samedi 20 février 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

FAHRENHEIT 451

Classique s’il en est, qui ne pouvait manquer de figurer sur ce blog puisqu’il lui emprunte son titre, ce roman, paru en 1953, évoque une société dans laquelle les corps sont rivés devant les « murs-écrans » et les pompiers chargés de détruire par le feu les livres désormais interdits.
Montag, l’un d’entre eux depuis dix ans, accomplit sa mission quotidienne : « Les poings serrés sur l’embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d’un prodigieux chef d’orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’Histoire. » « C’est un chouette boulot. Le lundi, brûle Millay, le mercredi Whitman, le vendredi Faulkner, réduis-les en cendres, et puis brûle les cendres. C’est notre slogan officiel. »
Un soir, en rentrant de la caserne, Clarisse, sa jeune voisine de dix-sept ans, l’interpelle, dans ce monde où « personne ne connaît personne », et échange avec lui quelques mots anodins (pour nous lecteur) mais qui vont profondément ébranler ses certitudes. Elle prend le temps d’humer et d’observer les choses, de marcher sous la pluie, d’avoir « des idées biscornues » et n’a jamais besoin que des abeilles électroniques bourdonnent à ses oreilles pour faire passer le temps. Ils vont se recroiser souvent et, chaque fois, elle lui exposera un peu plus ses griefs contre ce monde auquel elle ne s’habituera jamais : la « télé-classe » qui abrutit les élèves, les gens dans le métro qui « ne parlent de rien » : « ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent : “Super !“ Mais ils disent tous la même chose et personne n'est jamais d’un avis différent. », les musées où l'on ne trouve que de l'abstrait, plus rien qui exprime des choses ou représente des gens.
Puis la vision d’une femme qui décide se laisser brûler avec sa bibliothèque qu’il est venu détruire avec ses collègues, finit de le soustraire à son indifférence, à sa routine et sa docilité, de lui ouvrir les yeux.

Au-delà de cette trame romanesque, somme toute assez classique, le récit de l’instauration progressive de cette censure et son analyse sous-jacente, sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont proposées par le capitaine des pompiers, soucieux de ramener Montag dans le droit chemin. Il lui raconte donc que leur profession a pris de l’importance au moment d’un « truc appelé Guerre Civile », alors qu’apparaissaient des « phénomène de masse » : la photographie, puis le cinéma, la radio, la télévision. Ceux-ci se sont « nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe » : « Les magazines sont devenus un aimable salmigondis de tapioca à la vanille. Les livres, à en croire ces fichus snobs de critiques, n’étaient que de l’eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres aient cessé de se vendre, disaient-ils. Mais le public, sachant ce qu’il voulait, tout à la joie de virevolter, laissé survivre les bandes dessinées. Et les revues érotiques en trois dimensions, naturellement. Et voilà, Montag. Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. » Le système éducatif s’appliquant à produire des travailleurs utiles ou futiles : bricoleurs, aviateurs, nageurs, pilotes de courses,… plutôt que des chercheurs et des savants, « le mot “intellectuel“est, bien entendu, devenu l'injure qu'il méritait d'être ». « On doit tous être pareil. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la Constitution, on rend égaux. Chaque homme doit être l'image de l'autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagne pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d'à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme. Battons en brèche l'esprit humain. Qui sait qui pourrait être la cible de l'homme cultivé ? Moi ? Je ne le supporterai pas une minute. » « Les pompiers à l'ancienne sont devenues obsolètes. Il se sont vu assigner une nouvelle tâche, la protection de la paix de l’esprit. » Puisque les gens veulent être heureux, il s’agit de veiller à ce qu'ils soient toujours en mouvement, à ce qu'ils aient des distractions, de passer à l'incinérateur les livres qui apportent inquiétude, questionnements et querelles. « Si vous ne voulez pas qu'un homme se rende malheureux avec la politique, n'allez pas lui casser la tête en lui proposant des points de vues sur une question ; proposez-lui en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. » « Bourrez les gens de faits incombustibles, gorgez-les de “faits“, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants“ côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du surplace. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. »
Et, de fait, la guerre, à la fois omniprésente, avec les bombardiers qui survolent souvent la ville, et invisible puisqu’au delà des remarques sur cette présence et de quelques vagues rumeurs, aucun commentaire ou information n’est jamais échangé entre les personnages ! Dépolitisée, décontextualisée, elle perd toute réalité pour devenir une quasi abstraction.

Mais le plus important est certainement ce qu’explique un autre personnage à Montag : « N'oubliez pas que les pompiers sont rarement nécessaires. Les gens ont d’eux-mêmes cessé de lire. Vous autres pompiers faites votre petit numéro de cirque de temps en temps ; vous réduisez les maisons en fumée et le joli brasier attire les foules, Mais ce n'est là qu'un petit spectacle de foire, à peine nécessaire pour maintenir l’ordre. » Car finalement, si Bradbury écrit bien un roman d’anticipation, en 1953, la société qu’il décrit n’est pas tellement éloignée de la notre, excepté peut-être le détail spectaculaire de l’autodafé des livres : corps rivés aux écrans, politique spectacle, aspiration générale au divertissement et méfiance pour tout questionnement qui viendrait troubler le confort quotidien. Un contrôle social accepté sans contrainte, garanti par la « fabrication du consentement ».
Il fallait bien aussi qu’un jour ce livre figura ici. Mon fils m’a offert à Noël cette édition de poche à la forme fort pertinente : un effet « brûlé » est en effet imprimé autour de chacune des pages.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



FAHRENHEIT 451
Ray Bradbury
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillot
244 pages – 6,30 euros
Éditions Folio science-fiction – Paris – Août 2020
Titre original : Fahrenheit 451 – Ballantine Books – New York – 1953

mardi 16 février 2021

On bosse ici on reste ici de Nicolas Jounin

 "Le nombre de grévistes grossit rapidement, atteignant plus de soixante. La direction explique n’avoir fait qu’appliquer la loi en licenciant les personnes dont la préfecture lui a annoncé qu’elles n’étaient pas en règle. Elle considère comme une preuve de son honnêteté le fait d’avoir exercé ces contrôles avant même que la loi contraigne les entreprises à le faire et se dit abusée par des sans-papiers ayant présenté des identités qui n’étaient pas les leurs."


"Sur le plan juridique, plusieurs décisions de cours d’appel ont pris en considération l’attitude de l’employeur dans le cadre d’un licenciement pour défaut de papiers : le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse si l’entreprise a fait sciemment travailler un étranger sans autorisation de travail3. Syndicalistes et grévistes s’attachent donc à montrer que la situation administrative des salariés sans papiers des restaurants Buffalo était connue de leurs supérieurs. "


"À l’issue de la conférence de presse, ils publient une déclaration expliquant que les salariés sans papiers ont été embauchés précisément en raison de leur situation administrative, qui a permis à leurs employeurs de leur imposer des conditions de travail dégradées. Obligés d’accepter ces conditions sous peine d’être dénoncés à la police, ces salariés n’en étaient pas moins déclarés, et imposables. Et de conclure : « Les patrons nous ont embauchés parce que “sans papiers”, aujourd’hui l’État doit nous régulariser ! »"


"Et même si Le Parisien parle encore parfois d’« occupation symbolique4 », de « campeurs5 », et de « squatters6 », l’idée s’installe selon laquelle, comme tous les travailleurs, les sans-papiers ont le droit d’occuper leur entreprise dans le cadre d’un conflit social : les forces de l’ordre ne peuvent les en déloger sans décision de justice. "



vendredi 12 février 2021

Tordre le langage pour vider le sens

 LES PRINCIPES DU NOVLANGUE 

 

Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais.  

En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050.  

Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard.  

Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire.  

Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.  

Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.  

Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.  

Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom.  

En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.  

Le novlangue était fondé sur la langue que nous connaissons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque.  

Les mots novlangues étaient divisés en trois classes distinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B (aussi appelé mots composés) et vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les particularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories.  

Vocabulaire A. – Le vocabulaire A comprenait les mots nécessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite… Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons déjà, de mots comme : coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beaucoup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambiguïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato exprimant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné seulement à exprimer des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes matériels.  

La grammaire novlangue renfermait deux particularités essentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abstraits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine.  

Cette règle du semblable entraînait la destruction de beaucoup de formes archaïques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui faisait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe. 

Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fréquemment supprimé. Il n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par le nom-verbe couteau.  

Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement.  

On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe.  

Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonnement.  

De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ».  

Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que anté, post, haut, bas, etc.

Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par insombre, selon la préférence.  

La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en é. Le passé défini de voler était volé, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, cueillit, parlèrent, saisirent, étaient abolies.  

Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’œil, bœuf, cheval, était, respectivement, œils, bœufs, chevals.  

Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les désinences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile.  

Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégularités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie. Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au vocabulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était attachée à la facilité de la prononciation.  

Vocabulaire B. – Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait.  

Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies.  

Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordinaire.  

Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trouvait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune couleur idéologique spéciale.)  

Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on voulait le considérer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de désinence comme suit : nom-verbe bonpensé, passé et participe passé bienpensé ; participe présent : bonpensant ; adjectif : bonpensable ; nom verbal : bonpenseur.  

Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur prononciation et indiquent leur origine.  

Dans le mot crimepensée par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauvegarder l’euphonie, les formes irrégulières étaient plus fréquentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam remplaçaient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aimé, étaient légèrement difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences variaient exactement suivant les mêmes règles.  

Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Times : Ancipenseur nesentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une compréhension pleinement sentie des principes du Socialisme anglais. »  

Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commencer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant à fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthousiaste, difficile à imaginer aujourd’hui ; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence.  

Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence. 

Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.  

D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.  

Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on demandait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient – et ne savaient pas grand-chose d’autre – que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite… Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur orthodoxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jéhovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux.  

En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crimesex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté). 

Crimesex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer séparément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scientifiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crimesex. Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas.  

Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple : joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire.  

D’autre part, quelques mots révélaient une franche et méprisante compréhension de la nature réelle de la société océanienne. Par exemple prolealiment qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses.  

D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sousentendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, paraissaient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure.  

On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vocabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-àdire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.  

Au ministère de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston s’appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Comrom, le Commissariat aux Téléprogrammes Télécom et ainsi de suite.  

Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.  

On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international », par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot « Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément.  

De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité.  

Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables.  

Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait. Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariablement, ces mots – bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, ventresent, penséepol… – étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi entraînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres.  

Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournissait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une certaine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, aidait encore davantage à cet automatisme.  

Le fait que le choix des mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.  

Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin-coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.  

Vocabulaire C. – Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage aujourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires.  

Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire exprimant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc.  

On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, audessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être sou tenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.  

Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase : « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force.  

En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations.  

Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.  

Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus cées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.  

Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.  

Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).  

En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :  

« Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. » 

 Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.  

Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits.  

Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIe siècle.  

Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050. 

 

1884 de Georges Orwell

« Le respect mystique que Winston éprouvait à son égard était mêlé à l’aspect du ciel pâle et sans nuages qui s’étendait au loin derrière les cheminées. Winston pensa qu’il était étrange que tout le monde partageât le même ciel, en Estasia et en Eurasia, comme en Océania. Et les gens qui vivaient sous le ciel étaient tous semblables. C’était partout, dans le monde entier, des centaines ou des milliers de millions de gens s’ignorant les uns les autres, séparés par des murs de haine et de mensonges, et cependant presque exactement les mêmes, des gens qui n’avaient jamais appris à penser, mais qui emmagasinaient dans leurs cœurs, leurs ventres et leurs muscles, la force qui, un jour, bouleverserait le monde. »

 

« – Le crime-par-la-pensée est une terrible chose, vieux, ditil sentencieusement. Il est insidieux. Il s’empare de vous sans que vous le sachiez. Savez-vous comme il s’est emparé de moi ? Dans mon sommeil. Oui, c’est un fait. J’étais là, à me surmener, à essayer de faire mon boulot, sans savoir que j’avais dans  l’esprit un mauvais levain. Et je me suis mis à parler en dormant. Savez-vous ce qu’ils m’ont entendu dire ? »

 

« « Plus tard, au XXe siècle, il y eut les totalitaires, comme on les appelait. C’étaient les nazis germains et les communistes russes. Les Russes persécutèrent l’hérésie plus cruellement que ne l’avait fait l’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs. Avant d’exposer les victimes dans des procès publics, ils détruisaient délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient par la torture et la solitude jusqu’à ce qu’ils fussent des êtres misérables, rampants et méprisables, qui confessaient tout ce qu’on leur mettait à la bouche, qui se couvraient eux-mêmes d’injures, se mettaient à couvert en s’accusant mutuellement, demandaient grâce en pleurnichant. Cependant, après quelques années seulement, on vit se répéter les mêmes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ?

« En premier lieu, parce que les confessions étaient évidemment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes et, surtout, nous ne permettons pas aux morts de se lever contre nous. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La postérité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et versé dans la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur. Vous n’aurez jamais existé. » »

 

Winston est prisonnier et O’Brien, son tortionnaire, lui parle :

« – Non, dit-il. C’est vous qui ne l’avez pas dirigée. C’est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’avez pas fait l’acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez préféré être un fou, un minus habens. L’esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un effort de volonté. Vous devez vous humilier pour acquérir la santé mentale. »

 

« – Savez-vous où vous êtes, Winston ? 

– Je ne sais pas. Je peux deviner. Au ministère de l’Amour. 

– Savez-vous depuis combien de temps vous êtes ici ? 

– Je ne sais. Des jours, des semaines, des mois… Je pense que c’est depuis des mois. 

– Et vous imaginez-vous pourquoi nous amenons les gens ici ?

– Pour qu’ils se confessent. 

– Non. Ce n’est pas là le motif. Cherchez encore. 

– Pour les punir. 

– Non ! s’exclama O’Brien. 

Sa voix avait changé d’une façon extraordinaire et son visage était soudain devenu à la fois sévère et animé. 

– Non. Pas simplement pour extraire votre confession ou pour vous punir. Dois-je vous dire pourquoi nous vous avons apporté ici ? Pour vous guérir ! Pour vous rendre la santé de l’esprit. Savez-vous, Winston, qu’aucun de ceux que nous amenons dans ce lieu ne nous quitte malade ? Les crimes stupides que vous avez commis ne nous intéressent pas. Le Parti ne s’intéresse pas à l’acte lui-même. Il ne s’occupe que de l’esprit. Nous ne détruisons pas simplement nos ennemis, nous les changeons. Comprenez-vous ce que je veux dire ? »

 

« – N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston, quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui vous arrive ici vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirez jamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais plus vous ne serez capable de sentiments humains ordinaires. Tout sera mort en vous. Vous ne serez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. »

 

« Dans sa partie descriptive, oui. Mais le programme qu’il envisage n’a pas de sens. Une accumulation secrète de connaissances, un élargissement graduel de compréhension, en dernier lieu une rébellion prolétarienne et le renversement du Parti, vous prévoyiez vous-même que c’était ce qu’il dirait. Tout cela n’a pas de sens. Les prolétaires ne se révolteront jamais. Pas dans un millier ni un million d’années. Ils ne le peuvent pas. Je n’ai pas à vous en donner la raison, vous la savez déjà. Si vous avez jamais caressé des rêves de violente insurrection, vous devez les abandonner. La domination du Parti est éternelle. Que ce soit le point de départ de vos réflexions. »

 

« Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston n’ouvrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse d’enthousiasme fou avait disparu du visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majorité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que, dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures frêles et lâches qui ne pouvaient endurer la liberté ni faire face à la vérité, et devaient être dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ; que l’espèce humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le bonheur valait mieux ; que le Parti était le gardien éternel du faible, la secte qui se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son propre bonheur à celui des autres. »

 

« « Les nazis germains et les communistes russes se rapprochent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient, peut-être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux.

 

« Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez-vous maintenant à me comprendre ? » »

  

 

 

 

 

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LE VENTRE EST ENCORE FÉCOND - Les nouvelles extrêmes droites européennes

En 2012, Dominique Vidal brosse un portrait des partis d’extrême droite en Europe. Séduisant avant tout l’électorat populaire et exploitant les humiliations et les peurs, certains recueillent, dans une douzaine de pays, 10% des suffrages, voire plus, et quelques uns ont participé à des gouvernements, favorisés par « l’absence d’alternative à gauche et les surenchères à droite ». Il analyse leurs spécificités et caractéristiques communes, notamment la substitution de l’antisémitisme traditionnel par l’islamophobie, à l’Ouest tout au moins et le « ravalement de façade » des héritiers du fascisme.

Il distingue trois familles :

  • Les néo-fascistes, marginaux et isolés, du fait de la loi qui réprime sévèrement leur capacité d’expression. Excepté Aube dorée en Grèce, aucun n’a d’élu.
  • Les « ovnis politiques », comme l’emblématique Parti pour la liberté néerlandais (PVV), islamophobe et défenseurs des droits des homosexuels.
  • Les partis antisystèmes, cherchant à devenir respectables, surtout ceux qui viennent de la tradition fasciste. Ainsi, au milieu des années 1980, Jean-Marie Le Pen, ancien tortionnaire en Algérie et éditeur de disques de chants de la Wehrmacht, devient « précurseur de la renaissance d’un courant pourtant condamné par la défaite du nazisme, puis la déconfiture du vieux colonialisme », et parvient à imposer les thèmes de l’immigration et de l’insécurité. En Autriche qui, contrairement à l’Allemagne, n’a jamais réglé ses comptes avec le passé et reste présentée comme « victime » du nazisme, Jörg Haider et son Parti de la liberté (FPÖ) participent au gouvernement en 1999, tout en vantant la politique de l’emploi du IIIe Reich. En Italie au contraire, la Ligue du Nord, rompt avec son passé fasciste. En France, Marine Le Pen cherche à séduire une partie de la droite dite « républicaine ».

Pour en finir avec les provocations de son père, celle-ci, sur la base d’une convergence autour de la « montée de l’islam radical », multiplie les contacts avec Israël, même si beaucoup autour d’elle, qu’elle tente de cacher au moins médiatiquement, n’abjurent aucunement leurs racines antisémites. Il s’agit de soutenir « ceux qui combattent sur la première ligne de front l’“islamisation de l’Occident“ ».
La France comptait en 2010 3,3% de musulmans, soit 2,1 millions sur 63 millions d’habitants. Cette réalité démographique contredit la manipulation du « choc des civilisations » et la « prétendue communautarisation de nos sociétés ». « Tandis que les islamistes surfent sur les humiliations et les frustrations du monde arabo-musulman, les néoconservateurs instrumentalisent l’islamophobie tout en pointant du doigt un antisémitisme parfois violent, mais idéologiquement marginalisé. L’islam se substitue au communisme comme “ennemi“ du monde occidental “judéo-chrétien“. » Sans chercher à hiérarchiser les différentes formes de racisme, l’auteur tient à « mesurer leur emprise respective, ne serait-ce que pour mieux les combattre ». Il cite des études qui mettent en lumière le récent et brusque arrêt de la tendance globale de la société française, pourtant observée depuis vingt ans et du à un lent recul des préjugés, « porté par le renouvellement générationnel, le développement de l’instruction, l’ouverture sur le monde ». « Le racisme et la xénophobie sont des attitudes, forgées sur le long terme, parfois dès l’enfance et dans le milieu familial. Mais ce ne sont que des prédispositions, comme le montrent de nombreux travaux, sensibles à la conjoncture, à des événements marquants jouant le rôle de déclencheur. » Les affrontements de Grenoble en juillet 2010 et les révolutions arabes, ont certainement contribué à ce reflux. Le musulman, ou l’arabe, s’impose comme nouveau bouc émissaire, par le biais de la religion, au prétexte de la défense des valeurs républicaines et de la laïcité. Ce repli xénophobe a été légitimé par les débats autour de l’identité nationale, les politiques migratoire et sécuritaire de Nicolas Sarkozy, dans une stratégie cherchant à contrer la dynamique lepéniste. Si celle-ci accuse des avions et des bateaux remplis d’immigrés de débarquer chaque jour des Mohamed Merah, il surenchérit aussitôt en dénonçant les amalgames, tout en soulignant que deux des soldats tués par Mehra « étaient – comment dire ? – musulmans, en tout cas d’apparence, puisque l’un était catholique » !
L’islamophobie n’est cependant pas une spécificité française. Dominique Vidal passe rapidement en revue les formations européennes exploitant ce sujet. Le 11 septembre 2011 a contribué à donner chair à « la prophétie autoréalisatrice de Samuel Huntington : le choc des civilisations ».
Il analyse la progression du vote frontiste et la sociologue de son électorat : 950 000 voix gagnées en dix ans, déplacement géographique vers les périphéries, ouvriers et employés, chassés des agglomérations par la spéculation immobilière, victimes du chômage et de la disparition progressive des services publics. Le géographe Jacques Lévy explique ainsi que « l’espace du lepénisme, tout en se renforçant en masse, tend à perdre une part de sa consistance territoriale. Il est fait de filaments nombreux mais interstitiels, qui tisse une trame en négatif de celle des grands réseaux de communication. C'est l'espace du retrait, imposé ou volontaire, de l'espace public. Inversement, l'urbanité, ce mélange de densité et de diversité, ce comporte, vis-à-vis du Front national, comme un bouclier renforcé. » Parmi les facteurs qui expliquent cette avancée, il pointe « l’irresponsabilité politicienne de L'UMP de son candidat : après avoir banalisé les idées de Marine Le Pen en surenchérissant sur ses discours sécuritaires et islamophobes durant la campagne présidentielle, ils ont offerts au FN un brevet « républicain » en le renvoyant dos à dos avec le Front de gauche. »
Dominique Vidal attribue à la percée des extrêmes droites européennes, la « terrible souffrance sociale » de la classe populaire, résultat de la conjugaison de deux facteurs entremêlés : la brutalité de la modernisation et de la réforme néolibérale de la société. Paupérisation, précarisation, individualisation du travail modifiant la base de la conscience de classe, ont engendré un « repli sur soi » et les espoirs d'une « solution miracle », la recherche d’un nouveau bouc émissaire, alors que l’espoir de tout changer semble s'être évanoui.
« L’ extrême droite a ceci de commun avec le renard de La Fontaine qu’elle vit aux dépens de ceux qui l'écoutent. » Les critères traditionnellement tenus pour pertinents en matière de définition identitaire, ne pouvant constituer des références suffisantes dans une société où beaucoup d'aspects de la vie sont en mouvement, la religion retrouve une certaine légitimité et l’extrême droite, entretenant les peurs, encourage à un repli identitaire défensif et à un seul marqueur : la « civilisation » contre les « barbares », les « français » contre les « arabes », contre les « homosexuels », les « communistes ».
L’opposition à l’Union européenne est un autre cheval de bataille qu’analyse Dominique Vidal, avant de s’attarder sur les spécificités de l’extrême droite en Europe centrale et orientale, où les conceptions nationales se sont forgées au cours du XIXe siècle autour d’une conception ethnique de la nation. La fin de la Première Guerre mondiale redessina la région autour de configurations triangulaires : un État-nation, avec des minorités « étrangères » sur son sol et des poches de populations disséminées à l’extérieur. Si les conflits ont pu être contenus au nom de l’internationalisme prolétarien, ils sont réapparus après 1989, auxquels est venu s’ajouter l’explosion des inégalités, encourageant un repli sur un nationalisme völkich, aux antipodes de notre conception citoyenne. Le racisme vise moins l’immigration, rarement massive, que ces minorités nationales, et un antisémitisme aux racines séculaires reste vivace. Les particularités de chacun des pays sont présentées.

En conclusion, Dominique Vidal tente une comparaison avec les années trente, soulignant que ces nouvelles extrêmes droites, plus que l’accession au pouvoir par la force ou la terreur, rêvent d’un ralliement d’une partie des droites traditionnelles et comptent sur « l’expansion de leurs idées dans le corps social ».

Si cet état des lieux peut paraître relativement ancien (2012), il apporte un regard rétrospectif intéressant, notamment au sujet de l’analyse des thématiques développées par l’extrême-droite. On ne peut que constater le chemin parcouru depuis.


LE VENTRE EST ENCORE FÉCOND
Les nouvelles extrêmes droites européennes
Dominique Vidal
170 pages – 7 euros
Éditions Libertalia – Collection « À boulets rouges » – Paris – Octobre 2012
www.editionslibertalia.com/catalogue/a-boulets-rouges/extremes-droites-europeennes

lundi 8 février 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

GÊNES : 19-20-21 JUILLET 2001 - Multitudes en marche contre l’Empire

Du 19 au 21 juillet 2001, le G8 se réunissait à Gênes, soucieux de démontrer sa puissance politique aux yeux du monde, après les contre-manifestations massives de Seattle, Prague, Davos, Nice, Québec et Göteborg, et d’imposer sa suprématie. Pour la contestation de la mondialisation néolibérale, c’était une nouvelle occasion de dénoncer « un processus de transformation sociale globale que l’on tente d’imposer “par le haut“ ». Des dizaines de milliers d’individus y ont participé, d’une manière ou d’une autre. Ce recueil de documents et de témoignages leur donne la parole pour restituer leur vécu, dans la diversité des sensibilités et des points de vue.

Les longs préparatifs sont ainsi rapportés, notamment les douloureuses négociations pour obtenir un espace d’accueil, de manifestations et de débats, avec les autorités qui comptent placer la ville en état de siège, mobiliser dix-huit mille hommes, policiers et militaires, fermer les entrées et les sorties d’autoroutes, paralyser le port et interdisant les deux gares principales et une partie de la ville, au nom des risques terroristes. Une campagne de presse alimente le « climat de terreur » : « Ben Laden veut frapper le G8 » titre La Repubblica le 13 juin, les services secrets italiens alertent sur le danger représenté par un axe « anarcho-insurrectionnaliste », des journalistes relayent sans vérifier des rumeurs sur des menaces de ballons gonflables remplis de sang infecté, de policiers utilisés comme “boucliers humains“, des perquisitions et des arrestations préventives de militants ont lieu dans toute la péninsule, les autorités font pression sur les sociétés d’autocars pour qu’elles annulent des réservations, des lettres et des paquets piégés sont découverts chez des carabiniers et envoyés à des commissariats, pratiques rappelant étrangement la stratégie de la tension pratiquée par les services secrets.
Le gouvernement cherche à provoquer une fracture au sein du Genoa Social Forum (GSF), fortement hétérogène et pluriel, ouvrant le dialogue en cherchant opposer les « pacifistes » et les « violents ». Le GSF refuse instauration de « zones rouges » ou « jaunes » et de toute limitation des droits démocratiques. Son objectif affirmé est d’empêcher le déroulement du G8.
Des contrôles policiers sont mis en place aux frontières, assortis de fouilles, de fichages et même de refoulements. Le 18 juillet, une minutieuse perquisition est menée dès 6 heures du matin au stade Carlini où campent les Tute Bianche, par quatre cents policiers accompagnés de quarante blindés, au prétexte de « contrôler les dégâts causés au stade ». Le train réservé par Globalise Resistance a été annulé par la SNCF à la demande des autorités italiennes, avant d’être de nouveau autorisé suite aux pressions des syndicats français.

Les différents appels sont intégralement reproduits, rendant compte de la diversité des sensibilités :

  • Le document de présentation du GSF rappelle que le sommet va s’ouvrir « dans un contexte mondial dominé par des profondes inégalités » : 20% de la population mondiale consomme 83% des ressources planétaires, tandis que onze millions d’enfants meurent chaque année de malnutrition et 1,3 milliard de personnes disposent de moins d’un dollar par jour pour vivre.
  • La Plate-forme du Network contro il G8 réclame « la réforme des organisations et institutions internationales » avec un « contrôle démocratique concret », la « reconnaissance du principe de précaution et des protocoles sur la “biosécurité“ en matière de manipulation génétique et de production des OGM », l’instauration d’une taxe sur les opérations financières, etc, et promet de « bloquer pacifiquement, mais avec détermination » le sommet. « Derrière la mystification propagandiste qui réclame la fin de toutes les idéologies et surtout de toutes les possibilités d’alternatives au système social d’aujourd’hui se cache en réalité une des époques idéologiques les plus totalitaires : le capitalisme. Un monde qui a réduit à la faim des continents entiers, où les guerres sont devenues “humanitaires“, où dans les pays industrialisés aussi, des millions de gens vivent une vie chaque fois plus précaire, où l’on interne dans des “camps de rétention“ des immigrés uniquement coupables d’être immigrés, où l’environnement est détruit et la nourriture empoisonnée. »
  • Au contraire, les « Anarchistes contre le G8 » revendiquent leur « présence autonome répétant la nécessité d’une radicalisation des luttes sociales, échappant au scénario déjà écrit par ceux qui veulent dépeindre comme criminel quiconque échappe à la logique de la compatibilité avec les institutions » et affirment que « l’État et le capital ne sont pas réformables. Il est impossible de démocratiser des organismes politiques et économiques (nationaux et transnationaux) qui ont comme unique but l’intensification de l’exploitation du travail et des ressources. »
  • La position des Groupes d’affinité est en quelque sorte intermédiaire : « Ce n’est pas simple de trouver une façon de manifester sans tomber dans le piège de la confrontation mais sans renoncer à être ferme et incisif. L’action directe non violente peut être un moyen pour ceux qui ne veulent pas céder mais sans pour autant agresser. »
  • Les Tute Bianche préviennent : « Nous, petits sujets rebelles, nous ne nous résignerons pas face aux armées de l’Empire et nous désobéirons à leurs diktats. »
  • Signé du pseudonyme collectif littéraire Wu Ming, un texte puissant inscrit ce mouvement dans la tradition des luttes populaires depuis le Moyen Âge : « Sur nos étendards est écrit “dignité“. En son nom, nous combattons quiconque se veut maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouverne par l’arbitraire, impose l’ordre de l’Empire, réduit les communautés à la misère. Nous sommes les paysans de la Jacquerie. (…) Nous sommes les ciompi de Florence », etc.


Un compte rendu de la journée du jeudi 19 juillet confirme les restrictions de liberté de circulation : bus grecs et tchèques arrêtés, stationnement interdit à proximité de la « zone rouge » sous peine de voir son véhicule détruit à l’explosif, etc. La manifestation européenne de soutien aux sans-papiers regroupe au moins 50 000 personnes, sous haute surveillance.

Celui du vendredi 20 est plus copieux. Le centre social « Pinelli » qui héberge les anarchistes est encerclé par la police, qui tabasse par ailleurs un journaliste français. Dès midi, des affrontements éclatent entre les forces de l’ordre et le Black Bloc. Premiers blessés et mort d’un manifestant, dans un premier temps présenté comme d’origine espagnol.

Le « meurtre » de Carlo Giuliani pèse sur le journée du samedi 21 juillet. Nombre des 200 ou 3000 000 manifestants portent un brassard noir. Le média center, installé à l’école Diaz, est violemment attaqué et perquisitionné. Un premier témoignage évoquant une proximité opérationnelle entre la police et des petits groupes de Black Bloc, semblant justifier les charges, extrêmement violentes, contre le cortège.

Serge Quadruppani propose un premier compte rendu du week-end. Il y décrit la théâtralité des Tute Bianche et regrette l'absence d'autre objectif que celui d'investir la « zone rouge ». Il défend la stratégie des Black Blocs et juge cependant indiscutable la présence d'infiltrés qu'il a lui-même pu constater, pratique destinée à faciliter la répression. Pour lui « la ligne de démarcation ne passe pas par le recours ou non à la “violence“ mais par l'acceptation ou le refus de l’illégitime légalité de l'état capitaliste ». Il dénonce « le caractère sauvage de la répression » : « couper en deux une manif pacifique de trois cent mille personnes, en grenader le cœur et s'acharner à arroser de lacrymos les manifestants refluant en désordre dans des ruelles est une pratique assez inattendue, qu'on imagine plutôt venir d'une dictature en crise. (…) on avait l'impression qu'ils étaient capables de faire tout. De fait, à part tirer dans la foule, ils ont tous fait (comme par exemple, foncer à trois fourgonnettes de front contre les manifestants) ». « La confiance dans les règles minimales de la convivialité démocratique qui comporte que la police ne te cognera pas si tu ne l’a pas vraiment cherché, cette confiance cela, pour des milliers de personnes, a volé en éclats sous les coups de matraque distribués à l'aveuglette avec une hargne inouïe. Avec elle, on espère que le citoyennisme aura du mal à s'en remettre. » « Cette foule qui, mise en fureur par la mort de Carlo, s’est défaite de l'emprise de ses organisations pour venir crier sa colère, représente l'un des efforts balbutiants de la constitution d'une conscience réellement autonome et internationale, en rupture avec l'ordre mondial mortifère. »

D’autres témoignages, comme celui de Maria Bianchini, confirment qu'une grande partie du Black bloc était partie de Gênes le vendredi soir. Mary Black, qui fait partie d'un de ces groupes informels, défend et explique leur stratégie : « Quelle violence cause le bris d'une vitrine de l'empire Nike ? », tout en émettant des critiques sur ses limites. Leyla Dakhli raconte la nuit d’horreur à l'école Diaz : « Ils pouvaient tout faire, tout détruire, nous détruire un à un. » Emmanuelle Cosse, d’Act Up, témoigne également : « La vision est horrible. Tout est saccagé, dans toutes les salles, à tous les étages. Il y a des traces de sang partout, des mares de sang encore frais, des bouts de chair parfois. On voit dans l'escalier des traces de sang à hauteur d'homme. Nous sommes blêmes. Tous les occupants ont été arrêtés, beaucoup sont gravement blessé. Les locaux et le matériel d’Indymedia sont dans un état hallucinant. » « Il ne faut pas rester à Gênes, il faut partir au plus vite. Dans le centre-ville, les forces de l'ordre contrôlent, arrêtent, empêchent les manifestants de prendre des trains. Ils sont complètement fous. Pour la première fois, je veux quitter ce pays qui a retrouvé ces anciennes méthodes fascistes. » Le collectif Wu Ming raconte « le Magical Mystery Tour des faux Black Bloc à Gênes » : « C'est notre devoir de ne pas accuser ceux qui ont fait de l'action directe à Gênes d'être des flics déguisés. Les pogroms et les théories du complot ne font pas partie de notre culture. » il décrit le comportement de pillards de noir vêtus, escorté par les flics qui les attendaient tandis qu'ils attaquaient des petits magasins, brûlaient des voitures qui n'appartenaient certainement pas à des millionnaires, puis se mêlaient aux manifestants pacifistes, justifiant alors l'assaut des forces de l’ordre. D’autres témoins rendent compte de la violence de la répression. D'autres encore racontent leur garde à vue, notamment au dépôt de Bolzaneto ou à la prison d'Alessandria, rapportant des faits pouvant s’apparenter à de la torture. Le Genoa Legal Forum analyse « la répression que l'appareil d'État a déchaîné pendant le sommet du G8 contre ceux qui s'étaient réunis à Gênes pour participer au mouvement de contestation », caractérisée par des interventions d'une dureté et d'une violence inouïe, sans précédent dans le passé récent de l’histoire de l’Italie. L'utilisation massive du gaz CS est dénoncée, assimilée « à une opération de guerre chimique contre les populations civiles ».

Un chapitre technique mais fort intéressant est consacré à la communication, notamment pendant les trois jours du sommet, complété par de nouveaux témoignages de l'assaut de l'école Diaz, en particulier la transcription d’un direct.

Plusieurs analyses, plus ou moins copieuses, sont proposées :

  • « Les grands sommets obéissent à des rituels élaborés, ce sont des manifestations ostentatoires de pouvoir qui confortent le crédit et l'autorité des corps qu'ils représentent. Quand ces corps sont contraints de se réunir derrière des murs, de mener une bataille de rues à chaque conférence, de se retirer dans des endroits isolés, le rituel est brisé et leur légitimité est sapée. Les accords qui était négocié en secret sont placés sous les projecteurs d'un examen public. Le mensonge qui voudrait que la globalisation soit synonyme de démocratie est révélée au grand jour ; et le masque de bienfaisance tombe. » explique Starhawk, avant de préciser qu’ « à Gênes il est clairement apparu qu'ils se battront sans pitié pour défendre la consolidation de leur pouvoir, mais il nous reste beaucoup d'espace pour organiser et monter des initiatives globales. »
  • Olivier, d'Action Mondiale des Peuples, explique qu’ « à Gênes, Nous avons assisté au premier meurtre et à la première utilisation clair, au Nord, des fascistes et de leurs méthodes de terreur contre le mouvement. C'est un avertissement et une mesure de la rigidité et de l'opposition du système aux demandes populaires. Leur plan est simple : effrayé autant de gens possible – pour qu’ils restent à la maison ou condamnent la fraction radicale du mouvement – en contribuant à radicaliser et à criminaliser les autres. »
  • L'Université Nomade reconnait que « l’expérimentation du G8 à Gênes a été l’invention de nouvelles formes politiques de ce processus de globalisation, une nouvelle espèce de fascisme de basse intensité et à géométrie variable qui coexiste avec la démocratie formelle et la publicité, pour s’appliquer avec une spéciale rigueur dans les moments nécessaires. Le 20 et 21 juillet, le G8 a montré au Premier Monde que pour la globalisation capitaliste on peut tuer, torturer et en plus le justifier publiquement. »
  • Luca Casarini exprime le point de vue des Tute Bianche : « dans nos sociétés et sur l'ensemble de la planète, nous assistons en ce moment à la création d'un “état d'exception permanente“, à la restriction permanente des espaces démocratiques et à l'expérimentation de nouveaux systèmes de contrôle. » Il analyse l'espace politique qu’est devenue la « désobéissance sociale » : « Ou nous réussissons à produire une véritable alternative à la logique de l’Empire Bush et Ben Laden en mettant au centre l'humanité et donc s’insérant sur un autre terrain, opposé au leur qui est celui de la guerre, ou bien nous avons perdu ! On ne peut plus seulement se contenter des mobilisations contre les grands rendez-vous fixés par les seigneurs de la guerre et de la terreur, il nous faut désigner une alternative possible qui provoque des changements et non des témoignages. »
  • Anton Monti explique que « nous n’assistons pas seulement à un tournant autoritaire, mais aussi a un approfondissement des procédures de contrôles médiatiques de la vie quotidienne. En d'autres termes, nous nous trouvons face à un biopouvoir qui, à n'importe quel moment, peut se transformer en pouvoir de mort. »
  • Sven Glückspilz, militant depuis vingt ans au sein de la gauche radicale berlinoise, social-révolutionnaire et autonome, propose son récit des projets et stratégies des « militant/es prêt/es à l’affrontement » : essayer de mettre en place quelque chose de nouveau et renvoyer la violence d'où elle vient. « 500 000 manifestant/es pacifique n’impressionnent aucun politicien ni aucun banquier tant que demeure la certitude qu'ils/ elles resteront pacifiques. C'est seulement le fait qu’ils puissent se radicaliser qui rend le mouvement dangereux et donc plus fort. » Il conclut : « Les combats de rue offensifs d'un mouvement en pleine croissance se sont déjà heurtés auparavant à une limite (en Italie par exemple) : si on la franchit, cela signifie qu'on s'engage sur le chemin de l'affrontement militaire. Dans les conditions actuelles, tout comme en 1977 en Italie (manifs armées du mouvement de l'Autonomie), l'alternative est la suivante : soit l'escalade de la violence policière retombe, soit le mouvement est démantelé. Car c'est l'appareil d'État, et non le mouvement révolutionnaire, qui pose la question du pouvoir en Europe et y répond dans le même temps. L'escalade de la violence policière qui a déjà commencé à Seattle veut nous contraindre à des affrontements toujours plus violents, que nous ne sommes pas capable d'assumer de façon structurelle. »


 

Ce précieux ouvrage, malheureusement épuisé, contribue à conserver la mémoire des luttes, en rendant fort honnêtement compte des différentes composantes du mouvement. Nous avons abusé des citations plus que d’ordinaire afin que ces témoignages ne disparaissent pas et leur laisserons le dernier mot : « Le capitalisme ne se réforme pas, il ce détruit. Et ça se passe ici et maintenant ! »



GÊNES : 19-20-21 JUILLET 2001
Multitudes en marche contre l’Empire
samizdat.net & complices
Serge Quadruppani, Wu Ming
338 pages – 16 euros
Éditions Reflex – Paris – Juin 2002

dimanche 7 février 2021

Lignes N°61

L'Europe à Weimar        Par Franco Berardi

"Mais l'internationalisme a été écrasé par la loi Darwinienne de la suprématie de la nature sur la volonté, permettant aux groupes humains les mieux entrainés au crime de dominer."

"La réalité s'est imposée, et m'a obligé à reconnaitre que l'Europe est seulement ce qu'elle est: le coeur noir de l'ethnonationalisme global."

"Après les élections européennes du 26 mai 2019, après le sommet des grandes puissances à Osaka, où les ethno-nationalistes dirigés par Poutine et Trump ont déclaré ouvertement la chute de la démocratie libérale, et après la défaite de Syriza qui marque la fin de tout espoir pour la gauche, il est grand temps de reconnaitre que l'Union européenne n'est rien d'autre que le mariage de la violence financière et de l'ethno-nationalisme, synthèse belliqueuse et instable des nationalismes nationaux."

"Anders Breivnik symbole de l'UE.

En 2011, un Norvégien nommé Anders Breivnik tua 77 jeunes socialistes de plusieurs nationalités: c'était sa façon de protester contre le multiculturalisme. Anders Breivnik a été condamné pt la justice norvégienne, mais ce qui m'intéresse dans son histoire, c'est surtout la déclaration d'indépendance européenne que l'assassin publia sur Internet. Dans cette déclaration, Anders Breivnik explique qu'une invasion musulmane venant du sud est en cours avec la complicité du féminisme et du marxisme culturel, et qu'il faut défendre l'identité de la race blanche et la culture judéo-chrétienne contre son danger. De façon explicite, Anders Breivnik déclare ne pas se considérer comme un nazi, parce que, explique-t-il, Adolf Hitler n'avait pas compris que le danger ne vient pas des juifs, mais des musulmans, et en général des races inférieures qui menacent la culture judeo-chrétienne. Cet horrible mélange de sottises racistes fut rapidement oublié après que l'assassin a été condamné, mais, à l'époque, un député italien nommé Mario Borghezio, appartenant à la Lega Nord ( le parti de Matteo Salvini) fit scandale en déclarant que, si l'action d'Anders Breivnik était certe discutable, sa pensée était partagée par une centaine de millions de citoyens européens.
Quelques années après, il faut bien reconnaitre que Borghezio n'était pas tellement loin de la vérité, si l'on pense au triomphe des partis nationalistes, xénophobes, et ouvertement racistes depuis juin 2016, le moment du Brexit marquant le début de la grande régression.
Quelques années après, cet idiot criminel d'Anders Breivnik peut se réjouir de son succès dans la confortable cellule d'une prison norvégienne, son action est le meilleur symbole de l'unité européenne.
L'ethno nationalisme est la vérité de l'Europe."

"Tout d'abord il faut arrêter avec la rhétorique de la démocratie. Ce mot ne signifie rien d'autre qu'une méthodologie de la décision politique fondée sur la volonté de la majorité du peuple. De ce point de vue, Matteo Salvini est la démocratie en Italie, Marine le Pen la démocratie en France et Mitsotakis la démocratie en Grèce, comme Adolf Hitler était la démocratie en Allemagne en 1933."

"Impuissants à se soustraire à l'austérité, à l'humiliation et à l'appauvrissement, les Européens se sont résignés à défendre les privilèges accumulés grâce à leur domination coloniale, et ils font pour cela confiance aux mouvements nationalistes qui prétendent les défendre contre l'agression néo-libérale et globaliste, mais, en réalité, qui se bornent à les défendre contre la migration et à exciter leur désir de vengeance.
Les jeux sont faits, l'histoire de la démocratie libérale est terminée, il n'y aura jamais de retour de la gauche démocratique, jamais de retour de l'esprit solidaire. Une alliance du capitalisme financier et de l'ethno-nationalisme suprématiste est l'avenir de l'Europe et du monde."

"Mais pourquoi alors, hier encore, me définissais-je comme un européiste, pourquoi beaucoup d'intellectuels et d'activistes continuent-ils à se définir comme européistes?
La première réponse est facile à comprendre: la désintégration de l'Union ouvrirait la porte à la barbarie déchainée des nationalismes. Un argument raisonnable en principe, mais malheureusement vidé de sens parce que la barbarie a déjà occupé le champ, et la poursuite de l'agression financière, qui est l'âme de l'européisme macroniste, ne fait qu'alimenter de plus en plus le nihilisme nationaliste."