dimanche 28 janvier 2024

Lignes N° 72 : Article : « Solitude, émeutes, anarchie » de Mathilde Girard Partie 1

 Cher Michel,

 

J’ai pensé qu’une lettre serait la façon la plus évidente pour moi de répondre à ta décision d’arrêter la revue, telle qu’elle nous est parvenue, c’est-à-dire accompagnée d’une invitation à écrire sur « Ce qui vient » dans un contexte politique, écologique, humain et intellectuel pour le moins accablant. S’il ne l’a pas toujours été, il l’est, le monde, à la renverse. Et les moyens de le penser soumis à d’immenses bouleversements. Alors, c’est comme si tu nous demandais de décrire ce qui viendra que « Lignes » ne serait plus là pour voir ; que nous ne serions déjà plus en mesure de partager ; ou bien, à la limite, que nous partagerions une dernière fois comme un pressentiment. Le pressentiment déjà annoncé d’un déclin sur lequel on s’entendrait pour finir, encore une fois.

C’est étrange, et c’est sans doute une défense de ma part : je n’arrive pas à entendre le motif de cette décision, ni m’accorder sur ce à quoi ressemblera « ce qui vient », malgré toute la certitude que j’ai, comme toi, et parce que les preuves ne manquent pas, que les choses vont bien tourner mal. Je suis pessimiste quand je suis seule ; je refuse de l’être quand je ne le suis pas. Il nous faut au moins retrouver de ces « petites vigueurs » que tu évoquais un jour et qui font, à la fin, une certaine force, et pas mal d’endurance au travail toutes ces années – que tu as montrée, considérable, que tu nous as demandée à tes côtés.

D’où vient cette force ? Où l’as-tu puisée et comment s’est-elle nourrir en toi si longtemps ? Quel était son ressort (passion, colère) ?

C’est la question que je me pose, simplement, au moment où la revue s’arrête par toi qui en as décidé. D’où vient et comment se soutient la détermination d’un geste qui consiste à écrire et demander à d’autres d’écrire, comme en passant à travers l’écran pour se rapprocher du monde par la pensée. Le monde et la pensée face à face ou allant l’un vers l’autre, qui était la vôtre, la nôtre, et qui fut trahie. On est au-delà des trahisons à présent, mais il était question dans ce geste, dans cette force, d’un tort qui avait été fait à quelque chose qui s’est, et s’était appelée révolution, politique, littérature ; ce tort devait être réparé et reconnu par ceux-là mêmes qui en avaient été les auteurs. Non seulement les coupables mais les innocents auteurs, d’y avoir mis tout ce cœur. Si je suis ce fil, je serais tentée alors de me dire que ça n’est pas seulement le fascisme en soi que tu poses comme limite à toute discussion, mais sa naïveté. La naïveté par laquelle des êtres sont poussés, à croire, à s’identifier, à se soumettre, à se ressembler. Et cela, sous les formes qui sont toujours les mêmes – de racisme, d’antisémitisme, de pétainisme, de familialisme, de nationalisme, de poujadisme, d’homophobie – et de nouvelles formes, qui incorporent les changements que le capitalisme introduit dans la lutte des classes et dans l’économie en général – en plaçant, par exemple, un de ses représentants à la tête de la plus grande major de l’édition en France.

L’insurrection doit-elle compter parmi les naïvetés que le fascisme porte, annonce avec lui ?

Cet appel que tu nous adresse, « ce qui vient », difficile de ne pas y penser, fait aussi penser à un livre qui a marqué les années 2000, « L’insurrection qui vient », et dont l’enthousiasme n’a pas été partagé par « Lignes », ni par moi-même alors – sur des motifs que je qualifierais pour aller vite, d’opportunisme intellectuel. Il y avait dans ce geste d’avant-garde la volonté de faire table rase avec un travail, un soin engagé dans le travail de la pensée et de l’écriture politique propre à « Lignes », et l’appel à une mobilisation existentielle qui s’emparait des outils de la philosophie sans tenir compte, en quelque sorte, des problèmes historiques des rapports entre la philosophie, la politique et la littérature. Sans poser le problème et les enjeux de leur dépendance réciproque. Il faudra écrire l’histoire des liens entre les revues politiques des années 2000 et la situation intellectuelle aujourd’hui. On commence tout juste à pouvoir le faire. C’est l’histoire politique de la gauche radicale, dirait-on aujourd’hui, c’est-à-dire celle des moyens théoriques et des moyens pratiques, de leur relation et de leur relance.

Avec ce titre, « Ce qui vient », c’est donc aussi le mot insurrection et sa question qui se posent, restent latents, et je voudrais réagir en premier sur le rapport que ton invitation tend à établir entre un « ce qui vient » révolutionnaire, insurrectionnel et un « ce qui vient » fasciste et surréactif. Pour distinguer l’un de l’autre, si possible, et malgré leur relation historique (je pense aux années 1930), et sans complaisance non plus pour l’un ou l’autre. Pour ne pas sombrer dans un pessimisme qui nous empêcherait de voir, à côté du fascisme, ce qui résiste, ce qui survit.

Et en effet, l’insurrection survit, qu’on n’attend pas, qui ne ressemble peut-être pas à celle qu’on attend, mais qui rouvre à chaque fois l’arène d’un conflit, une scène politique qui actualise les rapports de force en présence, et constitue en cela la volonté de représenter et de symboliser un tort. Les émeutes qui ont eu lieu partout en France cette année contre la réforme des retraites, et par ailleurs celles qui ont fait suite à l’assassinat du jeune Nahel par un policier, en juillet dernier, comptent au nombre de ces évènements qui ne sont pas fascistes mais qui sont insurrectionnels, et qui me font penser que la répartition des forces, de la force et des torts, ne suit pas une seule ligne.

Et de fait, sans en attribuer l’autorité à aucun texte ni revue ni auteur, l’insurrection, la pratique émeutière et l’activisme en général est un mode d’expression politique qui revient, et s’impose depuis les années 2000, et constitue aujourd’hui une expérience, une forme de résistance à l’autoritarisme de l’état (les 49.3), aux violences policières, à l’imposition d’infrastructure écocides, mais également aux milices d’extrême droite. Daniel Bensaid, dans le numéro « Ruptures sociales – ruptures raciales » en 2006 avait d’ailleurs donné des outils pour tisser une relation entre le mouvement contre le CPE et les émeutes des banlieues, les faire résonner du point de vue social sans les assimiler l’une à l’autre, ni les opposer. La ressemblance entre cette période et les évènements de cette année, les différentes facettes de la révolte sociale, est d’ailleurs saisissante.

Si je suis en désaccord avec ta décision – il me semble que « Lignes » devrait continuer contre le fascisme plutôt que de baisser le rideau, comme tu dis – j’y répondrai en cherchant dans ma propre expérience les moyens que la revue m’a donnés pour lutter contre.

Plutôt que : où allons-nous ? : Qu’avons-nous appris ensemble ? Et que reste-t-il à apprendre ?

Et, peut-être : comment défaire l’impression que le fascisme serait exactement cela : la défaite de la pensée. Impression, sentiment, qui nous prennent au piège de l’un et de l’autre.

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