Chapitre : « Une
littérature de l’irrémédiable » (Le « tout dire » sans issue de
Robert Anthelme)
« 1947 articles de
presse, entretiens consécutifs à la publication de « l’espèce humaine »…Robert
Antelme prépare un autre livre. C’est du moins ce qu’il dit : à plusieurs
reprises et à différents interlocuteurs. Il n’y en eut pourtant pas. Il n’y eut
pas d’autre livre. D’autres écriront à sa place les livres qu’il n’écrira pas. D’autres
(Duras, par exemple) prendront dans la langue dont est faite « L’espèce
humaine » pour se faire eux-mêmes écrivains. L’écrivain qu’Antelme ne sera
plus. Parce qu’il n’a pas pu l’être. Parce qu’il ne pouvait pas l’être plus
longtemps. Parce que la littérature ne pouvait pas « plus d’une fois
suffire » à ce qu’il voulait qu’elle dit. « L’espèce humaine »
appartient à la littérature d’une manière qui condamne la littérature. C’est-à-dire
qui l’abandonne à ceux qui n’ont qu’elle.
Ce qu’il voulait qu’elle dit :
tout. Qu’elle fût-ce tout qu’a la littérature à dire pour ne pas trahir. Qu’elle
ne trahit pas sans honte. Qu’elle trahit à chaque fois. Une honte à laquelle
elle ne consent pas sans n’être plus, à chaque fois, la littérature. Sans du
moins ne l’être plus ainsi qu’Antelme, de retour des camps, se la représentait.
(Mais sans doute, aussi, de retour des camps, Antelme ne se représentait-il
rien : il était la littérature ainsi que les faits faisaient qu’il devait
l’être – le même que tout ce que la littérature pût et dût pour une fois et en
une seule fois dire : tout.)
Plusieurs se représentèrent
plus tard ce que devrait être une littérature qui ne trahit pas – les camps, l’anonymat,
la mort. Jean Cayrol : « Pour un romanesque lazaréen »,
puis « Lazare » ; Georges Perec : « Robert Antelme ou
la vérité de la littérature ». En vain. La littérature née de la
déportation ne fit pas que de la déportation naquît aucune littérature. Ni que
l’insuffisance qui est celle de la littérature (qui fait qu’elle se retient de « dire
tout ») dût dès lors cesser. Cette insuffisance ne cessa pas, sans que la
littérature en fût aucunement menacée.
L’insuffisance de la
littérature, c’est très exactement ce à quoi « l’espèce humaine »
parut mettre un terme (en fait, provisoire ; qu’elle suspendit seulement).
Mais c’est très exactement aussi ce que tous ceux qui n’ont que la littérature
ne voulaient pas qu’on découvrît : qu’ils tiraient leur autorité de cette
insuffisance.
Sans doute Antelme avait-il
plus que la littérature (mais quand bien même ce serait le cas, ce le serait d’une
façon qu’on ignore, c’est-à-dire dont on ignore si elle ne faisait pas cependant
qu’il plaçait la littérature plus haut que tout).
Dans un cas comme dans l’autre,
c’est à un procès qu’engage le silence auquel Antelme s’est ensuite tenu
(ensuite : après ce seul livre). Le procès de la littérature, que « L’espèce
humaine » a pourtant portée à un
point d’épure sans pareil ; le procès aussi bien de ceux que l’insuffisance
de la littérature ne fait pas renoncer.
Le procès de son auteur
aussi bien ; il n’est pas possible qu’Antelme ne se sentît pas accusé par
l’admiration que suscitait « L’espèce humaine ». Parce qu’il devait
penser à une littérature qui coupât court à toute possibilité d’admiration.
« L’espèce humaine »
n’est pas ce par quoi nous pourrions aujourd’hui identifier l’un des moments les
plus graves de la littérature au nom de celui qui l’a écrit (qui en est l’auteur),
mais, au contraire, ce par quoi celui duquel tout nom était voué à la
disparition tirait la force d’une affirmation qui allait être celle au moyen de
laquelle la littérature se retirerait de toute autorité.
Antelme pensait sans doute
(la preuve en serait ce livre) à une littérature qui rendit impossible l’autorité
(qui n’eut pas d’auteur). Il s’accusa sans doute de ne pas pouvoir être celui
qui l’écrirait. De ne pas pouvoir ne pas être l’auteur de ce livre pourtant admirable. C’est-à-dire
dont on chercherait à admirer la victime. Il chercha peut-être comment faire
justice à une mémoire qu’il avait en propre sans en priver qui ne pouvait pas l’avoir,
faute d’avoir survécu. Il faudrait être le même que tous ceux qui sont morts ;
et il faudrait pouvoir faire que ceux qui sont morts ne soient pas morts sans
témoin. D’une certaine façon, ne pas survivre plus qu’il ne suffisait à
témoigner. N’être qu’aussi peu écrivain qu’il fallait à ceux qui ne l’étaient
pas pour que leur mort ne disparût pas absolument. C’est-à-dire, il fallait l’être
aussi absolument. D’une façon qui ferait qu’Antelme ne serait ni tout à fait l’un
de ces déportés morts ni tout à fait l’un de ces écrivains survivants. Qui
ferait d’Antelme l’un de ces écrivains morts : l’auteur d’un seul livre.
Juste du livre qui ferait de lui le même que les déportés sans jamais le faire
le même que les autres écrivains.
Il n’y a guère que « L’espèce
humaine » à pouvoir prétendre au titre de livre anonyme. Mais « L’espèce
humaine » ne pouvait prétendre à cet anonymat qu’au prix que son auteur ne
le fût d’aucun autre livre. Robert Antelme ne fut l’auteur d’aucun autre livre
parce qu’il voulait que « L’espèce humaine » restât un livre
absolument dépourvu d’autorité. Et il fallait bien sûr que ce livre restât sans
autorité pour qu’il ne trahît pas la possibilité à laquelle il s’équivalait :
de dire tout. C’est-à-dire aussi de le dire pour tous.
D’une façon qu’on ne mesure
peut-être pas encore, dont, du moins, on ne mesure pas encore l’incidence :
le refus, chez Antelme, de l’autorité (du stalinisme, de De Gaulle, du
colonialisme, de l’armée, etc.) doit à son refus initial de la littérature (de
l’autorité que tire la littérature de ne pas dire tout) ; et non du
contraire, ce qu’on croit volontiers.
De même, on n’a à peu près
rien compris à ce qu’a dit une fois Adorno, qu’on cite pourtant partout
(Auschwitz, la poésie, etc.). Qu’on entend moralement (comme une prescription).
Au lieu qu’il l’a dit de la façon la plus distante, la plus neutre. Au lieu qu’il
l’a dit en ce sens : « la littérature est maintenant impossible ».
Ce qui ne veut à peu près rien dire pour tous ceux qui prétendent encore écrire
(elle était en effet déjà impossible avec Flaubert, avec Mallarmé, etc. En quoi
le serait-elle plus ? En quoi la déportation, l’extermination l’auraient-elles
rendues plus impossible ?). Mais ce qui dit sans doute tout pour Antelme
qui le savait. Qui le savait assez pour qu’il s’en tint à l’unique livre qu’il
écrivit ; le dénonçant, en quelque sorte, au moyen de tous ceux qu’il n’écrivit
pas. La littérature est impossible, à moins de faire d’elle autre chose que ce
qu’il faut qu’elle soit.
« La littérature est
impossible » ne dit rien que de neutre (rien de moral, rien de
métaphysique). C’est-à-dire, la littérature n’atteint pas. Elle est impuissante
à atteindre même ce qu’elle prétend pourtant atteindre. La littérature, et à un
titre en rien moindre la philosophie, n’atteignent pas. Elles se doivent de
dire tout, et ce tout reste sans pouvoir être atteint par elles. Bataille
ajoute sarcastiquement : et même cette impuissance leur est hors d’atteinte.
Se différenciant de la
littérature, de la philosophie, « l’espèce humaine » (comme, à leur
façon, « les 120 jours de Sodome ») atteint. Quoi ? Sans doute
un point de non-retour. « L’espèce humaine » est ce mouvement d’impossible
retour de ce point. Ou ce point d’impossible retour de la mort. « On n’en
revient pas », ainsi que le consacre l’expression. « L’espèce humaine »
est faite de ce « n’en pas revenir » auquel il ne se pouvait pas, du
coup, qu’il y eût une suite (à laquelle Antelme pourtant pensait, qu’il
promit). C’est parce qu’on ne revient pas d’un tel point que, pour une fois, la
littérature s’accordait à la perte à laquelle Antelme l’entrainait. La langue
française dispose d’un mot pour dire d’où l’on ne revient pas : « irréméable ».
Irréméable, Auschwitz, Buchenwald, etc. Même pour ceux qui en sont pourtant
revenus. Pas de littérature, de la déportation (elle existait déjà d’ailleurs –
Dostoïevski), mais une littérature de l’irréméable (Beckett par exemple). « L’espèce
humaine », ou l’irréméabilité littéraire.
Adorno dit : la poésie
est impossible ; Bataille dit : elle est haïssable. « La haine
de la poésie » (1947), réédité par Bataille lui-même quelques mois avant
de mourir, en 1962 devint significativement : « l’impossible ».
Robert Antelme est peut-être
le seul écrivain auquel la littérature n’a pas donné un nom, mais l’a rendu :
« le passage de la tour s’est allumé. Les SS arrivent : deux sont en
casquette ; les autres, des sentinelles, ont le calot et le fusil. Ils
comptent. Un lagerschutz appelle les noms en les estropiant. Mon nom est
là-dedans, entre des noms polonais, russes. Rigolade de mon nom, et je réponds « Présent » !
Il m’a frappé l’oreille comme un barbarisme, mais je l’ai reconnu. Un instant,
j’ai donc été désigné ici directement, on s’est adressé à moi seul, on m’a
sollicité spécialement, moi, irremplaçable ! Et je suis apparu. Quelqu’un
s’est trouvé pour dire « oui » à ce bruit qui était bien autant mon
nom que j’étais moi-même ici. Et il fallait dire oui pour retourner à la nuit,
à la pierre de la figure sans nom ». (« L’espèce humaine », pp
26-27).
La pierre de la figure sans
nom : « la défiguration ».
De la possibilité de cette
défiguration, Jean Cayrol fit ce rêve – « post-concentrationnaire »,
ainsi que lui-même l’appelle : « Un homme vient d’être tué ; il
est sur le plancher, couvert de sang. L’assassin s’approche de lui, se penche
sur son visage et, de ses mains patientes, commence à le défigurer ; il
travaille ses traits, creuse ses rides, agrandit sa bouche afin que la victime
puisse avoir la tête même de son assassin et supporter dans sa mort tout le
poids de son crime ».
Une littérature défigurée :
une littérature qui fût la même que ce qui la tuait. Qui fît d’elle non pas une
victime, mais la culpabilité même. Ce que « l’espèce humaine » fut.
Et ce qu’étant, innocentait. Innocentait absolument. Mais sans qu’Antelme le
pût plus d’une fois. Parce que la littérature ne peut qu’exceptionnellement
suffire plus d’une fois à ce qu’il faut qu’elle dise : l’innocence et la culpabilité.
L’exception de « L’espèce humaine » aura été de porter, par le même
mouvement, cette innocence et cette culpabilité à leur point le plus haut. »
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