II LES RAISONS DE LIRE
Il devient urgent de cesser de commenter Bataille (même si son commen taire est encore assez mince). Nous devrions le savoir, Blanchot nous l’a dit à demi-mots, comme il lui convenait, refusant de commenter ce refus de commentaire. Aussi n’ai-je pas l’intention de le commenter à sa place. (Mais Blanchot ne fait si souvent pas autre chose que « commenter » Bataille : pensant avec lui, s’entretenant avec lui, infiniment. Aussi écrit-il : «Comment en était-il venu à vouloir l’interruption du discours? Et non pas la pause légitime, celle permettant le tour à tour des conversations (...) Ce qu’il avait voulu était tout autre, une interruption froide, la rupture du cercle. Et aussi tôt cela était arrivé : le cœur cessant de battre, l’éternelle pulsion parlante s’arrêtant. ») Du reste, il ne peut pas s’agir d’un « refus ». Il n’y a eu et il n’y aura jamais rien de simplement répréhensible ni de simplement faux dans le fait de commenter ce qui, s’étant avancé dans l’écriture, s’est déjà proposé au commentaire, et en réalité a déjà commencé de se commenter soi-même.
Mais telle est l’équivoque de Bataille : il s’est engagé dans le discours, et dans l’écriture, assez loin pour se soumettre à toute la nécessité du commentaire. Et donc, à sa servilité. Il a proposé une pensée assez avant pour que son sérieux lui retire la souveraineté divine, capricieuse, évanouissante, qui était pourtant son unique « objet ». (Cette limite déchirante, désolante et joyeuse, allégée, cette délivrance de la pensée qui n’abdique pas — tout au contraire — mais qui n’a plus lieu d’être, ou qui n’a pas encore lieu d’être. Cette liberté d’avant toute pensée, et dont il ne peut jamais être question de faire un objet, ni un sujet.) Mais lorsqu’il s’est dérobé à ce geste, à cette proposition et à cette position de penseur, de philosophe, d’écrivain (et il se dérobe sans cesse, n’achevant pas ses textes, et encore moins sa « somme » ou son « système » de pensée, n’achevant même pas ses phrases, à l’occasion, ou bien s’acharnant à retirer par une syntaxe désaxée, déjetée, ce que l’enchaînement d’un cours de pensée déposait comme une logique ou comme un propos) — lorsqu’il s’est dérobé, il a aussi dérobé l’accès à ce qu’il nous communiquait. « Équivoque » : est-ce le mot? Peut-être, s’il s’agit de l’équivoque d’une comédie, d’un simulacre — qu’il ne faut pas hésiter à lui imputer aussi. Bataille toujours a joué l’impuissance d’achever, l’excès, tendu à rompre l’écriture, de ce qui fait l’écriture : c’est-à-dire, de ce qui simultanément l’inscrit et l’excrit. Il l’a joué, puisqu’il a écrit sans cesse, écrivant partout, sans cesse, l’épuise ment de son écriture. Ce jeu, cette comédie, il les a dits, il les a écrits. Il s’est écrit coupable de parler du verre d’alcool au lieu de le boire et de se soûler. Se soûlant de mots et de pages pour dire et pour noyer à la fois la culpabilité immense et vaine de ce jeu. Se sauvant aussi par là, si on veut, et toujours trop certain de trouver le salut dans le jeu lui-même. Ainsi, ne se déprenant pas d’une comédie trop visiblement chrétienne de confession et d’absolution, et de rechute dans le péché, et à nouveau d’abandon au pardon. (Le christianisme en tant que comédie : la réparation de l’irréparable. Bataille lui-même a su combien le sacrifice était comédie. Mais il ne s’agit pas de lui opposer l’abîme d’un «pur irréparable ». L’esprit de catastrophe qui nous domine, c’est une liberté plus haute, plus terrible peut-être, mais tout autrement, qui doit nous en défaire.) Cette comédie est aussi la nôtre : un sacrifice de l’écriture, par l’écriture, que l’écriture rachète. Nul doute que certains en ont remis dans la comédie, au regard de ce que furent, malgré tout, la retenue et la sobriété de Bataille. Nul doute qu’on en a trop fait sur cet arrachement des ongles à la main de l’écrivain, sur cette suffocation dans des souterrains de littérature et de philo sophie. A moins qu’on ait à la hâte reconstitué des séquences de pensée, col maté les brèches avec des idées. (Commentaire dans les deux cas.) Cela n’engage à aucune critique des commentaires de Bataille (et si cela devait être le cas, j ’y serais impliqué). Il en est de puissants et d’importants, et sans lesquels nous ne pourrions même pas poser la question de son commentaire. Mais enfin, Bataille écrivit : «Je veux éveiller la plus grande méfiance contre moi. Je parle uniquement de choses vécues ; je ne me borne pas à des démar ches de la tête. » (VI, 261) Comment ne pas être atteint par cette méfiance ? Comment poursuivre simplement la lecture, puis refermer le livre, ou comment annoter ses marges ? Si je souligne seulement ce passage, et si je le cite, ainsi que je viens de le faire, déjà je le trahis, je le réduis à un « état d’intellection » (comme Bataille le dit ailleurs). Cependant, il s’était déjà réduit de lui-même à quelque chose où l’intellection, assurément, n’épuise pas tout, mais n’en surveille pas moins la scène. Ailleurs, encore, Bataille écrit que l’écriture est le « masque » d’un cri et d’un non-savoir. Que fait donc cette écriture qui écrit cela même? Comment ne masquerait-elle pas ce que, un instant, elle dévoile ? Et comment ne masquerait- elle pas, en fin de compte, ce masque même qu’elle dit être, et qu’elle dit appli quer sur un « silence criant » ? Le coup est imparable, la machinerie ou la machi nation du discours est implacable. Bien loin de surgir et de nous assourdir, le cri (ou le silence) a été dérobé dans sa nomination ou dans sa désignation, sous un masque d’autant moins repérable qu’on a prétendu le montrer, le nommer lui aussi, pour le dénoncer. L’équivoque est donc inévitable, elle est insurmontable. Elle n’est pas autre chose que l’équivoque du sens lui-même. Le sens doit se signifier, mais ce qui fait le sens, ou le sens du sens, si on veut, n’est pas autre chose en vérité que « cette liberté vide, cette transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge d’avoir un sens » (VI, 76). Bataille n’a pas cessé de se battre contre cette charge, il n’a écrit que pour s’en décharger — pour atteindre à la liberté, pour se lais ser atteindre par elle —, mais écrivant, parlant, il ne pouvait que se mettre en charge à nouveau de quelque signification. « Se vouer par une position de principe à ce silence et philosopher, parler, est toujours trouble : le glissement sans lequel l’exercice ne serait pas est alors le mouvement même de la pensée. » (XI, 286) L’équivoque, c’est de passer par la pensée pour dépouiller l’expé rience de la pensée. C’est la philosophie, c’est la littérature. Et pourtant, l’expérience dépouillée n’est pas une stupidité — même s’il y a en elle de la stupeur. Le moindre commentaire de Bataille l’engage dans une direction de sens, vers quelque chose d’univoque. Aussi Bataille lui-même, lorsqu’il voulut écrire sur la pensée avec laquelle il entrait le plus en communauté, il écrivit Sur Nietzsche, dans un mouvement essentiellement voué à ne pas commenter Nietzsche, à ne pas écrire sur lui. «Nietzsche écrivit “avec son sang’’ : qui le critique ou mieux l’éprouve ne le peut que saignant à son tour. » « Qu’on n’en doute plus un instant : on n’a pas entendu un mot de l’œuvre de Nietzsche avant d’avoir vécu cette dissolution éclatante dans la totalité.» (VI, 15, 22.) Mais il en va de même pour tout commentaire, de quelque auteur, de quel que texte que ce soit. Dans un écrit, et aussi dans un écrit de commentaire (que tout écrit, à son tour, est plus ou moins), ce qui compte, ce qui pense (à la limite, s’il le faut, de la pensée) est ce qui ne se prête pas sans reste à l’univocité, ni du reste à une plurivocité, mais qui bronche sous la charge du sens, et la met en déséquilibre. Bataille ne cesse pas d’exposer cela. A côté de tous les thèmes qu’il traite, à travers toutes les questions qu’il débat, «Bataille» n’est que protestation contre la signification de son discours. Si on veut le lire, si la lecture se met d’emblée en rébellion contre ce commen taire qu’elle est, et contre la compréhension qu’elle doit être, il faut lire à chaque ligne le travail ou le jeu de l’écriture contre le sens. Cela n’a rien à voir avec le non-sens, ni avec l’absurde, ni avec un ésoté risme mystique, philosophique ou poétique. C’est à même la phrase — paradoxalement —, à même les mots et la syntaxe, une façon, souvent gauche ou déjetée, dérobée en tout cas autant qu’il est possible à l’opératioon d’un « style » (« au sens acoustico-décoratif du terme», comme dit Borgès), de peser sur le sens même, donné et reconnaissable, une façon de gêner ou d’oppresser la communication de ce sens, non pas d’abord à nous, mais à ce sens lui-même, à sa possibilité de signifier et de se signifier. Et la lecture doit rester à son tour pesante, gênée, et sans cesser de déchiffrer, pourtant toujours en deçà du déchiffrement. Cette lecture reste prise dans l’étrange matérialité de la lan gue, elle s’accorde à cette communication singulière qui ne se fait pas seule ment par le sens, mais par la langue même, ou plutôt, qui n’est que communication de la langue à elle-même, sans dégagement de sens, dans un suspens du sens, fragile et répété. La vraie lecture avance sans savoir, elle ouvre toujours un livre comme une coupe injustifiable dans le continuum supposé du sens. Il faut qu’elle s’égare sur cette brèche. Cette lecture — qui est tout d’abord la lecture elle-même, toute lecture, inévitablement livrée au mouvement soudain, fulgurant ou glissant, d’une écri ture qui la précède et qu’elle ne rejoindra qu’en la ré-inscrivant ailleurs et autrement, en l’ex-crivant hors d’elle-même — cette lecture ne commente pas encore (il s’agit du début de lecture, d’un incipit toujours recommencé), elle n’est ni en mesure ni en posture d’interpréter, de faire signifier. Elle est plutôt un abandon à cet abandon à la langue où l’écrivain s’est exposé. « Il n’y a pas pure et simple communication, ce qui est communiqué a un sens et une couleur... » (II, 315) (et sens, ici, veut dire mouvement, avancée). Elle ne sait pas où elle va, et n’a pas à le savoir. Aucune autre lecture n’est possible sans elle, et toute « lecture » (au sens de commentaire, exégèse, interprétation) doit y revenir. Mais ainsi, Bataille et son lecteur se sont déjà déplacés par rapport à l’équivoque. Il n’y a pas d’un côté l’équivoque du sens — de tous les sens possibles, l’équivoque des univocités multipliées par tous les « actes d’intellection » —, et de l’autre l’« équivoque » du sens qui se déleste de tout sens possible. Il s’agit en définitive de tout autre chose, et que Bataille savait : c’est peut-être même cela qu’avant toute autre chose il «savait», « ne sachant rien ». Il ne s’agit pas de cette machinerie nécessaire et dérisoire du sens qui se propose en se dérobant, ou qui se masque en se signifiant. En rester là condamne l’écriture sans appel (à coup sûr, cette condamnation hantait Bataille), et condamne aussi bien au ridicule ou à l’insupportable la volonté d’affirmer une écriture déro bée à l’intellection et identique à la vie (« J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne, j’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels. » VI, 261). Car c’est toujours, encore, un discours plein de sens, et qui dérobe la « vie » dont il parle. Ce qu’il y a d’autre, et sans le « savoir » de quoi Bataille n’aurait pas écrit, pas plus que n’écrirait quiconque, c’est ceci : en vérité, l’«équivoque» n’existe pas, ou elle n’existe qu’aussi longtemps que la pensée considère le sens. Mais il n’y a plus d’équivoque dès qu’il est clair (et cela est clair, forcément, avant toute considération du sens) que l’écriture excrit le sens tout autant qu’elle inscrit des significations. Elle excrit le sens, c’est-à-dire qu’elle montre que ce dont il s’agit, la chose même, la « vie » de Bataille ou le « cri », et pour finir l’existence de toute chose dont il « est question » dans le texte (y compris, c’est le plus singulier, l’existence de l’écriture elle-même) est hors du texte, a lieu hors de l’écriture. Toutefois, ce « dehors » n’est pas celui d’un référent auquel renverrait la signification (ainsi, la vie « réelle » de Bataille, signifiée par les mots « ma vie »). Le référent ne se présente comme tel que par la signification. Mais ce « dehors » — tout entier excrit dans le texte — est l’infini retrait de sens par lequel cha que existence existe. Non pas la donnée brute, matérielle, concrète, réputée hors-sens et que le sens représente, mais la « liberté vide » par laquelle l’exis tant vient à la présence — et à l’absence. Cette liberté n’est pas vide en ce qu’elle serait vaine. Sans doute, elle n’est pas ordonnée à un projet, à un sens ni à une œuvre. Mais elle passe par l’œuvre du sens pour exposer, pour offrir à nu l’inemployable, l’inexploitable, inintelligible et infondable être de l’être- au-monde. Qu’il y a — l’être, ou de l’être, ou encore des êtres, et singulière ment qu’il y a nous, notre communauté (d’écriture-lecture) : voilà qui provo que à tous les sens possibles, voilà qui est le lieu même du sens, mais qui n’a pas de sens. Écrire, et lire, c’est être exposé, s’exposer à ce non-avoir (à ce non-savoir), et ainsi à l’« excription ». L’excrit est excrit dès le premier mot, non pas comme un « indicible », ou comme un « ininscriptible », mais au contraire comme cette ouverture en soi de l’écriture à elle-même, à sa propre inscription en tant que l’infinie décharge du sens — dans tous les sens qu’on doit donner à l’expres sion. Écrivant, lisant, j ’excris la chose même — l’« existence », le « réel » — qui n’est qu’excrite, et dont cet être fait seul l’enjeu de l’inscription. En ins crivant des significations, on excrit la présence de ce qui se retire de toute signi fication, l’être même (vie, passion, matière...). L’être de l’existence n’est pas imprésentable : il se présente excrit. Le cri de Bataille n’est pas masqué ni étouffé : il se fait entendre comme le cri qu’on n ’entend pas. Dans l’écriture, le réel ne se représente pas, il présente la violence et la retenue inouïes, la sur prise et la liberté de l’être dans l’excription où l’écriture à chaque instant se décharge d’elle-même. Mais «excrit» n’est pas un mot de la langue, et on ne peut pas non plus, comme je le fais ici, le fabriquer sans être écorché par son barbarisme. Le mot « excrit » n’excrit rien et n’écrit rien, il fait un geste gauche pour indiquer ce qui doit seulement s’écrire, à même la pensée toujours incertaine de la lan gue. « Reste la nudité du mot écrire. », écrit Blanchot, qui compare cette nudité à celle de Madame Edwarda. Reste la nudité de Bataille, reste son écriture nue, exposant la nudité de toute écriture. Équivoque et claire comme une peau, comme un plaisir, comme une peur. Mais la comparaison ne suffit pas. La nudité de l’écriture est la nudité de l’existence. L’écriture est nue parce qu’elle « excrit », l’existence est nue parce qu’elle est « excrite ». De l’une à l’autre passe la tension violente et légère de ce suspens du sens qui fait tout le « sens » : cette jouissance si absolue qu’elle n’accède à sa pro pre joie qu’en s’y perdant, en s’y renversant, et qu’elle se présente comme le cœur absent (l’absence qui bat comme un cœur) de la présence. C’est le cœur des choses qui est excrit. En un sens, Bataille doit nous être présent de cette présence, qui écarte la signification, et qui serait, elle-même, la communication. Non pas une œuvre rassemblée, rendue communicable, interprétable (toujours, les « Œuvres Complètes », si précieuses et si nécessaires, provoquent une gêne : elles communiquent complet ce qui ne fut écrit que par morceaux et par chances), mais le piétinement fini d’une excription de la finitude. S’y décharge une jouis sance infinie, une douleur, une volupté si réelles que les toucher (les lire excri- tes) nous convainc aussitôt du sens absolu de leur non-signification. En un sens encore, c’est Bataille lui-même mort. C’est-à-dire, l’exaspéra tion de chaque moment de lecture dans la certitude que l’homme exista, qui écrivit ce qu’on lit, et l’évidence confondante que le sens de son œuvre et le sens de sa vie sont la même nudité, le même dénuement de sens qui les écarte aussi bien l’un de l’autre — de tout l’écart d’une é(x)criture. Bataille mort et ses livres offerts tels que son écriture les laisse : c’est la même chose, c’est le même interdit de commenter et de comprendre (c’est le même interdit de tuer). C’est le coup d’arrêt implacable et joyeux qu’il faut donner à toute herméneutique, pour que l’écriture (et) l’existence, à nouveau, puissent s’exposer : dans la singularité, dans la réalité, dans la liberté de « la commune destinée des hommes » (XI, 311). Parlant de la mort de Bataille, Blanchot écrit : « La lecture des livres doit nous ouvrir à la nécessité de cette disparition dans laquelle ils se retirent. Les livres eux-mêmes renvoient à une existence. »
Jean-Luc Nancy août 1988
 
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