En outre, le parti communiste a exploité toutes les
revendications populaires du moment : mettre fin à la guerre,
accorder tout pouvoir au prolétariat révolutionnaire , donner la
terre aux paysans. Cette attitude qu'ont adoptée les bolchéviks a
eu un effet psychologique considérable pour hâter et stimuler la
révolution.
Cette dernière était un processus organique qui
découlait avec une force élémentaire des besoins mêmes du peuple,
d'un mélange complexe de circonstances qui déterminait leur
existence. La révolution a suivi d’instinct la voie tracée par la
grande explosion populaire, qui reflétait de façon naturelle les
tendances anarchistes. Elle a détruit l'ancien mécanisme d'état et
a proclamé le principe de la fédération des Soviets dans la vie
politique. Elle a recouru à la méthode de l'expropriation directe
pour abolir la propriété privée capitaliste. Dans le domaine de la
reconstruction économique, la révolution a mis en place des comités
dans les ateliers et dans les usines afin de gérer la production .
Des comités du logement s'occupaient de l'affectation appropriée
des pièces d'habitation.
Il allait de soi que le seul développement juste et
salutaire – qui pouvait sauver la Russie de ses ennemis de
l'extérieur , la libérer de ses conflits internes, étendre et
approfondir la révolution elle-même – dépendait de l'initiative
créatrice émanant directement des masses laborieuses. Seuls ceux
qui avaient supporté les plus lourds fardeaux pendant des siècles
pouvaient, par un effort conscient et systématique , ouvrir la voie à
une nouvelle société régénérée.
Cependant, cette conception était irréconciliablement
en conflit avec l'esprit du marxisme tel que l’interprétaient les
bolchéviks , et tout particulièrement compte tenu de la conception
autoritaire que s'en faisait Lénine.
Formés pendant des années à leur doctrine
« clandestine » singulière , dans laquelle la foi
fervente dans la révolution sociale s'unissait étrangement à leur
foi non moins fanatique dans la centralisation de l'état, les
bolchéviks ont mis au point un système de tactiques entièrement
nouveau Ce système faisait le constat que la préparation et
l'accomplissement de la révolution sociale nécessitaient
l'organisation d'une équipe sociale de conspirateurs , composée
exclusivement de théoriciens du mouvement, investis de pouvoirs
dictatoriaux dans le but de clarifier et de parfaire par avance, par
leurs propres moyens conspirationnels , la conscience de classe du
prolétariat.
La caractéristique fondamentale de la psychologie
bolchévique est la méfiance à l'égard des masses. Livré à
lui-même, le peuple – selon les bolchéviks- ne peut s'élever
qu'à la conscience d'un réformateur médiocre. Les masses doivent
être libérées par la force. Pour les éduquer à la liberté , il
ne faut pas hésiter à employer la contrainte et la violence. La
route qui mène vers la liberté a donc été abandonnée.
Comme l'écrivait Boukharine, un des plus éminents
théoriciens communistes, « la contrainte prolétarienne sous
toutes ses formes , à commencer par l’exécution sommaire pour
finir par le travail obligatoire , est, aussi paradoxal que cela
puisse sembler, un moyen de refaçonner le matériau de l'époque
capitaliste en une humanité communiste ».
Déjà dans les premiers jours de la révolution, au
début de 1918, lorsque Lénine a annoncé au monde son programme
socio-économique dans ses moindres détails, les rôles du peuple et
du parti dans la reconstruction révolutionnaire étaient strictement
séparés et définitivement assignés . D'un côté , un troupeau
socialiste d'une soumission absolue, un peuple muet ; de l'autre
, un parti politique omniscient qui contrôle tout. Ce qui reste
impénétrable à tout un chacun est pour lui un livre ouvert. Il
n'existe qu'une source de vérité indiscutable : l'état. Mais
l'état communiste , dans sa nature et sa pratique , est la dictature
de son comité central. Chaque citoyen doit d'abord et avant tout
être le serviteur de l'état , un fonctionnaire obéissant qui exécute la volonté du maitre sans poser de questions.Toute libre
initiative , qu'elle soit individuelle ou collective, est éliminée
de la vision de l'état. Le soviets du peuple sont transformés en
sections du parti dirigeant, les institutions soviétiques deviennent
des bureaux de simples transmetteurs de la volonté du centre vers la
périphérie. Tout ce qui exprime l'activité de l'état doit être
visé du sceau d'approbation du communisme tel que l'interprète la
faction au pouvoir. Tout le reste est considéré superflu. ,
inutile et dangereux.
En déclarant , « L'état, c'est moi »,
la dictature bolchévique a assumé l'entière responsabilité de la
révolution dans toutes ses implications historiques et éthiques.
Ayant paralysé les efforts constructifs du peuple, le
parti communiste ne pouvait désormais compter que sur sa propre
initiative. Par quels moyens alors la dictature bolchévique
espérait-elle utiliser au mieux les ressources de la révolution
sociale?Quelle voie a-t-elle choisi, non seulement pour soumettre
machinalement les masses à son autorité , mais pour les éduquer, ,
leur inspirer les idées socialistes avancées et stimuler en elles –
épuisées qu'elles étaient par une longue guerre la ruine économique et la loi policière- une nouvelle foi dans la
reconstruction socialiste ? Par quoi allait-elle remplacer
l'enthousiasme révolutionnaire qui auparavant brûlait avec une
telle intensité ?
Deux choses ont englobé le début et la fin des
activités constructives de la dictature bolchévique 1/ la théorie
de l'état communiste 2/ le terrorisme.
Dans ses discours sur le programme communiste, dans les
discussions aux conférences et aux congrès, et dans son célèbre
pamphlet sur « la maladie infantile du communisme » ( le
gauchisme) , Lénine a progressivement forgé cette doctrine
singulière de l'état communiste destinée à jouer le rôle
dominant dans l'attitude du parti et à déterminer toutes les
mesures que les bolchéviks prendraient par la suite dans le domaine
de la politique concrète. C'est la doctrine d'une route politique en
zigzag faite de répits et d'hommages de compromis et d'accords , de
replis profitables , de retraits, de reddition avantageuses- une
théorie parfaitement classique du compromis.
Le compromis et le marchandage , pour lesquels les
bolchéviks avaient si impitoyablement et justement dénoncés et
stigmatisés toutes les autres factions du socialisme d'état , sont
devenus l'étoile de Béthléem indiquant la voie de la
reconstruction révolutionnaire . Naturellement, de telles méthodes
ne pouvaient manquer de mener dans le marécage de la conformation , de l'hypocrisie et de l'absence de principes.
La paix de Brest-Litovsk ; la politique agraire et
ses changements spasmodiques, de la classe la plus pauvre de la
paysannerie au paysan qui exploite ; l'attitude perplexe envers
les syndicats ; la politique intermittente concernant les
experts techniques, qui balance en théorie et en pratique entre la
direction collégiale des industries et le « pouvoir à un seul
homme », les appels anxieux au capitalisme de l'Europe de
'l'ouest par dessus les têtes des prolétaires du pays et de
l'étranger, et enfin le rétablissement récent, inconsistant et
zigzaguant, mais incontestable et certain, de la bourgeoisie abolie ,
tesl est le système du bolchevisme. Un système d'une impudence
sans précédent pratiquée sur une échelle monstre , une politique
de double jeu scandaleux dans lequel la main gauche du parti
communiste ignore sciemment , et même refuse par principe , ce que
fait la main droite : quand, par exemple, on proclame que le
problème crucial du moment est la lutte contre la petite bourgeoisie
( et, incidemment , selon la phraséologie bolchévique stéréotypée
, contre les éléments anarchistes ), tandis que par ailleurs on
vote de nouveaux décrets qui mettent en place les conditions
techno-économiques et psychologiques nécessaires à la restauration
et au renforcement de cette même bourgeoisie , telle est la
politique bolchévique qui représentera à tout jamais un monument
de ce qui est foncièrement faux, foncièrement contradictoire , et
qui ne s'intéresse qu'à maintenir la politique opportuniste de la
dictature du parti communiste.
Aussi haut et fort que cette dictature puisse se vanter
du grand succès de ses méthodes politiques, il n'en reste pas moins
le fait tragique que les blessures les plus terribles et les plus
incurables de la révolution ont été infligées par la dictature
communiste elle-même.
Engels a dit il y a longtemps que le prolétariat n'a
pas besoin de l'état pour protéger la liberté, mais qu'il a besoin
de lui écraser ses adversaires, et que, le jour où il sera
possible de parler de liberté, il n'y aura plus de gouvernement. Non
seulement les bolchéviks ont adopté cette maxime comme axiome
sociopolitique durant « la période de transition » ,
mais ils l'ont appliquée à l'échelle universelle.
Le terrorisme a toujours été l'ultima ratio d'un
gouvernement inquiet pour son existence. Le terrorisme représente
une tentation en raison de ses formidables possibilités. Il offre en
quelque sorte mécanique dans les situations désespérées . Sur le
plan psychologique , il est présenté comme un moyen d'autodéfense
, comme l'a nécessité de se dédouaner de toute responsabilité
pour mieux frapper l'ennemi.
Mais, inévitablement, les principes du terrorisme
rebondissent en portant un coup fatal à la liberté et à la
révolution. Le pouvoir absolu corrompt et anéantit ses partisans
pas moins que ses adversaires. Un peuple qui ne connait pas la
liberté s'habitue à la dictature. En combattant le despotisme et
la contre-révolution, le terrorisme devient lui-même une école
efficace de l'un comme de l'autre.
Une fois engagé sur la voie du terrorisme , l'état se
coupe nécessairement du peuple. Il doit réduire au minimum le
cercle des personnes investies de pouvoirs extraordinaires , au nom
de la sécurité de l'état. Et apparaît alors ce qu'on peut appeler
la panique de l'autorité. Le dictateur, le despote, est toujours
lâche. Il soupçonne partout la trahison. Et plus il est terrifié ,
plus se déchaîne son imagination affolée, incapable de distinguer
le danger réel de celui qu'il fantasme. Il sème à la volée le
mécontentement, l'antagonisme et la haine. Une fois qu'il a choisi
cette voie, l'état est condamné à la suivre jusqu'au bout.
Le peuple russe est resté silencieux , et son nom –
sous le couvert d'un combat à mort contre la contre-révolution –
le gouvernement a déclaré une guerre implacable contre tous les
adversaires du parti communiste. Tout ce qui subsistait de liberté
a été arraché à la racine . La liberté de pensée, de la presse,
et de rassemblement public, l'autodétermination des ouvriers et
des syndicats , la liberté du travail , tout a été déclaré
n'être que non-sens , absurdité doctrinaire , « préjugés
bourgeois » ou intrigues de la contre-révolution renaissante.
Telle a été la réponse bolchévique à l'enthousiasme
révolutionnaire et à la foi profonde qui ont inspiré les masses au
début de la lutte remarquable qu'elles ont menée pour la liberté
et la justice - une réponse qui s'est exprimée dans une politique
de compromis à l'étranger et de terrorisme à l'intérieur du pays.
Ecarté de la participation directe du travail
constructif de la révolution, harcelé à chaque pas, victime de la
bienveillance et du contrôle constants du parti, le prolétariat
s'est habitué à considérer la révolution et son devenir comme
l'affaire personnelle des communistes. C'est en vain que les
bolchéviques ont désigné la guerre mondiale comme étant la cause
de l'effondrement économique de la Russie , en vain ils l'ont imputé
au blocus et aux attaques de la contre-révolution armée. Ce n'est
pas là que se trouvaient les causes réelles de l'effondrement et de
la débâcle.
Aucun blocus, aucune guerre contre la réaction
étrangère n'aurait pu abattre ou vaincre le peuple révolutionnaire
dont l’héroïsme sans précédent, l'esprit de sacrifice et la
persévérance ont eu raison de tous ses ennemis extérieurs. Au
contraire la guerre civile a véritablement aidé les bolchéviks.
Elle a servi à garder vivant l'enthousiasme populaire et a entretenu
l'espoir que, avec la fin de la guerre, le Parti au pouvoir mettrait
en application les nouveaux principes révolutionnaires et assurerait
au peuple la jouissance des fruits de la révolution. Les masses
attendaient avec impatience la possibilité de profiter de la liberté
sociale et économique à laquelle elles aspiraient tant. Aussi
paradoxal que cela puisse sembler , la dictature communiste n'avait
pas de meilleure allié , pour ce qui est de renforcer et de
prolonger son maintien au pouvoir , que les forces réactionnaires
qui la combattaient.
Ce n'est que la fin des guerres qui a permis de voir
pleinement le découragement économique et psychologique dans lequel
la politique despotique aveugle de la dictature avait plongé la
Russie. Il est dès lors devenu évident que le plus grand danger
pour la révolution ne se situait pas à l'extérieur , mais à
l'intérieur du pays - un danger qui résultait de la nature même
des dispositions sociales et économiques qui caractérisent le
système bolchévik.
Ses caractéristiques distinctives – les antagonismes
sociaux qui lui sont inhérents – ne sont abolies officiellement en
République soviétique. En réalité, ces antagonismes existent et
sont profondément enracinés. L'exploitation de la main d'oeuvre,
l'asservissement des ouvriers et des paysans, l'élimination du
citoyen en tant qu'être humain et personnalité , et sa
transformation en une partie microscopique du mécanisme économique
universel appartenant au gouvernement, la création de groupes
privilégiés que favorise l'état , le système du service du
travail et ses organes punitifs, voilà quelles sont les caractéristiques du bolchevisme.
Le bolchevisme, avec sa dictature du parti et son
communisme d'état , n'est pas et ne pourra jamais devenir le
tremplin d'une société communiste libre et non autoritaire étant
donné que l'essence et la nature même du communisme gouvernemental
excluent une telle évolution. La centralisation économique et
politique, la gouvernementation et la bureaucratisation de toutes
les sphères de l'activité et de tous les efforts , la
militarisation inévitable et la dégradation de l'esprit humain
détruisent automatiquement tout embryon de vie nouvelle et annihilent toute impulsion en vue d'un travail créatif et constructif.
La lutte historique des masses laborieuses pour la
liberté se poursuit nécessairement et inévitablement en dehors de
la sphère d'influence du gouvernement. La lutte contre l'oppression
– politique, économique et social- contre l'exploitation de
l'homme par l'homme , ou de l'individu par le gouvernement , est
toujours simultanément une lutte contre le gouvernement en tant que
tel. L'état politique , quelle que soit la forme qu'il prenne , et
l'effort révolutionnaire constructif sont inconciliables . Ils
s'excluent mutuellement. Toute révolution au cours de son évolution
est confrontée à cette alternative : construire librement ,
indépendamment et en dépit du gouvernement , ou choisir le
gouvernement avec toutes les restrictions et la stagnation que cela
implique. La voie de la révolution sociale , de l’autonomie constructive des masses organisées et conscientes , va dans le sens
d'un non-gouvernement , autrement dit de l'anarchie. Ce n'est ni
l'état ni le gouvernement , mais la reconstruction sociale
systématique et coordonnée par les travailleurs qui est nécessaire
pour construire une nouvelle société. Ce n'est pas l'état et ses
méthodes policières , mais la coopération solidaire de tous les
éléments qui travaillent - le prolétariat , la paysannerie,
l'intelligentsia révolutionnaire - , s'aidant mutuellement au
travers d'associations volontaires, qui émancipera de la
superstition étatique et permettra le passage de l'ancienne
civilisation abolie à un communisme libre. Ce n'est pas sur l'ordre
de quelque autorité centrale, mais de façon organique, à partir de
la vie même , que doit croître la fédération étroitement soudée
à des associations industrielles, agraires et autres , unies toutes
ensembles ; ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent les
organiser et les gérer , et c'est alors – et alors seulement –
que la profonde aspiration des masses laborieuses à la régénération
sociale aura une base saine et solide. Seule une telle organisation
du bien commun pourra faire une place à la nouvelle humanité ,
réellement libre et créative, et sera le seuil réel vers un
communisme anarchiste non gouvernemental.
Nous sommes à la veille des transformations sociales
gigantesques. Les anciennes formes de vie se brisent et se désagrègent. De nouveaux éléments voient le jour et cherchent à
s'exprimer d'une manière adéquate. Les piliers de la civilisation
actuelle s'effondrent. Les principes de la propriété privée , la
conception de la personne humaine , de la vie sociale et de la
liberté sont en train d'être réévaluées. Le bolchevisme est
venu au monde comme un symbole révolutionnaire, la promesse de jour
meilleur. Pour des millions de déshérités et d'asservis, il est
devenu la nouvelle religion, le flambeau du statut social. Mais le bolchevisme a échoué , de façon totale et absolue. Tout comme le
christianisme , espoir jadis des invisibles , a chassé le christ et
son esprit d'église. , le bolchevisme a crucifié la révolution
russe , trahi le peuple, et cherche à présent à duper d'autres
millions d'êtres avec son baiser de judas.
Il est impératif de démasquer la grande illusion, qui
sinon pourrait conduire les travailleurs de l'ouest dans le même
abîme que leurs frères russes. Il incombe à ceux qui ont vu par-
delà le mythe d'en expliquer la véritable nature , de dévoiler la
menace sociale qui se cache derrière – le jésuitisme rouge qui
renverrait le monde à des temps obscurs et à l'inquisition.
Le bolchevisme est du passé . L'avenir appartient à
l'homme et à sa liberté.