Bonjour à tous,
Mon silence contraint ne fut pas celui du à une quelconque infection par le coronavirus. Mais simplement par une panne internet depuis le 17 mars 2020 et qui vient de s'achever.
J'en ai profité pour remettre quelques articles qui étaient prêts.
J'ai pu continuer mes lectures et j'en ai composé un certain nombre que je vous propose à la lecture.
Ma colère est toujours aussi grande,
Ma soif de comprendre encore plus grande,
Et la subjugation de la connerie ne cesse de dépasser toutes les limites que je pensais déjà atteintes.
Avec quoi pense le prolétaire ésclave ?
De quoi s'abreuve-t-il pour penser que le capitalisme ou l'état, l'un ne semble pas aller sans l'autre, lui prouvera sa reconnaissance d'avoir passer au delà de la santé c'est à dire de la vie?
Un patron, qui n'a ni patrie ni état d'âme, me demande, au nom de celle ci de sacrifier ma vie pendant que lui-même est confiné dans un paradis fiscal à compter ses dividendes qu'il a volé sur le dos des presque 30 000 morts?
Comment un prolétaire de basse condition, d'une intelligence plus basse que celle de l'ouvrier du 19° siècles car étant plus éduqué, plus informé, et beaucoup plus con alors, de fait, peut-il encore bander en se disant:" ma vie ne vaut rien par rapport à mon pays."
Je suis au bout du rouleau de penser que l'on s'en sortira:
les cons demandent à des infirmières de partir parce qu'elles soignent des covidiens? Un rien nous rappellerait l'expression si connue de Le Pen: les "sidaïques"?
On bave sans vergogne sur les ceusses qui "profitent" du RSA?
On lance des quêtes pour acheter des masques, et des tests pendant qu'on les vends en pharmacie? On applaudit ceux qui meurent pour nous sauver mais on continue à fermer des lits dans un silence total?
Où sont donc les connards qui applaudissent? Confinés. con finis.
Une sortie pour des denrées vitales? on achète des packs de bières.
A 19 h un troupeau d’arriérés avec des bandeaux fluos dans les rues à la recherche du covid en rut qui s'attaque à la partie la plus faible de l'homme le cerveau?
Alors, je pense à ceux qui pensent qu'il faut d'abord se sauver soi-même et je me dis...
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
lundi 27 avril 2020
L'existentialisme est un humanisme par Jean-Paul Sartre
Je
voudrais ici défendre l'existentialisme contre un certain nombre de
reproches qu'on lui a adressés. On lui a d'abord reproché
d'inviter les gens à demeurer dans un quiétisme du désespoir,
parce que, toutes les solutions étant fermées, il faudrait
considérer que l'action dans ce monde est totalement impossible, et
d'aboutir finalement à une philosophie contemplative, ce qui
d'ailleurs, car la contemplation est un luxe, nous ramène à une
philosophie bourgeoise. Ce sont surtout là les reproches des
communistes. On nous a reproché, d'autre part, de souligner
l'ignominie humaine, de montrer partout le sordide, le louche, le
visqueux, et de négliger un certain nombre de beautés riantes, le
côté lumineux de la nature humaine ; par exemple, selon Mlle
Mercier, critique catholique, d'avoir oublié le sourire de l'enfant.
Les uns et les autres nous reprochent d'avoir manqué à la
solidarité humaine, de considérer que l'homme est isolé, en grande
partie d'ailleurs parce que nous partons, disent les communistes, de
la subjectivité pure, c'est-à-dire du je pense cartésien,
c'est-à-dire encore du moment où l'homme s'atteint dans sa
solitude, ce qui nous rendrait incapables par la suite de retourner à
la solidarité avec les hommes qui sont hors de moi et que je ne peux
pas atteindre dans le cogito. Et du côté chrétien, on nous
reproche de nier la réalité et le sérieux des entreprises
humaines, puisque si nous supprimons les commandements de Dieu et les
valeurs inscrites dans l'éternité, il ne reste plus que la stricte
gratuité, chacun pouvant faire ce qu'il veut, et étant incapable de
son point de vue de condamner les points de vue et les actes des
autres. C'est à ces différents reproches que je cherche à
répondre aujourd'hui ; c'est pourquoi j'ai intitulé ce petit exposé
: L'existentialisme est un humanisme. Beaucoup pourront s'étonner de
ce qu'on parle ici d'humanisme. Nous essaierons de voir dans quel
sens nous l'entendons. En tout cas, ce que nous pouvons dire dès le
début, c'est que nous entendons par existentialisme une doctrine qui
rend la vie humaine possible et qui, par ailleurs, déclare que toute
vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité
humaine. Le reproche essentiel qu'on nous fait, on le sait, c'est de
mettre l'accent sur le mauvais côté de la vie humaine. Une dame
dont on m'a parlé récemment, lorsque par nervosité, elle lâche un
mot vulgaire, déclare en s'excusant : "Je crois que je deviens
existentialiste". Par conséquent, on assimile laideur à
existentialisme ; c'est pourquoi on déclare que nous sommes
naturalistes ; et si nous le sommes, on peut s'étonner que nous
effrayions, que nous scandalisions beaucoup plus que le naturalisme
proprement dit n'effraye et n'indigne aujourd'hui. Tel qui encaisse
parfaitement un roman de Zola, comme La Terre, est écœuré dès
qu'il lit un roman existentialiste ; tel qui utilise la sagesse des
nations - qui est fort triste - nous trouve plus triste encore.
Pourtant, quoi de plus désabusé que de dire "charité bien
ordonnée commence par soi-même" ou encore "oignez vilain
il vous poindra, poignez vilain il vous oindra" ? On connaît
les lieux communs qu'on peut utiliser à ce sujet et qui montrent
toujours la même chose : il ne faut pas lutter contre les pouvoirs
établis, il ne faut pas lutter contre la force, il ne faut pas
entreprendre au-dessus de sa condition, toute action qui ne s'insère
pas dans une tradition est un romantisme, toute tentative qui ne
s'appuie pas sur une expérience éprouvée est vouée à l'échec ;
et l'expérience montre que les hommes vont toujours vers le bas,
qu'il faut des corps solides pour les tenir, sinon c'est l'anarchie.
Ce sont cependant les gens qui rabâchent ces tristes proverbes, les
gens qui disent : comme c'est humain, chaque fois qu'on leur montre
un acte plus ou moins répugnant, les gens qui se repaissent des
chansons réalistes, ce sont ces gens-là qui reprochent à
l'existentialisme d'être trop sombre, et au point que je me demande
s'ils ne lui font pas grief, non de son pessimisme, mais bien plutôt
de son optimisme. Est-ce qu'au fond, ce qui fait peur, dans la
doctrine que je vais essayer de vous exposer, ce n'est pas le fait
qu'elle laisse une possibilité de choix à l'homme ? Pour le savoir,
il faut que nous revoyions la question sur un plan strictement
philosophique. Qu'est-ce qu'on appelle existentialisme ? La plupart
des gens qui utilisent ce mot seraient bien embarrassés pour le
justifier, puisque, aujourd'hui que c'est devenu une mode, on déclare
volontiers qu'un musicien ou qu'un peintre est existentialiste. Un
échotier de Clartés signe l'Existentialiste ; et au fond le mot a
pris aujourd'hui une telle largeur et une telle extension qu'il ne
signifie plus rien du tout. Il semble que, faute de doctrine
d'avant-garde analogue au surréalisme, les gens avides de scandale
et de mouvement s'adressent à cette philosophie, qui ne peut
d'ailleurs rien leur apporter dans ce domaine ; en réalité c'est la
doctrine la moins scandaleuse, la plus austère ; elle est
strictement destinée aux techniciens et aux philosophes. Pourtant,
elle peut se définir facilement. Ce qui rend les choses compliquées,
c'est qu'il y a deux espèces d'existentialistes : les premiers, qui
sont chrétiens, et parmi lesquels je rangerai Jaspers et Gabriel
Marcel, de confession catholique ; et, d'autre part, les
existentialistes athées parmi lesquels il faut ranger Heidegger, et
aussi les existentialistes français et moi-même. Ce qu'ils ont en
commun, c'est simplement le fait qu'ils estiment que l'existence
précède l'essence, ou, si vous voulez, qu'il faut partir de la
subjectivité. Que faut-il au juste entendre par là ? Lorsqu'on
considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un
coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est
inspiré d'un concept ; il s'est référé au concept de
coupe-papier, et également à une technique de production préalable
qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le
coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine
manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut
pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à
quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier,
l'essence - c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités
qui permettent de le produire et de le définir - précède
l'existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel
coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là
une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la
production précède l'existence. Lorsque nous concevons un Dieu
créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan
supérieur ; et quelle que soit la doctrine que nous considérions,
qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la
doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit
plus ou moins l'entendement ou, tout au moins, l'accompagne, et que
Dieu, lorsqu'il crée, sait précisément ce qu'il crée. Ainsi, le
concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de
coupe-papier dans l'esprit de l'industriel ; et Dieu produit l'homme
suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan
fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique.
Ainsi l'homme individuel réalise un certain concept qui est dans
l'entendement divin. Au XVIIIe siècle, dans l'athéisme des
philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour
autant l'idée que l'essence précède l'existence. Cette idée, nous
la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez
Voltaire, et même chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature
humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se
retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est
un exemple particulier d'un concept universel, l'homme ; chez Kant,
il résulte de cette universalité que l'homme des bois, l'homme de
la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition
et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore,
l'essence d'homme précède cette existence historique que nous
rencontrons dans la nature. L'existentialisme athée, que je
représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe
pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède
l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par
aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger,
la réalité-humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence
précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se
rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après.
L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas
définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite,
et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature
humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est
non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme
il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan
vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait.
Tel est le premier principe de l'existentialisme. C'est aussi ce
qu'on appelle la subjectivité, et que l'on nous reproche sous ce nom
même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l'homme a une
plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons
dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est
d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se
projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit
subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un
chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est
au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté
d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons
ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est
pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait
lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me
marier, tout cela n'est qu'une manifestation d'un choix plus
originel, plus spontané que ce qu'on appelle volonté. Mais si
vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de
ce qu'il est. Ainsi, la première démarche de l'existentialisme est
de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire
reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand
nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons
pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité,
mais qu'il est responsable de tous les hommes. Il y a deux sens au
mot subjectivisme, et nos adversaires jouent sur ces deux sens.
Subjectivisme veut dire d'une part choix du sujet individuel par
lui-même, et, d'autre part, impossibilité pour l'homme de dépasser
la subjectivité humaine. C'est le second sens qui est le sens
profond de l'existentialisme. Quand nous disons que l'homme se
choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par
là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les
hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant
l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de
l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci
ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous
choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous
choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour
nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède
l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous
façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour
notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est
beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle
engage l'humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis
d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste,
si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au
fond la solution qui convient à l'homme, que le royaume de l'homme
n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux
être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé
l'humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me
marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de
ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j'engage
non seulement moi-même, mais l'humanité tout entière sur la voie
de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour
tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis ; en
me choisissant, je choisis l'homme. Ceci nous permet de comprendre
ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse,
délaissement, désespoir. Comme vous allez voir, c'est extrêmement
simple. D'abord, qu'entend-on par angoisse ? L'existentialiste
déclare volontiers que l'homme est angoisse. Cela signifie ceci :
l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement
celui qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant
en même temps que soi l'humanité enti ère, ne saurait échapper au
sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup
de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu'ils se
masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ; certainement, beaucoup de
gens croient en agissant n'engager qu'eux-mêmes, et lorsqu'on leur
dit : "Mais si tout le monde faisait comme ça ?" ils
haussent les épaules et répondent : "Tout le monde ne fait pas
comme ça." Mais en vérité, on doit toujours se demander :
qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n'échappe
à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi.
Celui qui ment et qui s'excuse en déclarant : tout le monde ne fait
pas comme ça, est quelqu'un qui est mal à l'aise avec sa
conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle
attribuée au mensonge. Même lorsqu'elle se masque l'angoisse
apparaît. C'est cette angoisse que Kierkegaard appelait l'angoisse
d'Abraham. Vous connaissez l'histoire : Un ange a ordonné à Abraham
de sacrifier son fils : tout va bien si c'est vraiment un ange qui
est venu et qui a dit : tu es Abraham, tu sacrifieras ton fils. Mais
chacun peut se demander, d'abord, est-ce que c'est bien un ange, et
est-ce que je suis bien Abraham ? Qu'est-ce qui me le prouve ? Il y
avait une folle qui avait des hallucinations : on lui parlait par
téléphone et on lui donnait des ordres. Le médecin lui demanda :
"Mais qui est-ce qui vous parle ?" Elle répondit : "Il
dit que c'est Dieu." Et qu'est-ce qui lui prouvait, en effet,
que c'était Dieu ? Si un ange vient à moi, qu'est-ce qui prouve que
c'est un ange ? Et si j'entends des voix, qu'est-ce qui prouve
qu'elles viennent du ciel et non de l'enfer, ou d'un subconscient, ou
d'un état pathologique ? Qui prouve qu'elles s'adressent à moi ?
Qui prouve que je suis bien désigné pour imposer ma conception de
l'homme et mon choix à l'humanité ? Je ne trouverai jamais aucune
preuve, aucun signe pour m'en convaincre. Si une voix s'adresse à
moi, c'est toujours moi qui déciderai que cette voix est la voix de
l'ange ; si je considère que tel acte est bon, c'est moi qui
choisirai de dire que cet acte est bon plutôt que mauvais. Rien ne
me désigne pour être Abraham, et pourtant je suis obligé à chaque
instant de faire des actes exemplaires. Tout se passe comme si,
pour tout homme, toute l'humanité avait les yeux fixés sur ce qu'il
fait et se réglait sur ce qu'il fait. Et chaque homme doit se dire :
suis-je bien celui qui a le droit d'agir de telle sorte que
l'humanité se règle sur mes actes ? Et s'il ne se dit pas cela,
c'est qu'il se masque l'angoisse. Il ne s'agit pas là d'une angoisse
qui conduirait au quiétisme, à l'inaction. Il s'agit d'une angoisse
simple, que tous ceux qui ont eu des responsabilités connaissent.
Lorsque, par exemple, un chef militaire prend la responsabilité
d'une attaque et envoie un certain nombre d'hommes à la mort, il
choisit de le faire, et au fond il choisit seul. Sans doute il y a
des ordres qui viennent d'en haut, mais ils sont trop larges et une
interprétation s'impose, qui vient de lui, et de cette
interprétation dépend la vie de dix ou quatorze ou vingt hommes. Il
ne peut pas ne pas avoir, dans la décision qu'il prend, une certaine
angoisse. Tous les chefs connaissent cette angoisse. Cela ne les
empêche pas d'agir, au contraire, c'est la condition même de leur
action ; car cela suppose qu'ils envisagent une pluralité de
possibilités, et lorsqu'ils en choisissent une, ils se rendent
compte qu'elle n'a de valeur que parce qu'elle est choisie. Et cette
sorte d'angoisse, qui est celle que décrit l'existentialisme, nous
verrons qu'elle s'explique en outre par une responsabilité directe
vis-à-vis des autres hommes qu'elle engage. Elle n'est pas un rideau
qui nous séparerait de l'action, mais elle fait partie de l'action
même. Et lorsqu'on parle de délaissement, expression chère à
Heidegger, nous voulons dire seulement que Dieu n'existe pas, et
qu'il faut en tirer jusqu'au bout les conséquences.
L'existentialiste est très opposé à un certain type de morale
laïque qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible.
Lorsque, vers 1880, des professeurs français essayèrent de
constituer une morale laïque, ils dirent à peu près ceci : Dieu
est une hypothèse inutile et coûteuse, nous la supprimons, mais il
est nécessaire cependant, pour qu'il y ait une morale, une société,
un monde policé, que certaines valeurs soient prises au sérieux et
considérées comme existant a priori ; il faut qu'il soit
obligatoire a priori d'être honnête, de ne pas mentir, de ne pas
battre sa femme, de faire des enfants, etc., etc... Nous allons donc
faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs
existent tout de même, inscrites dans un ciel intelligible, bien
que, par ailleurs, Dieu n'existe pas. Autrement dit, et c'est, je
crois, la tendance de tout ce qu'on appelle en France le radicalisme,
rien ne sera changé si Dieu n'existe pas ; nous retrouverons les
mêmes normes d'honnêteté, de progrès, d'humanisme, et nous aurons
fait de Dieu une hypothèse périmée qui mourra tranquillement et
d'elle-même. L'existentialiste, au contraire, pense qu'il est très
gênant que Dieu n'existe pas, car avec lui disparaît toute
possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ; il ne
peut plus y avoir de bien a priori, puisqu'il n'y a pas de conscience
infinie et parfaite pour le penser ; il n'est écrit nulle part que
le bien existe, qu'il faut être honnête, qu'il ne faut pas mentir,
puisque précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement
des hommes. Dostoïevsky avait écrit : “Si Dieu n'existait pas,
tout serait permis.” C'est là le point de départ de
l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et
par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en
lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve
d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence,
on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine
donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme,
l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu
n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des
ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni
derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs,
des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses.
C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être
libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par
ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il
est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas
à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle
passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à
certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que
l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera
pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné,
sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre
lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme,
sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque
instant à inventer l'homme. Ponge a dit, dans un très bel article :
“L’homme est l’avenir de l’homme.” C'est parfaitement
exact. Seulement, si on entend par là que cet avenir est inscrit au
ciel, que Dieu le voit, alors c'est faux, car ce ne serait même plus
un avenir. Si l'on entend que, quel que soit l'homme qui apparaît,
il y a un avenir à faire, un avenir vierge qui l'attend, alors ce
mot est juste. Mais alors, on est délaissé. Pour vous donner un
exemple qui permette de mieux comprendre le délaissement, je citerai
le cas d'un de mes élèves qui est venu me trouver dans les
circonstances suivantes : son père était brouillé avec sa mère,
et d'ailleurs inclinait à collaborer, son frère aîné avait été
tué dans l'offensive allemande de 1940, et ce jeune homme, avec des
sentiments un peu primitifs, mais généreux, désirait le venger. Sa
mère vivait seule avec lui, très affligée par la demi-trahison de
son père et par la mort de son fils aîné, et ne trouvait de
consolation qu'en lui. Ce jeune homme avait le choix, à ce
moment-là, entre partir pour l'Angleterre et s'engager dans les
Forces Françaises Libres - c'est-à-dire abandonner sa mère - ou
demeurer auprès de sa mère, et l'aider à vivre. Il se rendait bien
compte que cette femme ne vivait que par lui et que sa disparition -
et peut-être sa mort - la plongerait dans le désespoir. Il se
rendait aussi compte qu'au fond, concrètement, chaque acte qu'il
faisait à l'égard de sa mère avait son répondant, dans ce sens
qu'il l'aidait à vivre, au lieu que chaque acte qu'il ferait pour
partir et combattre était un acte ambigu qui pouvait se perdre dans
les sables, ne servir à rien : par exemple, partant pour
l'Angleterre, il pouvait rester indéfiniment dans un camp espagnol,
en passant par l'Espagne ; il pouvait arriver en Angleterre ou à
Alger et être mis dans un bureau pour faire des écritures. Par
conséquent, il se trouvait en face de deux types d'action très
différents : une concrète, immédiate, mais ne s'adressant qu'à un
individu ; ou bien une action qui s'adressait à un ensemble
infiniment plus vaste, une collectivité nationale, mais qui était
par là même ambiguë, et qui pouvait être interrompue en route.
Et, en même temps, il hésitait entre deux types de morale. D'une
part, une morale de la sympathie, du dévouement individuel ; et
d'autre part, une morale plus large, mais d'une efficacité plus
contestable. Il fallait choisir entre les deux. Qui pouvait l'aider à
choisir ? La doctrine chrétienne ? Non. La doctrine chrétienne dit
: soyez charitable, aimez votre prochain, sacrifiez-vous à autrui,
choisissez la voie la plus rude, etc., etc... Mais quelle est la voie
la plus rude ? Qui doit-on aimer comme son frère, le combattant ou
la mère ? Quelle est l'utilité la plus grande, celle, vague, de
combattre dans un ensemble, ou celle, précise, d'aider un être
précis à vivre ? Qui peut en décider a priori ? Personne. Aucune
morale inscrite ne peut le dire. La morale kantienne dit : ne traitez
jamais les autres comme moyen mais comme fin. Très bien ; si je
demeure auprès de ma mère, je la traiterai comme fin et non comme
moyen, mais de ce fait même, je risque de traiter comme moyen ceux
qui combattent autour de moi ; et réciproquement si je vais
rejoindre ceux qui combattent je les traiterai comme fin, et de ce
fait je risque de traiter ma mère comme moyen. Si les valeurs sont
vagues, et si elles sont toujours trop vastes pour le cas précis et
concret que nous considérons, il ne nous reste qu'à nous fier à
nos instincts. C'est ce que ce jeune homme a essayé de faire ; et
quand je l'ai vu, il disait : au fond, ce qui compte, c'est le
sentiment ; je devrais choisir ce qui me pousse vraiment dans une
certaine direction. Si je sens que j'aime assez ma mère pour lui
sacrifier tout le reste - mon désir de vengeance, mon désir
d'action, mon désir d'aventures - je reste auprès d'elle. Si, au
contraire, je sens que mon amour pour ma mère n'est pas suffisant,
je pars. Mais comment déterminer la valeur d'un sentiment ?
Qu'est-ce qui faisait la valeur de son sentiment pour sa mère ?
Précisément le fait qu'il restait pour elle. Je puis dire : j'aime
assez tel ami pour lui sacrifier telle somme d'argent ; je ne puis le
dire que si je l'ai fait. Je puis dire : j'aime assez ma mère pour
rester auprès d'elle, si je suis resté auprès d'elle. Je ne puis
déterminer la valeur de cette affection que si, précisément, j'ai
fait un acte qui l'entérine et qui la définit. Or, comme je demande
à cette affection de justifier mon acte, je me trouve entraîné
dans un cercle vicieux. D'autre part, Gide a fort bien dit qu'un
sentiment qui se joue ou un sentiment qui se vit sont deux choses
presque indiscernables : décider que j'aime ma mère en restant
auprès d'elle, ou jouer une comédie qui fera que je reste pour ma
mère, c'est un peu la même chose. Autrement dit, le sentiment se
construit par les actes qu'on fait ; je ne puis donc pas le consulter
pour me guider sur lui. Ce qui veut dire que je ne puis ni chercher
en moi l'état authentique qui me poussera à agir, ni demander à
une morale les concepts qui me permettront d'agir. Au moins,
direz-vous, est-il allé voir un professeur pour lui demander
conseil. Mais, si vous cherchez un conseil auprès d'un prêtre, par
exemple, vous avez choisi ce prêtre, vous saviez déjà au fond,
plus ou moins, ce qu'il allait vous conseiller. Autrement dit,
choisir le conseilleur, c'est encore s'engager soi-même. La preuve
en est que, si vous êtes chrétien, vous direz : consultez un
prêtre. Mais il y a des prêtres collaborationnistes, des prêtres
attentistes, des prêtres résistants. Lequel choisir ? Et si le
jeune homme choisit un prêtre résistant, ou un prêtre
collaborationniste, il a déjà décidé du genre de conseil qu'il
recevra. Ainsi, en venant me trouver, il savait la réponse que
j'allais lui faire, et je n'avais qu'une réponse à faire : vous
êtes libre, choisissez, c'est-à-dire inventez. Aucune morale
générale ne peut vous indiquer ce qu'il y a à faire ; il n'y a pas
de signe dans le monde. Les catholiques répondront : mais il y a des
signes. Admettons-le ; c'est moi-même en tout cas qui choisis le
sens qu'ils ont. J'ai connu, pendant que j'étais captif, un homme
assez remarquable qui était jésuite ; il était entré dans l'ordre
des Jésuites de la façon suivante : il avait subi un certain nombre
d'échecs assez cuisants ; enfant, son père était mort en le
laissant pauvre, et il avait été boursier dans une institution
religieuse où on lui faisait constamment sentir qu'il était accepté
par charité ; par la suite, il a manqué un certain nombre de
distinctions honorifiques qui plaisent aux enfants ; puis, vers
dix-huit ans, il a raté une aventure sentimentale ; enfin à vingt
-deux ans, chose assez puérile, mais qui fut la goutte d'eau qui fit
déborder le vase, il a manqué sa préparation militaire. Ce jeune
homme pouvait donc considérer qu'il avait tout raté ; c'était un
signe, mais un signe de quoi ? Il pouvait se réfugier dans
l'amertume ou dans le désespoir. Mais il a jugé, très habilement
pour lui, que c'était le signe qu'il n'était pas fait pour des
triomphes séculiers, et que seuls les triomphes de la religion, de
la sainteté, de la foi, lui étaient accessibles. Il a donc vu là
une parole de Dieu, et il est entré dans les ordres. Qui ne voit que
la décision du sens du signe a été prise par lui tout seul ? On
aurait pu conclure autre chose de cette série d'échecs : par
exemple qu'il valait mieux qu'il fût charpentier ou révolutionnaire.
Il porte donc l'entière responsabilité du déchiffrement. Le
délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être.
Le délaissement va avec l'angoisse. Quant au désespoir, cette
expression a un sens extrêmement simple. Elle veut dire que nous
nous bornerons à compter sur ce qui dépend de notre volonté, ou
sur l'ensemble des probabilités qui rendent notre action possible.
Quand on veut quelque chose, il y a toujours des éléments
probables. Je puis compter sur la venue d'un ami. Cet ami vient en
chemin de fer ou en tramway ; cela suppose que le chemin de fer
arrivera à l'heure dite, ou que le tramway ne déraillera pas. Je
reste dans le domaine des possibilités ; mais il ne s'agit de
compter sur les possibles que dans la mesure stricte où notre action
comporte l'ensemble de ces possibles. A partir du moment où les
possibilités que je considère ne sont pas rigoureusement engagées
par mon action, je dois m'en désintéresser, parce qu'aucun Dieu,
aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibles à ma
volonté. Au fond, quand Descartes disait : " Se vaincre plutôt
soi-même que le monde " il voulait dire la même chose : agir
sans espoir. Les marxistes, à qui j'ai parlé, me répondent : “Vous
pouvez, dans votre action qui sera, évidemment, limitée par votre
mort, compter sur l'appui des autres. Cela signifie, compter à la
fois sur ce que les autres feront ailleurs, en Chine, en Russie, pour
vous aider, et à la fois sur ce qu'ils feront plus tard, après
votre mort, pour reprendre l'action et la porter vers son
accomplissement qui sera la Révolution. Vous devez même compter
là-dessus, sinon vous n'êtes pas moral.” Je réponds d'abord que
je compterai toujours sur des camarades de lutte dans la mesure où
ces camarades sont engagés avec moi dans une lutte concrète et
commune, dans l'unité d'un parti ou d'un groupement que je puis plus
ou moins contrôler, c'est-à-dire dans lequel je suis à titre de
militant et dont je connais à chaque instant les mouvements. A ce
moment-là, compter sur l'unité et sur la volonté de ce parti,
c'est exactement compter sur le fait que le tramway arrivera à
l'heure ou que le train ne déraillera pas. Mais je ne puis pas
compter sur des hommes que je ne connais pas en me fondant sur la
bonté humaine, ou sur l'intérêt de l'homme pour le bien de la
société, étant donné que l'homme est libre, et qu'il n'y a aucune
nature humaine sur laquelle je puisse faire fond. Je ne sais ce que
deviendra la révolution russe ; je puis l'admirer et en faire un
exemple dans la mesure où aujourd'hui me prouve que le prolétariat
joue un rôle en Russie, qu'il ne joue dans aucune autre nation. Mais
je ne puis affirmer que celle-ci conduira forcément à un triomphe
du prolétariat ; je dois me borner à ce que je vois ; je ne puis
pas être sûr que des camarades de lutte reprendront mon travail
après ma mort pour le porter à un maximum de perfection, étant
donné que ces hommes sont libres et qu'ils décideront librement
demain de ce que sera l'homme ; demain, après ma mort, des hommes
peuvent décider I d'établir le fascisme, et les autres peuvent être
assez lâches et désemparés pour les laisser faire ; à ce
moment-là, le fascisme sera la vérité humaine, et tant pis pour
nous ; en réalité, les choses seront telles que l'homme aura décidé
qu'elles soient. Est-ce que ça veut dire que je doive m'abandonner
au quiétisme ? Non. D'abord je dois m'engager, ensuite agir selon la
vieille formule. Ça ne veut pas dire que je ne doive pas appartenir
à un parti, mais que je serai sans illusion et que je ferai ce que
je peux. Par exemple, si je me demande : la collectivisation, en tant
que telle, arrivera-t-elle ? Je n'en sais rien, je sais seulement que
tout ce qui sera en mon pouvoir pour la faire arriver, je le ferai ;
en dehors de cela, je ne puis compter sur rien. Le quiétisme,
c'est l'attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce
que je ne peux pas faire. La doctrine que je vous présente est
justement à l'opposé du quiétisme, puisqu'elle déclare : il n'y a
de réalité que dans l'action ; elle va plus loin d'ailleurs,
puisqu'elle ajoute : l'homme n'est rien d'autre que son projet, il
n'existe que dans la mesure où il se réalise, il n'est donc rien
d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie. D'après
ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à
un certain nombre de gens. Car souvent ils n'ont qu'une seule manière
de supporter leur misère, c'est de penser : “Les circonstances ont
été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai été ;
bien sûr, je n'ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais
c'est parce que je n'ai pas rencontré un homme ou une femme qui en
fussent dignes, je n'ai pas écrit de très bons livres, c'est parce
que je n'ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n'ai pas eu
d'enfants à qui me dévouer, c'est parce que je n'ai pas trouvé
l'homme avec lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont restées donc,
chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de
dispositions, d'inclinations, de possibilités qui me donnent une
valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d'inférer.”
Or, en réalité, pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre
que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilité d'amour
autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de
génie autre que celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le
génie de Proust c'est la totalité des œuvres de Proust ; le génie
de Racine c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y
a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire une
nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? Un
homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette
figure il n'y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure
à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie. Mais d'autre part, elle
dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les
rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un
homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes
inutiles ; c'est-à-dire que ça les définit en négatif et non en
positif ; cependant quand on dit, cela n'implique pas que l'artiste
sera jugé uniquement d'après ses œuvres d'art ; mille autres
choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons
dire, c'est qu'un homme n'est rien d'autre qu'une série
d'entreprises, qu'il est la somme, l'organisation, l'ensemble des
relations qui constituent ces entreprises. Dans ces conditions, ce
qu'on nous reproche là, ça n'est pas au fond notre pessimisme, mais
une dureté optimiste. Si les gens nous reprochent nos œuvres
romanesques dans lesquelles nous décrivons des êtres veules,
faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais, ce n'est
pas uniquement parce que ces êtres sont veules, faibles, lâches ou
mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu'ils sont ainsi à
cause de l'hérédité, à cause de l'action du milieu, de la
société, à cause d'un déterminisme organique ou psychologique,
les gens seraient rassurés, ils diraient : voila, nous sommes comme
ça, personne ne peut rien y faire ; mais l'existentialiste,
lorsqu'il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa
lâcheté. Il n'est pas comme ça parce qu'il a un cœur, un poumon
ou un cerveau lâche, il n'est pas comme ça à partir d'une
organisation physiologique mais il est comme ça parce qu'il s'est
construit comme lâche par ses actes. Il n'y a pas de tempérament
lâche ; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang
pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des tempéraments riches ;
mais l'homme qui a un sang pauvre n'est pas lâche pour autant, car
ce qui fait la lâcheté, c'est l'acte de renoncer ou de céder, un
tempérament ce n'est pas un acte ; le lâche est défini à partir
de l'acte qu'il a fait. Ce que les gens sentent obscurément et qui
leur fait horreur, c'est que le lâche que nous présentons est
coupable d'être lâche. Ce que les gens veulent, c'est qu'on naisse
lâche ou héros. Un des reproches qu'on fait le plus souvent aux
Chemins de la Liberté se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui
sont si veules, comment en ferez-vous des héros ? Cette objection
prête plutôt à rire car elle suppose que les gens naissent héros.
Et au fond, c'est cela que les gens souhaitent penser : si vous
naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n'y pouvez
rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si
vous naissez héros, vous serez aussi parfaitement tranquilles, vous
serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous
mangerez comme un héros. Ce que dit l'existentialiste, c'est que le
lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours
une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le
héros de cesser d'être un héros. Ce qui compte, c'est l'engagement
total, et ce n'est pas un cas particulier, une action particulière,
qui vous engagent totalement. Ainsi, nous avons répondu, je crois,
à un certain nombre de reproches concernant l'existentialisme. Vous
voyez qu'il ne peut pas être considéré comme une philosophie du
quiétisme, puisqu'il définit l'homme par l'action ; ni comme une
description pessimiste de l'homme : il n'y a pas de doctrine plus
optimiste, puisque le destin de l'homme est en lui-même ; ni comme
une tentative pour décourager l'homme d'agir puisqu'il lui dit qu'il
n'y a d'espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet
à l'homme de vivre, c'est l'acte. Par conséquent, sur ce plan, nous
avons affaire à une morale d'action et d'engagement. Cependant, on
nous reproche encore, à partir de ces quelques données, de murer
l'homme dans sa subjectivité individuelle. Là encore on nous
comprend fort mal. Notre point de départ est en effet la
subjectivité de l'individu, et ceci pour des raisons strictement
philosophiques. Non pas parce que nous sommes bourgeois, mais parce
que nous voulons une doctrine basée sur la vérité, et non un
ensemble de belles théories, pleines d'espoir mais sans fondements
réels. Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ,
que celle-ci : je pense donc je suis, c'est là la vérité absolue
de la conscience s'atteignant elle-même. Toute théorie qui prend
l'homme en dehors de ce moment où il s'atteint lui-même est d'abord
une théorie qui supprime la vérité, car, en dehors de ce cogito
cartésien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine
de probabilités, qui n'est pas suspendue à une vérité, s'effondre
dans le néant ; pour définir le probable il faut posséder le vrai.
Donc, pour qu'il y ait une vérité quelconque, il faut une vérité
absolue ; et celle-ci est simple, facile à atteindre, elle est à la
portée de tout le monde ; elle consiste à se saisir sans
intermédiaire. En second lieu, cette théorie est la seule à
donner une dignité à l'homme, c'est la seule qui n'en fasse pas un
objet. Tout matérialisme a pour effet de traiter tous les hommes, y
compris soi-même, comme des objets, c'est-à-dire comme un ensemble
de réactions déterminées, que rien ne distingue de l'ensemble des
qualités et des phénomènes qui constituent une table ou une chaise
ou une pierre. Nous voulons constituer précisément le règne humain
comme un ensemble de valeurs distinctes du règne matériel. Mais la
subjectivité que nous atteignons là à titre de vérité n'est pas
une subjectivité rigoureusement individuelle, car nous avons
démontré que dans le cogito, on ne se découvrait pas seulement
soi-même, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement à
la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant,
nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est
aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi, l'homme qui s'atteint
directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les
découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte
qu'il ne peut rien être (au sens où l'on dit qu'on est spirituel,
ou qu'on est m échant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le
reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur
moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à
mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai
de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me
découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face
de moi, qui me pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi
découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons
l'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce
qu'il est et ce que sont les autres. En outre, s'il est impossible
de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la
nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de
condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui
parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature.
Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble
des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans
l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut naître
esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou
prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui
d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu
d'autres et d'y être mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni
objectives, ou plutôt elles ont une face objective et une face
subjective. Objectives parce qu'elles se rencontrent partout et sont
partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu'elles sont
vécues et ne sont rien si l'homme ne les vit, c'est-à-dire ne se
détermine librement dans son existence par rapport à elles. Et bien
que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me
reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous
comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour
les nier ou pour s'en accommoder. En conséquence, tout projet,
quelque individuel qu'il soit, a une valeur universelle. Tout projet,
même celui du Chinois, de l'Indien ou du nègre, peut être compris
par un Européen. Il peut être compris, cela veut dire que
l'Européen de 1945 peut se jeter, à partir d'une situation qu'il
conçoit, vers ses limites de la même manière, et qu'il peut
refaire en lui le projet du Chinois, de l'Indien ou de l'Africain. Il
y a universalité de tout projet en ce sens que tout projet est
compréhensible pour tout homme. Ce qui ne signifie nullement que ce
projet définisse l'homme pour toujours, mais qu'il peut être
retrouvé. Il y a toujours une manière de comprendre l'idiot,
l'enfant, le primitif ou l'étranger, pourvu qu'on ait les
renseignements suffisants. En ce sens nous pouvons dire qu'il y a une
universalité de l'homme ; mais elle n'est pas donnée, elle est
perpétuellement construite. Je construis l'universel en me
choisissant ; je le construis en comprenant le projet de tout autre
homme, de quelque époque qu'il soit. Cet absolu du choix ne supprime
pas la relativité de chaque époque. Ce que l'existentialisme a à
cœur de montrer, c'est la liaison du caractère absolu de
l'engagement libre, par lequel chaque homme se réalise en réalisant
un type d'humanité, engagement toujours compréhensible à n'importe
quelle époque et par n'importe qui, et la relativité de l'ensemble
culturel qui peut résulter d'un pareil choix ; il faut marquer à la
fois la relativité du cartésianisme et le caractère absolu de
l'engagement cartésien. En ce sens on peut dire, si vous voulez, que
chacun de nous fait l'absolu en respirant, en mangeant, en dormant ou
en agissant d'une façon quelconque. Il n'y a aucune différence
entre être librement, être comme projet, comme existence qui
choisit son essence, et être absolu ; et il n'y a aucune différence
entre être un absolu temporellement localisé, c'est-à-dire qui
s'est localisé dans l'histoire, et être compréhensible
universellement. Cela ne résout pas entièrement l'objection de
subjectivisme. En effet, cette objection prend encore plusieurs
formes. La première est la suivante : on nous dit, alors vous pouvez
faire n'importe quoi ; ce qu'on exprime de diverses manières.
D'abord on nous taxe d'anarchie ; ensuite on déclare : vous ne
pouvez pas juger les autres, car il n'y a pas de raison pour préférer
un projet à un autre ; enfin on peut nous dire : tout est gratuit
dans ce que vous choisissez, vous donnez d'une main ce que vous
feignez de recevoir de l'autre. Ces trois objections ne sont pas très
sérieuses. D'abord la première objection : vous pouvez choisir
n'importe quoi, n'est pas exacte. Le choix est possible dans un sens,
mais ce qui n'est pas possible, c'est de ne pas choisir. Je peux
toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je
choisis encore. Ceci, quoique paraissant strictement formel, a une
très grande importance, pour limiter la fantaisie et le caprice.
S'il est vrai qu'en face d'une situation, par exemple la situation
qui fait que je suis un être sexué pouvant avoir des rapports avec
un être d'un autre sexe, pouvant avoir des enfants, je suis obligé
de choisir une attitude, et que de toute façon je porte la
responsabilité d'un choix qui, en m'engageant, engage aussi
l'humanité entière, même si aucune valeur a priori ne détermine
mon choix, celui-ci n'a rien à voir avec le caprice ; et si l'on
croit retrouver ici la théorie gidienne de l'acte gratuit, c'est
qu'on ne voit pas l'énorme différence entre cette doctrine et celle
de Gide. Gide ne sait pas ce que c'est qu'une situation ; il agit par
simple caprice. Pour nous, au contraire, l'homme se trouve dans une
situation organisée, où il est lui-même engagé, il engage par son
choix l'humanité entière, et il ne peut pas éviter de choisir : ou
bien il restera chaste, ou il se mariera sans avoir d'enfants, ou il
se mariera et aura des enfants ; de toute façon quoi qu'il fasse, il
est impossible qu'il ne prenne pas une responsabilité totale en face
de ce problème. Sans doute, il choisit sans se référer à des
valeurs préétablies, mais il est injuste de le taxer de caprice.
Disons plutôt qu'il faut comparer le choix moral avec la
construction d'une œuvre d'art. Et ici, il faut tout de suite faire
une halte pour bien dire qu'il ne s'agit pas d'une morale esthétique,
car nos adversaires sont d'une si mauvaise foi qu'ils nous reprochent
même cela. L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci
dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne
pas s'inspirer des règles établies a priori ? A-t-on jamais dit
quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y
a pas de tableau défini à faire, que l'artiste s'engage dans la
construction de son tableau, et que le tableau à faire c'est
précisément le tableau qu'il aura fait ; il est bien entendu qu'il
n'y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu'il y a des
valeurs qui se voient ensuite dans la cohérence du tableau, dans les
rapports qu'il y a entre la volonté de création et le résultat.
Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain ; on ne peut
juger la peinture qu'une fois faite. Quel rapport cela a-t-il avec la
morale ? Nous sommes dans la même situation créatrice. Nous ne
parlons jamais de la gratuité d'une œuvre d'art. Quand nous parlons
d'une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu'elle est gratuite ;
nous comprenons très bien qu'il s'est construit tel qu'il est en
même temps qu'il peignait, que l'ensemble de son œuvre s'incorpore
à sa vie. Il en est de même sur le plan moral. Ce qu'il y a de
commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous
avons création et invention. Nous ne pouvons pas décider a priori
de ce qu'il y a à faire. Je crois vous l'avoir assez montré en vous
parlant du cas de cet élève qui est venu me trouver et qui pouvait
s'adresser à toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver
aucune espèce d'indication ; il était obligé d'inventer sa loi
lui-même. Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de
rester avec sa mère en prenant comme base morale les sentiments,
l'action individuelle et la charité concrète, ou qui aura choisi de
s'en aller en Angleterre, en préférant le sacrifice, a fait un
choix gratuit. L'homme se fait ; il n'est pas tout fait d'abord, il
se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est
telle qu'il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne définissons
l'homme que par rapport à un engagement. Il est donc absurde de nous
reprocher la gratuité du choix. En second lieu, on nous dit : vous
ne pouvez pas juger les autres. C'est vrai dans une mesure, et faux
dans une autre. Cela est vrai en ce sens que, chaque fois que l'homme
choisit son engagement et son projet en toute sincérité et en toute
lucidité, quel que soit par ailleurs ce projet, il est impossible de
lui en préférer un autre ; c'est vrai dans ce sens que nous ne
croyons pas au progrès ; le progrès est une amélioration ; l'homme
est toujours le même en face d'une situation qui varie et le choix
reste toujours un choix dans une situation. Le problème moral n'a
pas changé depuis le moment où l'on pouvait choisir entre les
esclavagistes et les non-esclavagistes, par exemple au moment de la
guerre de Sécession, et le moment présent où l'on peut opter pour
le M.R.P. ou pour les communistes. Mais on peut juger, cependant,
car, comme je vous l'ai dit, on choisit en face des autres, et on se
choisit en face des autres. On peut juger, d'abord (et ceci n'est
peut-être pas un jugement de valeur, mais c'est un jugement
logique), que certains choix sont fondés sur l'erreur, et d'autres
sur la vérité. On peut juger un homme en disant qu'il est de
mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l'homme comme un
choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie
derrière l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un
déterminisme est un homme de mauvaise foi. On objecterait : mais
pourquoi ne se choisirait-il pas de mauvaise foi ? Je réponds que je
n'ai pas à le juger moralement, mais je définis sa mauvaise foi
comme une erreur. Ici, on ne peut échapper à un jugement de vérité.
La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu'elle dissimule
la totale liberté de l'engagement. Sur le même plan, je dirai qu'il
y a aussi mauvaise foi si je choisis de déclarer que certaines
valeurs existent avant moi ; je suis en contradiction avec moi-même
si, à la fois, je les veux et déclare qu'elles s'imposent à moi.
Si l'on me dit : et si je veux être de mauvaise foi ? je répondrai
: il n'y a aucune raison pour que vous ne le soyez pas, mais je
déclare que vous l'êtes, et que l'attitude de stricte cohérence
est l'attitude de bonne foi. Et en outre je peux porter un jugement
moral. Lorsque je déclare que la liberté, à travers chaque
circonstance concrète, ne peut avoir d'autre but que de se vouloir
elle-même, si une fois l'homme a reconnu qu'il pose des valeurs dans
le délaissement, il ne peut plus vouloir qu'une chose, c'est la
liberté comme fondement de toutes les valeurs. Cela ne signifie pas
qu'il la veut dans l'abstrait. Cela veut dire simplement que les
actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la
recherche de la liberté en tant que telle. Un homme qui adhère à
tel syndicat, communiste ou révolutionnaire, veut des buts concrets
; ces buts impliquent une volonté abstraite de liberté ; mais cette
liberté se veut dans le concret. Nous voulons la liberté pour la
liberté et à travers chaque circonstance particulière. Et en
voulant la liberté, nous découvrons qu'elle dépend entièrement de
la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la
nôtre. Certes, la liberté comme définition de l'homme ne dépend
pas d'autrui, mais dès qu'il y a engagement, je suis obligé de
vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne
puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle
des autres pour but. En conséquence, lorsque, sur le plan
d'authenticité totale, j'ai reconnu que l'homme est un être chez
qui l'essence est précédée par l'existence, qu'il est un être
libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa
liberté, j'ai reconnu en même temps que je ne peux vouloir que la
liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté,
impliquée par la liberté elle -même, je puis former des jugements
sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur
existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par
l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté
totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de
montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la
contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les
appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être
jugés que sur le plan de la stricte authenticité. Ainsi, bien que
le contenu de la morale soit variable, une certaine forme de cette
morale est universelle. Kant déclare que la liberté veut elle -même
et la liberté des autres. D'accord, mais il estime que le formel et
l'universel suffisent pour constituer une morale. Nous pensons, au
contraire, que des principes trop abstraits échouent pour définir
l'action. Encore une fois, prenez le cas de cet élève ; au nom de
quoi, au nom de quelle grande maxime morale pensez-vous qu'il aurait
pu décider en toute tranquillité d'esprit d'abandonner sa mère ou
de rester avec elle ? Il n'y a aucun moyen de juger. Le contenu est
toujours concret, et par conséquent imprévisible ; il y a toujours
invention. La seule chose qui compte, c'est de savoir si l'invention
qui se fait, se fait au nom de la liberté. Examinons, par exemple,
les deux cas suivants, vous verrez dans quelle mesure ils s'accordent
et cependant diffèrent. Prenons Le Moulin sur la Floss. Nous
trouvons là une certaine jeune fille, Maggie Tulliver, qui incarne
la valeur de la passion et qui en est consciente ; elle est amoureuse
d'un jeune homme, Stephen, qui est fiancé à une jeune fille
insignifiante. Cette Maggie Tulliver, au lieu de préférer
étourdiment son propre bonheur, au nom de la solidarité humaine
choisit de se sacrifier et de renoncer à l'homme qu'elle aime. Au
contraire, la Sanseverina, dans La Chartreuse de Parme, estimant que
la passion fait la vraie valeur de l'homme, déclarerait qu'un grand
amour mérite des sacrifices ; qu'il faut le préférer à la
banalité d'un amour conjugal qui unirait Stephen et la jeune oie
qu'il devait épouser ; elle choisirait de sacrifier celle-ci et de
réaliser son bonheur ; et, comme Stendhal le montre, elle se
sacrifiera elle-même sur le plan passionné si cette vie l'exige.
Nous sommes ici en face de deux morales strictement opposées ; je
prétends qu'elles sont équivalentes : dans les deux cas, ce qui a
été posé comme but, c'est la liberté. Et vous pouvez imaginer
deux attitudes rigoureusement semblables quant aux effets : une
fille, par résignation, préfère renoncer à un amour, une autre,
par appétit sexuel, préfère méconnaître les liens antérieurs de
l'homme qu'elle aime. Ces deux actions ressemblent extérieurement à
celles que nous venons de décrire. Elles en sont, cependant,
entièrement différentes ; l'attitude de la Sanseverina est beaucoup
plus près de celle de Maggie Tulliver que d'une rapacité
insouciante. Ainsi vous voyez que ce deuxième reproche est à la
fois vrai et faux. On peut tout choisir si c'est sur le plan de
l'engagement libre. La troisième objection est la suivante : vous
recevez d'une main ce que vous donnez de l'autre ; c'est-à-dire
qu'au fond les valeurs ne sont pas sérieuses, puisque vous les
choisissez. A cela je réponds que je suis bien fâché qu'il en soit
ainsi ; mais si j'ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu'un
pour inventer les valeurs. Il faut prendre les choses comme elles
sont. Et, par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne
signifie pas autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens, a priori.
Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n'est rien, mais c'est à
vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que ce
sens que vous choisissez. Par là vous voyez qu'il y a possibilité
de créer une communauté humaine. On m'a reproché de demander si
l'existentialisme était un humanisme. On m'a dit : mais vous avez
écrit dans La Nausée que les humanistes avaient tort, vous vous
êtes moqué d'un certain type d'humanisme, pourquoi y revenir à
présent ? En réalité, le mot humanisme a deux sens très
différents. Par humanisme on peut entendre une théorie qui prend
l'homme comme fin et comme valeur supérieure. Il y a humanisme dans
ce sens chez Cocteau, par exemple, quand dans son récit, Le Tour du
monde en 80 heures, un personnage déclare, parce qu'il survole des
montagnes en avion : l'homme est épatant. Cela signifie que moi,
personnellement, qui n'ai pas construit les avions, je bénéficierais
de ces inventions particulières, et que je pourrais personnellement,
en tant qu'homme, me considérer comme responsable et honoré par des
actes particuliers à quelques hommes. Cela supposerait que nous
pourrions donner une valeur à l'homme d'après les actes les plus
hauts de certains hommes. Cet humanisme est absurde, car seul le
chien ou le cheval pourraient porter un jugement d'ensemble sur
l'homme et déclarer que l'homme est épatant, ce qu'ils n'ont garde
de faire, à ma connaissance tout au moins. Mais on ne peut admettre
qu'un homme puisse porter un jugement sur l'homme. L'existentialisme
le dispense de tout jugement de ce genre : l'existentialiste ne
prendra jamais l'homme comme fin, car il est toujours à faire. Et
nous ne devons pas croire qu'il y a une humanité à laquelle nous
puissions rendre un culte, à la manière d'Auguste Comte. Le culte
de l'humanité aboutit à l'humanisme fermé sur soi de Comte, et, il
faut le dire, au fascisme. C'est un humanisme dont nous ne voulons
pas. Mais il y a un autre sens de l'humanisme, qui signifie au fond
ceci : l'homme est constamment hors de lui-même, c'est en se
projetant et en se perdant hors de lui qu'il fait exister l'homme et,
d'autre part, c'est en poursuivant des buts transcendants qu'il peut
exister ; l'homme étant ce dépassement et ne saisissant les objets
que par rapport à ce dépassement, est au cœur, au centre de ce
dépassement. Il n'y a pas d'autre univers qu'un univers humain,
l'univers de la subjectivité humaine. Cette liaison de la
transcendance, comme constitutive de l'homme - non pas au sens où
Dieu est transcendant, mais au sens de dépassement -, et de la
subjectivité, au sens où l'homme n'est pas enfermé en lui-même
mais présent toujours dans un univers humain, c'est ce que nous
appelons l'humanisme existentialiste. Humanisme, parce que nous
rappelons à l'homme qu'il n'y a d'autre législateur que lui-même,
et que c'est dans le délaissement qu'il décidera de lui-même ; et
parce que nous montrons que ça n'est pas en se retournant vers lui,
mais toujours en cherchant hors de lui un but qui est telle
libération, telle réalisation particulière, que l'homme se
réalisera précisément comme humain. On voit, d'après ces
quelques réflexions, que rien n'est plus injuste que les objections
qu'on nous fait. L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort
pour tirer toutes les conséquences d'une position athée cohérente.
Il ne cherche pas du tout à plonger l'homme dans le désespoir. Mais
si l'on appelle comme les chrétiens, désespoir, toute attitude
d'incroyance, il part du désespoir originel. L'existentialisme
n'est pas tellement un athéisme au sens où il s'épuiserait à
démontrer que Dieu n'existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu
existait, ça ne changerait rien ; voilà notre point de vue. Non pas
que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le problème
n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve
lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même,
fût-ce une preuve valable de l'existence de Dieu. En ce sens,
l'existentialisme est un optimisme, une doctrine d'action, et c'est
seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir
avec le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérés.
L’épidémie Par Octave Mirbeau
« LE MEMBRE DE L'OPPOSITION. —
Aujourd'hui qu'il n'y a plus de guerres en France, les épidémies
sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d'héroïsme...
S'il n'y avait pas d'épidémies, messieurs, où donc les soldats
apprendraient-ils aujourd'hui le mépris de la mort... et le
sacrifice de leur personne à la patrie ? »
La Peste par Albert Camus
« On
se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile »
« La bêtise
insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas
toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le
monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient
humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas
à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel,
c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours
et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui
passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont
pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus
coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà
tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce
qui supposait que les fléaux étaient impossibles. »
« Les gens
avaient d’abord accepté d’être coupés de l’extérieur comme
ils auraient accepté n’importe quel ennui temporaire qui ne
dérangerait que quelques-unes de leurs habitudes. Mais, soudain
conscients d’une sorte de séquestration, sous le couvercle du ciel
où l’été commençait de grésiller, ils sentaient confusément
que cette réclusion menaçait toute leur vie et, le soir venu,
l’énergie qu’ils retrouvaient avec la fraîcheur les jetait
parfois à des actes désespérés. »
« À
sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient
aujourd’hui à la tentation d’en exagérer le rôle. Mais le
narrateur est plutôt tenté de croire qu’en donnant trop
d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage
indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces
belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares
et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien
plus fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée
que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient
presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire
autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée.
Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est
pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on
appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de
l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à
tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie
bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible. »
« Ainsi, à
longueur de semaine, les prisonniers de la peste se débattirent
comme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert,
arrivaient même à imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore
en hommes libres, qu’ils pouvaient encore choisir. Mais, en fait,
on pouvait dire à ce moment, au milieu du mois d’août, que la
peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus alors de destins
individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des
sentiments partagés par tous. Le plus grand était la séparation et
l’exil, avec ce que cela comportait de peur et de révolte. Voilà
pourquoi le narrateur croit qu’il convient, à ce sommet de la
chaleur et de la maladie, de décrire la situation générale et, à
titre ‘exemple, les violences de nos concitoyens vivants, les
enterrements des défunts et la souffrance des amants séparés. »
« C’est
que rien n’est mois spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée
même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux
qui les ont vécues, les journées terribles de la peste
n’apparaissaient pas comme de grandes flammes somptueuses et
cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui
écrasait tout sur son passage ».
« Au
grand élan farouche des premières semaines avait succédé un
abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la résignation,
mais qui n’en était pas moins une sorte de consentement
provisoire.
Nos
concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés comme
on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils
avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la
souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le
docteur Rieux, par exemple, considérait que c’était cela le
malheur, justement, et que l’habitude du désespoir est pire que le
désespoir lui-même.’
« A la
vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste
avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour, et même de l’amitié.
Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour
nous que des instants ».
Le journal d'une femme de chambre Par Octave Mirbeau
« ce
qui rend ce désordre social encore plus injustifiable, et partant
inacceptable, c'est que les prédateurs et les parasites qui tiennent
le haut du pavé, bien loin d'être les meilleurs et les plus
méritants, comme le proclament les darwiniens apologistes du
libéralisme économique, tels que Leroy-Beaulieu, nous donnent le
piteux exemple d'êtres qui ne se définissent que négativement, par
l'absence de toute sensibilité, de toute émotion esthétique, de
toute espèce de conscience morale, de spiritualité et d'esprit
critique. »
« En
posant de la sorte le problème social de la servitude domestique de
la belle époque, Mirbeau espère peut-être aider les opprimés à
prendre conscience de leur misérable condition, quoique sans la
moindre illusion sur leurs capacités d'action collective, mais il
entend surtout susciter dans l'opinion publique un scandale tel qu'il
oblige les gouvernants à intervenir pour mettre un terme à cette
turpitude permanente. »
« Tout
d'abord, l'image y est donnée de la gent domestique n'a rien de
gratifiant pour elle et ne lui laisse guère entrevoir des lendemains
qui chantent. Atomisés, et de surcroit conditionné par leurs
maitres et leurs complices ensoutanés, qui oblitèrent leur
conscience de classe, les « gens de maison », comme on
les appelait, empruntent aux nantis leurs vices et leurs préjugés,
et sont majoritairement réactionnaires, à l'instar de Joseph ou de
William. Au lieu d'unir leurs forces contre l'ennemi commun, ils
passent une bonne part de leurs temps à se jalouser et à se tirer
dans les pattes, amoindrissant ainsi les potentialités de
résistance. La haine de ceux qui leur sucent le sang, au lieu d'être
le moteur d'une lutte émancipatrice et de déboucher sur une révolte
collective, est soigneusement refoulée, par peur de perdre un emploi
précieux, ou, on l'a vu, s'effiloche en de symboliques vengeances,
comme celle dont on se gargarise Célestine. Comme le dit le
misérable jardinier qu'elle croise, ils n'ont « de courage que
pour souffrir ». »
« Si
tu veux devenir vraiment un homme du monde, apprends d’abord à
être un imbécile ou à te taire… »
La nausée Par Jean-Paul Sartre
« Au mur, il y a le
trou blanc, la glace. C'est un piège. Je sais que je vais m'y
laisser prendre. Ca y est. La chose grise vient d'apparaitre dans la
glace. Je m'approche et je la regarde, je ne peux plus m'en aller.
C'est le reflet de mon visage. Souvent, dans ces journées perdues,
je reste à le contempler. Je n'y comprends rien, à ce visage. Ceux
des autres ont un sens. Pas le mien. Je ne peux même pas décider
s'il est beau ou laid. Je pense qu'il est laid parce qu'on me l'a
dit. Mais cela ne me frappe pas. Au fond je suis même choqué qu'on
puisse lui attribuer des qualités de ce genre, comme si on appelait
beau ou laid un morceau de terre ou bien un bloc de rocher. »
« Une jeune femme,
appuyée des deux mains à la balustrade, leva vers le ciel sa face
bleue, barrée de noir par le fard des lèvres. Je me demandai, un
instant, si je n'allai pas aimer les hommes. »
« Derrière moi,
dans la ville, dans les grandes rues droites, aux froides clartés
des réverbères, un formidable événement social agonisait :
c'était la fin du dimanche. »
« L’existence est
une chute tombée. »
« Si je vois
réapparaître, pendant qu'il parle, tous les humanistes que j'ai
connus ? Hélas, j'en ai tant connu ! L'humaniste radical est tout
particulièrement l'ami des fonctionnaires. L'humaniste dit « de
gauche » a pour souci principal de garder les valeurs humaines ; il
n'est d'aucun parti, parce qu'il ne veut pas trahir l'humain, mais
ses sympathies vont aux humbles ; c'est aux humbles qu'il consacre sa
belle culture classique. C'est en général un veuf qui a l'œil beau
et toujours embué de larmes ; il pleure aux anniversaires. Il aime
aussi le chat, le chien, tous les mammifères supérieurs. L'écrivain
communiste aime les hommes depuis le deuxième plan quinquennal ; il
châtie parce qu'il aime. Pudique, comme tous les forts, il sait
cacher ses sentiments, mais il sait aussi, par un regard, une
inflexion de sa voix, faire pressentir, derrière ses rudes paroles
de justicier, sa passion âpre et douce pour ses frères. L'humaniste
catholique, le tard-venu, le benjamin, parle des hommes avec un air
merveilleux. Quel beau conte de fées, dit-il, que la plus humble des
vies, celle d'un docker londonien, d'une piqueuse de bottines ! Il a
choisi l'humanisme des anges ; il écrit, pour l'édification des
anges, de longs romans tristes et beaux, qui obtiennent fréquemment
le prix Femina. Ça, ce sont les grands premiers rôles. Mais il y en
a d'autres, une nuée d'autres : le philosophe humaniste, qui
se penche sur ses frères comme un frère aîné et qui a le sens de
ses responsabilités; l'humaniste qui aime les hommes tels qu'ils
sont, celui qui les aime tels qu'ils devraient être, celui qui veut
les sauver avec leur agrément et celui qui les sauvera malgré eux,
celui qui veut créer des mythes nouveaux et celui qui se contente
des anciens,, celui qui aime dans l'homme sa mort, celui qui aime
dans l'homme sa vie, l'humaniste joyeux, qui a toujours le mot pour
rire, l'humaniste sombre, qu'on rencontre surtout aux veillées
funèbres. Ils se haïssent tous entre eux : en tant qu'individus,
naturellement — pas en tant qu'hommes. »
L’affaire Dreyfus Par Octave Mirbeau
L’affaire Dreyfus :
Derrière les grillages
« Quand, plus tard,
les indifférents, les neutres, cet amas de larves humaines qu’on
appelle les sages, se rendront compte de ce qu’ils ont laissé
faire et laissé dire, peut-être seront-ils épouvantés ! »
« Francis de
Pressensé a dit du colonel Picquart que c’était un héros. Il a
inscrit ce mot en tête du livre, désormais illustre, qu’il lui a
consacré. J’en demande pardon à mon cher et noble compagnon de
lutte, mais moi, qui n’aime pas les héros, moi qui sais quelles
brutes aveugles et sanglantes sont, tout au long de l’histoire, ces
êtres néfastes et généralement militaires qu’on appelle des
héros, je dirai du colonel Picquart que c’est un homme. Dans les
temps de déchéance et d’avilissement que nous traversons, être
un homme, cela me paraît quelque chose de plus émouvant et de plus
rare que d’être un héros...L’humanité meurt d’avoir des
héros ; elle se vivifie d’avoir des hommes... »
L’affaire Dreyfus :
L’iniquité !
« Il faut lire ce
livre ; il faut le relire ; il faut se pénétrer de lui. C’est
plus que de la polémique, c’est de l’histoire, de la forte,
grande et tragique histoire. Dans ce temps où l’iniquité triomphe
partout, dans la rue, au Parlement, à l’Église, dans les temples
de justice, au gouvernement, ce livre est le bienvenu, car il double
les énergies des militants, et il apporte un nouveau courage à ceux
qui seraient tentés de se lasser, à ceux dont l’effort pourrait
mollir, à combattre, toujours seuls et toujours sans autres armes
que la vérité, l’armée nouvelle du mensonge et de l’iniquité »
« L’iniquité
!... Oui, oui !... C’est bien elle, toute nue et sans fard, qui a
pris possession de la vie, de toute la vie, de la vie politique, de
la vie judiciaire, de la vie sociale !... Elle est partout. Jamais
encore elle n’avait montré, aussi effrontément, avec une telle
impudence, dans une si sanglante lumière, sa face détestée de
ténèbres et de crimes. »
S’en prend à l’idée
de justice. « Cette idée fondamentale, il la supprime de
son code, non pas socialement, mais matériellement. Il invente des
lois pour dire au pays : « Il n’y a pas de loi ». Et c’est une
chose admirable, car, mieux que les anarchistes, il a ruiné, dans
l’esprit des hommes, avec des idées de patrie et de justice,
l’idée de gouvernement... Et il n’a rien laissé debout, que la
monstrueuse iniquité ! Si c’est l’anarchie qu’il veut, soit !
Mais qu’il le dise ! L’Aurore, 2février 1899
L’affaire Dreyfus :
En Province :
« Ô Patrie, idole
toujours gorgée de viande humaine, quand donc auras-tu fini
d’accomplir, sur l’humanité, ta besogne sinistre ? »
L’Aurore 28 juillet 1899
Le catéchisme révolutionnaire par Bakounine Michel Partie 2
Organisation
sociale
Sans
égalité politique point de liberté politique réelle mais
l'égalité politique ne deviendra possible que lorsqu'il y aura
égalité économique et sociale. L'égalité n'implique pas le
nivellement des différences individuelles, ni l'identité
intellectuelle, morale et physique des individus. Cette diversité
des capacités et des forces, ces différences de races, de nations,
de sexes, d'âges et d'individus, loin d'être un mal social,
constituent au contraire la richesse de l'humanité. L'égalité
économique et sociale n'implique pas non plus le nivellement des
fortunes individuelles, en tant que produits de la capacité, de
l'énergie productive et de l'économie de chacun. L'égalité et la
justice réclament uniquement : une organisation de la société
telle que tout individu humain naissant à la vie y trouve, en tant
que cela dépendra non de la nature mais de la société, des moyens
égaux pour le développement de son enfance et de son adolescence
jusqu'à l'âge de sa virilité, pour son éducation et pour son
instruction d'abord, et plus tard pour l'exercice des forces
différentes que la nature aura mises en chacun pour le travail.
Cette égalité de point de départ, que la justice réclame pour
chacun, sera impossible tant qu'existera le droit de succession. La
justice, autant que la dignité humaine exigent que chacun soit
uniquement le fils de ses ouvres. Nous repoussons avec indignation le
dogme du péché, de la honte et de la responsabilité héréditaires.
Par la même conséquence nous devons rejeter l'hérédité fictive
de la vertu, des honneurs et des droits ; celle de la fortune aussi.
L'héritier d'une fortune quelconque n'est plus entièrement le fils
de ses ouvres et, sous le rapport du point de départ, il est
privilégié. Abolition du droit d'héritage. - Tant que ce droit
existera la différence héréditaire des classes, des positions, des
fortunes, l'inégalité sociale en un mot et le privilège
subsisteront sinon en droit, du moins en fait. Mais l'inégalité de
fait, par une loi inhérente à la société, produit toujours
l'inégalité des droits : l'inégalité sociale devient
nécessairement inégalité politique. Et sans égalité politique,
avons-nous dit, point de liberté dans le sens universel, humain,
vraiment démocratique de ce mot ; la société restera toujours
divisée en deux parts inégales, dont l'une immense, comprenant
toute la masse populaire, sera opprimée et exploitée par l'autre.
Donc le droit de succession est contraire au triomphe de la liberté,
et si la société veut devenir libre, elle doit l'abolir. Elle doit
l'abolir parce que, reposant sur une fiction, ce droit est contraire
au principe même de la liberté. Tous les droits individuels,
politiques et sociaux, sont attachés à l'individu réel et vivant.
Une fois mort il n'y a plus ni volonté fictive d'un individu qui
n'est plus et qui, au nom de la mort, opprime les vivants. Si
l'individu mort tient à l'exécution de sa volonté, qu'il vienne
l'exécuter lui-même s'il le peut, mais il n'a pas le droit d'exiger
que la société mettre toute sa puissance et son droit au service de
sa non-existence. Le but légitime et sérieux du droit de succession
a été toujours d'assurer aux générations à venir les moyens de
se développer et de devenir des hommes. Par conséquent, seul le
fonds d'éducation et d'instruction publique aura le droit d'hériter
avec l'obligation de pourvoir également à l'entretien, à
l'éducation et à l'instruction de tous les enfants depuis leur
naissance jusqu'à l'âge de la majorité et de leur émancipation
complète. De cette manière tous les parents seront également
rassurés sur le sort de leurs enfants, et comme l'égalité de tous
est une condition fondamentale de la moralité de chacun, et que tout
privilège est une source d'immoralité, tous les parents sont
l'amour pour leurs enfants est raisonnable et aspire non à leur
vanité mais à leur humaine dignité, s'ils avaient même la
possibilité de leur laisser un héritage qui les placerait dans une
position privilégiée, préférant pour eux le régime de la plus
complète égalité. L'inégalité résultant du droit de succession
une fois abolie, restera toujours, quoique considérablement
amoindrie, celle qui résultera de la différence des capacités, des
forces et de l'énergie productive des individus, différence qui, à
son tour, sans jamais disparaître entièrement, s'amoindrira
toujours de plus en plus sous l'influence d'une éducation et qui
d'ailleurs, une fois le droit de succession aboli, ne pèsera jamais
sur les générations à venir. Le travail étant le seul producteur
de richesse, chacun est libre sans doute soit de mourir de faim, soit
d'aller vivre dans les déserts ou dans les forêts parmi les bêtes
sauvages, mais quiconque veut vivre au milieu de la société doit
gagner sa vie par son propre travail, au risque d'être considéré
Catéchisme révolutionnaire comme un parasite, comme un exploiteur
du bien, c'est-à-dire du travail d'autrui, comme un voleur. Le
travail est la base fondamentale de la dignité et du droit humains.
Car c'est uniquement par le travail libre et intelligent que l'homme,
devenant créateur à son tour et conquérant, sur le monde extérieur
et sur sa propre bestialité, son humanité et son droit, crée le
monde civilisé. Le déshonneur qui, dans le monde antique, aussi
bien que dans la société féodale, fut attaché à l'idée du
travail, et qui en grande partie reste encore attaché aujourd'hui,
malgré toutes les phrases que nous entendons répéter chaque jour
sur sa dignité, ce mépris stupide du travail a deux sources : La
première, c'est une conviction si caractéristique des anciens et
qui même aujourd'hui compte encore tant de partisans secrets ; que
pour donner à une portion quelconque de l'humaine société les
moyens de s'humaniser par la science, par les arts, par la
connaissance et pat l'exercice du droit, il faut qu'une autre
portion, naturellement plus nombreuse, se voue au travail comme
esclave. Ce principe fondamental de la civilisation antique fut la
cause de sa ruine. La cité corrompue et désorganisée par le
désœuvrement privilégié des citoyens, minée d'un autre côté
par l'action imperceptible et lente mais constante de ce monde
déshérité des esclaves, moralisés malgré l'esclavage et
maintenus dans leur force primitive par l'action salutaire du travail
même forcé, tomba sous les coups des peuples barbares, auxquels,
par leur naissance, avaient appartenu en grande partie ces esclaves.
Le christianisme, cette religion des esclaves, n'avait plus tard
détruit l'antique irrégularité que pour en créer une nouvelle :
le privilège de la grâce et de l'élection divine fondé sur
l'inégalité produite naturellement par le droit de conquête,
sépara de nouveau la société humaine en deux camps : la canaille
et la noblesse, les serfs et les maîtres, en attribuant à ces
derniers le noble métier des armes et du gouvernement et ne laissant
aux serfs que le travail non seulement avili, mais encore maudit. La
même cause produit nécessairement les mêmes effets ; le monde
nobiliaire, énervé et démoralisé par le privilège du
désœuvrement, tomba en 1789 sous les coups des serfs, travailleurs
révoltés unis et puissants. Alors fut proclamée la liberté du
travail, sa réhabilitation en droit. Mais seulement en droit, car de
fait le travail reste encore déshonoré, asservi.
La
première source de cet asservissement, nommément celle qui
consistait dans le dogme de l'inégalité politique des hommes, ayant
été supprimée par la grande Révolution, il faut attribuer le
mépris actuel du travail à sa seconde, qui n'est autre que la
séparation qui s'est faite et qui existe dans sa force encore
aujourd'hui, entre le travail intellectuel et le travail manuel et
qui, reproduisant sous une forme nouvelle l'antique inégalité,
partage de nouveau le monde social en deux camps : la minorité
privilégiée désormais non plus par la loi mais par le capital, et
la majorité des travailleurs forcés, non plus par le droit unique
du privilège légal, mais par la faim. En effet, aujourd'hui, la
dignité du travail est déjà théoriquement reconnue et l'opinion
publique admet qu'il est honteux de vivre sans travail. Seulement,
comme le travail humain, considéré dans sa totalité, se divise en
deux parts, dont l'une, tout intellectuelle et déclarée
exclusivement noble, comprend les sciences, les arts, et dans
l'industrie l'application des sciences et des arts, l'idée, la
conception, l'invention, le calcul, le gouvernement et la direction
générale ou subordonnée des forces ouvrières, et l'autre
seulement l'exécution manuelle réduite à une action purement
mécanique, sans intelligence, sans idée, par cette loi économique
et sociale de la division du travail, les privilégiés du capital,
sans excepter ceux qui y sont les moins autorisés par la mesure de
leurs capacités individuelles, s'emparent de la première et
laissent la seconde au peuple. Il en résulte trois grands maux :
l'un pour ces privilégiés du capital ; l'autre, pour les masses
populaires ; et le troisième, procédant de l'un et de l'autre, pour
la production des richesses, pour le bien-être, pour la justice et
pour le développement intellectuel et moral de la société tout
entière. Le mal dont souffrent les classes privilégiées est
celui-ci : en se faisant la belle part dans la répartition des
fonctions sociales, elles s'en font une, de plus en plus mesquine,
dans le monde intellectuel et moral. Il est parfaitement vrai qu'un
certain degré de loisir est absolument nécessaire pour le
développement de l'esprit, des sciences et des arts ; mais ce doit
être un loisir gagné, succédant aux seines fatigues d'un travail
journalier, un loisir juste et dont la possibilité, dépendant
uniquement du plus ou du moins d'énergie, de capacité et de bonne
volonté dans l'individu, serait socialement égale pour tout le
monde. Tout loisir privilégié, au contraire, loin de fortifier
l'esprit, l'énerve, le démoralise et le Catéchisme révolutionnaire
tue. Toute l'histoire nous le prouve : à quelques exceptions, les
classes privilégiées sous le rapport de la fortune et du sang, ont
été toujours les moins productives sous e rapport de l'esprit, et
les plus grandes découvertes dans la science, dans les arts et dans
l'industrie, ont été faites pour la plupart du temps par des hommes
qui, dans leur jeunesse, ont été forcé de gagner leur vie par un
rude travail. L'humaine nature est ainsi faite, que la possibilité
du mal en produit immanquablement et toujours la réalité, et que la
moralité de l'individu dépend beaucoup plus des conditions de son
existence et du milieu dans lequel il vit que de sa volonté propre.
Sous ce rapport ainsi que sous tous les autres, la loi de la
solidarité sociale est inexorable, de sorte que pour moraliser les
individus il ne faut pas tant s'occuper de leur conscience que de la
nature de leur existence sociale ; et il n'est point d'autre
moralisateur, ni pour la société ni pour l'individu, que la liberté
dans la plus parfaite égalité. Prenez le plus sincère démocrate
et mettez-le sur un trône quelconque ; s'il n'en descend aussitôt,
il deviendra immanquablement une canaille. Un homme né dans
l'aristocratie, si, par un heureux hasard, il ne prend pas en mépris
et en haine son sang, et s'il n'a pas honte de l'aristocratie, sera
nécessairement un homme aussi mal (sic) que vain, soupirant après
le passé, inutile dans le présent et adversaire passionné de
l'avenir. De même le bourgeois, enfant chéri du capital et du
loisir privilégie, fera tourner son loisir en désœuvrement, en
corruption, en débauche, ou bien s'en servira comme d'une arme
terrible pour asservir davantage les classes ouvrières et finira par
soulever contre lui une Révolution plus terrible que celle de 1793.
Le mal dont souffre le peuple est encore plus facile à déterminer :
il travaille pour autrui, et son travail, privé de liberté, de
loisir et d'intelligence, et par là même avili, le dégrade,
l'écrase et le tue. Il est forcé de travailler pour autrui, parce
que né dans la misère, et privé de toute instruction et de toute
éducation rationnelle, moralement esclave grâce aux influences
religieuses, il se voit jeté dans la vie désarmé, discrédité,
sans initiative et sans volonté propre. Forcé par la faim, dès sa
plus tendre enfance, à gagner sa triste vie, il doit vendre sa force
physique, son travail aux plus dures conditions sans avoir ni la
pensée, ni la faculté matérielle d'en exiger d'autres. Réduit au
désespoir par la misère, quelquefois il se révolte mais, manquant
de cette unité et de cette force que
donne
la pensée, mal conduit, le plus souvent trahi et vendu par ses
chefs, et ne sachant presque jamais à quoi s'en prendre des maux
qu'il endure, frappant le plus souvent à faux, il a, jusqu'à
présent du moins, échoué dans ses révoltes et, fatigué d'une
lutte stérile, il est toujours retombé sous l'antique esclavage.
Cet esclavage durera tant que le capital, restant en dehors de
l'action collective des forces ouvrières, l'exploitera, et tant que
l'instruction qui, dans une société bien organisée devrait être
également répartie sur tout le monde, ne développant que l'intérêt
d'une classe privilégiée, attribuera à cette dernière toute la
partie spirituelle du travail, et ne laissera au peuple que la
brutale application de ses forces physiques asservies et toujours
condamnées à exercer des idées qui ne sont pas les siennes. Par
cette injuste et funeste déviation, le travail du peuple, devenu un
travail purement mécanique et pareil à celui d'une bête de somme,
est déshonoré, méprisé, et, par une conséquence naturelle,
déshérité de tout droit. Il en résulte pour la société, sous le
rapport politique, intellectuel et moral, un mal immense. La minorité
jouissant du monopole et de la science, par l'effet même de ce
privilège, est frappée à la fois à l'intelligence et au cœur,
jusqu'au point de devenir stupide à force d'instruction, car rien
n'est aussi malfaisant et stérile que l'intelligence patentée et
privilégiée. D'au autre côté, le peuple, absolument dénué de
science, écrasé par un travail quotidien mécanique, capable
d'abrutir plutôt que de développer son intelligence naturelle,
privé de la lumière qui pourrait lui montrer la voie de sa
délivrance, se débat vainement dans son bouge forcé, et comme il a
toujours pour lui la force, que donne le nombre, il met toujours ne
péril l'existence même de la société. Il est donc nécessaire que
la division inique établie entre le travail intellectuel et le
travail manuel soit autrement établie. La production économique de
la société souffre elle-même considérablement, l'intelligence
séparée de l'action corporelle s'énerve, se dessèche, se flétrit,
tandis que la force corporelle de l'humanité, séparée de
l'intelligence s'abrutit et, dans cet état de séparation
artificielle, aucune de produit la moitié de ce qu'elle peut, de ce
qu'elle doit produire lorsque, réunies dans une nouvelle synthèse
sociale, elles ne formeront plus qu'une seule action productive.
Lorsque l'homme de science travaillera et l'homme du travail pensera,
le travail intelligent et libre sera considéré comme le plus beau
titre de gloire pour l'humanité, comme la base de sa dignité, de
son droit, comme la manifestation de son pouvoir humain sur la terre
; et l'humanité sera constituée. Le travail intelligent et libre
sera nécessairement un travail associé. Libre sera chacun de
s'associer ou de ne point s'associer pour le travail, mais il n'est
point de doute qu'à l'exception des travaux d'imagination et dont la
nature exige la concentration de l'intelligence individuelle en
elle-même, dans toutes les entreprises industrielles et même
scientifiques ou artistiques qui admettent par leur nature le travail
associé, l'association sera préférée par tout le monde, pour la
simple raison que l'association multiplie d'une manière merveilleuse
les forces productives de chacun, et que chacun devenant membre et
coopérateur d'une association productive, avec moins de temps et
beaucoup moins de peine, gagnera beaucoup plus. Lorsque les
associations productives et libres cessant d'être les esclaves, et
devenant à leur tour les maîtresses et les propriétaires du
capital qui leur sera nécessaire, comprendront dans leur sein, à
titre de membres coopérateurs à côté des forces ouvrières
émancipées par l'instruction générale, toutes les intelligences
spéciales réclamées par leur entreprise, lorsque, se combinant
entre elles, toujours librement, selon leurs besoins et selon leur
nature, dépassant tôt ou tard toutes les frontières nationales,
elles formeront une immense fédération économique, avec un
parlement éclairé par les données aussi larges que précises et
détaillées d'une statistique mondiale, telle qu'il n'en peut encore
exister aujourd'hui, et qu'ils combinent l'offre avec la demande pour
gouverner, déterminer et répartir entre différents pays la
production de l'industrie mondiale, de sorte qu'il n'y aura plus ou
presque plus de crises commerciales ou industrielles, de stagnation
forcée, de désastres, plus de peines ni de capitaux perdus, alors
le travail humain, émancipation de chacun et de tous, régénérera
le monde. La terre avec toutes ses richesses naturelles est la
propriété de tout le monde, mais elle ne sera possédée que par
ceux qui la cultiveront. La femme, différente de l'homme, mais non à
lui inférieure, intelligente, travailleuse et libre comme lui, est
déclarée son égale dans les droits comme dans toutes les fonctions
et devoirs politiques et sociaux.
De
la famille et de l'école
Abolition,
non de la famille naturelle, mais de la famille légale, fondée sur
le droit civil et sur la propriété. Le mariage religieux et civil
est remplacé par le mariage libre. Deux individus majeurs et de sexe
différent ont le droit de s'unir et de se séparer selon leur
volonté, leurs intérêts mutuels et les besoins de leur cœur, sans
que la société ait le droit, soit d'empêcher leur union, soit de
les y maintenir malgré eux. Le droit de succession étant aboli,
l'éducation de tous les enfants étant assurée par la société,
toutes les raisons qui ont été jusqu'à présent assignés pour la
consécration politique et civile de l'irrévocabilité du mariage
disparaissent, et l'union de deux sexes doit être rendue à son
entière liberté, qui ici, comme partout et toujours, est la
condition sine qua non de la sincère moralité. Dans le mariage
libre, l'homme et la femme doivent également jouir d'une liberté
absolue. Ni la violence de la passion, ni les droits librement
accordés dans le passé ne pourront servir d'excuse pour aucun
attentat de la part de l'un contre la liberté de l'autre, et chaque
attentat sera considéré comme un crime. Du moment qu'une femme
porte un enfant dans son sein, jusqu'à ce qu'elle l'ait mis au
monde, elle a droit à une subvention de la part de la société,
payée non pour le compte de la femme, mais pour celui de l'enfant.
Toute mère qui voudra nourrir et élever ses enfants recevra
également de la société tous les frais de leur entretien et de sa
peine [prodiguée] aux enfants. Les parents auront le droit de garder
près d'eux leurs enfants et de s'occuper de leur éducation, sous la
tutelle et sous le contrôle suprême de la société qui conservera
toujours le droit et le devoir de séparer les enfants de leurs
parents, toutes les fois que ceux-ci, soit par leur exemple, soit par
leurs préceptes ou traitement brutal, inhumain, pourront démoraliser
ou même entraver, le développement de leurs enfants. Les enfants
n'appartiennent ni à leurs parents, ni à la société, ils
s'appartiennent à eux-mêmes et à leur future liberté. Comme
enfant, jusqu'à l'âge de leur émancipation, ils ne sont libres
qu'en possibilité, et doivent se trouver par conséquent sous le
régime de l'autorité. Les parents sont leurs tuteurs naturels, il
est vrai, mais le tuteur légal et suprême, c'est la société, qui
a le droit et le devoir de s'en occuper, parce que son propre avenir
dépend de la direction intellectuelle et morale qu'on donnera aux
enfants. [La société] ne peut donner la liberté aux majeurs qu'à
condition de surveiller l'éducation des mineurs. L'école doit
remplacer l'Église avec l'immense différence que celle-ci, en
distribuant son éducation religieuse, n'a point d'autre but que
d'éterniser le régime de l'humaine naïveté et de l'autorité
soi-disant divine, tandis que l'éducation et l'instruction de
l'école, n'ayant, au contraire, d'autre fin que l'anticipation
réelle des enfants lorsqu'ils seront arrivés à l'âge de la
majorité, ne sera autre chose que leur initiation graduelle et
progressive à la liberté par le triple développement de leurs
forces physiques, de leur esprit et de leur volonté. La raison, la
vérité, la justice, le respect humain, la conscience de la dignité
personnelle, solidaire et inséparable de la dignité humaine dans
autrui, l'amour de la liberté pour soi-même et pour tous les
autres, le culte du travail comme base et condition de tout droit ;
le mépris de la déraison, du mensonge, de l'injustice, de la
lâcheté, de l'esclavage, du désœuvrement, telles devront être
les bases fondamentales de l'éducation publique. Elle doit former
des hommes, tout d'abord, ensuite des spécialités ouvrières et des
citoyens, et à mesure qu'elle avancera avec l'âge des enfants,
l'autorité devra naturellement faire de plus en plus place à la
liberté, afin que les adolescents, arrivés à l'âge de la
majorité, étant émancipés par la loi, puissent avoir oublié
comment, dans leur enfance, ils ont été gouvernés et conduits
autrement que par la liberté. Le respect humain, ce genre de la
liberté, doit être présent même dans les actes les plus sévères
et les plus absolus de l'autorité. Toute l'éducation morale est là
; inculquez ce respect aux enfants et vous en aurez fait des hommes.
L'instruction primaire et secondaire une fois terminée, les enfants,
selon leurs capacités et leurs sympathies, conseillés, éclairés
mais non violentés par leurs supérieurs, choisiront une école
supérieure ou spéciale quelconque. En même temps chacun devra
s'appliquer à l'étude théorique et pratique de la branche
d'industrie qui lui plaira davantage et la somme qu'il aura gagné
par son travail durant son apprentissage lui sera remise à sa
majorité. Une fois l'âge de la majorité atteint, l'adolescent sera
proclamé libre et maître de ses actes. En échange des soins que la
société lui a prodigués durant son enfance, elle exigera de lui
trois choses : qu'il reste libre, qu'il vive de son travail et qu'il
respecte la liberté d'autrui. Et, comme les crimes et les vices dont
souffre la société actuelle sont uniquement le produit d'une
mauvaise organisation sociale, on pourra être certain qu'avec une
organisation et une éducation de la société basées sur la raison,
sur la justice, sur la liberté, sur le respect humain et sur la plus
complète égalité, le bien deviendra la règle et le mal une
maladive exception, qui diminuera de plus en plus sous l'influence
toute-puissante de l'opinion publique moralisée. Les vieillards, les
invalides, les malades, entourés de soins, de respect et jouissant
de tous les droits, tant publics que sociaux, seront traités et
entretenus avec profusion aux frais de la société.
Politique
révolutionnaire
C'est
notre conviction fondamentale que, toutes les libertés nationales
étant solidaires, les révolutions particulières dans tous les pays
doivent l'être aussi, que désormais en Europe comme dans tout le
monde civilisé, il n'y aura plus des révolutions, mais seulement la
Révolution universelle, comme il n'y a plus qu'une seule réaction
européenne et mondiale ; que, par conséquent, tous les intérêts
particuliers, toutes les vanités, prétentions, jalousies et
hostilités nationales doivent se fondre aujourd'hui dans l'unique
intérêt commun et universel de la Révolution, qui assurera la
liberté et l'indépendance de chaque nation, par la solidarité de
toutes ; que la Sainte Alliance de la [contre-] Révolution mondiale
et la conspiration des rois, du clergé, de la noblesse et de la
féodalité bourgeoise, appuyée sur d'énormes budgets, sur des
armées permanentes, sur une bureaucratie formidable, armés de tous
les terribles moyens que leur donne la centralisation moderne, avec
l'habitude et pour ainsi dire avec la routine de l'action et du droit
de conspirer et de tout faire à titre légal sont un fait immense,
menaçant, écrasant, et que, pour les combattre, pour lui opposer un
fait d'une égale puissance, pour le vaincre et de détruire, il ne
faut rien moins que l'alliance et l'action révolutionnaires
simultanées de tous les peuples du monde civilisé. Contre cette
réaction mondiale, la Révolution isolée d'aucun peuple ne saurait
réussir. Elle serait une folie, par conséquent une faute pour
lui-même et une trahison, un crime, contre toutes les autres
nations. Désormais, le soulèvement de chaque peuple doit se faire
non en vue de lui-même, mais en vue de tout le monde. Mais, pour
qu'une nation se soulève en vue et au nom de tout le monde, il faut
qu'elle ait le programme de tout le monde, assez large, assez
profond, assez vrai, assez humain en un mot, pour embrasser les
intérêts de tout le monde, et pour électriser les passions de
toutes les masses populaires de l'Europe, sans différence de
nationalité. Le programme ne peut être que celui que la Révolution
démocratique et sociale. L'objet de la Révolution démocratique et
sociale peut être défini en deux mots : Politiquement : c'est
l'abolition du droit historique, du droit de conquête et du droit
diplomatique. C'est l'émancipation complète des individus et des
associations du joug de l'autorité divine et humaine : c'est la
destruction absolue de toutes les unions et agglomérations forcées
des communes dans les provinces, des provinces et des pays conquis
dans l'État. Enfin, c'est la dissolution radicale de l'État
centraliste, tutélaire, autoritaire, avec toutes les institutions
militaires, bureaucratiques, gouvernementales, administratives,
judiciaires et civiles. C'est en un mot la liberté rendue à tout le
monde, aux individus, comme à tous les corps collectifs,
associations, communes, provinces, régions et nations, et la
garantie mutuelle de cette liberté par la fédération. Socialement
: c'est la confirmation de l'égalité politique par l'égalité
économique. C'est, au commencement de la carrière de chacun,
l'égalité du point de départ, égalité non naturelle mais sociale
pour chacun, c'est-à-dire égalité des moyens d'entretien,
d'éducation, d'instruction pour chaque enfant, garçon ou fille,
jusqu'à l'époque de sa majorité.
Michel
Bakounine
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