jeudi 4 janvier 2024

L'imprécation littéraire de Michel Surya.

 

Chapitre : « Une littérature de l’irrémédiable » (Le « tout dire » sans issue de Robert Anthelme)

« 1947 articles de presse, entretiens consécutifs à la publication de « l’espèce humaine »…Robert Antelme prépare un autre livre. C’est du moins ce qu’il dit : à plusieurs reprises et à différents interlocuteurs. Il n’y en eut pourtant pas. Il n’y eut pas d’autre livre. D’autres écriront à sa place les livres qu’il n’écrira pas. D’autres (Duras, par exemple) prendront dans la langue dont est faite « L’espèce humaine » pour se faire eux-mêmes écrivains. L’écrivain qu’Antelme ne sera plus. Parce qu’il n’a pas pu l’être. Parce qu’il ne pouvait pas l’être plus longtemps. Parce que la littérature ne pouvait pas « plus d’une fois suffire » à ce qu’il voulait qu’elle dit. « L’espèce humaine » appartient à la littérature d’une manière qui condamne la littérature. C’est-à-dire qui l’abandonne à ceux qui n’ont qu’elle.

Ce qu’il voulait qu’elle dit : tout. Qu’elle fût-ce tout qu’a la littérature à dire pour ne pas trahir. Qu’elle ne trahit pas sans honte. Qu’elle trahit à chaque fois. Une honte à laquelle elle ne consent pas sans n’être plus, à chaque fois, la littérature. Sans du moins ne l’être plus ainsi qu’Antelme, de retour des camps, se la représentait. (Mais sans doute, aussi, de retour des camps, Antelme ne se représentait-il rien : il était la littérature ainsi que les faits faisaient qu’il devait l’être – le même que tout ce que la littérature pût et dût pour une fois et en une seule fois dire : tout.)

Plusieurs se représentèrent plus tard ce que devrait être une littérature qui ne trahit pas – les camps, l’anonymat, la mort. Jean Cayrol : « Pour un romanesque lazaréen », puis « Lazare » ; Georges Perec : « Robert Antelme ou la vérité de la littérature ». En vain. La littérature née de la déportation ne fit pas que de la déportation naquît aucune littérature. Ni que l’insuffisance qui est celle de la littérature (qui fait qu’elle se retient de « dire tout ») dût dès lors cesser. Cette insuffisance ne cessa pas, sans que la littérature en fût aucunement menacée.

L’insuffisance de la littérature, c’est très exactement ce à quoi « l’espèce humaine » parut mettre un terme (en fait, provisoire ; qu’elle suspendit seulement). Mais c’est très exactement aussi ce que tous ceux qui n’ont que la littérature ne voulaient pas qu’on découvrît : qu’ils tiraient leur autorité de cette insuffisance.

 

Sans doute Antelme avait-il plus que la littérature (mais quand bien même ce serait le cas, ce le serait d’une façon qu’on ignore, c’est-à-dire dont on ignore si elle ne faisait pas cependant qu’il plaçait la littérature plus haut que tout).

Dans un cas comme dans l’autre, c’est à un procès qu’engage le silence auquel Antelme s’est ensuite tenu (ensuite : après ce seul livre). Le procès de la littérature, que « L’espèce humaine »  a pourtant portée à un point d’épure sans pareil ; le procès aussi bien de ceux que l’insuffisance de la littérature ne fait pas renoncer.

Le procès de son auteur aussi bien ; il n’est pas possible qu’Antelme ne se sentît pas accusé par l’admiration que suscitait « L’espèce humaine ». Parce qu’il devait penser à une littérature qui coupât court à toute possibilité d’admiration.

« L’espèce humaine » n’est pas ce par quoi nous pourrions aujourd’hui identifier l’un des moments les plus graves de la littérature au nom de celui qui l’a écrit (qui en est l’auteur), mais, au contraire, ce par quoi celui duquel tout nom était voué à la disparition tirait la force d’une affirmation qui allait être celle au moyen de laquelle la littérature se retirerait de toute autorité.

Antelme pensait sans doute (la preuve en serait ce livre) à une littérature qui rendit impossible l’autorité (qui n’eut pas d’auteur). Il s’accusa sans doute de ne pas pouvoir être celui qui l’écrirait. De ne pas pouvoir ne pas être l’auteur  de ce livre pourtant admirable. C’est-à-dire dont on chercherait à admirer la victime. Il chercha peut-être comment faire justice à une mémoire qu’il avait en propre sans en priver qui ne pouvait pas l’avoir, faute d’avoir survécu. Il faudrait être le même que tous ceux qui sont morts ; et il faudrait pouvoir faire que ceux qui sont morts ne soient pas morts sans témoin. D’une certaine façon, ne pas survivre plus qu’il ne suffisait à témoigner. N’être qu’aussi peu écrivain qu’il fallait à ceux qui ne l’étaient pas pour que leur mort ne disparût pas absolument. C’est-à-dire, il fallait l’être aussi absolument. D’une façon qui ferait qu’Antelme ne serait ni tout à fait l’un de ces déportés morts ni tout à fait l’un de ces écrivains survivants. Qui ferait d’Antelme l’un de ces écrivains morts : l’auteur d’un seul livre. Juste du livre qui ferait de lui le même que les déportés sans jamais le faire le même que les autres écrivains.

Il n’y a guère que « L’espèce humaine » à pouvoir prétendre au titre de livre anonyme. Mais « L’espèce humaine » ne pouvait prétendre à cet anonymat qu’au prix que son auteur ne le fût d’aucun autre livre. Robert Antelme ne fut l’auteur d’aucun autre livre parce qu’il voulait que « L’espèce humaine » restât un livre absolument dépourvu d’autorité. Et il fallait bien sûr que ce livre restât sans autorité pour qu’il ne trahît pas la possibilité à laquelle il s’équivalait : de dire tout. C’est-à-dire aussi de le dire pour tous.

D’une façon qu’on ne mesure peut-être pas encore, dont, du moins, on ne mesure pas encore l’incidence : le refus, chez Antelme, de l’autorité (du stalinisme, de De Gaulle, du colonialisme, de l’armée, etc.) doit à son refus initial de la littérature (de l’autorité que tire la littérature de ne pas dire tout) ; et non du contraire, ce qu’on croit volontiers.

De même, on n’a à peu près rien compris à ce qu’a dit une fois Adorno, qu’on cite pourtant partout (Auschwitz, la poésie, etc.). Qu’on entend moralement (comme une prescription). Au lieu qu’il l’a dit de la façon la plus distante, la plus neutre. Au lieu qu’il l’a dit en ce sens : « la littérature est maintenant impossible ». Ce qui ne veut à peu près rien dire pour tous ceux qui prétendent encore écrire (elle était en effet déjà impossible avec Flaubert, avec Mallarmé, etc. En quoi le serait-elle plus ? En quoi la déportation, l’extermination l’auraient-elles rendues plus impossible ?). Mais ce qui dit sans doute tout pour Antelme qui le savait. Qui le savait assez pour qu’il s’en tint à l’unique livre qu’il écrivit ; le dénonçant, en quelque sorte, au moyen de tous ceux qu’il n’écrivit pas. La littérature est impossible, à moins de faire d’elle autre chose que ce qu’il faut qu’elle soit.

 

« La littérature est impossible » ne dit rien que de neutre (rien de moral, rien de métaphysique). C’est-à-dire, la littérature n’atteint pas. Elle est impuissante à atteindre même ce qu’elle prétend pourtant atteindre. La littérature, et à un titre en rien moindre la philosophie, n’atteignent pas. Elles se doivent de dire tout, et ce tout reste sans pouvoir être atteint par elles. Bataille ajoute sarcastiquement : et même cette impuissance leur est hors d’atteinte.

Se différenciant de la littérature, de la philosophie, « l’espèce humaine » (comme, à leur façon, « les 120 jours de Sodome ») atteint. Quoi ? Sans doute un point de non-retour. « L’espèce humaine » est ce mouvement d’impossible retour de ce point. Ou ce point d’impossible retour de la mort. « On n’en revient pas », ainsi que le consacre l’expression. « L’espèce humaine » est faite de ce « n’en pas revenir » auquel il ne se pouvait pas, du coup, qu’il y eût une suite (à laquelle Antelme pourtant pensait, qu’il promit). C’est parce qu’on ne revient pas d’un tel point que, pour une fois, la littérature s’accordait à la perte à laquelle Antelme l’entrainait. La langue française dispose d’un mot pour dire d’où l’on ne revient pas : « irréméable ». Irréméable, Auschwitz, Buchenwald, etc. Même pour ceux qui en sont pourtant revenus. Pas de littérature, de la déportation (elle existait déjà d’ailleurs – Dostoïevski), mais une littérature de l’irréméable (Beckett par exemple). « L’espèce humaine », ou l’irréméabilité littéraire.

Adorno dit : la poésie est impossible ; Bataille dit : elle est haïssable. « La haine de la poésie » (1947), réédité par Bataille lui-même quelques mois avant de mourir, en 1962 devint significativement : « l’impossible ».

Robert Antelme est peut-être le seul écrivain auquel la littérature n’a pas donné un nom, mais l’a rendu : « le passage de la tour s’est allumé. Les SS arrivent : deux sont en casquette ; les autres, des sentinelles, ont le calot et le fusil. Ils comptent. Un lagerschutz appelle les noms en les estropiant. Mon nom est là-dedans, entre des noms polonais, russes. Rigolade de mon nom, et je réponds « Présent » ! Il m’a frappé l’oreille comme un barbarisme, mais je l’ai reconnu. Un instant, j’ai donc été désigné ici directement, on s’est adressé à moi seul, on m’a sollicité spécialement, moi, irremplaçable ! Et je suis apparu. Quelqu’un s’est trouvé pour dire « oui » à ce bruit qui était bien autant mon nom que j’étais moi-même ici. Et il fallait dire oui pour retourner à la nuit, à la pierre de la figure sans nom ». (« L’espèce humaine », pp 26-27).

La pierre de la figure sans nom : « la défiguration ».

De la possibilité de cette défiguration, Jean Cayrol fit ce rêve – « post-concentrationnaire », ainsi que lui-même l’appelle : « Un homme vient d’être tué ; il est sur le plancher, couvert de sang. L’assassin s’approche de lui, se penche sur son visage et, de ses mains patientes, commence à le défigurer ; il travaille ses traits, creuse ses rides, agrandit sa bouche afin que la victime puisse avoir la tête même de son assassin et supporter dans sa mort tout le poids de son crime ».

 

Une littérature défigurée : une littérature qui fût la même que ce qui la tuait. Qui fît d’elle non pas une victime, mais la culpabilité même. Ce que « l’espèce humaine » fut. Et ce qu’étant, innocentait. Innocentait absolument. Mais sans qu’Antelme le pût plus d’une fois. Parce que la littérature ne peut qu’exceptionnellement suffire plus d’une fois à ce qu’il faut qu’elle dise : l’innocence et la culpabilité. L’exception de « L’espèce humaine » aura été de porter, par le même mouvement, cette innocence et cette culpabilité à leur point le plus haut. »

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