"L'image est dans la phrase, et elle est aussi au-dehors, si bien que la phrase n'est qu'un chemin ouvert dans sa direction. Et moi qui couvre de mots ce que je vois, je sens très bien à la façon dont ma main court sur la page qu'elle ne court pas vers le langage mais vers un besoin de voir. Dans les moments où je n'écris pas, je ne vois plus rien. L'écriture me fournit une image du monde, et elle construit l'espace dans lequel je vis. D'où une confusion entre l'espace où je vis et celui qui me désigne mon écriture. Ce n'est pas une fiction ; je suis réellement dans un lieu que le signe dessine en même temps qu'il lui donne sens. Au fur et à mesure que j'écris, les mots sont sur mes yeux, sur mon corps: j'ai le corps entièrement tatoué de dessins, de paraphes, et il me semble alors habiter un corps et un lieu qu'on peut lire : ils ne sont pas forcément compréhensibles, mais ils sont lisibles. Entreprendre un roman, c'est donner libre cours à l'avidité, à la famine active du regard; c'est comme si, vivant dans une cécité perpétuelle, la volonté d'écrire me rendait la vue parce qu'elle donne de la présence à une image à partir de laquelle la vision commence et se développe. Au début, j'ai l'impression d'essayer de lire les vocables des choses en même temps que je les vois, et il me semble entrer dans un lei où le langage va pouvoir se souder à l'image. Il y a quelque chose de siamois entre l'oeil et la parole. Et cette sensation d'oeil soudé à la langue fait que je n'ai pas le sentiment d'écrire. Comme je n'ai pas le moyen de projeter dans l'espace visible les images que j'ai en représentation, le langage me sert à pallier ce manque : c'est une poche à images, avec ce que cela suppose de clos; c'est un sac cousu dans lequel les images sont en gestation...
-Céf, dit doucement la jeune femme rousse, tu n'es pas en train d'écrire mais de nous parler.
-Quand je parle, je ne vois que le visible. je suis entrainé dans une lecture où chaque forme devient la partie mobile d'un récit, qui se déclenche. je n'ai jamais pu regarder sans qu'un récit ne débute aussitôt. On dirait que le langage se tient autour de chaque image, prêt à me la mettre dans la tête: il suffit que je la regarde et il entre en action. Quand j'écris, l'image n'est pas forcément une représentation, une figuration; parfois une musique à la même fonction : elle fait marcher la pensée d'une façon qui lui est étrangère. L'image qui précède le texte détourne la pensée de son travail habituel, qui est d'analyser, de comprendre; elle fait sauter toutes les structures selon lesquelles j'ai appris à penser aussi bien qu'à regarder, et c'est pourquoi il y a une transformation réelle de l'espace. je marche beaucoup mieux dans mes livres que dans la réalité. Ecrire désagrège l'espace auquel la culture m'a habitué; c'est une autre façon de voir, non pas en allant vers la chose, mais en laissant la chose m'envahir et contaminer tout le corps. Quand j'écris je ne sais si je suis ce que j'écris, ou l'inverse."
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