« Lignes » a
commencé pour moi lors de mes études de philosophie, et je dois à l’époque à
Alain Brossat de m’avoir demandé d’écrire les premiers textes. J’étais alors
orientée par mes sujets (Adorno, Benjamin), et aussi par ma propre vie et l’expérience
des free parties, de l’anarchie. Ça a commencé comme ça. « Lignes »
est vite devenu, lecture et écriture, le miroir de la situation politique et
intellectuelle des temps traversés, le lieu d’élaboration d’une certaine
histoire intellectuelle, avec des noms et des plumes qui ont vite modelé ma
propre pensée et mon caractère, du côté d’une hétérotopie philosophique.
Bataille est arrivé& après, et cela grâce à toi qui m’a donné envie de le
lire. En même temps que j’étoffais ma formation à ce que je pourrais appeler aujourd’hui
un communisme hétérodoxe que j’épouse encore et qui relie des auteurs comme
Bataille, Blanchot, Duras, Antelme, Mascolo, mais aussi Foucault et pasolini, j’apprenais
à écrire en lisant J.P. Curnier, B. Noël, P. Guyotat ; c’est-à-dire les
presque derniers écrivains à avoir cherché une forme pour dire, après Sade, la
limite de l’homme et témoigner des expériences auxquelles le XX° siècle l’avait
confronté. Limite qui s’était éprouvée lors de plusieurs séquences politiques
fortes et qui séparait déjà, c’est vrai, certains philosophes marxistes ou mao
des autres. La revue était déjà divisée entre Rancière, Badiou d’un côté, plus
ou moins ; Brossat et Déotte ; Derrida, Nancy, Lacoue, de l’autre.
Si j’y pense, il n’y avait
déjà pas d’unité –mais un partage entre plusieurs façons d’être ou d’avoir été
communiste et/ou antifasciste, d’engager la littérature sans la soumettre. Si
aujourd’hui, dans une mesure absolument moindre, c’est l’interprétation de la
crise sanitaire qui divise les philosophes entre éthique et politique, entre
évènement et exception, c’étaient alors les camps et les totalitarismes qui
faisaient le partage, les unions, entre ceux pour qui ils avaient marqué l’espèce
humaine et la philosophie de façon irrémédiable ; et les autres qui en
faisaient un moment excessif du développement des démocraties libérales.
Il y a eu ce temps que je considère comme un temps de
formation et d’apprentissage, où la césure marquée dans l’histoire par l’épreuve
des camps, des génocides et des horreurs de la guerre m’a été transmise,
forgeant une pensée de l’exception qui était notre limite et notre possible. Ce
qui avait été l’exception politique et ce qui avait été la règle, aussi bien,
et dont il faudrait continuellement observer les procédures :l d’un côté
au moyen d’une analyse des formes de pouvoir et des gouvernementalités ;
de l’autre sous la forme littéraire et philosophique d’un anthropomorphisme
déchiré, défiguré, d’une dialectique déchirée ou interrompue, tout un tissu
abîmé qui traversait la pensée et indiquait ce qu’elle devait être désormais
pour chacune et chacun : ce commun déchirement de ce qui avait été vécu ;
de ce que les hommes et les êtres avaient vécu, qui avait ramené les hommes et
les femmes au rang de bêtes (et je pense au numéro qui avait été consacré aux
animalités) – une industrialisation de la mort qui atteint aujourd’hui la
mesure de la destruction de la planète.
J’étais arrivée, nous étions
arrivés là tout près de Beckett et Kafka, et de la reconnaissance d’une
certaine humanité qui n’aurait jamais sa place dans la société, et qu’il
faudrait défendre, inventer à jamais. Je pense à ce mot : la « plèbe »,
qui n’est plus employé, qui l’était encore dans « Lignes » lors des
émeutes de 2005. Nous étions nées à la pensée avec l’expérience de ce défaut qu’il
faudrait porter toujours et pour les autres que le monde mettrait en défaut. Défaut,
interruption, désœuvrement aussi : tout l’appareil philosophique et
littéraire faisait son examen pour résister à ce que la politique, l’histoire
politique du XX° siècle avait infligé aux êtres humains, et parfois au moyen
même de la philosophie et de littérature (je pense à Nietzsche).
Il y a eu ce travail
intégral en quelque sorte, profond, qui a été fait entre nous et qui a
accompagné le passage d’une époque théorique à une autre.
Il y a eu alors pour moi
comme une ellipse, entre ce qui était interrompu, cet état de la pensée
vigilante de son pouvoir et de son impouvoir, un monde dans lequel je pensais
me repérer, et la reprise de rapports de force, de combats très vifs et
actuels, un ensemble de faits après lesquels j’avais l’impression de devoir
courir pour comprendre les temps qu’on vivait ; et que dans ces temps-ci,
les outils d’auparavant ne suffisaient plus. La philosophie, la pensée, la
théorie comme on dit, s’étaient éloignées de la réalité que j’avais sous les
yeux.
Les gens sortaient dans la
rue et voulaient parler, des voitures brûlaient, des voitures brûlent.
J’avais cherché la
communauté dans les livres, dans l’écriture, je l’avais trouvé dans la
solitude. Des fronts s’étaient dressés entre-temps ici et là, des luttes, des
émeutes et des attentats. Luttes, émeutes, attentats qui faisaient déjà la
réalité des années 2000, de leur choc, que les années 2010 allaient confirmer,
aggraver, et dont le symptôme politique essentiel est bien la mise en place de
l’état d’urgence prolongé qui tisse tous les événements et nos existences les
uns aux autres aujourd’hui. Dans cet état où la biopolitique et la domination –
pour reprendre ce mot qui est tien, et de « Lignes » - s’est emparée
de l’économie et de tous les rapports, la pensée et le monde semblent s’éloigner
toujours plus l’un de l’autre. Mais n’y a-t-il que cela ? Ce constat d’impuissance
à changer le monde, que décrivait Bernard Noël dans le numéro anniversaire en
2007, l’écriture de cette blessure, qui, à terme, t’aura décidé à arrêter ?
Si je continuais, je
pourrais dresser les grandes lignes de ce qui est, de ce qui était, des
représentations de la situation politique et imaginaire d’alors et d’aujourd’hui.
De ce qui a déçu, été vaincu. Je pourrais écrire mon histoire théorique dans celle de "Lignes". je m'arrête, car c'est précisément, je crois, ce que la pensée nous interdit: avoir des idées trop générales sur l'époque, et les choses. Pour moi, oui, je peux seulement dire pour moi, que le temps s'est précipité, et que j'ai alors voulu décrire ce que je vivais, voyais, dans la rue, autour de moi, des corps saisis par le présent. des corps que je n'avais pas vus depuis longtemps. C'est ça que j'ai écrit.
j'ai commencé à sortir moi aussi dans la rue. C'était Nuit debout, et à la suite, les luttes contre la loi travail, contre la réforme de l'Université, et puis les Gilets jaunes, et puis la réforme des retraites. Ce qu'on peut appeler, simplement, un mouvement social. Parmi les manifestants, tous les êtres que j'ai croisé dans la rue, dans les lieux occupés, j'ai rencontré des gens qui s'étaient formés politiquement avec les mêmes textes et philosophes que moi; avec Rancière, Badiou, Négri, Derrida, S. Weil, Benjamin, Adorno, avec "Lignes", avec Guattari, avec "L'insurrection qui vient" aussi. Une nouvelle génération d'étudiants et d'intellectuels précaires qui s'ajoutait et venait renouveler la vie des manifestations, et de nombreux espaces militants. une génération politique qui lisait de la philosophie et de la littérature, qui ouvrait des lieux, qui reprenait des terres, qui peu à peu allait faire son chemin, et qui s'était aussi donné les moyens d'agir. ce peuple de Charonne que j'avais découvert en lisant émerveillé "la communauté inavouable" s'était donné rendez-vous et allait à la rencontre des autres qui demandaient aussi à parler.
La force de ces évènements qui ne sont peut-être que des moments, et ce que Duras a appelé un jour le "bonheur fou de faire de la politique ensemble" a donné à ma pensée politique un nouveau tour. j'ai participé à ces moments. Il m'a semblé alors, et malgré des désaccords entre nos lignes sur ces luttes précisèment, que quelque chose s'était transmis et qui faisait, malgré toutes les déceptions, les infamies, les horreurs des temps, une histoire de la pensée et une formation politique, philosophique conséquente, et à laquelle nous avions contribué.
Je crois ne pas me tromper, bien qu'il s'agisse d'un héritage fragile, d'une communauté fragile et traversée de multiples lignes, de nombreuses divergences (un mouvement anarchiste, autonome, féministe, décolonial, marxiste) mais qui travaille, qui lit, mène des enquêtes, et essaie coûte que coûte de ne pas plier. L'histoire alors avance avec des reprises, des répétitions et peut-être des naivetés, celles du militantisme, de l'insurrectionnalisme, qui posent aujourd'hui des questions précises, de direction, d'organisation, de forces -dans un état, la France, où le pouvoir s'affirme en exhibant toujours plus son bras armé. mais la naiveté de la révolte, de l'insurrectionnalisme et même de l'idéalisme ne doit pas tout entière être reversée à la naiveté réactive du fascisme, ou à autre chose de flou et indistinct qui tenterait de les assimiler.
Je me dis aussi que ce qui vient, outre ce qui est - ce mouvement social et existentiel qui cherche à repousser les avancées crues de la violence néolibérale sur les vies, sur l'oubli- sera ce qu'on écrit, ce que j'écris. De cela, je pourrai répondre.
Ecrire alors il faudra continuer à le faire au-dessus de toute nécessité. D'abord comme une révolte en soi, avec soi-même. Un mouvement social intérieur. Un groupe sujet interne. Une revue d'insurrection sexuelle. Une plèbe invisible et mentale. Il faudra continuer d'écrire autant avec ce qui est, qu'avec ce qui n'est pas visible et reconnaissable. Non pour en faire planer le mystère, mais parce c'est le mystère que chacun et chacune doit continuer à être pour lui-même. Son nombre, sa solitude, son anarchie"
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