mardi 12 août 2025

PROSTITUTION (la) n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Qu’est-ce que la prostitution ? La loi romaine appelait prostitution le métier des femmes qui ont choisi de se livrer contre de l’argent à tout venant (le verbe prostituo a le sens d’abandonner à tout venant). Le Dictionnaire de l’Académie l’explique ainsi : « abandonnement à l’impudicité », ce qui n’est ni clair ni complet. Le Dictionnaire encyclopédique Larousse explique : « Métier qui consiste à livrer son corps au plaisir du public pour de l’argent. » Dans son Histoire universelle de la Prostitution chez tous les peuples du Monde (1851), Pierre Dufour écrit qu’on doit entendre par prostitution tout trafic obscène du corps humain (à cause du terme prostitutum). Dans La Prostitution clandestine (1885), le docteur Martineau : « La prostitution est le commerce du plaisir ; est prostituée publique celle qui ne choisit pas son acheteur ; est prostituée encore, assurément, celle qui le choisit, mais ne l’est pas de la même façon. » Dans La Prostitution au point de vue de l’hygiène et de l’administration (1889), le docteur Reuss : « C’est le commerce habituel qu’une femme fait de son corps. — Une prostituée est une femme qui, se tenant à la disposition de tout homme qui la paie, se livre à la première réquisition. » Émile Richard, ancien président du conseil municipal de Paris, dans La Prostitution à Paris (1890) : « … doit seulement être réputée prostituée toute femme qui, publiquement, se livre au premier venu, moyennant rémunération pécuniaire et n’a d’autres moyens d’existence que les relations passagères qu’elle entretient avec un plus ou moins grand nombre d’individus ». Le docteur Commenge, dans La Prostitution clandestine à Paris (1904), donne cette définition qui demeure l’une des meilleures : « La prostitution est l’acte par lequel une femme, faisant commerce de son corps, se livre au premier venu, moyennant rémunération, et n’a d’autres moyens d’existence que ceux que lui procurent les relations passagères qu’elle entretient avec un plus ou moins grand nombre d’individus. » De ces définitions, il résulte que ce qui caractérise la prostitution, c’est d’abord la vénalité ; c’est ensuite, contre argent, de livrer son corps au premier venu ou à tout venant. La racine de tous les mots de la famille « prostituer » est le verbe latin prosto, qui signifie « saillir, avoir de la saillie, s’avancer en dehors » – être rendu public, d’usage commun –, « être vénal, être à vendre, être exposé en vente ». Quelle fut la première prostituée ? L’espèce humaine apparue, avec ses défauts et ses sublimités, le sexe fort se rendit compte de sa force, et le sexe faible eut compréhension – ou prit conscience – de sa faiblesse. L’homme réduisit en captivité la femme, soit de gré, soit de force, pour la satisfaction de ses appétits charnels. Mais, inopinément, survenait un second mâle auquel plaisait la captive. Les deux hommes se battaient et la femme restait le butin du vainqueur. À mesure que les hommes « s’humanisaient », c’est-à-dire à mesure qu’ils acquéraient plus de développement cérébral – aux dépens de leur force physique –, leur tactique se modifiait et ils commencèrent à solliciter les êtres de l’autre sexe. La femme, moins fougueuse en règle générale que l’homme, accepta ou refusa d’abord ingénument ses sollicitations ; mais l’homme conçut la ruse de mettre la convoitise de son côté. Le beau fruit qui pendait d’un rameau trop élevé pour que la femme pût le cueillir avec facilité, telle belle pièce, produit de la chasse ou de la pêche, autant de démons tentateurs pour le faible être féminin qui finit par céder, livrer son corps à l’homme en échange de ces aliments appétissants. En cédant, elle le reçut dans ses bras et lui ouvrit le lit de son corps, et tous deux formèrent « la bête à deux dos » chère au poète. Telle fut la première prostituée, la première qui se vendit pour un prix. Or, ceci se produisit certainement parmi les hommes primitifs : la prostitution est donc aussi ancienne que le monde, que l’humanité. Certains auteurs voient dans l’hospitalité l’origine de la prostitution. Chez les primitifs, la notion de l’hospitalité due au voyageur était si profondément ancrée dans la mentalité humaine qu’elle était devenue un dogme sacré, une loi inviolable. C’est l’une des premières manifestations de la sociabilité humaine, qui devint par la suite une sorte de coutume ressortissant du droit des gens. L’hospitalité voulait que là où il frappait, l’étranger trouvât place au feu et à la table. À l’origine, il dut être considéré comme un parent inespéré. On l’adoptait, tant qu’il demeurait sous le toit de la maison où il était entré, comme l’un des membres de la communauté familiale. Et comme son séjour était censé attirer le bonheur, on voulait que l’hospitalité fût complète, voilà pourquoi il ne restait pas solidaire sur la couche où il se reposait : la femme ou la fille de l’hôte, l’une ou plusieurs des femmes résidant sous le toit qui l’abritait, venaient coucher auprès de lui. Les humains de ce temps-là n’auraient pas compris que l’amour fût exclu des bonnes choses que la coutume prescrivait de présenter au passant. Il n’y avait donc pas besoin de l’ordre du maître de la maison pour que l’hôtesse se prêtât de bonne grâce à l’usage consacré. Il est possible que plus tard, au départ de l’hôte, celui-ci ait remis à sa ou ses compagnes de passage un cadeau qui a pu être un objet provenant du pays d’où il venait et dont le semblable n’existait pas dans le leur. Ce ne doit être que par la suite que ce présent a pu être considéré comme une rémunération. La prostitution hospitalière qui se pratique actuellement, à titre de coutume, chez certaines tribus classées comme primitives ou demi-civilisées, accuse un calcul qu’ignorait l’hospitalité primitive. Plus tard, les hommes, ayant divinisé les instincts, divinisèrent l’amour. L’amour physique, plus ou moins romantique, mais toujours instinctif, eut sa déesse spéciale, Vénus, qui reçut divers surnoms ou appellations, suivant les peuples qui l’adoraient et les motifs qui lui faisaient rendre un culte... On la donnait comme fille de Jupiter, née de l’écume et de la mer, sur les côtes de Chypre. L’amour physique eut aussi pour dieu Adonis, l’Adonaï des Israélites, l’un des nombreux amants qu’on attribua à Vénus. On les adorait tous deux en Phénicie sous le nom d’Astarté, divinité hermaphrodite, dont les statues réunissaient les deux sexes. Les peuples naissants se prévalurent de l’adoration qu’ils portaient à la fille de Jupiter pour augmenter leur population et leurs richesses. À cet effet, ils élevaient des temples à la déesse, lui assignaient de très belles prêtresses qui étaient dans l’obligation de se sacrifier à Vénus, c’est-à-dire de se livrer aux étrangers qui visitaient les bois sacrés et faisaient des dons pour l’entretien du culte de la déesse ; c’est ce qu’on appelait la « prostitution sacrée ». De cette manière, les navigateurs, marchands ou tout simplement libertins, trouvaient le plaisir qu’ils cherchaient dans ces bois sacrés, sans avoir besoin d’aller mendier ailleurs les faveurs féminines. Nous ne mentionnerons qu’en passant les jardins suspendus de Babylone et le culte qu’on y rendait à Melitta – autre nom de Vénus –, où il était de notoriété que, selon une loi du roi chasseur Nemrod, fondateur de cette reine de l’Euphrate, toutes les femmes étaient obligées de se prostituer au moins une fois dans leur vie sur les autels de la déesse ; ce qui fut cause de l’agrandissement de la ville – l’Arménie avec son culte d’Anaïtis, dans les bois sacrés de laquelle seuls les étrangers pouvaient pénétrer, et où ils rencontraient de belles prêtresses, de jeunes et séduisants prêtres, les uns et les autres tous prêts à sacrifier avec leurs visiteurs sur les autels de la déesse. De même que les hommes créèrent le culte de Vénus, les femmes imaginèrent celui d’Adonis, qui se transforma plus tard en celui de Priape – ou culte de l’organe sexuel mâle. En Phénicie, donc, ces deux cultes se réunirent en un seul, dont les pratiquants et les pratiquantes se livraient aux délices charnelles sous toutes les formes concevables – en l’honneur duquel on sacrifiait à toute heure, dans les bois comme dans les maisons particulières, où les pères et les maris prélevaient le prix des sacrifices. Chypre, où on adorait Vénus – la « fille de l’île » –, sous autant de noms qu’en des points différents il lui était élevé de temples, une vingtaine, dont les deux principaux étaient érigés à Paphos et à Améthonte, où la prostitution sacrée atteignait une ampleur inconnue ailleurs ; Chypre, où les femmes consacrées au service de la déesse se promenaient sur les rives de la mer, attirant, telle une nuée de sirènes, par leurs chants, leur beauté, leur luxure, les marins, qui finissaient par laisser leur sang et leur or au profit de l’île. Les femmes de la Lydie (Asie Mineure) se livraient à une prostitution qui ne connaissait point d’entraves pour se procurer une dot qu’elles apportaient à leurs maris. Par contre, dans le pays des Amazones, sur les frontières de la Perse, les femmes qui se consacraient à Artémis (autre appellation de Vénus) le faisaient avec désintéressement, par pur mysticisme, pour se consoler de leur continence habituelle. De l’Asie Mineure, la prostitution se répandit rapidement chez les Perses, les Mèdes, les Parthes ; en même temps que la musique et la danse, accompagnement obligé des « Fêtes de Vénus » que Macrobe et le rhéteur Athenaeus nous dépeignent comme des orgies où, sans souci de leurs parents, maris ou progéniture, les femmes se livraient à leurs appétits sexuels. Tout cela se faisait au son de la lyre, du tambourin, de la flûte, de la harpe. Faisant grand, les rois de Perse entretenaient jusqu’à mille concubines danseuses. Après la victoire d’Arbelles, Alexandre le Grand en trouva 329 dans la suite de Darius. En Égypte, la prostitution et le libertinage trouvèrent à se déployer amplement. Outre la prostitution sacrée et la prostitution hospitalière, voici qu’apparaît officiellement la prostitution légale ou réglementée : en effet, à l’époque de Ramsès Ier, sa fille se prostitue dans les lupanars publics pour découvrir le voleur des biens dérobés à son père ; cette même fille de Chéops se prostitua afin de trouver les ressources nécessaires pour que s’achevât la grande pyramide (?). La tradition raconte que, comme cadeau, elle exigeait de ses amants une pierre ou la somme la représentant ; c’est de la masse de ces pierres que se compose la pyramide du milieu. Comme le nombre en est « incalculable » (?), cela donne une idée de la quantité de fois que la fille du Pharaon dut vendre son corps. La tradition attribue à une autre prostituée fameuse l’érection de la troisième pyramide, celle de Mykérinos. Mais la chronologie paraît démentir cette attribution (?). Non loin de l’Égypte, dans la partie de l’Afrique où l’on bâtit Carthage, on trouvait également un grand nombre de prostituées ; témoin ce lieu appelé « Sicca Veneria », où on avait élevé un temple somptueux à Vénus, dans lequel les jeunes Carthaginoises des environs allaient se livrer religieusement aux étrangers ; elles réservaient au temple une partie des libéralités qu’elles recevaient, et le reste servait à les marier avantageusement. Là aussi, on rendait un culte à Adonis, cet amant passionné de Vénus que dévora un « sanglier furieux », allusion à l’épuisement qui suit chez le mâle l’accomplissement du coït. Dans les fêtes célébrées pour commémorer ce mystère, ou symbole, les prêtresses se flagellaient les unes les autres pour venger les Adonis victimes de la défaillance qui succède à l’acte d’amour. En Grèce, et spécialement à Athènes, on distinguait toutes sortes de prostituées : au plus bas de l’échelle, les dictériades qui représentaient le prolétariat de la prostitution. Solon, le législateur de la Grèce et l’un des Sept Sages, avait acheté des femmes en dehors de son pays et en avait peuplé des maisons de prostitution appelées dictérions (sans doute en souvenir de Pasiphaé, la femme de Minos, qui habitait Dictae, en Crète). D’abord établies au Pirée, le port d’Athènes, puis répandues ensuite au port de Phalère, au bourg de Sciron et dans les alentours d’Athènes. Le dicterion était inviolable et on ne pouvait s’y rendre sous aucun prétexte que celui pour lequel il avait été institué. C’était un lieu d’asile absolu : le père n’y pouvait aller relancer son fils, la femme son mari, le créancier son débiteur. La loi autorisait le maître du lieu – le Pornobosceion – à s’opposer par tous les moyens aux intrusions étrangères. Bien que payant redevance à l’État (le 4e jour de chaque mois, les prostituées de profession exerçaient leur industrie exclusivement au profit du culte de Vénus) – ce qui permit à Solon d’ériger un temple à la « Vénus publique » –, elles étaient tenues à peu près hors du droit commun. Elles ne pouvaient entrer dans les temples, sauf ceux consacrés à Vénus, dont il leur était même permis de devenir les prêtresses. Elles ne pouvaient pas non plus figurer dans les solennités publiques, prendre place à côté des matrones, qui acceptaient cependant la présence des hétaïres. Les enfants des dictériades ne pouvaient être citoyens. Les aulétrides étaient mieux considérées, vivaient libres et se déplaçaient comme bon leur semblait. Ces « joueuses de flûte » se louaient pour jouer de leur instrument favori, chanter et danser. On les employait parfois à la « prostitution politique », fort utilisée également dans les temps modernes. Pour considérées que furent les hétaïres, la loi leur défendait d’avoir des esclaves, et même des servantes à gages. Cette loi très sévère privait la femme libre qui se plaçait chez une courtisane de sa qualité de citoyenne ; non seulement elle était confisquée comme esclave au profit de la République, mais par le fait de son service chez une courtisane, elle était classée comme prostituée, et déclarée propre à être employée dans les dicterions. À vrai dire, ces prescriptions ne furent jamais suivies. Jamais les hétaïres ne manquèrent d’esclaves ou de servantes ; pas même les dictériades. Cette loi servait surtout aux avocats qui plaidaient contre les courtisanes. C’est parmi les hétaïres que se trouvèrent les grandes courtisanes qui ont laissé un nom dans l’histoire: les Aspasie, les Sapho, les Phryné, les « philosophes ». À Corinthe, chaque maison était un véritable lupanar. Strabon raconte que les dames honorables de la ville se rendaient sur la plage, y prenaient place et attendaient patiemment l’arrivée des marins étrangers. Cela n’empêchait pas que les professionnelles fussent très nombreuses, et il y avait même des écoles à leur usage. Les courtisanes romaines ne furent pas aussi « fameuses » que celles de la Grèce. Cela tient à la psychologie différente des deux peuples. On compte peut-être à Rome un plus grand nombre de prostituées historiques ou connues qu’en Grèce, mais cela provient du nombre élevé d’artistes et de poètes qui voulurent les immortaliser, et non pas du mérite intrinsèque des privilégiées. Les Grecs étaient plus artistes, plus imaginatifs, doués d’un goût plus délicat que les Romains. Ils ne jouissaient pas uniquement par les sens ; la cérébralité jouait un grand rôle dans leurs plaisirs. Ils ne demandaient pas uniquement à la femme de satisfaire leurs passions ; ils attendaient d’elle qu’elle ornât, qu’elle agrémentât d’esthétique le don qu’elle faisait de sa personne. C’était dans la mesure où elles étaient intelligentes, artistes, etc., que les courtisanes prenaient de l’importance. Sapho, Aspasie, Phryné, etc., étaient sans contredit des femmes belles et lascives ; elles eurent des rivales aussi belles, aussi lascives qu’elles pouvaient l’être ; mais, faute de talent, de dons intellectuels, ces dernières ne purent jamais leur porter om-brage. Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille est enceinte : voilà un beau modèle perdu ; le peuple est dans la désolation. On appelle Hippocrate pour la faire avorter : il la fait tomber, elle avorte. Athènes est dans la joie, le modèle de Vénus est sauvé. Voilà l’esprit grec ! Les Romains étaient plus grossiers, plus sensuels, mais aussi plus positifs. Le rôle de la femme était de se montrer talentueuse et passionnée « au lit ». Son influence ne dépassait pas le cubiculum : la chambre à coucher, ou le triclinium : la salle à manger. Aspasie exerça une influence décisive sur la politique athénienne. Quelle que fût son intelligence, jamais une matrone romaine n’exerça une influence réelle sur les affaires de l’État. Rome comptait un très grand nombre de prostituées. On divisait les courtisanes en deux grandes classes qui répondent à nos catégories actuelles : femmes publiques et femmes entretenues : prolétariat et aristocratie de la prostitution. Chacune de ces classes se subdivisait en une multitude de sous-classes selon le rang social, leurs prétentions, le quartier où elles habitaient. La description de ces sous-classes serait fastidieuse. Il suffira de dire que de l’épouse et mère de l’empereur à la pierreuse de dernier rang, chacune recevait une dénomination spéciale. On voit combien était dépassé en réalité le chiffre des prostituées immatriculées, des 35 000 courtisanes de haut et de bas étage qui payaient aux édiles la vectigal ou licentia stupri, portaient la togata, la tunique courte, et coiffaient la mitra, la mitre, sorte de bonnet phrygien avec des mentonnières. L’avènement du christianisme ne supprima pas la prostitution, loin de là. Au xve siècle, Paris comptait cinq ou six mille femmes vouées à la prostitution. Dans une lettre datée de la capitale, le poète italien Antoine Artesani écrivait : « J’y ai vu avec admiration une quantité innombrable de filles extrêmement belles ! Leurs manières étaient si gracieuses, si lascives, qu’elles auraient enflammé le sage Nestor et le vieux Priam. » D’une façon générale, on peut dire qu’au Moyen Âge, les régions du Nord montraient plus d’indulgence pour la prostitution que celles du Midi. Somme toute, dans le Nord, elle ne connaissait guère comme limites que des règlements bénins et sans cesse tournés. Dans le Languedoc, il existait une organisation de la débauche publique plus régulière que celle de Paris. Les foires de Beaucaire attirant beaucoup de monde, la ville possédait une « ribauderie » dont la durée était celle de la foire. Cet endroit était placé sous l’autorité d’une gouvernante appelée abbesse. Elle ne pouvait accorder l’hospitalité pour plus d’une nuit aux passants qui voulaient loger dans son auberge. Avignon avait un statut spécial qu’avait élaboré la reine Jeanne de Naples. Dans les provinces centrales, on laissait aussi le champ libre à la prostitution : elle devait seulement, dans chaque endroit, payer des redevances féodales et se conformer aux usages. À son retour de Palestine, Louis IX avait voulu détruire la prostitution par sa célèbre ordonnance de décembre 1254, où l’on trouve un article prononçant la suppression des lieux de débauche et le bannissement des professionnelles. Non seulement cette ordonnance ne fut jamais exécutée à la lettre, mais, deux ans plus tard, le « saint » roi était obligé de revenir sur son ordonnance et de se montrer tolérant pour la prostitution. Les armées du Moyen Âge étaient toujours suivies d’une multitude de femmes. Le chroniqueur Geoffroy, moine de Vigeois, estime à 1 500 le nombre des concubines qui suivaient le roi de France, en 1180. Le nombre des filles folles de leurs corps enrôlées sous les drapeaux des capitaines de ce temps-là augmentait ou diminuait, en raison des succès ou des revers subis au cours de l’expédition. Mieux les armées étaient campées, approvisionnées, payées, plus elles comptaient de femmes à leur suite. Charles le Téméraire emmènera en Suisse deux armées, l’une d’hommes, l’autre de femmes ; après la défaite que subit à Granson l’orgueilleux duc de Bourgogne, les Suisses laissèrent courir les malheureuses qui suivaient. Louis IX avait eu fort à faire contre les croisés qui s’étaient mis à imiter les musulmans et entretenaient de véritables harems remplis d’esclaves achetées dans les bazars de l’Orient. Ses efforts pour rétablir de « bonnes mœurs » dans les camps n’eurent pas plus de succès que ses ordonnances contre la prostitution. Les écrivains hostiles à la papauté ont toujours affirmé que la Rome papale était le centre de la démoralisation moyen-âgeuse. Deux ou trois extraits tirés des écrits des écrivains catholiques eux-mêmes montrent qu’ils n’ont pas exagéré : « De capitale du royaume du Christ – écrit le jésuite Madeu –, ses mœurs l’avaient transformée en royaume de la concupiscence, en siège des plaisirs immondes, en patrie des prostituées, où les ministres du sanctuaire bondissaient de l’autel dans les lits du déshonneur, où l’on faussait les balances de la justice sur les injonctions de l’empire de la fornication, où les clés de ses trésors et de ses grâces se trouvaient aux mains des adultères, où les proxénètes les plus infâmes étaient les confidentes de ses prélats et de ses princes ecclésiastiques. » « Ville où les prostituées sont comme des matrones – rapportaient au pape Paul III ceux qu’il avait chargés d’une enquête – qui suivent en plein jour les nobles, familiers des cardinaux et du clergé. » « Pourrais-je passer sous silence la multitude des prostituées et le troupeau de jeunes garçons... et le sacerdoce alternativement acheté et vendu ? Le peuple ignorant et scandalisé des mauvais exemples que, sans cesse et de tous côtés, il a sous les yeux, abandonne toute espèce de culte et redoute même jusqu’à la piété. » (Pic de la Mirandole devant le concile œcuménique de Latran.) (Nous citons d’après une version espagnole.) « D’où vient le libertinage des jeunes filles et des jeunes gens, sinon que celles-là sont séduites par les procureuses, par leurs amies, par les ecclésiastiques qui fréquentent la maison. » (Olivier Maillard, sermon dominical, dom. 3, serm. 6, fol. 14.) « Les gens d’église qui vivent dans le désordre et le sacrilège, la simonie et le concubinage, mangent avec les courtisanes la rente de l’Église destinée au soulagement des pauvres et livrent à des femmes publiques les biens du Crucifié. » (serm. de S.S. Felipe y Santiago, fol. 577, y de S. Trinidad, fol. 74.) « Une des plus grandes injures de ces temps-ci, c’est de jeter à la face de quelqu’un la faute de son père ou de sa mère, en le traitant de fils de curé. » (Dom. 4, Cuadrag..., fol. 105.) Tant que dura le pouvoir temporel des papes, la prostitution paya une redevance au SaintSiège. Si, dans certains diocèses, les grands vicaires recevaient la permission de commettre l’adultère pendant l’espace d’une année ; si, dans d’autres, on pouvait acheter le droit de forniquer impunément pendant tout le cours de sa vie ; si l’acheteur en était quitte en payant chaque année à l’official une quarte de vin (Dulaure), c’est parce que l’officialité trouvait dans les Décrétales des papes le pouvoir qu’elle s’arrogeait sur le « péché d’impureté ». « Tout est commun entre nous – disait le canon –, même les femmes. » Le pape Sixte IV revêtit de sa signature une requête où on lui demandait la permission de commettre le péché de luxure pendant les mois caniculaires. Lorsque de Rome le Saint-Siège fut transféré à Avignon, il y amena un dérèglement de mœurs inouï, ce qui fera dire à Pétrarque (qui résidait à Avignon vers 1326) : « Dans Rome la Grande, il n’y avait que deux courtiers de débauche ; il y en a onze dans la petite ville d’Avignon. » En général, l’idée courante du Moyen Âge était de se résigner à la prostitution, mais de la parquer dans un quartier, une rue dont les « ribaudes » ne pouvaient sortir, sous peine d’un châtiment plus ou moins grave. On eut donc recours au port d’un costume spécial ou à la défense d’user de certains atours réservés aux « honnestes dames ». Du temps de saint Louis, où les prostituées ne pouvaient porter de « ceintures dorées », elles ne pouvaient pas se montrer en public sans porter une aiguillette sur l’épaule. Sous Charles VI, en 1415, une ordonnance du prévôt leur défendra de porter de l’or ou de l’argent sur leurs robes et leurs chaperons, de les décorer de boutonnières dorées, de se vêtir d’habits fourrés de gris, d’or ou d’écureuil ou autres « fourrures honnêtes », d’orner leurs souliers de boucles d’argent. En 1420, le prévôt revient à la charge : point de robes à collets renversés, à queue traînante. Tout cela à Paris. À Marseille, les femmes publiques ne pouvaient porter de robes écarlates. Ces prescriptions vestimentaires et autres, les ribaudes finissaient toujours par les enfreindre, par les tourner. C’est alors qu’intervenaient les sanctions. On les « flambait », c’est-à-dire qu’au moyen d’une torche ardente on leur brûlait tout ce qu’elles avaient de poils sur le corps. On les fustigeait, on les « exposait » au grand plaisir des passants. À Bordeaux, on leur « baillait la cale », c’est-à-dire qu’on renfermait la patiente dans une cage de fer que l’on plongeait dans le fleuve et qu’on ne retirait pas toujours avant que l’asphyxie fût complète. À Toulouse, on leur infligeait l’accabusade : on menait la délinquante à l’hôtel de ville, l’exécuteur lui liait les mains, la coiffait d’un bonnet en forme de pain de sucre, orné de plumes, lui accrochait sur le dos un écriteau où était décrite l’infraction dont elle était coupable ; on la conduisait sur un rocher situé au milieu de la Garonne ; là on l’enfermait dans une cage de fer qu’on plongeait par trois fois dans le fleuve ; on la transportait, demi mourante, au « quartier de force » de l’hôpital où elle finissait le reste de ses jours ! Mais c’est surtout sur les entremetteuses, sur les maquerelles, que s’appesantissait la rigueur de la justice. Fustigation, pilori, promenade à dos d’âne ou de cheval à travers la ville, prison, exil, rien ne leur était épargné. Dans certains lieux (à Rennes, par exemple), on les marquait au fer rouge d’un M ou d’un P au front, aux bras ou aux fesses. À l’époque de la Renaissance, les mœurs sont aussi relâchées qu’au Moyen Âge ; mais comme aux beaux temps du paganisme, davantage parmi les classes dirigeantes que parmi les classes dirigées. La « galanterie » est raffinement de gentilshommes où n’ont que voir les taillables et corvéables à merci, qui restent sous le joug moral du prêtre. Le tiers-état fera montre de vertus qui lui sont particulières, et les mœurs seront parmi ses membres beaucoup moins libres que dans la noblesse et, même, selon les époques, que dans une certaine partie du clergé. Rome, la seconde Rome, est alors dans tout son éclat de capitale esthétique et spirituelle du monde. Dans ses murs brillent les courtisanes à la mode athénienne, telle la belle Imperia, dans les salons desquelles se réunissent artistes, littérateurs, savants, tous les hommes d’esprit ou de génie du temps. On se dirait à Corinthe ou à l’ombre du Parthénon. Une certaine Galiana ayant été emmenée par quelques-uns de ses admirateurs de Rome à Viterbe, les Romains ne se résignèrent pas à la perte d’un tel trésor ; ils mirent le siège devant la « ville aux belles femmes et aux belles fontaines » et ramenèrent Galiana. La Réforme restreignit la prostitution en Allemagne, à titre de réaction contre le laisser-aller des mœurs papistes. La plupart des maisons de prostitution allemandes étaient gérées par le bourreau de la ville, dont elles constituaient le revenu le plus important. La tâche lui incombait de tenir en bride, de protéger, de régenter les femmes publiques. Il remplissait le rôle que jouait en France le roi des Ribauds, office supprimé sous François Ier. Il devait veiller à ce qu’aucune fille ne fût retenue dans une maison close contre son gré, à ce que des femmes mariées ou des filles natives de la ville n’y fussent pas admises. Les mœurs acceptaient pourtant que, pour payer les dettes du mari ou des parents, une femme ou une fille fût louée ou engagée dans une maison de prostitution pour un temps donné. Tout ce qui était exigé alors, c’était le consentement de la personne ainsi mise en gages. Mais que d’ordonnances, de restrictions variant selon les municipalités ! On cite l’ordonnance du conseil d’Ulm qui, trouvant que dans les maisons de prostitution il y avait assez de vice toléré, ne voulait pas laisser les pensionnaires dans l’oisiveté. Quotidiennement, elles devaient filer, chacune, deux écheveaux de filasse, sous peine de payer trois hellers d’amende pour tout écheveau non filé. Toutes ces restrictions n’empêchaient pas la prostitution de prendre plus d’essor. En 1490, Strasbourg comptait cinquante-sept maisons publiques. À Lucerne, pour une population masculine de 4 000 personnes, on dénombrait, en 1529, 300 filles de joie. Couronnements, mariages princiers, diètes, conciles, tournois, foires, toute fête, toute solennité était occasion à prostitution. Le Reichstag de Francfort, en 1394, avait attiré 800 femmes publiques, sinon davantage, en plus des prostituées habituelles. Et tous ceux qui exerçaient autorité tiraient profit de la prostitution : dignitaires ecclésiastiques, cloîtres, princes, seigneurs et municipalités. La Réforme, avons-nous dit, réagit contre la prostitution autorisée. À Regensburg, Ulm, Breslau, Nuremberg, Augsbourg, Landshut, les bordels furent fermés. La syphilis, d’ailleurs, faisait déserter ceux qui restaient ouverts... Tout cela n’empêchait pas Luther et Melanchton d’autoriser le landgrave de Hesse à être bigame, « vu son tempérament particulier ». Comme la Renaissance battait son plein, un fléau apparut, déjà nommé : la syphilis, qui changea en hurlements de désespoir les chants de triomphe qu’avait fait éclater l’avènement de l’humanisme. Prétendre que ce furent les marins de Christophe Colomb qui, à leur retour d’Amérique, en même temps que la découverte d’un nouveau monde, ramenèrent la syphilis est une absurdité. On a retrouvé des traces d’ulcérations syphilitiques sur des squelettes préhistoriques, et il est avéré que, de tous temps, la syphilis sévissait en Orient à l’état endémique. Il semble que les médecins aient commencé à l’examiner avec soin à la fin du xve siècle. Peut-être est-ce parce qu’elle ne s’était pas manifestée jusqu’alors sous une forme aiguë que la Faculté ne l’avait pas isolée, ou l’avait confondue avec la lèpre ? Les lupanars étaient des foyers d’infection. Sous le règne de Charles IX, les autorités décrétèrent d’exécuter l’ordonnance de saint Louis, dont nous avons parlé en son temps, qui abolissait la prostitution légale et qu’on n’avait jamais osé appliquer. En général, on jugea l’ordonnance inapplicable à Paris. Plusieurs prescriptions furent cependant rigoureusement observées. Par exemple, les locataires d’une maison avaient le droit de forcer leur propriétaire à résilier le bail qu’il avait passé avec une « femme dissolue ». Plus encore : un locataire de « bonne vie et mœurs » qui demeurait dans une maison appartenant à une femme de « mauvaise vie » n’avait qu’à la dénoncer comme telle. Si une simple information judiciaire prouvait que sa dénonciation était exacte, la propriétaire était obligée de déloger. On ne put cependant fermer toutes les maisons de prostitution ; quelques-unes prouvèrent qu’elles avaient été en quelque sorte autorisées par saint Louis. Celles que le prévôt de Paris laissa subsister perdirent tous les droits qu’elles tenaient de l’ordonnance de saint Louis. Leur existence devint provisoire. C’est depuis cette époque qu’on appliqua aux lieux de débauche vénale le surnom qui est resté en vigueur : maisons de tolérance. En perdant le droit d’exercer légalement son métier selon tarif fixe et redevances déterminées, la femme « commune » avait acquis, en revanche, la liberté de régler par elle-même les conditions de son industrie, qu’elle exerçait désormais en cachette. L’édit de Charles IX émancipa donc, économiquement parlant, la prostituée de métier. Charles IX et Michel de l’Hôpital, son chancelier, avaient été si contents des applaudissement qui avaient accueilli leur édit qu’ils voulurent réformer les mœurs à coups d’ordonnances. Les lieux de débauche relégués hors de l’enceinte de la capitale, il restait à expulser les prostituées de la cour et des armées. Un nouvel édit, en date du 6 août 1570, prescrit à toutes les filles de joie et femmes publiques de déloger dans les vingt-quatre heures de « nostre diste cour, dans le dist temps, sous peine de fouet de marque ». La prostitution, naturellement, ne tarda pas à reparaître. À partir d’Henri III, sont à la mode les courtisanes qui se modèlent sur leurs ancêtres du temps de Périclès : les Louise Labé, les Marion de Lorme, les Ninon de Lenclos (autour de laquelle se presseront les plus illustres hommes du siècle). Sous Louis XIV, les favorites seront des reines officieuses. Sous Louis XV, tout se fera par elles. Le reste de l’Europe imitera la France. La Révolution met un frein à la prostitution (les prostituées passant pour favorables à l’Ancien Régime). Après Thermidor, elle reparut et fut plus en vogue que jamais. Alors que, sur une population de 600 000 habitants, on comptait à Paris, en 1770, 20 000 prostituées ; vers 1800, il y en avait 30 000. En juin 1799, le commissaire Dupin se plaint au ministre de l’Intérieur : « La dépravation des mœurs – écrit-il en son style administratif – est extrême et la génération actuelle est dans un grand désordre, dont les suites malheureuses sont incalculables pour la génération future : l’amour sodomite et l’amour saphique sont aussi effrontés que la prostitution et font des progrès déplorables. » Depuis, la prostitution n’a fait que croître ; et si la maison close – le bordel – tend à disparaître de nos grandes cités, la maison de rendez-vous, par contre, pullule, et la prostitution clandestine s’affirme de plus en plus. En 1870, il y avait quelque 8 700 filles publiques inscrites sur les registres de la police de Paris. En 1925, il s’en trouvait 7 000 et on comptait 200 maisons de tolérance. On évalue au décuple le nombre des prostituées clandestines, non compris bien entendu les entretenues et les demi entretenues. Depuis 1875, pour fixer une date, une bataille s’est engagée sur la question de la prostitution considérée comme un délit. Si la prostitution est considérée comme un délit, c’est-àdire si on ne reconnaît pas à la personne humaine le droit de se prostituer, si on n’admet pas que la location des organes sexuels relève uniquement de la conscience, la police des mœurs se comprend. On accepte du même coup la réglementation de la prostitution, privilège de l’État, gardien de la morale publique. Mais ce privilège, l’État ne peut l’exercer que grâce à des délégués, à une police spéciale, que sa spécialité même mène à des abus ; d’abord celui de l’arbitraire. La prostitution est plus ou moins tolérée selon les gouvernements, selon les chefs de ces gouvernements, selon les fonctionnaires qu’ils délèguent à l’administration de la police, selon les agents et sous-agents que nomment les fonctionnaires. Cette tolérance est accompagnée de toutes sortes de tracasseries qui placent en vérité les femmes qui y sont soumises « hors du droit commun ». C’est ainsi qu’elles sont obligées de se faire inscrire à la police, de se faire visiter par un médecin (la visite date du Ier Empire) appointé par celle-ci. Immatriculées, elles ne peuvent que très difficilement sortir de la situation sociale où elles ont été parquées. Il leur suffit de s’être prostituées quelque temps, pour être pratiquement considérées comme exerçant cette profession pendant tout le reste de leur vie. En France, une femme, surprise à se prostituer pour la troisième fois, est immatriculée de force, contrainte à la visite médicale régulière et à toutes les autres obligations dont le commerce de la prostitution est susceptible. Nous avons fait, ci-dessus, allusion aux tracasseries dont la prostituée est l’objet ; la mesquinerie de ces tracasseries est absurde, et la décrire nous entraînerait trop loin. Dans telle ville, les prostituées peuvent racoler dans la rue ; dans telle autre, elles ne le peuvent pas. Dans certaines, elles peuvent exercer n’importe où leur commerce ; dans telle autre localité, des rues spéciales leur sont assignées. Dans les agglomérations où elles peuvent racoler dans les rues, on concède à chacune d’elle une rue et parfois même une portion de rue. Malheur à celle qu’on rencontre sur le trottoir où il est interdit de faire de la réclame pour leur commerce ! Une condamnation lui est infligée par un fonctionnaire devant lequel elle comparaît sans pouvoir même être assistée d’un défenseur... Il a fallu la croix et la bannière pour obtenir que les délits relatifs au métier de prostituée fussent soumis au tribunal de simple police où l’on peut se faire assister d’un défenseur. « L’autorité délivre patente aux filles, mais grevée de tant d’obligations restrictives qu’elle en devient caduque. Songez que ces demoiselles ne peuvent se montrer ni dans les rues obscures, ni dans les rues éclairées, ni dans les endroits déserts, ni dans les endroits passagers, et qu’il leur est fait défense d’exercer leur métier à domicile, tandis qu’il est interdit aux logeurs de les recevoir. C’est les tenir en perpétuel état de contravention, autrement dit de servitude. » (E. Reynaud, ancien commissaire de police, Mercure de France, 15 mai 1928.) À certains jours, des rafles ont lieu, où, sous l’inculpation de racolage sur la voie publique, toutes ces femmes sont arrêtées et emprisonnées. On ne sait pas pourquoi on immatricule des commerçantes si ce n’est pas pour les laisser exercer leur métier, ni pourquoi ce qui était permis la nuit dernière ne l’est pas cette nuit-ci. Tout ce qu’on sait – dans une grande ville comme Paris, par exemple –, c’est qu’un peu avant telle grande exposition de blanc d’un grand magasin, on a vu la prison de Saint-Lazare se remplir à la suite de rafles de prostituées, munies ou non de cartes. Par une coïncidence curieuse, ce grand magasin faisait exécuter, en prison, juste à ce moment, des travaux de lingerie à des prix que des femmes du métier n’auraient jamais acceptés. Et nous n’effleurerons que pour mémoire le chapitre des arrestations « erronées ». N’importe quel agent des mœurs peut appréhender une femme qui s’arrête à causer dans la rue à quelqu’un de l’autre sexe. Il peut affirmer qu’il l’a vue « racoler sur la voie publique », et on a vu des ouvrières et des employées, obligatoirement inscrites sur les registres de la Préfecture de police, sans s’être jamais prostituées. Mais tout cela n’est que le hors-d’œuvre. L’examen des différents systèmes de réglementation de la prostitution montre que c’est aux dépens uniquement du sexe féminin que la répression s’exerce. Et non seulement cela, mais que c’est la femme seule qui est rendue responsable de la contamination vénérienne. Au client qui cherche la commerçante, on ne demande rien. Il peut l’infecter, il n’encourt aucune poursuite. La réglementation de la police des mœurs consacre, de la façon la plus cynique, le système de la double morale, ou plutôt de la double moralité. La vente du plaisir sexuel est considérée comme un délit quant à la vendeuse, mais non quant à l’acheteur. On arrêtera la femme qui racole dans la rue, mais on ne dira rien à l’homme qui se sera adressé à elle le premier. Il est évident que cette paradoxale mise hors du droit commun a choqué des esprits généreux, dont la mentalité n’offre cependant rien de révolutionnaire. Et, d’abord, la prostitution est-elle un délit ? Dans son rapport au Président de la République française, en juillet 1903, M. Émile Combes, ministre de l’Intérieur, a reconnu « que la prostitution ne rentre pas dans le cadre des actes délictueux et qu’elle n’est justiciable que de la conscience individuelle », qu’on ne pouvait contester « le droit pour l’être pleinement conscient de disposer de sa personne », mais il avait été précédé dans cette voie par les initiateurs du mouvement abolitionniste international, né en pays protestants. Que veulent les abolitionnistes ? Ramener l’exercice de la prostitution dans le droit commun, abolir le régime d’exception qui procure à l’homme – et uniquement à l’homme – sécurité et irresponsabilité ! Les abolitionnistes maintiennent que l’État n’a pas le droit d’imposer à une femme quelconque la visite obligatoire, sous prétexte de ses mœurs. Leurs voix ont trouvé écho dans certaines contrées protestantes et en Russie, depuis la révolution. Dans ces pays, la réglementation de la police des mœurs a été abolie. Dans les pays catholiques, il n’en est pas ainsi. Mais, en examinant de près le programme abolitionniste, on aperçoit tout de suite l’hypocrisie puritaine qui a présidé à sa rédaction. Sur un point, ils ont raison. Partout où la visite obligatoire a été supprimée, le nombre des malades vénériens n’a pas augmenté, il le semble du moins – un essai fait en Italie n’ayant pas été concluant. Il est vrai que, dans certains pays, au Danemark, par exemple, la déclaration de ces maladies est obligatoire. Mais ces abolitionnistes sont de farouches partisans de ce qu’ils appellent « la propreté de la rue », des adversaires non moins farouches du racolage, de l’outrage public à la pudeur, etc. Il faut s’entendre. Si la prostitution personnelle et privée ne relève que de la conscience, comme de s’adonner au métier de charcutier ou de modiste, il faut laisser à la prostituée la possibilité de faire son commerce. Ou alors l’abolition de la police des mœurs n’est qu’une hypocrisie, qu’une façon dissimulée d’aboutir à la suppression de la prostitution elle-même. En effet, si vous admettez que le charcutier ou la modiste déploient une enseigne, exposent un étalage, annoncent leur marchandise dans les journaux, il faut admettre aussi que la prostituée puisse faire de même. Sinon, elle est rejetée hors du droit commun. Supprimer la réglementation de la prostitution pour la remplacer par le délit de racolage, substituer à la police masculine des mœurs une police féminine de surveillance des voies publiques, c’est ne rien changer. C’est pourquoi il y a eu, et il y a encore, des arrestations arbitraires, même là où la police des mœurs et la réglementation de la prostitution ont été abolies. L’abolition de la prostitution est conséquente à une transformation de la mentalité générale, qui n’accordera pas à la femme « mariée » ou de « bonnes mœurs » une situation morale privilégiée, par rapport à la femme « sexuellement émancipée » et « de mœurs faciles ». La disparition des maladies vénériennes est consécutive également à un état d’esprit courant qui n’établira pas de différence entre les affections des organes génito-urinaires et les lésions des autres parties du corps. Dans un sens plus moral, la prostitution féminine disparaîtra quand les rapports amoureux étant considérés comme des relations cimentant la bonne camaraderie entre humains des deux sexes, il ne viendra plus à personne l’idée qu’ils puissent s’acheter ou se vendre. L’espace dont nous disposons ne nous a permis – on le concevra sans peine – que de parcourir très imparfaitement l’histoire de la prostitution. C’est à peine si nous l’avons envisagée ailleurs que chez les gréco-latins et en France. Il eût fallu décrire ce qu’elle fut, ce qu’elle est encore dans le reste de l’Europe (en Allemagne notamment), en Orient, chez les demi-civilisés. Nous ne voulons pas cependant terminer ce rapide et trop succinct exposé sans quelques remarques : 1° Dans tous les pays civilisés, la prostitution apparaît comme une institution destinée à sauvegarder la chasteté de la femme honnête, que nos mœurs veulent voir arriver « vierge » au mariage. Pour préserver les futures épouses des assauts masculins, la société sacrifie toute une portion de l’humanité féminine. Les femmes chastes naturellement ne savent aucun gré aux sacrifiées de protéger leur chasteté, et oublient que c’est parce que la profession de prostituée est tenue en un si grand discrédit que le mariage acquiert une valeur exceptionnelle. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer qu’il n’y a pas grande différence entre le mariage et la prostitution et que, pour attirer un mari, la jeune fille bourgeoise a recours aux mêmes artifices de séduction – toilette, etc. – que la courtisane. 2° Certaines personnes appartenant à des milieux d’avant-garde, et qui tiennent pour une entrave à l’émancipation de l’individualité ce qu’elles appellent la morale des petits bourgeois et des petits rentiers, ont cru voir dans l’exercice du métier de prostituée une émancipation du capitalisme. Nul n’a droit, en société capitaliste, de condamner une prostituée, mais prétendre que cette industrie émancipe, c’est se tromper grossièrement. « N’avoir point de caractère à soi, se revêtir du caractère de son entreteneur » (comme le conseillait une maîtresse de maison, au temps du Directoire), parce que s’il rencontrait de la contradiction, il irait porter ailleurs son argent ; le salarié qui travaille pour un patron, le bandit qui attaque à main armée un fourgon de banque d’État, ne sont pas obligés de descendre jusque-là. L’ouvrier et le bandit peuvent conserver leur caractère propre, là où ils opèrent, à l’atelier ou sur la grande route. Ce n’est pas le cas pour la prostituée, à l’exception de quelques courtisanes de haut parage, et encore ! 3° Malgré cela, ne semblent pas supérieurs aux prostituées tous ceux qui, pour gagner de quoi vivre, agissent contrairement à leurs convictions ou à leurs opinions. Du salarié obligé de travailler pour un patron, alors que lui répugne l’exploitation de l’homme par l’homme, au littérateur ou à l’artiste écrivant, peignant, sculptant, jouant la comédie sans but autre que de vendre leur production et relativisant celle-ci au goût de ceux qui peuvent payer : tous sont à un degré ou à un autre des prostitués. Et, comme la prostitution sexuelle, cette prostitution économique entraîne une déformation mentale qui vicie toutes les relations humaines. À qui se prostitue davantage : les honneurs, les situations les meilleures, l’avenir assuré. Tant qu’on regardera comme normal de vendre son effort musculaire ou cérébral, la prostitution des organes sexuels existera. C’est folie de vouloir que celle-ci disparaisse alors que fleurit l’autre. Et c’est ce qui explique l’inutilité de toutes les campagnes contre la prostitution sexuelle publique : elles n’aboutissent qu’à développer la prostitution clandestine ; la plus démoralisante de toutes.


E. Armand.

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