lundi 22 mars 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Communautés   ZAD Notre-Dame-des-Landes    

 

« La communauté de lutte contre l’aéroport était d’abord «  une communauté négative » extrêmement hétérogène, seulement tenue par le refus de l’aéroport ou le refus de son monde. Mais elle contenait aussi en elle les germes d’un autre rapport à la communauté, d’une affirmation, d’une projection positive commune. »

 

« Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié » de ce non certain, inébranlable, rigoureux, qui les rend unis et solidaires. (Maurice Blanchot)

 

« Si l’unité de façade s’est avérée gagnante contre l’aéroport, elle s’est retournée contre le mouvement une fois l’abandon prononcé. Ce que nous apprend l’expérience de la ZAD, c’est que si la communauté négative recèle une considérable puissance de destitution, construire une commune depuis une juste juxtaposition de différences, une addition d’identités antagonistes est en revanche impossible. La commune exige  un liant bien plus consistant que la diversité tactique face à l’ennemi commun. »

 

« Tant de personnes ont été portées en dehors et au-delà d’elles-mêmes par cette lutte : habitants ou paysans devenus squatteurs et squatteurs devenus habitants ou paysans, juriste de l’ACIPA derrière une barricade de pneus et barricadier qui échafaude des stratégies de détournement juridique, jeune nomade déraciné devenu sédentaire en venant habiter ce bocage et habitant enraciné ayant découvert dans la lutte le  goût du voyage. »

 

dimanche 21 mars 2021

Anarchisme et non-violence N°3

 Je me perds en mon moi aux mille facettes, je me découvre chaque jour différent, chaque instant contradictoire ; la réaction du moment trahissant l’action passée, je me cherche, crois me trouver et chaque fois me découvre tout autre.

Je ne puis juger personne ; je ne vois les autres qu’à travers mon image, qu’en fonction du « moi » momentané, ce « moi » égoïste et cruel qui aime, juge, condamne avec une certitude, une assurance définitive, jusqu’à ce qu’une autre facette de ce « moi » tourbillonne renverse cet amour, ce jugement, cette condamnation, avec une assurance, une certitude toutes aussi définitives. J’engloutis le monde, le transforme, le malaxe pour en faire un univers bien à moi – je me l’approprie- chaque individu en fait autant, ainsi cette terre existe en des millions d’exemplaires, chacun différent, et elle tourne, s’affole, s’arrête, bien des fois prête à exploser de ce bouillonnements d’idées, de cette multitude de pensées qui la broient.

Au lieu de lutter pour s’élever en un combat contre la nature, contre les autres, contre soi-même, en un combat pacifique et loyal, les hommes se saignent entre eux, se détruisent lentement, s’asservissent les uns aux autres. Le servilisme des uns, le dominisme des autres les entrainent un chaos sans fin. Hier, l’Indochine, la Hongrie, l’Algérie ; aujourd’hui la Grèce, le Vietnam, l’Inde même où la non-violence fit pourtant ses preuves. Qu’il s’agisse de guerres ou de révolutions, la notion d’individu est bafouée, piétinée. Pour sauvegarder les idées de quelques-uns, les pensées de chacun sont abolies, déclarées hors la loi, et ces troupeaux bêlants qui vont aux sanglantes boucheries sans même un sursaut de révolte, un geste de recul, tuent et meurent avec indifférence, dans l’indifférence.

Jusqu’où nous mènerons ces mêlées barbares ? Des milliers de morts ici, des millions là-bas et cette guerre atomique prête à tout engloutir, qui plane sur nos têtes, qui conditionne chacune de nos pensées, qui enferme notre vie en un terrible carcan, viendra-t-elle, ne viendra-t-elle pas ? Abominables guerriers, depuis toujours ils empoisonnent notre vie, la laissant en suspens.

Tuer ou mourir pour une cause est détestable – les idées ne sont rien- mourrai-je pour celle d’aujourd’hui –je veux vivre celle du lendemain. Si je meurs maintenant, meure aussi le « moi » de toujours, je ne condamne qu’à l’instant, je refuse de tuer mon futur. En ce gouffre d’idées incertaines, j’en veux garder d’immuables.

La vie je respecterai

Ce principe, je l’ai définitivement acquis – ma vie, l’importance que je lui accorde a besoin de celle des autres – si tu meurs, je pourrais mourir aussi – pour accepter les autres il faut s’accepter soi-même, ma non-violence s’oppose au suicide comme au meurtre. Ce refus de tuer ou de mourir ne peut rester passif. Partout où il y a crime, partout où la mort frappe, mon esprit se révolte.

L’état, me plus monstrueux des assassins, entraine en des conflits toujours plus meurtriers des millions d’hommes, leur impose la mort.

Cet état destructeur, il faut qu’il disparaisse. De tout temps, l’individu s’est aliéné à la masse et plus les états se réclament de la justice, de l’égalité, plus la liberté individuelle est inexistante ; la justice, il n’y en a qu’une, celle que les lois imposent. Quant à l’égalité, cheval de bataille de toutes les démocraties, que signifie-t-elle, sinon un moyen de plus de nous aliéner notre individualité.

La morale officielle s’incruste en chaque homme, le vide de toute sa substance, lui enlève toute réaction personnelle. Son image partout réfléchie l’image semblable. Robot patriote dont le cerveau enregistre sans broncher les leçons télévisées que lui distillent journellement ses directeurs de conscience, le mécanisme est bien huilé, rien ne grince !

-          Va voter, il vote

-          Marie-toi, fais beaucoup d’enfants pour peupler le pays ; il procréé sans compter une progéniture qu’il ne peut que mal élever ;

-          Travaille pour nourrir ta famille ; il se tue à la tâche ;

-          Achète à crédit, achète ! Le confort soulagera ta peine ; il s’endette pour la vie ;

 

Et enfin lorsque cet état vampire réclame son sang,  il se précipite à l’abattoir. Pour justifier ce sacrifice, on lui dit : regarde cet homme, c’est ton ennemi, et il le hait – c’est normal, l’autre en fait autant- ils ont appris la même leçon.

En ce monde où nulle initiative n’est laissée à l’homme libre, où les consciences qui se révoltent sont clouées sur place par un appareil répressif phénoménal dont on n’arrivera même pas à passer lorsque les esprits seront tous bien domestiqués, le révolté naturel, pas le révolté comme le chef, comme le parti, comme les copains, le révolté de « lui-même » se fait de plus en plus rare.

En ce monde où la vie de tous est maintenant entre les mains de quelques vieux politiciens ou militaires dépourvus de tout scrupule « qu’ont-ils à faire de la vie des autres, la leur en est à ses derniers sursauts, ils ne rêvent que de mourir en apothéose, le beau feu d’artifice qu’ils se préparent, à en faire baver de jalousie ce pauvre Néron ».

En ce monde où l’homme se détruit petit à petit, froidement, inconsciemment, sans même s’en rendre compte, quel espoir reste-t-il ? Cette sagesse qu’il nous semble avoir acquise, que ne fait-elle d’autres adeptes ? De tout temps, quelques hommes conscients de l’absurdité des guerres, des gouvernements ont consacré leur vie à sauvegarder l’individualité de chacun, que n’ont-ils fait boule neige ? – Las ! L’exemple de l’Inde est caractéristique : il y a tout juste une génération des millions d’hommes se libéraient du joug colonialiste sans canon, sans généraux, sans viol sans pillage. Les fusils tournés contre eux remplirent leur sale besogne de mort, mais rien n’y fit : la première révolution non-violente de l’histoire triomphait ; que d’espoir, quel exemple !

Cent ans ne sont pas écoulés que ce même peuple, aux premiers roulements de tambours, aux premiers discours ronflants, pédants, patriotards de ses glorieux chefs, au pas cadencé, part pour le massacre.

Que s’est-il passé, comment expliquer un changement si brusque ? Ce peuple qui tint si vaillamment tête aux mercenaires anglais, est-ce donc cette foule hargneuse, chicanant pour des frontières dont elle n’a que faire ?

Entre les grappes humaines non violentes qui suivirent Gandhi et cette foule d’assassins patriotes, aucune différence : les dieux changent, le troupeau reste le troupeau, bête, hargneux, malléable, fourbe, admirable parfois selon qu’on lui commande. Le berger peut être un génie, il peut être aussi la pire des canailles, il n’en sera pas moins adulé ; en extase, la foule baisera les mains tour à tour pures et sanglantes, qu’importe ! Cette foule réclame un maitre, un chef, un dieu ; elle veut ce qu’il veut, elle pense ce qu’il pense, elle fait ce qu’il dit, mais l’homme, l’individu, où se cache-t-il parmi ses semblables ? Est-il vidé à ce point de toute réaction personnelle ? L’homme est-il aussi ignoble, creux, vide que la foule ? Non, je ne puis le croire.

Chaque homme,  pris à part, représente une valeur, cette valeur je peux l’apprécier, la détester, qu’importe ! Elle est ce qui fait chacun de nous ; je suis moi-même, tu es toi-même et nos forces peut-être se heurtent, peut-être s’accordent un temps, peut-être s’accordent toujours – qu’est-ce que cela peut bien faire ? Si je t’aime tant mieux, si je ne t’aime pas nous nous tournons le dos, chacun suit sa route, il se peut que nous nous croisions, en ce cas, ignorons-nous. Pourquoi s’évertuer à tout compliquer ?

Le monde moderne, mécanisé, a trop bien réglé la vie du travailleur, pas une heure il n’est laissé à lui-même, il finit par se vider et à la place, lentement, s’insinue la copie de l’homme type, l’homme de la foule, du troupeau.

Ce lavage de cerveau, de génération en génération, finira par dépersonnaliser totalement l’individu. Aujourd’hui qu’il est temps encore, que nous ne sommes pas totalement intoxiqués, il faut réagir, agir, mais comment ? Que faire ? Secouer l’individu, le sortir de sa léthargie demande beaucoup de travail et quel piteux résultat. Pour beaucoup d’efforts quel maigre butin. Dans l’esprit de chacun, action est suivie de réaction, nous voulons bien apporter beaucoup, mais demandons en échange. Pour concrétiser nos idées, il nous est nécessaire d’agir, mais il ne faut pas attendre grand-chose de nos activités sinon le découragement vient vite, la lassitude étouffe rapidement le premier enthousiasme. Comme actions, toutes sont bonnes qui ne nuisent à l’individu, mais avant tout, ce qu’il faut, c’est se débarrasser d’un sectarisme si courant chez les anarchistes.

Nos forces si faibles, nous les étouffons encore par un éloignement dédaigneux de tout ce qui nous touche de près. L’individualisme forcené, le refus de ce qui n’est exactement comme nous est aussi nuisible que l’acceptation « en bloc ». Certaines organisations, certains hommes, qui ne sont pas des anarchistes, luttent pour sauvegarder quelques aspects de l’individualité de chacun, du respect des autres. Avec eux, faisons un bout de chemin. Au premier croisement dangereux, il nous sera toujours possible de les quitter.

La lutte est sans grand espoir, le résultat est sans doute illusoire.

Cette société sans violence et sans état qu’il nous plait d’imaginer, peut-être ne verra-t-elle jamais le jour.

-Même si la société libertaire n’est qu’utopie, je n’en reste pas moins anarchiste.

-Même si l’état doit toujours exister sous une forme quelconque je me révolte contre sa tyrannie.

-Même si les guerres jamais ne cessent, je m’oppose à la violence.

Agir quand même, oui, il le faut, pour soi d’abord, mais aussi pour que, toujours, quelques individus surnagent, ne se laissent noyer dans les flots calment de l’imbécilité.

Peut-être suis-je pessimiste, peut-être que de sursauts en sursauts, l’homme s’éveillera.

Peut-être qu’un jour…

samedi 20 mars 2021

Textes de Georges Sorel : introduction à l’économie moderne

 « Les procédés de colonisation sont extrêmement variés : ils reposent tous, en effet, sur des circonstances psychologiques qui ne présentent aucune uniformité ; il s’agit de trouver des moyens d’intéresser des hommes à entreprendre une œuvre pénible, dont les résultats dépassent de beaucoup l’étendue des perspectives habituelles de leur pensée. On peut comparer ces phénomènes à ceux que l’on observe dans l’atelier capitaliste : les chefs d’industrie habiles s’ingénient à trouver des moyens pour forcer l’ouvrier à prendre des habitudes nouvelles, capables de conduire à une production d’un ordre plus élevé : c’est un monde nouveau qui se crée grâce aux ruses du capitalisme, qui excite l’ouvrier par l’appât de hauts salaires, comme le gouvernement colonisateur attire le colon par le mirage d’une propriété facile à acquérir. »

Marx et Engels textes

 "L’échange de l’activité humaine dans la production elle-même, ainsi que l’échange des produits humains entre eux, s’identifient à l’activité et à la jouissance de l’espèce, dont l’existence consciente et véritable est activité et jouissance sociales [Après cette brève critique du crédit qui définit éloquemment la forme capitaliste des rapports humains et de la communauté, soit le métabolisme social ou les échanges, Marx passe sans aucune transition – celle-ci se trouve en détail dans ses œuvres économiques, notamment dans Le Capital – aux définitions correspondantes de la société future qui émerge du sein de la société capitaliste développée.]. L’être humain étant la véritable communauté des hommes, ceux-ci doivent produire, par l’activité de leur être, l’organisation collective humaine – l’être social qui n’est pas une puissance abstraitement générale en face de l’individu isolé, mais l’être de chaque individu, sa propre activité, sa propre vie, sa propre jouissance et sa propre richesse. L’être collectif réel ne naît donc pas de la réflexion, mais apparaît comme le produit du besoin et de l’égoïsme des individus. C’est dire qu’il est produit directement par l’activité de leur existence. Il ne dépend pas de l’homme que cet être collectif existe ou non : tant que l’homme ne se reconnaîtra pas comme tel et n’aura pas organisé le monde humainement, cet être collectif aura une forme aliénée, car son sujet – l’homme – est lui-même un être aliéné. Les hommes y sont cet être, non pas dans l’abstraction, mais en tant qu’individus particuliers, vivants et réels : tels individus, telle communauté. Dire que l’homme s’aliène lui-même, c’est dire que la société de cet homme aliéné est une caricature de son être collectif ou de sa communauté véritable, de sa vraie vie de l’espèce. C'est dire que son activité lui apparaît comme un tourment, ses propres produits comme des puissances étrangères, sa richesse comme pauvreté, le lien naturel qui le rattache à autrui comme un lien arbitraire, la séparation d’avec les autres hommes comme son existence réelle. C’est dire que sa vie est sacrifice de sa vie, que la réalisation de son être est la déréalisation de sa vie, que sa production est production de son néant, que son pouvoir sur l’objet devient pouvoir de l’objet sur lui et qu’au lieu d’être le maître de sa production, il en est l’esclave. Présentement, l’économie politique conçoit – sous le rapport de l’échange et du commerce – la communauté humaine ou l’être humain en activité, les deux se complétant pour donner lieu à une vie de l’espèce et de l’homme bien réelle. La société – dit Destutt de Tracy – est une série d’échanges réciproques. Elle est précisément ce mouvement d’intégration mutuelle. La société – dit Adam Smith – est une société de commerce. Chacun de ses membres est mercantile. » 

jeudi 18 mars 2021

Anarchisme et non-violence N°2

 " Les anarchistes de méthodes traditionnelles ont peur que, par notre exemple et notre prosélytisme, le mouvement anarchiste ne sombre  dans une sorte de société plus ou moins ésotérique et hermétique, fermée à l’action et réservée au perfectionnement individuel. Ils ont peur de voir les anarchistes devenir des « moines athées » lucides et clairvoyants certes, mais vivant sur une « autre planète ». Nous pouvons, semble-t-il, répondre à de tels arguments, somme toute assez pauvres, par des questions pertinentes et difficilement résolubles par eux. Qu’est devenu le mouvement anarchiste si ce n’est une chapelle et une pépinière d’en-dehors ?

Aucun anarchiste contemporain, aucun groupe d’anarchistes n’a aujourd’hui d’influence sur le mouvement ouvrier et syndical par exemple. »

 

« On a affirmé et répété à satiété être les seuls représentants qualifiés d’une révolution intégrale, face aux marxistes. Soyons plus modestes. Il est ridicule, actuellement, de croire à une révolution libertaire, voire à une révolution tout court dans nos sociétés hypercentralisatrices. Il parait impossible à l’heure actuelle de croire ou de faire croire à un changement brusque, ce serait nier la complexité de l’organisme social et de l’évolution. Il n’y a pas, actuellement, d’antagonisme majeur entre marxistes et anarchistes, si ce n’est sur le papier et dans les mots. Nous devrons dans nos actions futures travailler cote à cote tant avec les marxistes qu’avec les autres forces de progrès social, allant vers plus de bien-être, de justice et de liberté. Nous devrons, à défaut de possibilités et de capacités suffisantes pour assurer le succès d’une révolution, compter avec ces forces extérieures et les épauler dans leur action quotidienne. Nous devrons nous contenter du rôle d’appoint et de second plan qui nous caractérise vu notre petit nombre. Nous devrons abandonner le stade des spéculations intellectuelles, laisser de côté nos vagues projets de sociétés futures et essayer de tirer de la société actuelle le maximum possible et, néanmoins, il n’est pas question, même dans cette optique, d’oublier nos aspirations à « autre chose » de plus satisfaisant, mais de tenir compte de notre très modeste potentiel humain. Nous devrons, avant tout et surtout, adapter notre attitude à nos aspirations et cesser de brailler négativement comme nous l’avons fait jusqu’alors contre tout ce qui se fait en dehors de nous : notre inaction et notre détachement des masses nous enlèvent le droit de les renier, nous vivons parmi elles, nous en sommes partie intégrante et n’avons pas le droit de les bafouer ni de les sous-estimer. »

 

« Il ne s’agit plus de chanter sur tous les toits, sur tous les tons que le syndicalisme est réformiste ou quasi intégré, mais d’agir néanmoins en son sein pour obtenir plus de sécurité, plus de loisirs, plus de droits, etc…en un mot d’exiger pour les producteurs que nous sommes une part plus importante de ce qui existe, et cette action ne nous obligera nullement à abandonner nos revendications révolutionnaires et gestionnaires, par exemple. »

 

« Nous pourrions passer en revue toutes les activités humaines, partout nous y aurions notre place marquée et souvent vide. Ce qui fait justement la valeur de l’anarchisme et le différencie du marxisme, par exemple, c’est avant tout son universalité. L’argument est trop banal qui nous est opposé : la dispersion de nos forces ; la belle affaire, rien ne nous empêche de nous réunir périodiquement et d’étudier ensemble les possibilités qui nous sont offertes, l’argument ne tient pas. Encore une fois, avons-nous agi différemment jusqu’alors ? Non, mais nous n’avons pas eu le courage de reconnaitre notre faiblesse numérique, nous avons voulu faire figure de force unique et universelle face au marxisme. Ayons le courage de laisser tomber de pareilles affirmations, cessons ce bluff de soi-disant milliers d’anarchistes qui bien qu’inorganisés auraient une influence considérable dans l’actuel.

Notre force, notre présence nous l’imposerons dans l’avenir non avec des mots creux et pseudo-savants, non avec des journaux ou des revues bien faits certes, mais sans lecteurs, non avec des congrès administratifs et ridicules par le vide de leurs discussions et la vanité de leurs résolutions, mais avec des actes concrets et positifs, au nom de n’importe qui, de n’importe quoi, et même anonymement si nécessaire. »

mercredi 17 mars 2021

Herman Gorter: Réponse à Lénine Partie II

« Mais il est possible d’approfondir encore le problème idéologique. La liberté bourgeoise, la souveraineté du parlement, a été en Europe occidentale arrachée de haute lutte par nos devancières, les générations précédentes; par le peuple sans doute, mais à l’époque au seul profit des bourgeois, des possédants. Devenu tradition, le souvenir de ces luttes émancipatrices continue de faire battre plus vite le cœur de ce peuple Au tréfonds de l’âme populaire se trouve donc une révolution. L’idée qu’être représenté au parlement fut une victoire, constitue sans qu’on s’en aperçoive, un formidable calmant. Tel est le cas dans les pays de bourgeoisie la plus ancienne Angleterre, Hollande, France. De même, quoique dans une moindre mesure, en Allemagne, en Belgique et dans les pays scandinaves. Il est difficile d’imaginer en Europe de l’Est à quel point cette idée reste puissante à l‘Ouest.

Qui plus est, les ouvriers ont dû se battre eux-mêmes, souvent très longtemps, pour obtenir le droit de suffrage, qu’il soit direct ou indirect. Ce fut là encore une victoire, et féconde à l’époque. L’idée, le sentiment que c’est un progrès, une victoire d’être représenté au parlement bourgeois et d’y envoyer des députés chargés de défendre vos intérêts, est généralement partagée. Cette idéologie elle aussi exerce une influence formidable.

Enfin, le réformisme a eu pour effet de faire tomber la classe ouvrière d’Europe de l’Ouest sous la coupe des parlementaires, qui l’ont menée à la guerre, à l’alliance avec le capitalisme. Cette influence, du réformisme, est colossale elle aussi.

De là s’en suit l’assujettissement des ouvriers au parlement, qu’ils laissent agir en leur lieu et place. Eux-mêmes ont cessé d’agir (Cette grande influence, toute cette idéologie propre à l’Ouest de l’Europe, aux Etats-Unis et aux colonies anglaises demeure incomprise en Europe de l’Est, en Turquie et dans les Balkans – pour ne pas parler de l’Asie et du reste !). 

Survient la révolution. Maintenant les ouvriers doivent tout faire eux-mêmes. Combattre seuls, comme classe, le formidable ennemi; poursuivre la lutte la plus terrible que le monde ait connu. Aucune tactique de chef ne pourra les tirer d’affaire. Les classes, toutes les classes se dressent brutalement contre eux : pas une d’entre elles n’est à leurs côtés. Au contraire, faire confiance à leurs chefs, ou à d’autres classes représentées au parlement, les mettra en grand danger de retomber dans leur faiblesse d’hier : laisser les chefs agir à leur place, se fier au parlement, revenir à la vieille chimère selon laquelle d’autres se chargeront de faire la révolution pour eux, nourrir des illusions, s’enfermer dans les idées bourgeoises. »

 

« Le camarade Pannekoek, une fois de plus, a décrit on ne peut mieux ce comportement des masses vis-à-vis des chefs : « Le parlementarisme constitue la forme typique de la lutte par l’intermédiaire des chefs, où les masses elles-mêmes n’ont qu’un rôle subalterne. Dans la pratique, il consiste à remettre la direction effective de la lutte à des personnalités à part, les députés; ceux-ci doivent donc entretenir les masses dans l’illusion que d’autres peuvent à leur place mener le combat. Hier, on croyait les députés capables d’obtenir, par la voie parlementaire, des réformes importantes au profit des travailleurs, allant même jusqu’à nourrir l’illusion qu’ils pourraient réaliser la révolution socialiste grâce à quelques décrets. Aujourd’hui, le système paraissant nettement ébranlé, on fait valoir que l’utilisation de la tribune parlementaire présente un intérêt extraordinaire pour la propagande communiste. Dans les deux cas, la primauté revient aux chefs et il va de soi que le soin de déterminer la politique, à suivre est laissé aux spécialistes – sous le travestissement démocratique des discussions et motions de congrès, le cas échéant. Mais l’histoire de la social-démocratie est celle d’une suite ininterrompue de vaines tentatives visant à permettre aux militants de fixer eux-mêmes la politique du parti. Tant que le prolétariat lutte par la voie parlementaire, tant que les masses n'ont pas créé les organes de leur propre action et que, donc, la révolution n’est pas à l’ordre du jour, tout cela est inévitable. En revanche, dès que les masses se révèlent capables d’intervenir, d’agir et par conséquent de décider elles-mêmes, les dommages causés par le parlement prennent un caractère de gravité sans précédent.

« Le problème de la tactique peut s’énoncer ainsi comment extirper des masses prolétariennes le mode de pensée bourgeois qui les paralyse ? Tout ce qui renforce les conceptions routinières est nuisible. L’aspect le plus tenace, le plus solidement ancré, de cette mentalité consiste justement dans cette acceptation d’une dépendance vis-à-vis des chefs, poussant les masses à laisser aux dirigeants le pouvoir de décider, la direction des affaires de la classe. Le parlementarisme a pour effet inévitable de paralyser l’activité propre des masses, nécessaire à la révolution. Les appels enflammés à l’action révolutionnaire ne changent rien à rien l’action révolutionnaire naît de la dure, de la rude nécessité, non de beaux discours ; elle se fait jour quand il ne reste plus d’autre issue.

« La révolution exige encore quelque chose de plus que l’offensive de masse qui abat le régime en place et qui, loin de se faire sur commande des chefs, jaillit de l’irrépressible poussée des masses. Elle exige que le prolétariat résolve lui-même tous les grands problèmes de la reconstruction sociale, prenne les décisions difficiles, participe tout entier au mouvement créateur ; il faut pour cela que l’avant-garde et ensuite des masses toujours plus larges prennent les choses en main, se considèrent comme responsables, se mettent à chercher, à faire de la propagande, à combattre, expérimenter, réfléchir, à peser puis oser, et aller jusqu’au bout. Mais tout cela est dur et pénible ; c’est pourquoi, tant que la classe ouvrière aura l’impression qu’il existe un chemin plus aisé, puisque d’autres agissent à sa place – lancent des mots d’ordre du haut d’une tribune, prennent les décisions, donnent le signal de l’action, font des lois –, elle tergiversera et demeurera passive, prisonnière des vieilles habitudes de pensée et des vieilles faiblesses. »

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

JOURNALISME

Fort d’un parcours atypique, Olivier Villepreux interroge la notion de journalisme, alors que les principaux médias appartiennent à des groupes financiers ou industriels, que l’information défile en continu sur nos écrans et que le « droit d’informer » s'est élargi aux non-professionnels, lesquels s'imposent pas nécessairement de respecter certain nombre de préalables éthiques avant de livrer une nouvelle.
La dernière élection présidentielle aux États-Unis a permis de mettre en valeur la presse « légitime », celle qui, déployant son savoir-faire, sapait la propagande de Donald Trump en établissant des vérités. Pourtant le travail journalistique, de vérification de l’information et de contre-expertise, coûte cher alors qu’une large partie de la population est plus sensible à des informations moins nuancées, plus courtes, plus immédiates. Seul le droit général et la jurisprudence restreignent le droit d'informer un large public. La Cour européenne peut examiner en dernier recours la légitimité de la diffusion d'une information, notamment dans un intérêt supérieur aux éventuelles contraventions au droit national qui ont permis son obtention.
« L'État légifère rarement sur le droit de la presse qui est constitutionnellement garanti. » Cependant, l'article 24 de la loi de sécurité globale, basculé ensuite à l'article 18 du projet de loi contre les séparatismes, entendait contrôler et punir la diffusion d'images de policiers dans l'exercice de leurs fonctions lorsqu'elle portait atteinte à leur « intégrité physique ou psychique ». Dans la mesure où existait déjà un arsenal législatif pour la protection des policiers, cette loi était clairement une atteinte au droit à la liberté d’expression.
Olivier Villepreux considère que « la sacro-sainte, mais fumeuse, garantie d’objectivité » ne peut être un critère de définition du journalisme. D’une part, il ne saurait y avoir de neutralité puisqu’il y a toujours une intention dans le choix d’un sujet, d’autre part, le respect de la déontologie tient autant à la bonne volonté des journalistes et à leurs employeurs.
Il estime, de la même façon, que la carte de presse, le statut, ne sont des garants suffisant puisque la majorité des journalistes se retrouvent salariés de « solides capitalistes aux orientations politiques et intérêts clairs » dont ils devraient être fondés à dénoncer les pratiques affairistes et d’influences. La presse d’entreprise et de communication entre également dans ce cadre, tout comme les médias de propagande (« Le Média » de la France insoumise, CNews où se produit Éric Zemmour). Il rappelle que selon les voeux du Conseil national de la Résistance, transcris dans les ordonnances de 1944, la presse devait être indépendante du pouvoir gouvernemental, un instrument de culture plutôt que de profit commercial. Pourtant ces idéaux n’ont pas tenu longtemps. Placée sous perfusion financière de l’État, la presse s'est rendue dépendante de ces aides. Dès 1947, pour affaiblir les journaux communistes et socialistes, le privé est revenu en force (avec Jean Provost, puis Robert Hersant). « En grande partie inappliqués, les textes de 1944 furent modifiés en 1986 par le gouvernement Chirac, favorisant le début de la concentration des médias livrés aux mains d'hommes d'affaires conservateurs. »
L’auteur consacre un chapitre au gâchis que représente la numérisation de l’information. « Aucun grand patron de presse n'a investi dans cette nouvelle technologie suffisamment pour en tirer parti. On s'est contenté d'utiliser le réseau d'abord comme vitrine élargie afin d'attirer de la publicité et de réduire la distance entre éditeur et lecteur. Durant la période où cette extension du journal papier était gratuite, les directeurs de rédaction ont été naïfs, se contentant de reproduire des articles en ligne, ou pire, de les enrichir, mais entre-temps des plates-formes commerciales se sont créées et ont drainé toute la valeur de la publicité, exploitant des échelles d'exposition bien supérieures aux possibilités d'un seul journal. De fait, la presse n'a plus eu de publicité pour elle. Elle n'a pas su sécuriser son biotope en créant ses propres réseaux sociaux, ses plateformes, ce que pourtant d'autres entreprises ou institutions ont réalisé. » « La presse n'a tiré aucun avantage de ses économies sur les coûts d'impression et diffusion. » Paradoxalement, avec la profusion d’informations, le lecteur trace son propre chemin dans la jungle numérique, validant ses convictions au lieu de les confronter à des idées contraires. « Il fait de son journal un miroir de lui-même. » Pour les journalistes, internet a accéléré le processus de fabrication, les rendant peu prospectifs, immobilisés devant leurs écrans, nourris d’informations diffusées par des agences et des moteurs de recherches dominants. Un plafond de verre s’est créé, notamment dans le relais systématique de la parole politique, même lorsque celle-ci véhicule des contre-vérités. Après l’affirmation d’Emmanuel Macron en mars 2019 : « Il n’y a pas de violences policières », il a fallu des mois pour que se construise un contre-discours dans les médias. Aussi, le journalisme est-il plus perçu comme un « agent de liaison ou, pire, une caste de penseurs publics professionnels et autoproclamés » plutôt que comme un défenseur des droits.
Olivier Villepreux, qui a appris le métier « sur le tas », n’appartenait à aucune « promo » et ne possédait pas les mêmes codes que ses confrères en débutant, décrit le formatage des écoles de journalisme qui « créent une souplesse mentale qui permet de s'adapter habilement d'un média à l'autre, de manière à conserver son métier davantage qu'à le réinventer ». Il pointe également le recours à des « spécialistes » en remplacement du travail d’analyse des journalistes.
Il conclut que seraient aujourd’hui nécessaires des « journaux ou médias référents qui imposent à leurs salariés un code de conduite plutôt qu’une carte de presse », ainsi qu’une clarification pour mettre fin à la confusion des métiers (animateurs, commentateurs et présentateurs ne pratiquent pas le journalisme).

Excellent état des lieux sur une profession, une pratique, un « mot trop large pour ceux qu’il désigne » et vaste questionnement des différents écueils qui entravent l’approche « au plus juste, au plus près de la vérité ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



JOURNALISME
Olivier Villepreux
117 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Mars 2021
anamosa.fr/produit/journalisme/