La prostitution est un commerce très ancien. Mais il n’était pas autrefois un commerce libre ; son profit allait exclusivement au propriétaire mâle de la femme ou des femmes dont les charmes étaient mis en location. C’est une des formes de l’esclavage. Quand des hommes réduisaient d’autres hommes en servitude, ils tiraient le meilleur parti de leurs esclaves en utilisant leurs services suivant leur spécialisation (forgerons, bergers, charrons, etc.). Quant aux femmes, en plus du travail de leur spécialisation comme fileuses, tisseuses, etc., elles avaient aussi, quand elles étaient jeunes et jolies, à réjouir le cœur du maître, en partageant sa couche au gré de ses caprices. Je n’ai pas l’intention de faire un historique complet, ni de revenir sur la prostitution sacrée, ni sur cette sorte de prostitution hospitalière qui existait dans certaines tribus primitives. Je commence par remarquer que l’indépendance de la femme n’existait pas autrefois, pas plus qu’elle n’existe en Orient aujourd’hui ; donc, il n’y avait pas de liberté sexuelle. La femme était obligée d’accepter passivement son sort, et il semble d’ailleurs que, sauf exception, l’orientation amoureuse, la différenciation sexuelle aient été assez vagues autrefois – et encore aujourd’hui –, ce qui explique l’indifférence pour la vierge d’être mariée à celui-ci ou à celui-là, et réciproquement. Autrefois, les parents vendaient leur fille en mariage, sans que celle-ci eût un mot à dire, et elle était si jeune qu’elle ne pouvait guère se rendre compte. Encore de nos jours, les filles en Orient et en ExtrêmeOrient sont dans cet état d’infériorité et de soumission complète au chef de famille, et ne font que passer ensuite sous l’autorité d’un mari qu’elles ne connaissaient pas avant. Les hommes non plus, chez les musulmans, ne connaissent pas leur fiancée ; mais les mœurs évoluent depuis quelques décades. Enfin, les bourgeois de notre civilisation moderne, arrangeant un mariage avantageux, ont coutume de dire : l’amour viendra après. Et il arrive, en effet, que chez ces êtres, pour qui l’argent passe avant toute sentimentalité, le mariage crée la reconnaissance sensuelle, le sentiment de protection chez le mari, celui de sécurité chez la femme, et y ajoute les liens qu’apporte la naissance des enfants. Quoi qu’il en soit, et je le répète, sauf exception, ce qui caractérise l’Antiquité, c’est la passivité de la femme en matière d’amour et le peu de tendance au choix chez le mâle, sauf au point de vue des formes physiques. Le chef, le noble, le patricien, et plus tard l’homme riche, ont un harem de captives de guerre ou d’esclaves achetées, disons un lupanar individuel. La femme de condition libre ne s’appartient pas, sa vertu est sauvegardée par la coutume de la tribu. Même quand la tribu a évolué, que la cité est née, que les familles sont plus indépendantes, la femme est surveillée et protégée étroitement. Elle est toujours sous la domination du chef de famille. Des peines féroces frappent le moindre écart sexuel. À plus forte raison, il est impossible que la femme de condition libre, serait-elle plébéienne, glisse à la prostitution. C’est là une chose inconcevable. Cependant, les cités ont grandi. En dehors des citoyens, elles contiennent une population hétérogène, des étrangers de passage venus pour un trafic quelconque, d’autres qui s’installent pour plus longtemps ou à demeure, commerçants ou artisans. Impossible pour eux d’avoir des relations sexuelles avec les femmes de la cité, ni avec les esclaves qui sont propriété privée et gardée. Les plus riches s’achètent eux-mêmes des esclaves. Le plus grand nombre n’a rien, ni même la possibilité du mariage ; des aventures, sans doute, avec des femmes faciles du bas peuple, moins surveillées que les patriciennes, et qui ont besoin d’argent. Encore, la dignité de la famille, de tous les citoyens, même les plus infimes, rend ces aventures scandaleuses et dangereuses, tout au moins dans les premiers temps de la République. II y avait déjà des marchands d’esclaves, allant au loin en quête de marchandise, subornant les filles crédules, enlevant les femmes, ou bien, ce qui fut la règle plus tard, achetant régulièrement filles ou garçons de condition servile contre des produits manufacturés ou de l’argent. Ils fournissaient ainsi les lupanars individuels des aristocrates. Sans doute eurent-ils l’idée d’offrir aux besoins sexuels des étrangers déracinés leurs laissées pour compte ; de créer, avec celles des femmes esclaves qui ne trouvaient pas preneur, des lupanars collectifs à l’usage, non seulement des étrangers, mais aussi de tous les mâles de l’endroit. Si bien que Solon, au moment de la première extension d’Athènes, créa lui-même des lupanars municipaux avec des esclaves achetées à l’étranger (venues d’Asie). Il ne fit que réglementer un état de choses existant, en enfermant la prostitution dans un quartier de la ville sous surveillance officielle et en la taxant au profit de la cité. La morale sexuelle de ces sociétés, en apparence policées, est sauve devant l’histoire, mais le sort des femmes de la plus basse classe, esclaves et même affranchies, est un martyre. Comment pourraient-elles se soustraire à la lubricité des mâles ? Les guerres incessantes renouvellent le troupeau des captives. À l’époque romaine, les légions ramènent d’un peu partout un butin de fillettes et de jeunes femmes ; les plus belles sont choisies par les chefs pour eux-mêmes ou vendues ensuite pour le harem des gens riches, tandis que les centurions et les soldats vendent leur part aux marchands pour le stupre ou pour le travail forcé. Devant l’extension de la cité et l’afflux d’une population venue du dehors, sans cesse grandissante, les patriciens romains n’hésitent pas, par amour du gain, à organiser eux-mêmes des lupanars, où ils livrent à la prostitution leurs propres esclaves, quelquefois ouvertement, le plus souvent par personne interposée. Cela se passe à l’époque de la République romaine, qui jouit, au point de vue historique, d’une réputation de haute moralité. Les esclaves femelles ne pouvaient ni protester, ni faire de scandale. Ce qui devient un scandale pour les moralistes et les partisans de la réglementation, c’est quand la prostitution devient libre, quand s’étale au grand jour une débauche qui existait tout aussi bien auparavant, mais dont seules étaient victimes des esclaves silencieuses. Ils imaginent que l’avènement de la prostitution libre est dû à la fermeture des lupanars ; or, ceux-ci continuent d’exister avec leur population d’esclaves. C’est l’inégalité des richesses qui a rompu les cadres de la cité. Il s’est créé toute une catégorie de femmes, intermédiaire entre celle des femmes libres et celle des esclaves : affranchies, filles d’affranchis, parfois éduquées dès le jeune âge en vue de la prostitution, étrangères venues de Grèce, d’Égypte et d’ailleurs, et qui ont lâché leur famille pour vivre leur vie et tenter fortune, filles de petits propriétaires dépossédés, orphelines, jeunes veuves sans appui, plébéiennes désireuses d’une vie de plaisir, etc. La plupart ont été subornées par quelque richard ou quelque fils de famille. Lorsqu’elles ont cessé de plaire, il faut bien qu’elles fassent commerce de leur corps. Celles qui font florès sont celles qui ont quelque instruction et des talents de danseuse ou de musicienne. L’argent arrive à corrompre les mœurs d’une bonne partie des classes libres. Les hommes et les femmes de la classe riche ne connaissent aucun frein à leurs caprices. Les pouvoirs publics interviennent de temps en temps pour essayer de masquer l’étalage de la galanterie et de refouler la prostitution dans les maisons closes. Mais les mesures qui réglementent la prostitution de lupanar ne peuvent s’attaquer aux causes de la corruption des mœurs, qui sont des causes sociales et qui sont les conséquences d’une inégalité excessive. Le christianisme ne change rien aux mœurs, puisqu’il ne touche pas à l’édifice social. On n’a qu’à étudier les mœurs de Byzance, après la disparition de l’empire d’Occident, pour constater que tout s’y passe comme dans la Rome impériale. Au Moyen Âge, et au fur et à mesure que les villes se repeuplent, la prostitution se développe de nouveau. Les mœurs assez rudes et la claustration de la femme – mise à l’abri des violences, adonnée aux travaux pénibles et incessants du ménage (boulangerie, cuisine, filage, tissage, couture, blanchissage, etc.) et placée dans une situation d’infériorité – ne permettent pas de liberté sexuelle. La religion et l’éducation morale s’y opposent. Il n’y a de prostitution libre que dans quelques très grandes villes, grâce à l’afflux des étrangers riches. Encore les prostituées libres sont-elles souvent pourchassées par la police, et elles sont obligées, pour se protéger de la brutalité des mâles, d’être sous la domination d’un « maquereau ». Les lupanars, qui ont le monopole presque exclusif de la prostitution, sont des bouges où les femmes sont vraiment les esclaves des tenanciers et dans l’impossibilité absolue de jamais recouvrer leur liberté. Malgré tout, pour la malheureuse qui a fauté et est excommuniée par la famille et par l’opinion publique, c’est tout de même un refuge. Méprisée par les épouses légitimes, pourchassée par les mâles, dont la goujaterie n’a d’égale que l’insolence, elle préfère encore cette vie d’esclavage aux aléas, aux avanies et aux vexations qui sont le lot de toutes celles qui essayent de vivre isolées. Sauf quelques exemples rares de courtisanes riches et indépendantes, dans des milieux de luxe et protégées par le milieu, et dans des moments fugaces de civilisation plus libre. La femme n’a pas d’indépendance. Elle est sous la domination familiale et économique de l’homme. Il faut arriver jusqu’aux Temps modernes, c’est-à-dire jusqu’à ce que la femme commence à avoir un peu d’autonomie économique, pour voir la liberté sexuelle apparaître et la prostitution se transformer. Jusque-là, les bordels sont en pleine prospérité. Rien ne s’oppose au trafic des femmes. Les maisons de Paris fournissent la province et une partie de l’étranger. À cause des conditions tout à fait misérables du travail féminin, le recrutement se fait facilement, surtout parmi les filles qui arrivent désorientées de la province. On ne peut guère se représenter aujourd’hui quel pouvait être le sort d’une femme, souvent illettrée, arrivant dans une grande ville, à une époque où il n’y avait ni poste rapide, ni chemin de fer, ni télégraphe, etc. Elle était presque aussi isolée des siens que si elle était allée dans un pays étranger. Une fillette, livrée à elle-même, courait les plus grands risques de tomber dans les pattes d’un proxénète. Même plus tard, vers 1885, les révélations de la Pall Mall Gazette montrèrent qu’il existait à Londres un commerce courant de vierges et de fillettes impubères pour la consommation des riches amateurs. Le scandale fut tel que sous la pression de l’opinion publique et spécialement de l’opinion féminine anglaise, déjà plus éduquée que celle du continent, le gouvernement prit l’initiative de réprimer la traite des blanches et parvint à la supprimer en Angleterre. * Voilà pour le passé, quand les jeunes filles esclaves ne pouvaient pas échapper à la prostitution imposée par le maître, ou, plus tard, quand les filles isolées ne pouvaient guère se soustraire à la concupiscence des mâles. Aux Temps modernes, l’indépendance de la femme commence à apparaître, mais une indépendance relative, avec les risques que comporte la liberté, surtout dans une société où l’argent est maître. Si la femme n’est plus sans défense devant la brutalité masculine, on ne peut aller jusqu’à dire que la prostitution soit volontaire. Aucune fille, dans ses rêves, n’a l’ambition ne se prostituer. Elle peut avoir plus ou moins consciemment l’ambition de trouver un mâle à son goût (époux ou amant) qui lui donnera, avec l’aisance ou le luxe, des satisfactions de vanité. Mais aucune n’aura jamais à priori l’idée de se prostituer, c’est-à-dire de vendre son corps sans amour ou sans goût. Pour glisser à la galanterie, il faudra qu’elle y soit amenée ou forcée par les influences et les circonstances du milieu. Certes, il ya un petit nombre de femmes qui tomberont à la prostitution avec la plus grande facilité et, pour ainsi dire, sans résistance. De même qu’il y en a un petit nombre d’autres qui, en toute circonstance, feront une résistance invincible et préféreront le suicide à la capitulation. Entre ces deux pôles, et allant de l’un à l’autre avec des nuances infiniment variées, oscille la grande masse, l’immense majorité des femmes, plus ou moins influençables dans un sens on dans l’autre, suivant leur éducation, le milieu, les circonstances, les conditions économiques. Suivant justement ces conditions économiques, suivant qu’on observe un milieu social dans une période de misère ou dans une période de prospérité, les résultats de l’observation sont différents. Dans la cohue misérable des fugitifs, en temps de guerre ou en temps de révolution, dans les périodes de famine, des jeunes filles se vendent pour pouvoir manger. En période de prospérité, et surtout lorsque la femme accède à une certaine indépendance économique, la prostitution a davantage pour mobile le goût des hommages et de la toilette ; elle n’est plus imposée, elle dépend plutôt du caractère. Dans le premier cas, elle est essentiellement un phénomène d’économie sociale, dans le deuxième cas l’influence morale intervient davantage, bien que le recrutement de la galanterie professionnelle se fasse surtout dans les classes déshéritées. N’y a-t-il pas prostitution à un seul mâle comme il y a prostitution à plusieurs ? C’est cette seconde forme qui est considérée comme la véritable. Mais combien de jeunes filles se marient ou sont mariées, ou se donnent en dehors du mariage à un mâle qu’elles n’aiment pas, afin d’avoir la sécurité et de s’assurer une situation de supériorité comme richesse et comme rang social ? Combien de parents, pour ces mêmes raisons, poussent leur fille à entrer dans le lit légal d’un mari qui lui répugne ? Pourtant, faut-il condamner ces autres parents qui, plus expérimentés que leur enfant, cherchent à sauvegarder son avenir, en la détournant d’une amourette, d’un emballement irréfléchi, et lui conseillent un mari qui sera pour elle un compagnon sûr ? Et d’ailleurs, comment sonder les cœurs ? Comment établir les véritables mobiles, parfois inconscients, qui déterminent une femme à s’amouracher d’un homme riche, prometteur d’une vie facile ? Ne soyons pas absolus dans notre jugement. Mais nous pouvons nous étonner que tant de femmes mariées, qui ne sont à vrai dire que des femmes entretenues, mais légalement, osent juger avec mépris les femmes entretenues sans être passées par le mariage officiel, et englobant dans leur dédain même celles qui se donnent librement par amour. Si une femme s’éprend d’un homme qui lui paraît supérieur par son prestige physique (force), par son prestige moral (courage), par le prestige de son intelligence ou de sa culture, par le prestige de ses dons artistiques, elle peut tout aussi bien être séduite par le prestige du chef, que ce soit un patron ou un roi. Tant de choses peuvent entrer dans la genèse de l’amour. Et l’amour excuse tout. Mais ce qu’on appelle prostitution, c’est se donner sans amour ou sans goût à un mâle, afin de participer à ses richesses ou à sa puissance de domination. Beaucoup de filles ou de jeunes femmes ont au fond du cœur un désir de domination sexuelle. Les romans, les flatteries des hommes dévergondent leur imagination. Elles se placent sur un piédestal, sur le piédestal de l’idole sexuelle. Du point de vue d’un moraliste chrétien, on pourrait dire que cet idéal inconscient de beaucoup de femmes est la cause profonde de leur perdition. Elles croient avoir été créées pour recevoir des hommages. Elles font la grâce de dispenser au mari, ou à l’amant, ou à d’autres encore, leur beauté et leur élégance (et quelquefois leur mauvaise humeur). Elles entendent ne pas partager les soucis du mâle et ne pas travailler. L’idéal des idoles sexuelles est d’être entretenues richement. Elles ont du rôle social de la femme une conception tout à fait erronée. À travers les âges, les femmes, même celles de la classe moyenne, ont toujours peiné à la tâche, quelquefois très durement, en tout cas plus longtemps que les hommes. N’ont jamais vécu dans l’oisiveté que les femmes de la classe opulente et quelques jolies filles de la classe pauvre servant au plaisir de quelques mâles riches. On peut admirer une idole sexuelle comme un objet d’art, on peut s’en servir avec joie pour des fins sexuelles. Elle ne sera jamais une associée, une compagne, ou bien il lui faudra abdiquer son esprit de domination. Devant l’inégalité des conditions et des fortunes, l’appât des richesses est irrésistible pour certaines personnes. Dans toute autre société, d’ailleurs, il y aura toujours des dames désireuses de s’élever au premier rang dans l’adoration des hommes, et qui n’hésiteront pas à se servir de leurs avantages physiques pour y parvenir, tout au moins pour s’assurer les bonnes grâces et la protection des supérieurs dans une administration, même socialiste, et dans toute organisation hiérarchisée. Il y a d’autres dames qui préfèrent conserver la considération publique, ou du moins qui ne séparent pas leur ambition de la prospérité familiale. À l’insu ou avec le consentement de leur mari, elles travaillent elles-mêmes à son avancement ou lui conquièrent des honneurs, des avantages, des bénéfices ou des richesses. Que ce soit un patron, un supérieur hiérarchique, un ministre ou un roi que ces épouses vont solliciter, c’est le même mobile qui les pousse. La femme d’un fonctionnaire, qui a des bontés pour le chef de son mari, est comparable en quelque sorte à Mme de Soubise, qui enrichit sa famille des libéralités de Louis XIV, ou à Sarah, femme d’Abraham, qui se prostitua au pharaon (Genèse, chap. XII). En général, ces femmes sont libres de se prostituer ou non, et c’est même ce qui leur permet de tenir aux mâles la dragée haute et de faire leur chemin dans le monde. Toutes les femmes n’ont pas la possibilité de devenir idoles sexuelles, même à égalité de beauté. Chacune est plus ou moins fixée dans son milieu et par les relations qu’elle peut s’y faire. Il est rare qu’elle puisse s’en évader. Les femmes qui forment le troupeau des esclaves sexuelles, sous la surveillance avilissante de la police, ne peuvent pas sortir de leur catégorie, elles sont véritablement « des femmes perdues ». Si, donc, une jeune prostituée a débuté dans un milieu pauvre, il faut qu’elle se dépêche d’en sortir, sinon elle croupira dans l’abjection. Et comment, par quelles relations pénétrera-t-elle dans les milieux de luxe ? Les proxénètes sont eux-mêmes différents. Et elle est encore trop jeune pour comprendre ce qu’il faut faire, si elle n’est pas sous une protection éclairée. Un engagement dans la moindre revue de music-hall est un moyen de se faire valoir auprès des mâles de la classe riche, et c’est le rêve de quelques jeunes filles qui veulent se faire une place dans le monde. Mais il n’est pas donné à toutes de réaliser leur rêve. Le changement de milieu est donc affaire de chance. Tout dépend du hasard d’une aventure. Le rôle de la chance se fait bien voir dans le cas de ces courtisanes de luxe qui tombent, après une fortune éphémère, dans les rangs de la basse classe ; c’est qu’elles n’ont pas eu assez d’intelligence, ni assez de sécheresse de cœur pour se maintenir là ou le caprice du sort les avait placées. Donc, l’intelligence a, elle aussi, un rôle effectif dans l’arrivisme d’une prostituée. Non seulement pour se maintenir dans les rangs de la haute galanterie, mais tout aussi bien pour y parvenir. À ce point de vue, on pourrait presque dire que les prostituées de luxe sont des prostituées volontaires, tandis que celles de la basse prostitution se contentent de vivre ; elles subissent leur sort avec passivité, sans rien y pouvoir. Celles qui, intelligentes et ambitieuses, ont commencé dans les bas-fonds se démènent pour capter la chance ; elles multiplient les tentatives, acquièrent de l’expérience, choisissent avec plus de discernement les lieux de plaisir où elles fréquentent, choisissent aussi leur amant de cœur au lieu d’en rester l’esclave, et s’en servent pour agrandir le cercle de leurs relations dans des milieux plus raffinés. (Voir les Mémoires d’Eugénie Buffet.) Il est à peu près inutile de dire que les cas de réussite sont assez rares. Les malheureuses filles qui végètent dans la basse prostitution restent là où elles sont tombées. Elles ont l’esprit de mollesse, lié le plus souvent à une certaine stupidité (ce qui n’exclut pas la ruse, la ruse des arriérés) ; elles arrivent facilement à la résignation d’abord, à l’indifférence ensuite ; elles se laissent souvent exploiter par un souteneur ou un amant de cœur. Entre les prostituées intelligentes et énergiques et celles qui sont apathiques ou débiles mentales, il y a toutes les nuances possibles, suivant le degré d’intelligence et suivant la chance. Pourtant, les unes et les autres présentent presque toutes le même caractère commun : elles n’ont pas beaucoup de sentiments affectifs. Dans le domaine de la morale générale, l’affectivité joue déjà un très grand rôle ; elle sert de lien aux relations humaines et s’oppose aux réactions d’égoïsme antisocial. Dans le domaine particulier de la morale sexuelle, l’affectivité joue un rôle prépondérant. Ce qui donne la suprême joie, dans les rapports sexuels, c’est l’association de la jouissance charnelle et de la communion sentimentale de deux êtres. Quand il y a dissociation entre l’acte et les sentiments affectifs, cet acte devient une corvée. Chez un certain nombre de personnes, surtout chez les mâles, l’attrait physique peut compenser l’absence de sentiments ; mais la satisfaction physiologique obtenue, les plus délicats éprouvent le dégoût d’eux-mêmes et de leur partenaire. Ces remarques s’appliquent aux gens chez qui les besoins sentimentaux ont pris un certain développement. Une femme, pourvue d’affectivité, se donnera corps et âme à son amant, mais répugnera à se donner à plusieurs. Elle fera donc plus d’efforts pour échapper à la prostitution – sauf si elle y est poussée par l’amant – que celles qui sont indifférentes. « Ça nous coûte si peu, disait Ninon de Lenclos, et ça leur fait tant de plaisir. » Devise d’une femme intelligente, sceptique et volage. Une certaine sécheresse de cœur et l’ambition de devenir une idole sexuelle, alliées à quelque intelligence, voilà les qualités de celles qui, avec beaucoup de chance, savent arriver à une situation enviable dans la prostitution de haut vol, en tout cas qui vivent en indépendance avec le souci des apparences. Il ne faut pas confondre avec ces femmes, préoccupées du désir de paraître, la jeune fille qui a des relations sexuelles par amour, en dehors du conformisme légal. Par amour, ou même simplement par goût ou par plaisir, mais sans calcul. Tel est le cas de celle qu’on appelait la grisette, il y a cent ans, et qui existe toujours. Elle recherche la vie sentimentale, la tendresse de l’homme ; elle est sensible aux doux propos, aux gentilles attentions. La jeune fille se mettra en ménage avec un camarade de son âge, et, si cet essai ne réussit pas, elle prendra un nouvel amant, et arrivera assez souvent à se fixer, lorsqu’elle aura trouvé une affection sérieuse et un partenaire de son goût, ou lorsque le temps aura atténué le caractère un peu volage de ses propres sentiments. Ou bien la jeune fille, rebutée par la grossièreté de son milieu, prêtera une oreille complaisante aux compliments bien tournés d’un jeune bourgeois, étudiant ou autre, qui lui offrira des distractions et une vie plus gaie que celle qu’elle menait auparavant. Qui osera jeter la pierre à celles qui préfèrent, comme beaucoup de jeunes garçons, une jeunesse de plaisirs à une vie morne et morose ? Pourquoi faire une distinction entre la morale masculine et la morale féminine ? La plupart des uns et des autres s’assagissent avec le temps et se fixent aux environs de 25 ans. On voit de ces jeunes filles épouser leur amant, dénouement si redouté par les familles bourgeoises. Chez presque toutes, les préoccupations de la vie matérielle l’emportent peu à peu sur le plaisir. Ou bien le désir d’avoir des enfants à choyer et à élever. Elles se mettent en ménage, et font d’aussi bonnes mères de famille que celles qu’on épouse avec leur virginité. Quelques-unes mènent une vie indépendante, tout en ayant des relations avec un ami de leur choix. Il n’en est pas moins vrai qu’à fréquenter les milieux de plaisirs, les jeunes filles risquent de se laisser peu à peu imprégner par la moralité de l’endroit, d’autant que si elles sont d’esprit volage, elles sont amenées à changer de partenaire, soit par suite d’un mauvais choix, soit à cause du caprice de leur goût. Il n’y a que le premier pas qui coûte. Elles peuvent s’habituer aux mœurs que pratiquent les mâles et à ne pas attribuer d’importance au changement sexuel. Leur mentalité se modifie sous l’influence des flatteries et des sollicitations dont elles sont l’objet de la part des hommes, surtout si elles sont très jolies, et quelques-unes prennent celle des femmes entretenues, pour qui seuls les cadeaux comptent et sont un tribut obligé à leur beauté. Elles peuvent ainsi glisser à la galanterie, si elles sont nonchalantes ou si elles y sont acculées par le chômage. Nous laisserons de côté la haute prostitution. Les dames qui sont assez intelligentes, assez dépourvues de sentimentalité et qui ont assez de chance pour conquérir une vie de luxe n’ont pas besoin de protection. Elles sont maîtresses de leur corps et elles savent mener les mâles par le bout du nez. Il y aura toujours sans doute des idoles sexuelles. Toutes les femmes, comme les hommes, sont ou devraient être maîtresses de leur corps, c’est-à-dire de s’accoupler comme il leur plaît, et même d’en tirer profit. L’État considère la prostitution comme un délit toléré, mais ce n’est un délit que pour les pauvresses. Nous ne pouvons nous placer à ce point de vue, d’autant qu’on laisse aux mâles toute la liberté sexuelle. Entendons-nous sur cette liberté. Seules les grues de haut vol peuvent choisir. Les femmes de la basse prostitution n’ont pas, en réalité, de liberté. Elles ont glissé à leur condition, beaucoup par suite de leur déficience mentale, et toutes par suite de leur infériorité sociale et des circonstances du milieu où elles étaient placées. Le rôle de la société devrait être de protéger les adolescentes et de les empêcher de tomber à la situation lamentable d’esclave sexuelle. Intervenir après le glissement, c’est trop tard. Une fois tombée à la prostitution, la femme finit par ne plus éprouver ni dégoût, ni honte. Si quelques-unes se tirent hors de l’esclavage sexuel, ce n’est pas pour aller ou pour retourner à la servitude et à l’insécurité du salariat, puisqu’elles estiment que leur métier leur donne plus de profit et plus d’agrément. Il faut bien comprendre que l’habitude a changé leur façon de voir. L’habitude, pour elles encore, est une seconde nature. Quelles sont les causes qui favorisent l’acheminement à la prostitution ? La puberté produit un certain déséquilibre dans le caractère et peut inciter la fillette non surveillée à des coups de tête dont elle sera la victime, dans les conditions sociales actuelles. Non pas que les sens soient éveillés, sauf chez quelques anormales qui présentent d’ordinaire, en même temps, de l’arriération mentale. On a remarqué, en effet, que ces arriérées ont souvent un développement sexuel précoce. Le sensualisme, plus précoce et plus accentué chez elles que chez les jeunes filles normales, n’étant pas contrôlé et freiné par l’intelligence, par une intelligence suffisamment développée, en fait de très bonne heure les victimes du premier malotru venu et, quelquefois, les proies des trafiquants de chair humaine. Prostituées et souvent délinquantes, ces malheureuses sont envoyées en maison de correction, quelques-unes plus tard en prison ; et elles achèvent de se corrompre dans ces établissements officiels. De toute façon, même si elles ont échappé aux mésaventures judiciaires, la paresse, l’insouciance, l’apathie les maintiennent dans la pratique habituelle de la prostitution ; elles peuplent les maisons de tolérance ; elles n’ont pas d’autre métier. Et leur ignorance, leur inintelligence, leur irresponsabilité en font les meilleures propagatrices des maladies vénériennes. Mais toutes les autres adolescentes sont, elles aussi, exposées, si elles ne sont pas protégées. À la puberté, la fillette devient coquette, elle cherche à attirer l’attention masculine, elle est déjà une demoiselle, alors que le garçon n’est encore qu’un gamin qui n’a que rarement l’occasion et l’audace de passer à l’offensive de l’acte sexuel. La fillette, elle, n’a pas besoin d’être préparée à l’acte, elle n’a qu’à le subir. Elle est étonnée et flattée qu’un adulte, qui lui paraît bien supérieur par son âge, par sa situation lui fasse la cour, qu’un Monsieur lui présente ses hommages. Elle s’imagine connaître la vie, et cette prétention péremptoire la rend sourde aux avertissements. À cet âge tendre, beaucoup de fillettes ont besoin d’être protégées contre leurs imprudences et contre les tentatives de mâles lubriques. À vrai dire, il n’y a que le premier pas qui coûte, et l’habitude peut être vite prise par des fillettes irresponsables qui ne savent où elles s’engagent. La vie paraît si simple, elles sont courtisées et reçoivent des cadeaux. Mais encore, si elles sont capables de faire le saut toutes seules, faut-il, pour glisser à la prostitution, que le milieu, que l’entourage soient pour elles un encouragement, ou qu’elles soient entraînées par l’amant. Les enquêtes faites à ce sujet montrent que, dans l’ensemble, les prostituées ont été déflorées entre 13 et 16 ans, c’est-à-dire au début de la puberté, quand la fillette n’est capable de faire aucun choix et qu’elle est une proie facile pour un mâle sans scrupules. Ce sont ces jeunes personnes qui fournissent d’ordinaire le troupeau des prostituées. Elles n’ont pas encore eu le temps de se créer une personnalité. Elles sont souvent peu intelligentes, ou en tout cas sans éducation, ou avec l’éducation d’un milieu spécial. Que feraient-elles en dehors du commerce de leurs charmes ? Elles n’y songent même pas, elles s’adaptent étroitement à ce genre de vie qu’elles continueront jusqu’à leur mort ou à la déchéance complète, à moins que des circonstances exceptionnelles ne les tirent du milieu. Plus avancées en âge, de quelques années seulement, elles seront mieux averties et ne succomberont pas si facilement, ou bien ce sera quelquefois, brutalement, sous le coup de causes extraordinaires, comme un bouleversement social, une crise économique violente, des chutes individuelles dans la misère. La plupart des femmes, qui ont été ainsi amenées à se prostituer après 20 et surtout après 25 ans, n’en prennent pas toujours irrémédiablement l’habitude. Elles en tirent ressource provisoire et accessoire, ou bien ce sera le moyen pour elles de satisfaire leurs ambitions. Donc, pour éviter la chute dans la galanterie, la protection de l’adolescente est nécessaire, une protection affectueuse, c’est-à-dire surtout la protection maternelle. Or, dans un milieu tout à fait misérable, si, en outre, les parents sont alcooliques, s’ils sont très prolifiques – ce qui va ordinairement ensemble –, qui prendra le temps et la peine de s’intéresser à la conduite d’une fillette ? L’enfance a besoin d’être protégée. Or, dans ce milieu, la question de nourriture passe au premier plan : il faut vivre, et les aventures sexuelles n’ont pas beaucoup d’importance. La défloraison est souvent précoce ; elle est la conséquence d’amusements risqués avec des garçons du même âge. Sans compter les cas ou la mère, la sœur aînée sont débauchées, la promiscuité fait disparaître toute pudeur, la pudeur qui est la première réaction de défense de la vierge. La fillette a hâte de s’évader d’une famille où les liens affectifs n’existent pour ainsi dire pas, où la vie est pénible. L’ignorance de tout métier la met dans un état complet d’infériorité sociale. L’influence de camarades vicieuses, de quelques voisines dévergondées n’est pas contrariée ou empêchée par l’affection familiale. Le manque de scrupules des mâles fera le reste. Ajoutez à cela l’envoi en apprentissage beaucoup trop tôt, l’initiation perverse de l’atelier, etc. La démoralisation se fait par l’affrontement de deux morales : celle de l’adolescence, naïve, imaginative et généreuse, et celle des adultes, réaliste, ironique et cynique. Et puis il y a l’exemple et l’encouragement de camarades plus âgées, qui, ayant des mœurs mercantiles et se sentant plus ou moins consciemment dans un état d’infériorité morale, cherchent à faire du prosélytisme parmi les jeunes. Sans compter, parfois, le maquerellage de quelques patronnes ou contremaîtresses. Certaines professions exposent, plus que d’autres, les adolescentes. Dans quelques-unes (métier de mannequin, etc.), où les jeunes filles sont obligées d’avoir quelque élégance, interviennent l’insuffisance des salaires féminins et les tentations. Dans d’autres, les femmes sont soumises directement aux sollicitations des mâles (filles de salle, domestiques, etc.). Et, ici, la cause principale est l’immoralité des patrons. Ce sont eux qui sont responsables de la tenue de leur maison. Il y a des maisons bien tenues, et d’autres où le patron, afin d’attirer la clientèle, favorise les entreprises des galants. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte la lubricité des patrons euxmêmes, qui cherchent à abuser de leur autorité pour assouvir leurs désirs. Et, enfin, dans le glissement à la galanterie, il faut considérer le rôle du suborneur, des proxénètes de toute espèce, y compris le jeune homme « du meilleur monde » qui entraîne la jeune fille dans les lieux de plaisir, dans les dancings, où la prostitution est considérée comme un moyen normal de gagner sa vie ; car l’opinion publique, l’opinion d’un milieu donné est le fondement de la morale de ce milieu. Dans ces milieux de plaisir, l’alcoolisme joue un certain rôle, enlevant aux hommes et aux femmes le contrôle de leurs actes, les mettant à la merci de leurs impulsions, tout au moins faisant disparaître leurs hésitations. L’alcoolisme a encore un rôle plus général dans la genèse de la prostitution, car il est souvent la cause des familles nombreuses, il jette les fillettes hors du foyer familial intenable, il est responsable aussi de l’arriération mentale chez un certain nombre d’enfants. L’excessive inégalité sociale place les jeunes filles de la classe pauvre dans une situation d’infériorité vis-à-vis de la concupiscence des hommes riches, et quelques-unes d’entre elles se laissent séduire par le désir d’une vie facile. Mais, s’ajoutant à toutes les conditions qui influent pour entraîner les adolescentes à la prostitution, le facteur le plus efficace de démoralisation est le manque de protection et l’isolement, agissant d’autant plus que les filles sont plus jeunes. Les grandes agglomérations urbaines réalisent le mieux cet isolement et y ajoutent les tentations. N’oublions pas, parmi les isolées, les jeunes filles qui viennent du fond de la province chercher du travail dans une grande ville, surtout celles qui sont sans métier, par conséquent mal armées pour l’existence. Aujourd’hui, la femme peut pourtant mieux se défendre contre les entreprises brutales du mâle. Si elle tombe à la prostitution, c’est d’ordinaire sans y être contrainte directement. Celles qui aiment les aventures se contentent de passades espacées, si elles ont un métier. Et celles qui glissent à la pratique courante de la galanterie préfèrent la maison de rendez-vous à la maison close, où pourtant l’esclavage à vie n’existe plus. Cela se comprend bien ; ce sont seulement les aléas et la dureté des temps et des mœurs qui peuvent obliger un être humain à aliéner sa liberté. Ainsi, la forme même de la prostitution se modifie. De leur côté, les hommes préfèrent de beaucoup conquérir une femme ou avoir l’illusion de la conquête. Les mœurs ont changé. Les brasseries de femmes ont disparu depuis longtemps, les maisons de tolérance ont diminué dans une proportion considérable. Le racolage n’existe plus à Paris qu’aux alentours des Halles et dans quelques rues mal famées. Les rencontres se font dans les dancings, les maisons de rendez-vous. La prostitution tend à devenir libre, elle n’est souvent qu’un moyen accessoire de se procurer des ressources complémentaires, destinées principalement à la toilette. Dans une société encore plus évoluée, où ne sévirait plus l’inégalité économique avec son cortège de privations et de servitudes, les fillettes seraient sans doute mieux protégées, en ce sens que le besoin de gagner la vie ne forcerait plus les parents à les envoyer beaucoup trop tôt en apprentissage, où elles affrontent, non sans danger, la moralité des adultes. La plus grande réforme contre la prostitution serait de continuer l’instruction et l’éducation des adolescents jusqu’à la possession complète de leur profession, en même temps que d’une culture générale, et qu’on ne traitât pas autrement les étudiants techniques et professionnels (qu’on appelle les apprentis) que ceux ayant choisi la carrière des lettres ou des sciences. Si, parfois, quelque fillette faisait une escapade, elle ne risquerait plus d’en subir, comme aujourd’hui, des conséquences extrêmes et imméritées, et de tomber sous la surveillance de la police. Les essais amoureux comportent toujours un risque, mais ils ne sont tout à fait dangereux que dans les cas d’infériorité sociale, surtout dans une société mercantile. Les femmes adultes seront sans doute plus libres que maintenant de se comporter à leur gré, elles ne seront plus obligées de se prostituer. Le mercantilisme ayant disparu, l’attrait sexuel où intervient souvent la supériorité de l’amant (supériorité physique, ou intellectuelle, ou sociale) pourra s’exercer librement. Les femmes qui sont folles de leurs corps auront le pouvoir, comme aujourd’hui certaines dames de la classe riche, de choisir leur partenaire. Mais la liberté sexuelle, déjà de plus en plus grande, comporte le risque de la diffusion des maladies vénériennes. C’est pourquoi beaucoup de moralistes, abandonnant la vieille pudibonderie religieuse, d’ailleurs souvent hypocrite, mettent en avant la santé publique, et, croyant la sauvegarder, réclament le maintien des règlements de police et celui des maisons de tolérance. Le procès de la police des mœurs – organisation de contrôle de la prostitution – n’est plus à faire ; elle est une ignominie. Ce n’est pas sortir du cadre de cette étude – car les prostituées, d’abord, sont ses victimes – que de rappeler ici les vices de l’institution, l’aberration de ses agents, leur fréquente abjection, leurs procédés souvent crapuleux. La police des mœurs a été instituée, non pour combattre la prostitution, considérée comme un mal inévitable et même comme une profession utile, mais pour protéger les honnêtes gens, c’està-dire en majorité les fêtards, contre les insolences et les chantages des prostituées. C’est pourquoi, si elle protège les maisons de tolérance comme une institution sociale, elle entend tenir aussi les autres prostituées sous sa coupe, grâce à des règlements qui lui donnent un pouvoir absolu (pouvoir d’arrestation sans mandat et droit d’incarcération sans jugement). Pratiquement, les filles galantes sont ainsi soumises au bon plaisir des policiers qui surveillent leurs allées et venues, leur interdisent l’entrée des promenades et des établissements de bon ton (la courtisane de luxe peut passer partout), les arrêtent et les emprisonnent à la moindre incartade, ou supposée telle, laissant les unes racoler ouvertement et empoignant celles qui n’ont pas l’heur de leur plaire, sous le prétexte d’un délit imaginaire. Les agents des mœurs, qui, certes, n’ont pas postulé leur emploi pour des raisons de haute moralité et qui n’ont pas été choisis non plus pour leur intelligence, se trouvent chargés d’un service d’autorité sur des êtres privés de défense et ne pouvant leur opposer que la ruse ou le cynisme. Ils exercent leur fonction d’une façon arbitraire. La plupart le font sous la forme d’un système de terreur, soit par excès de zèle à l’encontre d’un troupeau méprisable, soit par sadisme, soit pour profiter gratuitement des faveurs des persécutées. Plus d’un va jusqu’à monnayer le commerce des filles qui, subjuguées, se vendent à son profit. Dans certains pays où la prostitution est interdite, celle-ci se pratique très bien, mais la prostituée doit payer une redevance aux agents des mœurs pour qu’on la laisse tranquille. Aucune protestation possible. Qui irait ajouter foi aux accusations d’une telle femme ? Ce qui explique la psychologie et la conduite des gens en général, et des policiers en particulier, vis-à-vis des prostituées, c’est le mépris. On se croit tout permis à l’égard d’êtres méprisables et peu intéressants. Paul Valéry a marqué quelque part qu’il faut nécessairement mépriser les gens pour s’employer à les réduire. Il parlait des indigènes coloniaux, et tel est en effet l’état d’esprit de nos sous-officiers conquérants, traitant les Rifains de salopards et tout autre indigène de cochon et de saligaud. Le docteur Rousseau a noté le même état d’esprit chez les surveillants et administrateurs du bagne ; le mépris que ces gens-là ont des condamnés les amène à légitimer à leurs propres yeux tous les abus de pouvoir qu’ils commettent journellement, les mensonges, les vols et les concussions, la cruauté et le sadisme. Exploiter une prostituée apparaît donc comme tout à fait légitime. L’argent qu’elle gagne est de l’argent mal acquis, qu’elle jette ensuite par les fenêtres ; et elle le gagne si facilement. L’exploitation de ces malheureuses femmes paraît presque être considérée comme une revanche, au jugement de la plupart des mâles, et surtout des mâles qui constituent la brigade des mœurs. La pitié n’entre pas plus dans l’âme d’un proxénète que dans l’âme d’un policier ; et à ce point de vue, leur mentalité est la même. Chair à plaisir, chair à subir. Comment pourrait-elle se défendre contre les vexations ? Dans toutes les institutions humaines, une autorité qui n’est jugée que par elle-même, sans que les assujettis aient aucun moyen de faire entendre une réclamation, fût-ce indirectement, et quand il n’y a qu’une seule garantie, théorique et illusoire, le contrôle des supérieurs sur les agents, cette autorité aboutit toujours à la pratique normale des abus. Les chefs se contentent de veiller à ce qu’il n’y ait pas de scandale, et ils ne s’aperçoivent pas que le véritable scandale est l’existence même de leur notoriété et de leur fonction. Et le pouvoir discrétionnaire de la police ne s’arrête pas encore là. Il fait, lui aussi, le recrutement de la prostitution sous prétexte de moralité publique. Il opère l’arrestation des jeunes filles, peut-être légères, amoureuses du plaisir et des tendres propos, désireuses de passer leur jeunesse en joie, comme le font les jeunes garçons. Une fois arrêtées, c’est leur mise en carte, tout au moins à bref délai, et leur incorporation forcée dans l’armée des prostituées. Sans compter les erreurs et les abus de pouvoir. Bien des scandales ont été dénoncés par la Ligue des droits de l’homme. Le scandale véritable est la mise en carte. C’est l’effroi des débutantes, des irrégulières, de celles qui cèdent de temps en temps au plaisir et au profit de l’aventure, mais qui n’en ont pas l’habitude. Elles savent qu’immatriculées elles font définitivement partie d’une caste à part, urveillée et méprisée. Il faut qu’elles-mêmes acceptent un nouvel état d’esprit, rejettent toute espérance et prennent leur déchéance comme une condition normale. Et c’est peut-être cette acceptation qui scelle le caractère définitif de leur situation. Ainsi la police, au lieu de combattre la prostitution, ne fait qu’étendre son domaine. Son idéal bureaucratique serait certainement de tenir sur ses registres et à la merci de son arbitraire toutes les femmes en situation irrégulière. Danger pour la sécurité publique, conflit entre le régime soi-disant de protection et le régime de liberté, il est vrai que la moderne police des mœurs prétexte le souci de la santé publique. Illusoire prétention... En effet, la prostitution dite clandestine (où elle englobe d’ailleurs la liberté sexuelle) échappe de plus en plus à la répression. Les mœurs ont changé. Si les statistiques, souvent tendancieuses, semblent montrer que les bordels fournissent peu de maladies vénériennes, c’est que ceux-ci sont de moins en moins nombreux : 32 à Paris, 7 à Marseille. Leur persistance tient en grande partie à l’existence des garnisons militaires. Et l’observation médicale montre qu’on peut tout aussi bien qu’ailleurs y contracter syphilis et blennorragie, dans les moments d’affluence, quand les clients se succèdent sans interruption. La visite de santé hebdomadaire n’est nullement une garantie. En réalité, la prophylaxie des maladies vénériennes dépasse amplement le débat sur les lupanars et sur la police des mœurs. Tandis que les maisons closes tendent à disparaître, la liberté sexuelle, de plus en plus grande, pose le problème pour toute la population. D’où la nécessité de l’éducation médico-hygiénique du public. Le danger est que cette éducation ne porte pas sur les arriérées mentales, indifférentes et irresponsables. Les profanes ne savent distinguer, et pas toujours, que la grande aliénation mentale. Les juges et les policiers considèrent comme des paresseuses invétérées et comme des vicieuses de pauvres femmes qui sont des déséquilibrées, des instables ou des apathiques. Une enquête, faite par des médecins psychiatres, a montré que les neuf dixièmes des jeunes prostituées emprisonnées à la Petite Roquette sont des enfants arriérées. Il faudrait dépister les arriérées de bonne heure, avant l’âge de 7 ans, les placer en internat dans des écoles spéciales, et plus tard les protéger, spécialement les adolescentes, contre les aléas de la vie sociale. Toutes les adolescentes doivent être protégées, mais la protection doit être plus stricte quand il s’agit de fillettes anormales, et cette protection n’est actuellement réalisée que dans les familles aisées. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage le problème, l’argent et l’inégalité apparaissent comme les causes sociales qui favorisent la prostitution.
M. Pierrot.