mardi 12 août 2025

PROPRIÉTÉ n. f. (du latin : proprietas, même signification). encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Toujours et partout, les objets d’usage courant, nécessaires à l’entretien de la vie : nourriture, vêtements, par exemple, ont fait l’objet d’une appropriation personnelle qui rend possible leur consommation. Mais, en tant que fait social, la propriété implique l’existence d’un droit reconnu et protégé par les chefs ; elle serait une détention légitime que consacre la coutume ou la loi. Loin d’être une institution fixe et toujours identique à elle-même, comme beaucoup de contemporains le supposent, la propriété a revêtu, au cours des âges, des formes différentes. Aujourd’hui, elle a pour caractéristique principale d’être individuelle ; mais, à l’origine, elle fut essentiellement collective. Conquise par le clan, la terre demeurait sa propriété indivise ; tous la cultivaient en commun et bénéficiaient des produits du sol. Le communisme, voilà le régime primitif. Très proches des hommes préhistoriques, les Fuégiens sont restés hostiles à la propriété telle qu’elle existe chez nous. « Si l’on donne une pièce d’étoffe à l’un d’eux, écrit Darwin, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part : aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. » Chaque horde revendique la propriété d’un vaste territoire de chasse et de pêche ; des espaces neutres séparent, d’ailleurs, les hordes les unes des autres. La propriété individuelle porta d’abord sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les objets qui, comme les bijoux et les armes, servaient directement à la personne. Puis elle s’étendit à l’habitation, aux tombeaux des ancêtres et à de faibles portions du sol. Mais, de l’avis de tous ceux qui ont étudié ce problème, la propriété de la terre fut lente à s’établir. La langue hébraïque, remarque Meyer, n’a pas de mots pour exprimer la propriété foncière ; et Mommsen a noté que, chez les Romains, l’idée de propriété n’était pas associée primitivement aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail. Ce qui n’a rien d’étonnant : une peuplade nomade ou qui vit de chasse ne pouvait guère s’intéresser à la possession du sol. Cette dernière n’apparut qu’avec les progrès de l’agriculture : née du désir d’obtenir des récoltes plus abondantes, plus suivies, et qui ne réclamaient pas le défrichement de terres incultes. Mais le droit de propriété fut d’abord réservé à quelques individus privilégiés : les chefs de famille, les seigneurs ou les rois. En Afrique, maints roitelets sont encore propriétaires du pays tout entier : hommes, sol et choses. En principe, le souverain est propriétaire du sol dans les monarchies absolues ; il l’est aussi en Angleterre, du moins à titre de fiction juridique. Dès cette époque, la religion intervient pour protéger l’appropriation ; interdits et cérémonies rituelles sont toujours en usage chez certaines peuplades arriérées. Lorsqu’ils établissent des bornes, les Indiens du Brésil appellent les pajés qui exécutent des cérémonies magiques en battant du tambour et en fumant de longs cigares. Afin de délimiter les frontières, ils pendent quelquefois aux arbres des morceaux d’étoffe ou des paniers. En Nouvelle-Zélande, si un Maori voulait protéger sa moisson, sa demeure, ses vêtements ou quoi que ce fût, « il n’avait, dit Frazer, qu’à les tabouer, et ces biens se trouvaient en sûreté. Pour indiquer que l’objet était tabou, il y faisait une marque : ainsi, s’il voulait se servir d’un arbre de la forêt pour s’y creuser une pirogue, il attachait au tronc un bouchon de paille ; s’il désirait se réserver un massif de roseaux dans un marais, il y fichait une perche couronnée d’une poignée d’herbes ; s’il quittait sa maison en y laissant toutes ses valeurs, il en assurait la porte avec un ligament de lin et l’endroit devenait aussitôt inviolable. » Longtemps, les chefs de famille ne jouirent que d’une propriété temporaire et périodique. À l’époque de Tacite, les Germains partageaient la terre pour une année seulement, durée du cycle des opérations agricoles ordinaires. Avec le perfectionnement des méthodes de labour et le besoin d’un plus long laps de temps, on espaça davantage l’époque du partage. Le mir de l’ancienne Russie, l’allmend pratiqué dans divers cantons suisses peuvent être considérés comme des survivances de cet état de choses. Plus ou moins tôt, des individus ambitieux obtinrent la propriété définitive de leur lot, ouvrant ainsi la porte à des injustices innombrables. « Toutefois, observe Gide, ce n’est point encore la propriété individuelle, le droit de disposer n’existant pas : le chef de famille ne peut ni vendre la terre, ni la donner, ni en disposer après sa mort, précisément parce qu’elle est considérée comme un patrimoine collectif et non comme une propriété individuelle. Ce régime se retrouve encore aujourd’hui dans les Zadrugas de la Bulgarie et de la Croatie, qui comptent jusqu’à cinquante et soixante personnes ; mais elles tendent à disparaître assez rapidement par suite de l’esprit d’indépendance des jeunes membres de la famille. » De familiale, la propriété est devenue individuelle, et la Révolution française la rangea parmi « les droits de l’homme », On a même cherché à rendre la propriété foncière aussi souple, aussi facilement utilisable que la propriété mobilière. En Australie, le système Torrens permet « au propriétaire d’un immeuble de mettre en quelque sorte la terre en portefeuille, sous la forme d’une feuille de papier, et de la transmettre d’une personne à une autre avec la même facilité qu’un billet de banque ou tout au moins qu’une lettre de change ». Aujourd’hui, l’accaparement est complet dans les pays civilisés. « Ce champ est à moi, ce coin de forêt m’appartient ; ne touchez pas ces fruits, car je les revendique ; ne cueillez pas ces fleurs, elles poussent dans mon pré ; écartez-vous de cette fontaine aux eaux limpides, elle est mon bien. » Voilà ce qu’entendra partout le déshérité. Pas une motte de terre pour poser librement son pied ; pas un endroit pour dormir sans l’assentiment du propriétaire ; la grande route elle-même est aux mains de l’État, qui s’adjuge, en outre, tout ce que les particuliers ne revendiquent point. Et le même fait se reproduit dès que les Européens introduisent leur civilisation quelque part. Avec des documents irréfutables à l’appui, V. Spielman a dénoncé ce qui se passe dans nos colonies nordafricaines. De grands rapaces s’abattent sur les contrées soumises à notre administration ; terres productives, richesses minières leur sont livrées par l’État. Malheur à celui qui, pour toute fortune, ne dispose que de ses bras ! La même méthode, les mêmes abus s’observent d’un bout à l’autre du globe. Alors qu’à l’origine, le droit de propriété n’était guère que le droit d’exploiter soi-même son bien ou de le faire exploiter par les personnes de sa famille, il a subi, depuis, une prodigieuse extension. D’autres travaillent et peinent pour le plus grand profit du propriétaire : dans l’Antiquité, ce furent les esclaves ; au Moyen Âge, les serfs ; à notre époque, ce sont les salariés de l’usine et des champs. La possibilité de vendre et de louer ne fut pas reconnue tout d’abord : il semble qu’à l’époque d’Aristote, elle n’était pas encore admise d’une façon générale. L’aliénation ne fut, à l’origine, qu’un acte anormal, entouré de cérémonies extraordinaires ; chez les Romains, la mancipatio ne pouvait se faire qu’en présence de cinq témoins représentant les cinq classes de la nation. Parce qu’il s’oppose au droit d’héritage collectif ou familial, le droit de léguer, qui prolonge la propriété, même après la mort, n’est apparu que tardivement : à Rome, la loi des douze tables le mentionne pour la première fois. De bonne heure, une distinction s’établit d’ailleurs entre les tâches serviles et certaines fonctions considérées comme nobles, et entourées d’un respect religieux. Une véritable réprobation, qui subsistera jusqu’à notre époque, pèse sur le travail manuel. On sait en quel mépris furent tenus les esclaves, et combien peu enviable le sort des serfs ; nombre d’anciens philosophes considéraient le travail manuel et le commerce comme dégradants pour un homme libre ; la loi de Manou range parmi les péchés graves le fait d’exécuter de grands travaux mécaniques ou de surveiller une manufacture ; en France, un noble dérogeait, avant 1789, lorsqu’il se livrait à une occupation lucrative. En brisant le régime corporatif, si important au Moyen Âge, et en instaurant un régime de liberté plus grande, la Révolution française aurait pu conduire à des transformations économiques heureuses et corriger bien des abus. Mais, comme l’a montré Mathiez, les grands ancêtres, que nos politiciens invoquent si volontiers, furent de jolies fripouilles dans l’ensemble. Leur corruption, leur vénalité firent échouer les tentatives d’affranchissement populaire ; elles assurèrent le triomphe de la bourgeoisie. Plus que toute autre, la législation issue de la Révolution française aura permis la royauté de l’or. En principe, elle reconnaissait à tous les individus le droit de propriété ; en fait, elle rendait possible la concentration des capitaux et l’accaparement des instruments de production par une féodalité d’argent. Théoriquement, le salarié était proclamé libre ; mais, en pratique, il était contraint, pour vivre, de louer ses services à un patron qui conservait, pour lui-même, une notable partie du fruit du travail de ses ouvriers. Le Code civil napoléonien multipliait les garanties en faveur de la propriété ; il était presque muet concernant le travail, stipulant à l’article 1 781, qui fut abrogé en 1868, que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, le paiement du salaire de l’année courante, etc. ». Et le Code pénal faisait preuve d’une partialité non moins révoltante. Si des modifications furent apportées ensuite au texte primitif, elles n’ont en rien modifié la situation faite dans l’ensemble au salarié. « C’est un fait bien digne de remarque, quoique rarement signalé, déclare Gide, que ni les textes du droit romain, ni même les articles du Code civil français, n’ont fait figurer le travail au nombre des divers modes d’acquisition de la propriété qu’ils énumèrent. On le comprend, à la rigueur, pour le passé, parce que, dans l’Antiquité, le travail était presque toujours servile... Mais, aujourd’hui, le travail à lui seul ne constitue jamais un titre juridique d’acquisition de la propriété : la caractéristique du contrat de travail, c’est que le travailleur salarié n’a aucun droit à exercer sur le produit de son travail. » Comme l’esclave antique, l’ouvrier moderne n’est qu’un exécutant qui se borne à recevoir des ordres et des instructions. La propriété, que le droit romain définissait jus utendi et abutendi, « le droit d’user et d’abuser », n’a pas perdu son caractère de droit illimité, n’ayant besoin d’aucune justification. D’après notre Code civil, elle demeure « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Et le professeur Baudry-Lacantinerie, résumant l’opinion générale des jurisconsultes, donne ce commentaire du texte légal : « D’une manière absolue, cela signifie que, pour déterminer l’étendue des pouvoirs que le propriétaire a sur sa chose, la loi ne procède pas par voie d’énumération, comme elle le fait pour les autres droits réels. Le propriétaire a, de droit, plein pouvoir sur sa chose. De celle-ci, il peut retirer, par des actes quelconques, matériels ou juridiques, tous les avantages qu’elle est susceptible de lui procurer, sans que personne, en principe, puisse lui demander compte de ses actes. Il jouit de sa chose comme il veut : même, si cela lui plaît, d’une manière abusive. » Ainsi conçue, la propriété devient, très normalement, la base du patronat de droit divin que reconnaissent et protègent nos lois. Parce qu’ils possèdent une certaine quantité de richesses, des parasites peuvent accroître indéfiniment la somme des biens qu’ils détiennent, sans effort personnel. Mais celui qui ne possède rien arrive très difficilement à posséder quelque chose, malgré une vie de labeur continuel et de privations. La libre concurrence n’est qu’un leurre. Pour s’exercer normalement, elle requiert, en effet, l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte, de même que l’absence d’obstacles capables d’empêcher les individus d’occuper une fonction en rapport avec leurs facultés. Or, la situation sociale des parents et la transmission héréditaire des richesses suffisent déjà à rendre extrêmement inégales les conditions dans lesquelles s’engage le combat. Par les avantages qu’il assure, avant tout travail personnel, à des gens qui en sont fréquemment indignes, l’héritage fausse le libre jeu de la concurrence. En pratique, cette dernière a fait place à des monopoles ; une élimination progressive des petits s’est réalisée au profit des gros ; des entreprises géantes absorbent de plus en plus les moyennes entreprises. Et les grands producteurs, si hostiles aux syndicats ouvriers, s’unissent dans le plan national et dans le plan international. Trusts, cartels, ententes de toutes sortes permettent une exploitation plus fructueuse de l’ouvrier et du consommateur. En France, nul n’ignore la monstrueuse puissance du Comité des Forges et les bénéfices scandaleux qu’il réalise aux dépens de la collectivité ; allié à d’autres trusts importants, il commande aux ministres et aux parlementaires. Les sociétés qui ont accaparé le pétrole inspirent la politique internationale, dictent les réponses des divers gouvernements. Nous pourrions multiplier les exemples et montrer que les magnats de la finance et de l’industrie sont au-dessus des lois que les autorités imposent, sans douceur, aux mortels ordinaires. « Lorsque le groupe Standard Oil et le groupe Dutsch Shell, écrit F. Delaisi, se disputaient les gisements de pétrole du Mexique, si le gouvernement de ce pays prenait des mesures favorables à l’un des deux rivaux, une « révolution » éclatait aussitôt et les deux armées marchaient régulièrement sur Tampico, région des puits de naphte. Invariablement, l’une était toujours fournie de canons, de mitrailleuses, voire d’avions de marque américaine, l’autre d’armes de fabrication anglaise. C’est ainsi que le Mexique fut, pendant vingt ans, en proie à la guerre civile. Il n’a retrouvé la tranquillité que depuis que les deux groupes ont constaté qu’on produisait trop de pétrole brut, et se sont entendus pour empêcher l’exploitation de nouveaux gisements désormais inutiles. La Chine nous offre, en plus grand, un spectacle analogue. Depuis vingt ans, cet immense pays est la proie d’une douzaine de toutous, véritables entrepreneurs de guerre qui lèvent des armées de mercenaires. Ces armées sont équipées à l’européenne ; et si l’on veut connaître la provenance de leurs armements, il suffit de suivre dans les journaux les visites de leurs officiers au Creusot, à Saint-Étienne, chez Krupp ou chez Vickers. Les grandes firmes d’armement leur procurent en abondance canons, mitrailleuses et munitions, et sont payées sur le produit du pillage des provinces. Chaque général a ainsi ses commanditaires dont on pourrait trouver les noms dans les banques de Hong-Kong, de Paris, de Londres, de New-York, de Yokohama, ou même de Moscou. De simples déplacements de capitaux déterminent la fusion ou la scission des armées, selon que les commanditaires changent de généraux, ou les généraux de commanditaires. » Schneider, la société Hotchkiss et beaucoup d’autres ont vu croître leurs bénéfices grâce à la guerre sino-japonaise. Et l’on sait que, pour les industriels et les banquiers, les années qui vont de 1914 à 1918 furent une époque bénie entre toutes. Traités, pactes internationaux, engagements solennels, rien ne compte lorsque l’intérêt des groupements capitalistes est en jeu. Chez nous, le Comité des Forges finançait, avant guerre, les associations patriotiques et les journaux bellicistes ; Krupp, en Allemagne, faisait de même. Or, ils s’entendaient parfaitement, afin de mieux rançonner les deux pays et, en cas de guerre, de prolonger le plus possible les hostilités. « J’ai, ici, a déclaré Barthe à la tribune du Palais-Bourbon, le contrat qui a été signé avec Krupp, quelques années avant la guerre, et qui fait bénéficier le grand constructeur de canons d’une réduction de 40 marks par tonne. Ce qu’il y a de grave, c’est que lorsque l’industrie française a traité avec le constructeur de canons allemand, elle savait qu’elle traitait pour la production de guerre. Je dirais plus : elle savait qu’elle fournissait à Krupp un stock pour la guerre qui allait venir. Mieux encore : elle savait que la guerre éclaterait vers 1914. » Le ferro-silicium étant nécessaire à l’industrie de guerre allemande qui en manquait, le Comité des Forges en mettait un stock à la porte de l’usine Krupp, pour qu’elle l’ait immédiatement à sa disposition, en cas de mobilisation. De plus, le même Barthe a déclaré, sans qu’on le démente : « J’affirme que certains adhérents du Comité des Forges ont fourni, pendant la guerre, des matières premières à l’Allemagne et que, pour étouffer cette affaire, le Comité des Forges a gêné les investigations de la justice. » Les industriels allemands n’hésitaient pas davantage à fournir aux Alliés les produits dont ces derniers manquaient et qu’ils avaient en abondance. Le sang coulait à flots ; cela n’importait pas, puisque, des deux côtés de la frontière, les magnats du capitalisme étaient satisfaits. Aucun crime n’arrête l’oligarchie financière qui, présentement, gouverne notre globe. Pour mieux tromper l’opinion, elle sait d’ailleurs revêtir des formes diverses. Voyez les assurances : en observant combien sont nombreuses les compagnies, il semblerait que là, du moins, règne la libre concurrence. Pourtant, dans ce domaine aussi, comme dans bien d’autres, un monopole de fait existe pour le plus grand profit d’une bande d’aigrefins. Sans doute, aucune pénétration ne se constate entre les compagnies, lorsqu’on les examine chacune séparément, à l’exception, bien entendu, de celles qui arborent une raison sociale unique pour chaque branche d’assurance. En apparence, les conseils des différentes raisons sociales sont distincts et sans lien ; la diversité des administrateurs persuade que chaque groupe reste isolé. Mais ces administrateurs émanent d’un même centre ; ils se retrouvent dans les bureaux de la haute finance, et font adopter partout ordres et directives de cette dernière. Pour la façade, les groupes ont l’air de se concurrencer ; en réalité, une poignée d’hommes, qui s’entendent au préalable, loin des regards indiscrets, exerce sur l’ensemble un pouvoir absolu. Et les bénéfices qu’ils réalisent annuellement atteignent des milliards. Ajoutons que les mêmes noms se retrouvent dans les conseils d’administration des compagnies de chemin de fer, des grandes banques, des grandes sociétés industrielles. Toutes les branches importantes de l’activité économique ont ainsi à leur tête les représentants d’une oligarchie financière, qui organise à son profit des monopoles de fait dont l’existence reste inconnue du populaire. Détenant à la fois les services publics, les organes de distribution de crédit et les grandes entreprises de production, en outre maîtresse des journaux les plus répandus, et accordant les pots de vin avec largesse, tant aux députés qu’aux sénateurs, la haute banque dispose des pouvoirs publics et des administrations. L’État, si tyrannique, si implacable pour les pauvres et les ouvriers, n’est que le premier de ses serviteurs. Par lui, elle impose à l’ensemble ses volontés, qu’il s’agisse de contrats, de tarifs ou de procédure ; et, lorsque ses affaires périclitent, le Trésor public se charge de remplir ses caisses vidées par une mauvaise gestion. Chemins de fer, compagnies de navigation, banques en déconfiture, etc., reçoivent ainsi, périodiquement, des sommes qui se chiffrent par milliards. Débordant le cadre national, trusts et cartels s’organisent pour l’exploitation du marché international. L’après-guerre surtout a vu se multiplier les ententes de ce genre. « En présence d’un marché national saturé et d’un trésor à sec, face à des marchés extérieurs envahis par la concurrence, déclare Rhillon dans sa forte étude Le Travail-Argent, l’extension du système des trusts et cartels s’imposa. C’est alors qu’on voit se créer, après de laborieux pourparlers, le cartel européen de l’acier, suivi bientôt du cartel des produits chimiques, du cartel de l’aluminium, etc. Ces ententes internationales, strictement limitées à un objectif défini – le maintien des prix –, et dont le joug s’appesantit sur les États satellites et vassaux, n’impliquent pas une idée d’équilibre et de stabilité, comme on a essayé de le faire croire. Non seulement elles sont susceptibles de s’effriter sous la poussée des circonstances, mais elles laissent le champ libre à toutes les intrigues, à tous les désirs séparés d’expansion, à toutes les manifestations d’impérialisme... Les cartels internationaux ont en vue d’assurer à leurs adhérents un profit normal sur les marchés du dehors. Ce profit normal relève du monopole de fait. Il est fixé sans débat et sans contestation possible du preneur par les maîtres de l’offre. Les organismes producteurs, membres du cartel, sont taxés pour un tonnage déterminé. S’ils le dépassent, ils opèrent une ristourne à la banque du cartel ; s’ils ne l’atteignent point, ils sont susceptibles de bénéficier d’une répartition des fonds constitués par les versements et ristournes, selon des modalités convenues et acceptées. Rappelons ici que le cartel de l’acier faillit se dissoudre, après quelques mois de fonctionnement, du fait que les adhérents allemands, ayant dépassé leur quantum d’exportation, prétendirent ne pas verser les sommes énormes qui leur étaient réclamées statutairement. Il fallut bien leur accorder une majoration de tonnage et une très forte diminution de la redevance. » Dans le domaine financier, les ententes internationales sont beaucoup plus fortes, beaucoup mieux organisées. Maîtresse du globe, la haute banque contrôle la majeure partie de la production industrielle mondiale ; un président de république, un roi paraissent peu de chose à côté d’un Morgan, d’un Finaly ; et la mort d’un Lœwenstein ou d’un Kreuger a des répercussions beaucoup plus graves que la disparition d’un souverain. Ce n’est pas, comme on le croit, dans les parlements ou les présidences du conseil que sont les potentats modernes : ils sont à Wall Street, dans la cité de Londres, à la bourse de Paris, de New-York, de Rome et des autres grandes capitales. Mais cette royauté est instable ; elle peut s’écrouler soudainement, alors que l’État dure et ne perd jamais ses griffes, même lorsqu’il les rentre et fait patte de velours. L’humble fonctionnaire, souple et mielleux devant le banquier tout-puissant, change brusquement d’attitude quand la débâcle arrive. Dégrisés, beaucoup s’aperçoivent alors que s’ils commandèrent en maîtres, c’est parce que l’État, cette puissance plus formidable que le capital, les protégea et les soutint. Gualino, qui finança les entreprises de Mussolini avant de sombrer avec Oustric, a décrit ses impressions quand on l’emprisonna : « Bien que je fisse tous mes efforts pour réagir contre le désarroi où me jetait cet incroyable événement, j’en éprouvais une impression et une émotion indicibles. Quelques heures auparavant, je m’occupais encore de mes employés ; j’étais à cent lieues de penser que, soudain, dans la nuit, on me conduirait en prison. Ah ! Ces verrous continuellement ouverts et refermés, ce cliquetis de clefs, ces longs corridors silencieux et noirs ! On me laissa dans une pièce obscure, partagée en deux par une voûte basse et profonde ; la page blanche d’un gros registre, ouvert sous la lumière électrique, répandait dans l’ombre des reflets clairs. Deux personnes : un scribe et son aide – un détenu – occupaient la pièce ; c’est à peine si, dans l’ombre, je pouvais les entrevoir. J’attendais ; le silence de tombe, qui régnait depuis un bon moment, fut interrompu tout à coup par le détenu : « La dernière personne que je me serais attendu à voir ici, dit-il, c’est bien vous, monsieur le Commandeur. » On me fit répéter mes nom et prénoms comme si on les ignorait. Quand les autres formalités usuelles eurent été faites et le registre signé, je dus subir l’acte le plus humiliant de mon existence : la fouille. Pourtant, je ne manifestai pas ma révolte avec autant de vivacité qu’on aurait pu le supposer : je fus pris d’un découragement inexprimable. Je dus me déshabiller dans l’humidité de la nuit, devant un inconnu ; il fouilla minutieusement chacune de mes poches, toutes mes doublures ; il m’enleva les lacets de mes chaussures, mon faux-col, mes jarretelles, mes bretelles, mes crayons, mon papier ; il me priva de tout... Devant un geôlier qui vous tâte et vous déshabille, assisté d’un autre qui attend avec son trousseau de clefs brillantes accroché à sa ceinture, tous deux indifférents et étrangers, vous n’êtes plus un homme, mais un simple numéro, vous avez la sensation d’être une pauvre chose : une feuille à la merci du vent, une molécule humaine écrasée par le destin. » Gualino, dont le nom rayonnait dans le monde de la finance, qui faisait faire antichambre aux plus grands personnages, s’aperçoit brusquement qu’il n’est rien devant un policier muni d’un mandat d’arrêt. Pareil au père qui mange ses enfants, l’État, protecteur et soutien du capitalisme, sacrifie les banquiers trop impopulaires ou trop compromis, afin de sauver l’institution. Ce qu’il veut, c’est maintenir à tout prix une propriété qui n’est qu’une expropriation forcée des véritables producteurs, c’est conserver, grâce à la loi, un régime qui dépouille la masse des travailleurs au profit d’une poignée de parasites. Ne nous étonnons pas que la haute finance se montre, en période électorale, d’une largesse royale à l’égard des candidats députés ou sénateurs qui, secrètement, promettent de soutenir ses intérêts. Et elle accepte que ses larbins parlementaires se badigeonnent en rouge vermillon, qu’ils affirment des programmes révolutionnaires et crient haro sur les bourgeois, afin de mieux piper les voix des électeurs. Elle sait que, souvent, ses meilleurs chiens de garde se recrutent parmi les partisans de la IIe ou de la IIIe Internationales. En France, nul n’ignore que la caisse de l’Union des intérêts économiques, alimentée par les versements des grands consortiums industriels, commerciaux et financiers, dépense des sommes fabuleuses, à chaque renouvellement de la Chambre des députés. Après le triomphe des cartellistes, en 1924, on fit mine de vouloir poursuivre Billiet, qui s’était chargé de distribuer une part du gâteau à chacun ; mais les députés compromis n’étaient pas tous de droite ; tant de radicaux et de socialistes avaient profité de l’arrosage qu’on renonça, bien vite, à percer le mystère dont s’entourait le corrupteur, chargé de l’achat des consciences par les seigneurs de la haute banque. Aussi est-il dans la logique des choses que les lois fabriquées par les parlementaires favorisent les vols quotidiens des possédants capitalistes, mais frappent sans pitié le pauvre qui dérobe au riche de quoi ne pas mourir de faim. Dans son admirable livre La Douleur universelle il analyse avec pénétration les causes de l’injuste souffrance des pauvres, Sébastien Faure l’a dit : « Étrange filiation de toutes choses en ce monde : le vol d’en haut enfante le vol d’en bas ; la richesse des uns fatalise la mendicité des autres. Ne faut-il pas qu’il y ait des mains pleines de louis pour qu’il y en ait d’autres implorant un sou ? Les premières s’ouvrent pour donner, les autres se tendent pour recevoir. Pourra-t-il au moins voler et mendier en paix, ce paria ? Non ! La loi qui, consacrant et sanctionnant l’organisation sociale, fait infailliblement des vagabonds, des mendiants et des voleurs, la loi dispose de gendarmes et de policiers pour arrêter ces hommes dangereux, de magistrats qui les condamnent, de prisons qui les enferment. Et quand, une fois, une seule, la dure main des premiers s’est abattue sur le collet du délinquant, quand une seule fois, la voix blanche du président a prononcé l’arrêt de condamnation ; quand une seule fois, les portes de la prison se sont fermées sur ce criminel, tout retour en arrière lui est interdit, tout relèvement rendu impossible. Les Jésus modernes ne ressuscitent pas les Lazare de la pauvreté, pas plus qu’ils ne réhabilitent les Magdeleine de la prostitution. » On a tenté, il est vrai, de légitimer le régime actuel en considérant la propriété comme une extension normale de la personnalité humaine, en la ramenant au droit qu’a chacun de disposer du fruit de son travail. Mais, nous l’avons déjà dit, le travail n’est même pas énuméré parmi les moyens d’acquisition de la propriété, soit par les lois anciennes, soit par les codes modernes ; et un examen des rapports actuels entre la propriété et le travail démontre, sans contestation possible, que la formation du capital s’opère non en vertu de l’épargne, mais grâce à la plus-value que l’entrepreneur perçoit sur le labeur de ses ouvriers ou à l’intérêt que le rentier prélève, sans faire œuvre de ses dix doigts. Un accroissement accidentel des valeurs détenues aboutit à l’enrichissement de qui les possède ; le mythe de l’épargne productive doit être chassé définitivement. Gide l’a reconnu : « Qu’y a-t-il de commun, écrit-il, entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s’abstenir ? On ne conçoit pas comment un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n’importe quoi. Le raisonnement qui fait de l’épargne la cause originaire de la formation des capitaux revient à dire, en somme, que la non destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui paraît une logique bizarre... Celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux ; il retire, au contraire, une certaine richesse de la circulation. » Le travail joue, seul, un rôle actif dans la production des divers biens ; la nature se borne à obéir aux sollicitations de l’homme, à se laisser faire, après de longues résistances parfois. Simple instrument de production, et résultat lui-même d’une production antérieure, le capital ne vaut que par le travail de celui qui l’utilise. Dans un régime équitable, chaque individu devrait donc garder pour lui l’intégral produit de son labeur, déduction faite de ce qu’il abandonnerait pour le maintien en bon état, ou le remplacement des instruments de production s’il s’agit d’une entreprise collective. Mais, dans l’usine contemporaine, il faut servir un intérêt au capitaliste, un loyer au propriétaire foncier, des profits à l’entrepreneur ; cette triple redevance pouvant être due à un même personnage, ou à des personnages distincts, selon les cas. Le salarié – employé ou ouvrier –, qui peine pour enrichir les privilégiés, doit se contenter d’une maigre rétribution, prix de son travail considéré comme une marchandise soumise à la dure loi de l’offre et de la demande. Et, comme le chef d’industrie songe à diminuer autant que possible le prix de la main-d’œuvre, afin d’accroître ses profits et, quand la concurrence existe, de vendre moins cher, le salaire de l’ouvrier tend vers un strict minimum lui permettant tout juste de vivre, lui et sa famille. C’est la loi d’airain, dont Ricardo et Lassalle ont parlé avant Marx. On l’oublie maintenant parce qu’elle comporte d’assez nombreuses exceptions, parce qu’on s’est rendu compte que le minimum requis pour vivre dépendait des conditions générales d’existence du temps et du pays, parce que les travailleurs, ayant pris une conscience plus claire de leurs droits, ont réclamé davantage. Elle reste néanmoins exacte partout où la population est dense et où le nombre des bras qui s’offrent est supérieur ou seulement égal à la demande. Comme il est difficile à de pauvres gens très nombreux de se concerter et d’attendre, beaucoup acceptent de travailler à un taux réduit, lorsque les estomacs sont affamés. Dès que le chômage reparaît, la loi d’airain joue à nouveau, au moins sous une autre forme. Elle s’atténue quand les ouvriers sont peu nombreux et deviennent valeur demandée au lieu d’être valeur offerte. Si l’ouvrier fin, l’ouvrier habile échappe partiellement à la loi de misère, c’est qu’il est toujours marchandise rare. L’extrême division du travail et la rationalisation, chère aux Américains, tendent d’ailleurs à faire disparaître ce qu’on appelle l’ouvrier qualifié, car elles ramènent à des gestes purement mécaniques et indéfiniment répétés le labeur de tout ouvrier. Justement, parce qu’elles permettent de produire davantage avec un personnel moins nombreux, et parce qu’elles réduisent le travailleur au rôle de manœuvre, les puissantes machines de l’industrie moderne aggravent la condition des prolétaires ; les inventions scientifiques, qui devraient contribuer au bonheur de tous, ne servent qu’à multiplier les profits de quelques-uns. Comme l’écrit Sébastien Faure : « Toute machine nouvelle ou tout perfectionnement apporté à un outillage existant déjà peut contribuer à accroître la force d’enrichissement du possédant, mais ne diminue pas la pauvreté du non possédant. Que dis-je ? Toute amélioration mécanique ajoute à celle-ci parce que, d’une part, elle intensifie la puissance de production de la classe ouvrière et que, d’autre part, elle diminue sa puissance de consommation. » Ajoutons que les producteurs autonomes deviennent de plus en plus rares : petits artisans, petits boutiquiers se muent en ouvriers, commis, etc., travaillant pour le compte de sociétés anonymes ou de capitalistes milliardaires. Dans le commerce et l’industrie, les moins favorisés ont disparu, alors que d’autres ont vu leurs richesses croître démesurément. L’objet livré sur le marché par l’entrepreneur vaut plus que le salaire payé à celui qui l’a fait ; or, la différence, souvent très grande, entre le prix de vente et le prix de revient constitue le bénéfice du patron. Bénéfice d’autant plus considérable que l’entreprise sera plus importante. De plus, le capital exige une part de la production, l’intérêt, sans aucun travail de son possesseur ; la rente deviendra énorme si le capital est très élevé. Selon la parole de l’Évangile, à celui qui a peu on ôte encore le peu qu’il a ; mais la richesse attire la richesse. Ceux qui, par la rente foncière, s’étaient déjà rendus maîtres de la plupart des matières premières ont pu devenir possesseurs de tous les instruments de travail et de tous les moyens d’exploitation. L’économie capitaliste n’a pas encore fait disparaître la petite bourgeoisie, comme le croyait Karl Marx ; par contre, elle a conduit à une concentration toujours plus accentuée des entreprises industrielles, commerciales, financières. Elle a divisé les hommes en deux catégories : ceux qui vivent, totalement ou partiellement, du produit du travail des autres et ceux qui vivent exclusivement du produit de leur propre travail. Sans doute, il y a de grandes inégalités dans chacune de ces classes ; pourtant, comme le remarque Pierre Besnard dans son beau livre Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, cette distinction n’est nullement arbitraire. « Pour moi, écrit-il, il n’y a pas l’ombre d’un doute ; l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan de la ville ou des champs – qu’il travaille ou non avec sa famille –, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail, appartiennent à la même classe : le prolétariat. La rétribution inégale de leur effort, le caractère différent de leurs occupations ; la considération qui leur est accordée par leurs employeurs dans certains cas, celle qui découle parfois de leurs fonctions mêmes ; l’autorité qui leur est quelquefois déléguée et qu’ils exercent sans contrôle, l’abus qu’ils peuvent faire de cette dernière ; l’incompréhension totale de leur rôle exact, leur prétention de se situer hors des cadres de leur classe et de s’agréger à la classe adverse ne peuvent rien changer à leur situation sociale. Salariés ou non, ils vivent du produit de leur travail. Ils reçoivent d’un patron, d’un tiers, de l’État la rémunération de leur effort. Ils sont, restent et demeurent des prolétaires. Toutes les subtilités, tous les artifices de langage seront impuissants à changer quoi que ce soit à cet état de choses ; et, qu’ils le veuillent ou non, tous ces travailleurs sont appelés à s’unir, parce qu’ils ont des intérêts identiques. Leur association formera la synthèse de classe prolétarienne dans un avenir très prochain. De même qu’un industriel emploie dix ouvriers ou dix mille ; qu’un commerçant utilise quatre employés ou quatre cents ; qu’un financier brasse et fasse fructifier dix millions ou dix milliards ; qu’un propriétaire possède deux maisons ou vingt : tous ces individus appartiennent à la classe capitaliste. Les uns et les autres ne vivent pas exclusivement du produit de leur travail ; ils prélèvent, sur le produit du travail d’autrui, une part de la rétribution de celui-ci ; ils frustrent quelqu’un d’une partie de son effort pour s’enrichir ou pour vivre. Il y a opposition complète entre le frustreur et le frustré. » Volé par son patron en tant que producteur, le prolétaire est victime, en tant que consommateur, des commerçants, petits, moyens et gros. Certes, le détaillant, lui aussi, est souvent victime d’une concurrence impitoyable ; pour tenir malgré ses rivaux, il doit observer avec soin, prévoir, calculer. Mais cette concurrence, qui occasionne un gaspillage énorme d’énergie, il conviendrait de la faire disparaître ; il ne faudrait pas non plus que quatre ou cinq intermédiaires inutiles séparent le producteur du consommateur, provoquant par leur multiplicité une élévation considérable des prix. Aussi, quel révoltant spectacle nous offre le monde capitaliste contemporain ! En haut, des oisifs, gavés de tous les biens, vivent dans des palais splendides, entourés d’un luxe insolent ; sur leur table ne paraissent que les mets les plus recherchés, les boissons les plus exquises ; le salaire annuel de plusieurs familles ouvrières ne suffirait pas à payer leurs habits (sans parler des bijoux de madame qui pourraient assurer le bien-être à des centaines de déshérités). Un nombreux personnel épie les désirs de ces demi-dieux ; leurs autos somptueuses disent à tous qu’il ne s’agit point de mortels ordinaires ; les autorités s’inclinent très bas devant ces personnages à qui leurs bank-notes procurent, sans effort, titres, décorations, mandats parlementaires. Même au cimetière, ils entendent se distinguer du vulgum pecus par la majesté de leurs tombeaux. Ils peuvent encore affecter des allures charitables, pour qu’une presse asservie vante partout leur générosité. Ainsi, Mme Schneider, la femme de l’usinier du Creusot, distribue aux œuvres cléricales quelquesuns des innombrables billets que valent à son mari les guerres qui désolent le globe. Une telle bienfaitrice et son digne époux auront une place de choix, au Paradis, pour avoir gratifié moines et curés de largesses royales. En bas, des prolétaires qu’un labeur de forçat nourrit maigrement, qui logent dans des taudis et que le chômage, la vieillesse et la maladie suffisent à plonger dans un extrême dénuement. Pour prix de la croûte quotidienne qu’il leur jette avec dédain, le patron s’efforcera d’asservir leur esprit, tout en épuisant leur corps ! Et le prêtre, son sinistre auxiliaire, ne parlera aux ouvriers que de résignation ! À ces parias, la société réserve menaces et punitions ; leurs habits usagés les désignent à la malveillance des gendarmes et des policiers ; pour d’insignifiantes vétilles on les conduit en prison. Ceux dont ils entretiennent le luxe, dont ils remplissent les coffres-forts, n’hésitent pas, quand ils le peuvent, à les priver du nécessaire. N’ont-ils pas récemment détruit d’immenses stocks de blé, de café, etc., plutôt que de consentir une baisse de prix favorable aux indigents? Au sens littéral, ces derniers sont des damnés pour qui n’existent ni répit, ni miséricorde. Comme le dit si éloquemment Sébastien Faure, ils « naissent, grandissent, vivent et meurent sans autre horizon que la pauvreté, sans autre perspective qu’une mort prématurée ou une vieillesse indigente. Ils ne connaissent rien des contentements de l’esprit, des satisfactions du cerveau ; leur passé s’appelle déception, leur présent douleur, leur avenir désespérance. » Un régime qui aboutit à de pareilles conséquences, qui dépouille le travailleur au profit des fainéants, qui gaspille inutilement l’énergie humaine, qui assure la domination des grands bandits de la finance, est condamnable, manifestement. Le libéralisme économique, qui compta de nombreux partisans au cours du xixe siècle, et dont les doctrines inspirèrent les législateurs en pays capitalistes, prétend qu’il est impossible et dangereux de vouloir modifier la situation actuelle. Il faut se résigner à voir éternellement des pauvres et des riches, des exploiteurs et des exploités ; c’est une erreur de tenir compte des aspirations de la conscience humaine vers plus de justice. Malgré son nom, un tel système s’avère hostile à la liberté véritable ; il vise uniquement à maintenir les privilèges des détenteurs de la richesse. Oubliant que le régime de la propriété a déjà subi de multiples transformations et qu’il est soumis à un devenir inéluctable, de même que les autres institutions sociales, il érige en principes universels et immuables les règles admises pendant une période limitée de l’évolution. Sa doctrine peut se réduire à trois points : 1° des lois fatales régissent les groupements humains ; ne les ayant pas faites, nous ne pouvons les modifier ; et si nous le pouvions, nous aurions tort d’y toucher, car elles sont bonnes ; 2° expression des rapports qui s’établissent spontanément entre les hommes, elles apparaissent dès que ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, n’agissent plus que par intérêt ; 3° production et distribution des richesses sont gouvernées par ces lois, que le législateur respecte lorsqu’il se borne à favoriser les initiatives individuelles. Ajoutons que les partisans du libéralisme économique sont habituellement des patriotes acharnés ; dans l’usine, à la ferme, ils veulent un patron tout-puissant, dont l’autorité sera soutenue par l’État contre les revendications de ses employés. À leur avis, entrepreneurs et capitalistes ont raison de frustrer l’ouvrier d’une notable partie du fruit de son labeur. Malgré ce qu’affirment les professeurs d’économie politique et les manuels à l’usage des étudiants, la doctrine anarchiste, qui repousse énergiquement l’exploitation de l’homme par l’homme et condamne le régime de propriété consacré par le Code, n’est pas du tout de même ordre que le libéralisme économique. La formule : « Laissez faire, laissez passer », que ce dernier adopte, n’implique nullement la disparition d’un État que l’on charge, au contraire, de maintenir les injustifiables privilèges du propriétaire ; elle réclame seulement pleine liberté pour l’entrepreneur qui veut rançonner cyniquement ses employés ou ses clients ; et, de plus, elle affirme que, dans la lutte économique, le faible n’a qu’à disparaître, le fort ayant pour lui tous les droits. Ce culte du succès, cette apologie des forces malfaisantes se placent à l’opposé de l’idéal libertaire qui réclame pour chaque individu, même le plus faible, toute la somme de bonheur que sollicitent ses désirs. Et c’est dans l’accord de tous, non dans une lutte universelle et implacable, qu’il place le ressort du progrès. Si j’insiste, c’est que cent fois j’ai entendu confondre libéralisme et anarchie, que nulle part je n’ai trouvé une réfutation méthodique de cette fausse assimilation, et que des penseurs, qui ne sont pas sans mérite, condamnent la doctrine anarchiste en raison des effets déplorables engendrés par le libéralisme économique. Ils identifient incohérence et désaccord général avec anarchie ! Cette dernière n’existe actuellement que dans le domaine scientifique et artistique ; encore la science officielle, l’art officiel s’efforcent-ils d’instaurer des dogmes, d’imposer le joug de pontifes qui secondent les desseins des puissants du jour. La concurrence économique, les luttes féroces qu’engendre le capitalisme résultent des privilèges que l’État garantit au propriétaire, au rentier, à l’entrepreneur, des vols que la loi autorise et sanctionne en les baptisant bénéfice ou intérêt. Doctrine insoutenable, le libéralisme économique part de faux principes et d’une analyse incomplète des faits. « L’idée, écrit Gide, que l’ordre économique existant est le produit spontané de la liberté – et qu’il ne pourrait être remplacé que par un ordre fondé sur la contrainte et, par conséquent, pire – ne paraît pas exacte. Cet ordre est, pour une part au moins, le résultat soit de faits de guerre et de conquête brutale (par exemple, l’expropriation du sol de l’Angleterre et de l’Irlande par un petit nombre de landlords a pour origine historique la conquête, l’usurpation ou la confiscation), soit de lois positives édictées par certaines classes de la société, à leur profit (lois successorales, lois fiscales, etc.). » Loin de constituer des exceptions, comme Gide semble le croire, rapines violentes ou confiscations légales sont les sources premières de toute richesse un peu considérable. Et la concurrence économique n’est pas de même ordre que la lutte pour la vie, dans le domaine biologique. La seconde assure le triomphe de l’individu le plus fort, le mieux adapté, la première favorise surtout celui qui triche et fraude. Elle « n’a nullement pour effet de rétribuer les fonctions et les travaux les plus utiles, tels que ceux de l’agriculture, qui tendent à être délaissés, alors que les plus improductifs, par exemple ceux des boutiquiers des villes ou des employés de bureau, sont disputés avec acharnement et ridiculement multipliés ». Elle néglige l’association qui constitue pourtant une force, et si grande qu’elle parvient d’ordinaire à vaincre l’individu isolé, même s’il est énergique et intelligent. Ne soyons pas surpris qu’une telle concurrence se détruise finalement ellemême en engendrant le monopole : comme elle ne réalise pas l’équilibre entre la production et la consommation, des crises fréquentes éclatent qui favorisent l’accaparement du profit total par quelques privilégiés. Les vices du régime actuel étant incurables, de nombreux réformateurs ont proposé de le modifier. Dans un passage de sa République, Platon déclarait déjà que, dans une société idéale, tout serait commun entre les citoyens. Au xvie siècle, Thomas Morus demandait que chacun ne désire rien pour lui-même qu’il ne désire, en même temps, pour tous ses semblables ; et Campanella exposait le système communautaire dans la Cité du Soleil. Les Esseniens, les Vaudois, les anabaptistes et d’autres sectes religieuses ont prêché la communauté des biens. Rousseau, Mably, Morelly furent des présocialistes ; Babeuf est le premier des communistes modernes. Avec SaintSimon, Fourier et leurs disciples, on arrive à ce que l’on appelle, d’une façon ironique mais injuste, le socialisme utopique ou, encore, le socialisme sentimental. Si Karl Marx les a fait oublier, c’est qu’il prétendit rompre avec les abstractions métaphysiques pour constituer une science historique. Avant lui, Ricardo et Lassalle avaient formulé la loi d’airain ; avant lui, Proudhon, qui a malheureusement trop dispersé ses idées, avait donné la théorie de la plus-value et signalé l’antinomie qui existe actuellement entre le mode de production et le mode d’appropriation. Mais, parce qu’on le crut non un rêveur mais un savant, Karl Marx exerça une action immense. Néanmoins, constatation troublante pour celui qu’anime le véritable esprit scientifique, son système tout entier repose sur le matérialisme historique, hypothèse séduisante et qui possède une apparence de rigueur logique, mais indéfendable, car elle néglige des facteurs de premier ordre, dont l’importance fut maintes fois prédominante. Déjà, Blanqui estimait qu’entre l’histoire et l’économie politique il existe des rapports si étroits qu’on ne peut les étudier l’une sans l’autre. Pour Proudhon, les sociétés se meuvent sous l’action des lois économiques, et le progrès social se mesure au développement de l’industrie et à la perfection des instruments. Karl Marx va plus loin et déclare que l’ordre politique et social dépend entièrement de l’ordre industriel, que la condition juridique de l’individu se définit par la place qu’il occupe dans le trafic, que la conscience est un simple reflet provoqué par l’action préalable du milieu tant matériel que social. En conséquence, les luttes économiques, la lutte des classes expliquent l’histoire, aussi haut que l’on remonte dans l’Antiquité. « Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour, déclare Marx, est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui, chaque fois, s’est activée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit. » Marx oublie que les croyances, les sentiments, les besoins moraux, d’autres facteurs encore d’ordre intellectuel ou individuel, sont de puissants moteurs de l’activité humaine. L’auteur du Capital a beaucoup insisté, par ailleurs, sur le phénomène si curieux de la concentration capitaliste. Successivement, les petites, puis les moyennes entreprises doivent disparaitre pour ne laisser place qu’à la grande industrie ; et, par une fatalité inéluctable, les classes moyennes iront rejoindre le prolétariat. Une infime minorité de possédants finira par détenir entre ses mains l’ensemble du capital et des instruments de production, tandis que les masses ouvrières, par une baisse progressive du salaire réel, subiront des conditions économiques de plus en plus dures. Mais cette réduction du nombre des possédants aboutira à la ruine du régime actuel, car les travailleurs, ayant acquis une conscience de classe, s’empareront, pour le compte de la collectivité, des richesses détenues par une poignée de potentats. Si Marx écrit, ce n’est point pour « abolir par des décrets les phases du développement naturel de la société moderne ; mais, pour abréger la période de la gestation et pour adoucir les maux de l’enfantement ». En indiquant le processus nécessaire qui, parti du travail infiniment morcelé et parcellaire, doit aboutir au travail de plus en plus collectif, finalement concentré entre les mains de l’État, il se borne à « lire l’avenir prochain dans le présent bien compris ». Ce n’est pas parce qu’il est conforme à la justice et répond aux meilleures aspirations humaines que le communisme se réalisera, c’est « parce qu’il est dans l’enchaînement des faits historiques qu’il se fasse ». Il serait inutile de vouloir s’opposer à son avènement, car l’homme subit l’histoire ; mais en la comprenant et en y acquiesçant, il la rend moins pénible et la hâte un peu. Beaucoup estiment que les faits n’ont pas confirmé les prévisions de Karl Marx. « Il est inexact, déclare Ernestan, dans une étude très instructive, Le Socialisme contre l’Autorité, qu’en se développant, le capitalisme se soit centralisé. Sans doute, par l’entremise de cartels, groupes financiers, etc., le capitalisme tend à une organisation plus rationnelle, mais le capital se décentralise et devient de plus en plus anonyme par la constitution en sociétés par actions des moyennes et grandes entreprises. À ce propos, remarquons que, dans ses théories sur les mouvements du capital, Marx n’a pas suffisamment tenu compte (cela était peu développé à son époque) de la spéculation et du jeu effréné que permettent le système boursier et les pratiques modernes du crédit, procédés qui entrent pour une part immense dans le mouvement des fortunes d’aujourd’hui, et dont les règles déroutent les économistes les plus savants. Il est inexact que les classes dites moyennes aient disparu ou soient en voie de disparition par le développement de l’économie capitaliste. Les petits commerçants, boutiquiers, artisans, paysans (propriétaires, fermiers, métayers), employés, fonctionnaires, représentants de professions libérales, artistes, techniciens, etc., constituent, dans nombre de pays, une masse numériquement supérieure au prolétariat compris dans le sens « ouvrier ». Ce dernier terme lui-même devient singulièrement élastique et la conception simpliste de la « lutte de classe » peut amener à des anomalies bizarres. C’est ainsi que l’ouvrier chinois est le frère de classe de l’ouvrier américain qui gagne huit ou dix fois davantage. Par contre, le petit paysan ou boutiquier, se débattant contre la ruine, serait « l’ennemi de classe » du maître d’école ou du chef de gare, dont la situation matérielle est bien souvent meilleure. Le propre du capitalisme fut précisément de multiplier, plus qu’aucun autre régime, les catégories économiques et sociales. Il est inexact que le capitalisme doive nécessairement abaisser le salaire. Il peut aussi faire le contraire, et il le fit. Les rigides prédictions marxistes s’appliquent le plus souvent à faux sur le capitalisme, parce que ce dernier est doué de la plus grande souplesse. C’est précisément cette qualité qui rend ce régime le plus résistant et le plus difficile à abattre. » Si Karl Marx indique le processus qui doit aboutir à la disparition du régime actuel, il reste muet sur la période constructive qui suivra cette disparition. Quand cessera l’exploitation économique, l’État, soutien de la bourgeoisie capitaliste, aura perdu sa raison d’être. D’où cette déclaration du Manifeste communiste : « Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. » Et Engels écrira qu’un jour « toute la machinerie de l’État sera reléguée près de la hache de bronze et du rouet dans les musées d’antiquailles ». Mais Marx admettra qu’à titre de force destructive, l’État peut passer au service du prolétariat, avant de s’évanouir de lui-même, lorsque la puissance du capitalisme sera définitivement abattue. Simple résultante de la domination de classe, il doit fatalement disparaître avec elle. Dans l’État, les communistes voient, théoriquement, un mal indispensable mais transitoire, destiné à prendre fin avec le capitalisme d’État. En pratique – hélas ! –, il semble que, dans la Russie soviétique, comme ailleurs, les détenteurs de l’autorité n’abandonneront leur place que si on les y contraint. Les marxistes décrétaient, en 1871, au congrès de Londres, que « l’organisation du prolétariat en parti politique était nécessaire pour assurer le triomphe de la révolution sociale » ; et, l’année suivante, ils affirmaient que « la conquête du pouvoir politique est le grand devoir du prolétariat ». Dès lors, leur principale préoccupation fut de s’emparer de l’État : sa disparition étant reportée dans un avenir dont on ne s’inquiétait pas. Engagé dans cette voie, de plus en plus oublieux de ses origines, le socialisme a sombré finalement dans l’électoralisme : il ne songe aujourd’hui qu’à obtenir de nombreux sièges dans les parlements des divers pays européens. Un réformisme doucereux lui fait complètement oublier ses anciens buts révolutionnaires ; et des compromissions de toutes sortes le déshonorent quotidiennement. Un Millerand, un Viviani, un Paul Boncour, un Vandervelde, un Mac Donald, etc. – nous ne pouvons les citer tous : ils sont trop ! –, ont montré jusqu’où les politiciens de la IIe Internationale savent aller en matière de reniement. Les partisans de la IIIe Internationale rejettent le parlementarisme et mettent leur confiance dans la dictature du prolétariat ou, plus exactement, dans la dictature du parti communiste. Lénine, fervent marxiste, se donne, en théorie, comme un adversaire de l’État. « La lutte des masses laborieuses pour s’arracher à l’influence de la bourgeoisie en général et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, a-t-il écrit, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de l’État. » Et, rappelant le passage où Engels déclare que, le communisme instauré, l’État s’endort de lui-même et meurt, il ajoute : « L’expression « l’État se meurt » est très heureuse, car elle exprime à la fois la lenteur du processus et sa fatalité matérielle. C’est l’habitude seule qui peut produire ce phénomène et qui le produira sans aucun doute. » D’une façon plus catégorique, il dira même : « Sur la suppression de l’État comme but, nous sommes complètement d’accord avec les anarchistes. » Mais ce sera pour ajouter plus loin : « Nous sommes d’accord sur les buts, pas sur les moyens. Et nous considérons l’État prolétarien, la dictature comme une nécessité. » Cette dictature, qu’il identifie avec les ouvriers armés, est « un pouvoir qui s’appuie directement sur la violence et n’est lié par aucune loi ». Sur les ruines de l’État capitaliste, Lénine veut établir un État prolétarien, « à titre transitoire », assure-t-il. Ces vues théoriques furent expérimentées par lui, lors de la Révolution russe. Prévoir le résultat final des transformations accomplies dans la République fédérative des soviets de Russie est encore malaisé. Nous ne nous sommes point mêlés à ses adversaires, lorsqu’on l’attaquait de toutes parts ; et pourtant des faits personnels nous ont révélé l’étroitesse d’esprit de ses dirigeants. C’est vers elle qu’allait notre sympathie, quand tous les réactionnaires du monde se liguaient pour l’étrangler. Et nous lui sommes reconnaissants des coups qu’elle a portés au pouvoir capitaliste. Mais, chez elle, l’État omnipotent réduit l’individu à n’être qu’un numéro dépourvu d’idées propres ; elle fabrique les mentalités en série ; sur son sol, la liberté ne fleurit nulle part. « L’État prolétarien, écrit Ernestan, ne semble pas avoir suivi les prescriptions du prophète Engels. Il ne paraît pas considérer ses interventions dans les affaires sociales comme devenant « de plus en plus superflues ». Quant à s’endormir ? Il ne déclare aucune fatigue et, à moins que le prolétariat russe ne se décide à le tuer, il vivra plus longtemps que le prestige d’Engels lui-même. Tout au contraire, le pouvoir d’État bolchévique enlaça dans ses tentacules, les uns après les autres, tous les éléments de la vie économique et sociale, paralysant du même coup les facultés créatrices et les forces potentielles du prolétariat et empêchant ainsi l’éclosion des véritables élites. L’État, maître de tout, doit par le fait pourvoir à tout ; l’abus engendre l’abus : chaque décret-loi, accentuant la dictature, écarte de plus en plus de la méthode socialiste. Comme ils se rendent compte des résultats, et pour combattre les déceptions, les théoriciens patentés du gouvernement russe se retranchent derrière le régime transitoire qui doit constituer les bases d’un socialisme futur. Ils tiennent le prolétariat en haleine et se dupent peut-être eux-mêmes avec l’électrification, la collectivisation des terres, le plan quinquennal et autres mots d’ordre présentés comme des mythes. Ils oublient ou n’ont jamais su que le socialisme ne se mesure pas à la capacité industrielle, au rythme de la production ou à la puissance économique, mais, avant tout, aux rapports économiques et sociaux des individus ; au fonctionnement de la justice sociale suivant le socialisme. » Dans Vérités et mensonges du bolchevisme, G. Michaud note, avec beaucoup de finesse, les multiples contradictions auxquelles aboutit le régime soviétique. De plus en plus, le travailleur russe se voit frustré de ses droits au profit de l’État ; l’inégalité des salaires subsiste, elle est même beaucoup plus accentuée maintenant qu’au début de la Révolution ; les cerveaux des jeunes, savamment malaxés, ne savent plus que croire en Lénine et obéir à la dictature. « L’État, comme l’individu, écrit G. Michaud, n’échappe pas à l’instinct de conservation : il le subit et se défend par la répression et le renforcement de ses prérogatives. Alors, apparaît l’importance de cette mystification qui poursuit le dépérissement de l’État en le fortifiant, qui prétend faire périr l’État tout en ignorant la voie qui mène à son extinction. » Dans certains domaines, en matière de famille, de mariage, d’avortement, par exemple, les communistes russes sont parvenus à d’heureux résultats en s’inspirant des idées libertaires. Leur campagne systématique de déchristianisation provoque les protestations intéressées des clergés catholique et protestant : parce qu’ils ne font point appel à la violence, comme on l’a prétendu, nous l’approuvons pour notre part. Applaudissons de même à leurs efforts contre l’analphabétisme, à leur désir de diffuser l’instruction ; mais en regrettant qu’ils asservissent les cerveaux aux dogmes marxistes. Point de progrès possible dans l’ordre intellectuel si, abdiquant l’esprit critique, on érige en règle de foi ce qu’affirment les autorités. Comme la Révolution française, la Révolution russe marque une étape dans l’histoire des transformations sociales. En persécutant les anarchistes, les Russes commettent une faute comparable à celle des révolutionnaires français exécutant Babeuf, le précurseur du communisme. Babeuf voulait instaurer un régime préférable à celui que la bourgeoisie fit adopter en 1789, et dans les années suivantes ; l’anarchie est si manifestement supérieure au communisme étatiste qu’un Marx et un Lénine le reconnaissent théoriquement. Mais ils affirment que l’heure de l’anarchie n’est pas venue, comme les jacobins de 1797 estimaient beaucoup trop hâtives les conclusions pratiques auxquelles aboutissait Babeuf. Pourtant, le communisme s’est imposé ; l’anarchie triomphera de même, retardée seulement par le culte de l’État que les bolchévistes érigent à la hauteur d’une religion. Et c’est alors qu’une cité fraternelle sera possible, que l’ère de l’universel amour naîtra. En science, nous concevons la possibilité de recherches et de progrès indéfinis ; dans les rapports entre humains, rien n’autorise à tracer des limites infranchissables aux améliorations qui surviendront. Le succès des doctrines marxistes provoqua l’éclosion de multiples systèmes pseudo socialistes qui, pour rendre le régime actuel plus supportable, voulaient réformer quelques-uns de ses abus. Destinés à barrer la route aux conceptions collectivistes ou libertaires, qui font trembler la bourgeoisie, ce sont, aux heures difficiles, les auxiliaires du capital. En de nombreuses circonscriptions, il est bon de se dire socialiste pour plaire aux électeurs. Et de vagues considérations sur les souffrances du peuple, sur la nécessité d’atténuer des illégalités trop choquantes, introduites dans le programme d’un candidat, suffisent pour qu’il se proclame socialiste. Ainsi naquirent les socialistes patriotes, les socialistes chrétiens, les radicaux-socialistes ; Hitler suivit cet exemple, imité dans tous les pays par les pires réactionnaires. Le démocratisme vague

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