue ni auteur, l’insurrection, la
pratique émeutière et l’activisme en général est un mode d’expression politique
qui revient, et s’impose depuis les années 2000, et constitue aujourd’hui une
expérience, une forme de résistance à l’autoritarisme de l’état (les 49.3), aux
violences policières, à l’imposition d’infrastructure écocides, mais également
aux milices d’extrême droite. Daniel Bensaid, dans le numéro « Ruptures
sociales – ruptures raciales » en 2006 avait d’ailleurs donné des outils
pour tisser une relation entre le mouvement contre le CPE et les émeutes des
banlieues, les faire résonner du point de vue social sans les assimiler l’une à
l’autre, ni les opposer. La ressemblance entre cette période et les évènements
de cette année, les différentes facettes de la révolte sociale, est d’ailleurs
saisissante.
Si je suis en désaccord avec
ta décision – il me semble que « Lignes » devrait continuer contre le
fascisme plutôt que de baisser le rideau, comme tu dis – j’y répondrai en
cherchant dans ma propre expérience les moyens que la revue m’a donnés pour
lutter contre.
Plutôt que : où
allons-nous ? : Qu’avons-nous appris ensemble ? Et que
reste-t-il à apprendre ?
Et, peut-être : comment
défaire l’impression que le fascisme serait exactement cela : la défaite
de la pensée. Impression, sentiment, qui nous prennent au piège de l’un et de l’autre.
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