Alors
que la mathématique a pour objet des créations abstraites de
l'esprit, la physique, dont la chimie est aujourd'hui inséparable,
étudie des réalités extérieures et sensibles, les phénomènes du
monde inorganique. Et, comme ces réalités s'imposent à nous, il
est indispensable de recourir à l'expérience pour les connaître
scientifiquement. C'est Bacon qui, répudiant les conceptions
finalistes chères à la physique de son temps, eut le mérite de
proclamer avec force qu'il fallait renoncer à imaginer un monde
conforme à nos désirs, pour observer les phénomènes avec
précision et impartialité. La nature ne livre ses secrets qu'à
ceux qui l'interrogent ; elle reste indéchiffrable pour quiconque
s'en détourne et ne l'écoute pas. Descartes demandait, au
contraire, que la méthode de la physique soit calquée sur celle des
mathématiques. Persuadé que l’univers, en son fond, est quantité
pure, que les données qualitatives dépendent du corps et des
organes des sens, il accordait au raisonnement déductif une place de
premier ordre. Toutefois, l'expérience conservait un double rôle :
c'est elle qui posait les problèmes et c'est elle qui permettait de
choisir entre les différentes solutions offertes par le calcul
mathématique. Longtemps, la tendance expérimentale l'emporta. Si
les mathématiques sont commodes pour formuler avec précision les
lois découvertes, remarquait Newton, la découverte elle cours des
XVIIIème et XIXème siècles, beaucoup de physiciens s'attachèrent
à l'étude des faits, à la découverte de phénomènes encore
ignorés, se bornant à transformer, dans la mesure du possible, les
lois qualitatives en lois quantitatives d'un usage plus facile pour
les applications pratiques. Puis l'on s'aperçut qu'il s'agissait, en
bien des cas, de mouvements et d'ondes ; à l’origine du son, comme
de la lumière, comme de certains phénomènes électriques, on
trouve les vibrations d'un milieu approprié. Ainsi nous arrivent du
soleil, sous forme ondulatoire, lumière, chaleur, électricité et
peut-être cette force mystérieuse qu'on nomme l'attraction. Tout se
meut, rien n'est inerte, au sens où l'on employait autre la mesure
intervient pour déterminer les fréquences, les amplitudes, etc. ;
la mécanique acquiert une importance primordiale et les formules
algébriques se multiplient. Certaines parties de la physique ont
aujourd'hui un caractère mathématique très accentué. Mais, comme
le faisait déjà remarquer Leibniz, les mathématiques comportent
une multitude de combinaisons possibles, seule l'expérience permet
de distinguer celle qui est réelle de celles qui ne le sont pas. «
Les limites mêmes, écrit Meyerson, entre ce à quoi nous devons
attribuer une existence dans le sens physique, et les concepts qui ne
sont que d'essence mathématique, nous sont inconnues ; parmi ceux
que nous classons, à l'heure actuelle, dans cette dernière
catégorie, il peut certainement y en avoir qui demain serviront à
des explications en matière de physique. Par le fait, MM. Weyl et
Eddington, dans leur tentative d'élargir les cadres de la théorie
formulée par M. Einstein en y englobant les phénomènes
électriques, ont manifestement recouru à une telle transformation
du mathématique en physique. Ces tentatives, ou des tentatives plus
hardies peut-être encore dans l'avenir, sont-elles destinées à
réussir, c'est-à-dire à prévaloir dans l'esprit des hommes
compétents et à s'installer à demeure dans la science ? Cela
dépendra de la force explicative de ces déductions et, plus encore
sans doute, de la manière dont pourra s'établir l'accord entre leur
aboutissement et les résultats d'expériences nouvelles. Donc, en
définitive, tout dans cet ordre d'idées dépend de la marche du
savoir expérimental, rien n'étant pré a priori. » Ainsi
l'expérience gardera toujours une place nécessaire en physique :
nous avons précisé son rôle à propos de l'observation (voir ce
mot). Il nous reste à montrer comment de la constatation des faits
l'esprit s'élève à l'affirmation des lois. Déterminer la cause
des phénomènes, c'est-à-dire leur antécédent nécessaire et
suffisant, telle est la principale préoccupation des sciences
physiques ; cette détermination accomplie, l'on peut exprimer les
rapports qui relient antécédent et conséquent, formuler des lois.
On suppose alors que chaque événement requiert des conditions
précises, que, dans des circonstances identiques, les mêmes
antécédents seront toujours suivis des mêmes conséquents. Le
principe du déterminisme soutient l'édifice des lois physiques.
Mais la découverte des causes est difficile. Nos sens ne perçoivent
pas le lien causal ; ils nous présentent des successions de faits,
sans nous renseigner sur la nature des rapports qui les unissent.
J'attribue à la chaleur l'ébullition de l'eau, la dilatation du fer
; l’expérience me montre seulement des phénomènes qui se
succèdent, en aucune façon je ne saisis l'action de la chaleur,
soit sur l'eau, soit sur le fer. De plus, chaque conséquent est
précédé d'une multitude de faits qui s'enchevêtrent et
s'amalgament; rien ne distingue la cause véritable noyée au sein
des autres antécédents. Et nous sommes incapables de réaliser un
vide complet où chaque phénomène, introduit séparément,
produirait les effets qui lui sont propres. L'isolement total d'un
antécédent est, pour nous, chose irréalisable en pratique ; mais
grâce au raisonnement, des expériences successives permettent
d'aboutir, par élimination, à la coïncidence solitaire entre le
phénomène phénomène-effet. « Or, si une coïncidence, même
répétée, constante et variée, ne suffit pas, dit Rabier, à
prouver rigoureusement la causalité, quand cette coïncidence se
produit au milieu de coïncidences multiples, c'est-à-dire quand
l'antécédent et le conséquent sont mêlés et confondus dans une
pluralité d’autres phénomènes, au contraire, un seul cas de
coïncidence solitaire suffit à prouver un lien de causalité. Là,
en effet, où un seul antécédent est donné, on ne saurait douter
que cet antécédent ne soit la condition déterminante du phénomène.
L'exclusion de tous les autres antécédents a exclu la possibilité
de toute autre hypothèse. » C'est à réaliser la coïncidence
solitaire que visent et les tables de Bacon et les méthodes de
Stuart d'universel déterminisme. Mais alors que, dans les sciences
peu avancées, les lois restent, en général, d'ordre qualitatif, en
physique et en chimie, elles dépassent, habituellement, ce stade
pour devenir quantitatives. On ne se borne plus à décrire les
phénomènes et à énoncer l'influence qu'ils exercent les uns sur
les antres : à dire, par exemple, que l'aiguille aimantée dévie
sous l'action d'un courant électrique ou d'un autre aimant. Grâce à
une analyse quantitative minutieuse, à un dosage rigoureux des
éléments en présence, le rapport causal peut s'exprimer en langage
mathématique. Nous sommes alors renseignés sur ce que deviennent
les facteurs mis en jeu dans les séries de faits successifs ; et les
prévisions indispensables au technicien s'obtiennent avec une grande
facilité. Ainsi, grâce aux formules algébriques, l'ingénieur
calculera avec toute la précision désirable les résultats que l'on
peut attendre d'une machine électrique ou thermique donnée. La
méthode des variations concomitantes est d'un grand secours pour
lier les intensités qualitatives à des rapports numériques.
Repérées selon une échelle métrique, les qualités sont, à
chaque instant, traduites en chiffres. Le lien causal se réduit au
rapport qui unit les éléments quantitatifs de la cause aux éléments
quantitatifs de l'effet. Et l'on n'a plus qu'à trouver la fonction
appropriée, le mot fonction étant pris au sens mathématique, dans
le nombre prodigieux de celles que renferment l'analyse et l'algèbre.
Pour établir la formule de la loi, fréquemment l'on fait,
d'ailleurs, abstraction d'irrégularités minimes, mais
systématiques, qui croissent ou décroissent d'une façon
méthodique. C'est la preuve que la loi est inexacte ; elle peut,
néanmoins, être d'un grand secours dans la pratique et demeurer à
titre de loi approchée. D'un emploi continuel dans l'industrie, les
lois approchées se trouvent à l'origine de presque toutes les
découvertes importantes. Lorsque les erreurs systématiques
décroissent progressivement, en fonction de certaines circonstances,
on a une loi limite. La loi de Mariotte, par exemple, devient
d'autant plus exacte que l'on s'éloigne davantage de la pression et
de la température critiques, c'est-à-dire de la pression et de la
température requises pour la liquéfaction des gaz. Quant aux
erreurs qui se distribuent sans ordre, dans des limites assez
étroites et toujours les mêmes, elles ne prouvent rien contre
l'expression mathématique de la loi. Elles proviennent seulement de
l'imperfection de nos procédés, du manque de précision de nos
expériences. Et, grâce aux formules mathématiques, surtout aux
équations différentielles et aux représentations graphiques, nous
saisissons mieux le passage de l'état initial à l'état final dans
les transformations diverses de la causalité. Etude de toutes les
formes possibles de relations, les mathématiques apparaissent à la
dernière étape de la méthode des sciences physiques ; elles ne
rendent pas l'expérience inutile, elles la précisent et la
clarifient seulement. Aussi la déduction joue-t-elle un rôle sans
cesse accru. Sans doute les principes, qui lui servent de base, ne
sont pas l’expression pure et simple des données expérimentales,
mais ils ne sont, en aucune façon, arbitraires ; Duhem a tort de
prétendre qu'on ne saurait les dire vrais ou faux. Ils reposent sur
un fond expérimental évident ; ce qui reste hypothétique, c'est
l'extension universelle qu'on leur donne. Mais, considérés à leur
juste valeur comme des règles que l'esprit peut transformer, les
principes sont d'un grand secours en physique. « Bacon, écrit le
professeur Bouasse, nous dit qu'il ne faut point attacher des ailes à
l'entendement, mais, au contraire, du plomb qui le retienne et
l’empêche de s'élancer de prime saut aux principes les plus
élevés. C'est qu'en effet la tentation est forte, après quelques
expériences, de chercher un système a priori, duquel on pourrait
ensuite déduire tous les faits par simple raisonnement... ; c'est
ainsi qu'ont procédé tous les anciens, c'est la cause de l'échec
piteux de théories audacieuses comme celle des tourbillons de
Descartes, et de tant d’autres que nous voyons apparaître
triomphalement pour s'effondrer, après quelques mois ou quelques
années. Leurs auteurs ont anticipé à l'excès sur l'expérience ;
ils n'ont pas su choisir, parmi l'infinité des propositions
générales contenant tous les faits connus, le vrai principe, celui
qui interprète exacte nombreuses que soient les erreurs, l'audace
est parfois couronnée de succès. Après avoir étudié le levier,
la poulie, les machines simples peu nombreuses alors connues, et
avoir exactement énoncé les lois particulières auxquelles elles
obéissent, l'on a remarqué, vers 1620, que toutes ces lois étaient
des cas particuliers d'une règle plus générale, à savoir : ce
qu'on perd en force, on le gagne en déplacement. Toutes les machines
inventées depuis, et le plus souvent même en se laissant guider par
ce principe, machines dont le nombre se chiffre par milliers, y
satisfont exactement. Assurément pas plus du temps de Galilée que
du nôtre, on ne saurait donner une démonstration générale et a
priori du principe du travail. C'est évident, puisque la
démonstration a priori de sa vérité exigerait que l'on connût ce
qu'il renferme, et tous les jours nous lui trouvons des applications
nouvelles. L'énoncé de ce principe a donc été une heureuse
divination ; il s'applique à tant de faits, il éclaire tant de
problèmes que douter actuellement de sa certitude serait folie. A la
vérité, les découvertes du siècle dernier ont prouvé qu'il
n'était pas assez général ; on l'a complété par une nouvelle et
heureuse divination, on en a fait le principe de la conservation de
l'énergie, qui, jusqu'à présent, domine la science. » Rendue
possible par l'existence de principes généraux, la déduction, qui
est la forme explicative par excellence, permet de donner à la
physique un caractère plus rationnel, plus cohérent. Les
acquisitions inductives particulières sont rattachées les unes aux
autres ; les lois sont groupées et hiérarchisées en système ;
l'ensemble devient un tout organique qui se rapproche de l'unité.
Excellente pour l'exposition didactique et utilisée dans
l'enseignement pour ce motif, la déduction nous laisse tout ignorer
par contre, des tâtonnements et des efforts qu'exige chaque
découverte. Aussi se surajoute-t-elle à l'expérience et à
l'induction sans les supprimer ni les reléguer au second plan. Si
l'on considère maintenant les résultats auxquels ont abouti les
recherches des physiciens, ils apparaissent merveilleux. Jamais le
génie inventif ne s'est montré plus fécond qu'au XIXème et XXème
siècles. Ampère découvrit les lois de l’électromagnétisme ;
Fresnel soutint la théorie des ondulations en optique ; Arago fit
progresser l'étude des phénomènes lumineux et des phénomènes
électriques ; Faraday attacha son nom a des travaux de premier ordre
en électricité ; Niepce inventa la photographie ; avant Edison,
Charles Cros, qu'on refusa de prendre au sérieux, imagina le
phonographe ; Fulton appliqua la vapeur à la navigation ; Gramme, un
simple ouvrier, a rendu pratique et facile l'utilisation, aujourd'hui
considérable, des forces électromotrices ; Morse réalisa le
télégraphe électromagnétique inscripteur de dépêches ; Graham
Bell trouva le téléphone magnétique. Nous ne saurions donner la
longue liste des inventeurs qui se sont illustrés depuis 130 ans.
Néanmoins, rappelons encore qu'en 1895 Rœntgen dotait l'humanité
des rayons X ; qu'en 1896 Henri Becquerel découvrait le rayonnement
spontané de la matière et les faits de radioactivité ; qu'en 1898
M. et Mme Curie parvenaient, après de patientes recherches, à
extraire le radium. Par ailleurs, l'Allemand Hertz démontra, en
1890, qu'il existait des ondes électriques analogues aux ondes
lumineuses, et Branly, quelques années après, trouva un détecteur
capable de les rendre perceptibles. De cette double découverte
sortit la télégraphie sans fil. Au point de vue théorique,
Maxwell, conduit par l’analogie des formules mathématiques qui les
représentent, a ramené à l'unité les lois de l'optique et celles
de l'électromagnétisme ; Louis de Broglie a supposé que le
rayonnement de l'énergie éclairante se produisait quand l'atome
libère des électrons, peut-être des électrons spéciaux, les
photons, animés de mouvements vibratoires ; Einstein, qui occupe une
chaire à l'université de Berlin, édifia, pendant la guerre, sa «
théorie de la relativité », l'une des plus belles constructions de
la pensée humaine, malgré les critiques qu'on peut lui adresser.
L'histoire de la physique témoigne d'un effort continuel pour
simplifier l'extrême complexité des phénomènes. Actuellement, si
les chercheurs continuent à cultiver la science pour elle-même et
si les découvertes s'avèrent importantes et nombreuses, le public
s'arrête surtout à l'aspect pratique de la physique et de la
chimie. « La période actuelle est arrivée, écrit Millikan,
période extraordinaire de développement et de fécondité, période
qui voit de nouveaux points de vue et même des phénomènes
entièrement nouveaux se succéder si rapidement sur la scène de la
physique, que les acteurs eux-mêmes savent à peine ce qui s'y
passe, période pendant laquelle aussi le monde du commerce et de
l'industrie adopte et adapte à ses propres besoins, avec une
rapidité sans précédent, les plus récentes productions des
laboratoires du physicien et du chimiste. Ainsi, le monde pratique
des affaires s'empare des résultats de ces recherches d'hier qui ne
se proposaient pas d'autre but que d'accroître un peu notre
connaissance de la structure intime de la matière, et qui servent
aujourd'hui à décupler la portée du téléphone ou à produire six
fois plus de lumière qu'autrefois pour la même dépense d'énergie
électrique. » Hélas, les découvertes scientifiques peuvent faire
le malheur de notre espèce autant que son bonheur ! Grâce aux
progrès de la physique et de la chimie, c'est par millions qu'on a
tué les hommes pen Aujourd'hui, c'est à la fabrication des gaz
asphyxiants que s'intéressent de préférence les savants officiels.
Comment ne pas maudire une science qui décuple sans arrêt la
puissance des engins de mort ! Mais à qui la faute? En elle-même la
science n'est qu'un instrument ; elle ne devient bonne ou mauvaise
qu'en vue des fins pour lesquelles on l'utilise. La faute incombe aux
professionnels de la haine, aux prêtres, aux moralistes grassement
payés par l'Etat, à tous ceux qui, de façon sournoise ou brutale,
retardent l'avènement d'une ère de fraternité.
L.
BARBEDETTE.