(Deux textes sont rassemblés ici, dont le second seul rendra compte de leur titre commun. Onze ans séparent ces deux textes, et cette distance sera sensible à la lecture. Écrire le second m’a pourtant ramené, de façon imprévue, au premier. Une continuité s’imposait : celle d’une communauté avec Bataille, qui passe au-delà et qui se passe de la discussion théorique (que je peux penser vive, sinon dure, avec ce qu’on pourrait appeler la religion tragique de Bataille). Cette communauté passe donc aussi au-delà du commentaire, de l’exégèse ou de l’interprétation de Bataille. Elle n’est pas sans distances ni sans réserves : mais celles-ci, précisément, sont théoriques. Elle est communauté en ceci que Bataille me communique immédiatement cette peine et ce plaisir qui tiennent à l’impossibilité de communiquer quoi que ce soit sans toucher à la limite où le sens tout entier se renverse hors de lui-même, comme une simple tache d’encre sur un mot, sur le mot « sens ». — Ce renversement et cette encre font le désastre des théories « communicationnelles », de ces bavardages bien-pensants en faveur d’un échange raison nable, et qui ne font que laisser dans l’ombre les violences, les trahisons et les mensonges, sans laisser non plus aucune chance de se mesurer aux dérai sons puissantes. Mais la réalité de la communauté, où rien ne se partage qu’en étant aussi soustrait à ce genre de « communication », cette réalité a déjà, toujours, révélé la vanité de ces discours. Ils ne communiquent que la postulation de la communication d’un « sens », et du sens de la « communication ». Bataille, lui, au-delà de ce qu’il dit et parfois à l’écart de ce qu’il dit, commu nique la communauté même. C’est-à-dire, l’existence nue, l’écriture nue, et le renvoi de l’une à l’autre, obsédant, silencieux, qui nous fait partager la nudité du sens : ni dieux, ni pensées, mais ce nous imperceptiblement et invincible ment excrit. Il y a aujourd’hui comme une nécessité de dire cela, de le redire : on n’existe, on n’écrit, que « pour » ce renversement bouleversant du sens. Ce ne sont pas quelques années qui se répètent ainsi : c’est notre tradition qui doit se réapproprier son expérience. « Je ferai un vers de vrai rien (...) J’ai fait le vers, ne sais sur quoi », écrit vers l’an 1100 Guillaume de Poitiers.)
I LES RAISONS D’ÉCRIRE
Écrire, sur le livre. D’une certaine façon — très certaine, en effet — il est sans doute à peu près impossible, aujourd’hui, de rien écrire sur le livre. Cette particularité dans l’usage de la langue française du mot rien nous oblige à entendre, à la fois : il n’est plus possible d’écrire quoi que ce soit au sujet du livre, et : il n’est plus possible de se dispenser d’écrire sur le livre. Il n’est plus possible d’écrire quoi que ce soit au sujet du livre : s’il doit en effet s’agir de la « question du livre », pour en reprendre l’expression à l’un des textes qui font l’horizon de cette impossibilité (Edmond Jabès et la ques tion du livre, par Jacques Derrida), il est nécessaire de poser sans attendre que cette question est désormais traitée (elle n’a pourtant fait et ne peut faire l’objet d’aucun traité). Vouloir aujourd’hui avancer, innover quoi que ce soit sur elle ne peut relever que de l’ignorance ou de la (vraie ou feinte) naïveté. Quelque chose de définitif est accompli, quant à cette question, par un ensemble, un réseau, ou comme on voudra le nommer, de textes incontournables : ils se nomment Mallarmé, Proust, Joyce, Kafka, Bataille, Borgès, Blanchot, Laporte, Derrida. Liste incomplète sans doute, liste injuste peut-être — il n’en est pas moins certain qu’il faut non seulement passer par eux, mais y rester. Ce qui n’a rien de fétichiste, d’idolâtrique ou de conservateur — bien au contraire, on devrait s’en apercevoir. Il est temps d’affirmer que la question du livre est là, déjà. Le piétisme réactionnaire consiste tout au rebours à solli citer indéfiniment, avec zèle ou voracité, ces mêmes textes pour en extraire et relancer, de mille manières plus ou moins déclarées, par glose, imitation ou exploitation, une question du livre en forme de spéculation, d’abyme, de mise en scène, de fragmentation, de dénonciation et d’énonciation du livre à perte de livres. Pour moi, j’aurais voulu me contenter de patiemment recopier ici ces textes. Rien ne pourra m’assurer qu’il ne fallait pas le faire. Mais — en même temps, par le même impératif catégorique — il n’est plus possible de se dispenser d’écrire sur le livre. Car cette question n’est pas une question, elle n’est pas un sujet que l’on puisse considérer comme complètement ou incomplètement exploré — encore moins comme épuisé. L’épuisement — l’indéfini épuisement — forme plutôt la matière à laquelle il faut être affronté, ici comme ailleurs. Quant au livre (titre, programme de Mallarmé), quelque chose a été désor mais noué dans notre histoire. La force du nœud ne tient pas au « génie » de ces « auteurs », mais elle signale la puissance et la nécessité historiques, plus qu’historiques, avec lesquelles l’écriture du livre a dû se nouer sur elle-même. L’Occident — ce que Heidegger nous a fait penser sous le nom d’Occident —, ayant de toute mémoire décidé de consigner dans le livre la science d’une vérité déchiffrée dans un Livre — celui du Monde, celui de Dieu, voire celui du Ça —qu’il n’était pourtant pas possible de lire ni d’écrire, l’Occident s’est noué de la crampe de l’écrivain. Tel est en somme, bien connu, le premier motif de ce qu’il faut incessamment aller relire dans ces textes. Et de ce qu’il faut réécrire — à la condition de ne pas laisser, comme le fait la mode oubliant l’implacable leçon de Pierre Ménard, le concept de réé criture dégringoler jusqu’à l’étage du rewriting. Selon une loi que tous ces textes portent, et articulent, selon une loi dont la rigueur n’est pas à démontrer, cette histoire saisie par la crampe de l’écriture ne se finit qu’en se répétant. Question jamais traitée, la question du livre marque le resurgissement de la répétition. Non de sa propre répétition, car elle est, pour autant qu’elle est, la question de ce qui reste sans propriété (de la propriété et du communisme littéraires, telle est la question). La répétition est la forme, la substance de ce qui n’a pas une fois pour toutes (ni en plu sieurs fois) son identité imprimée dans le Livre intranscriptible. Pour quiconque se trouve privé de cette identité — pour tout Occidental — elle forme la ques tion du livre, la question qu’il faut écrire pour dissoudre dans son écriture — pour dissoudre quoi ? Pour — mais le geste d’écriture ne se satisfait jamais d’une téléologie — dissoudre — mais d’une dissolution elle-même dissociée des valeurs de solu tion que lui confère toujours la métaphysique — non pas seulement l’identité idéale inscrite dans la blancheur aveuglante du Livre (car dans la profondeur de la lumière éternelle se trouve réuni, comme lié par l’amour en un seul livre, tout ce qui est épars dans l’univers. Dante.) mais pour dissoudre jusqu’à la privation, qui fait aussi la privatisation, de cette identité, pour dissoudre jusqu’au Livre lui-même, et jusqu’à la privation, privatisation du Livre. Le Livre est là — en chaque livre a lieu le reploie ment vierge du livre (Mallarmé) —, il faut écrire sur lui, le faire palimpseste, le surcharger, brouiller ses pages de lignes rajoutées jusqu’à la pire confusion des signes et des écritures : il faut accomplir en somme son illisibilité d’ori gine, crispant sur lui l’informe épuisement de la crampe. Pour quoi? il faut bien le risquer : il faut écrire sur le livre pour une délivrance. Qui n’aurait guère à voir avec la Liberté (j’entends, avec cette Liberté subjective, sujette, assujettie, que le Dieu ou l’Esprit de la métaphysique se confère automatiquement). L’écriture devrait passer dans l’interstice de l’étrange homonymie liber/liber, dans l’ambiguïté courante de la livraison. Écrire? se retourner les ongles, espérer, bien en vain, le moment de la délivrance? (Bataille) — et la phrase qui suit dans le même récit, Histoire de rats : Ma raison d’écrire est d’atteindre B. B. est la femme de ce récit, mais son initiale et la phrase elle-même font lire la femme, cette femme, une femme, et un homme, et B. ; Bataille lui-même, et un lieu, et un livre, et une pensée, et la délivrance « elle-même », en personne, sans aucun allégorisme. Telle est la répétition : reprise, réécriture de la pétition, de l’effort pour atteindre et pour joindre, de la requête, de la demande, du désir, de la réclamation, de la supplication. La réécriture sur le livre est la clameur ou le murmure renouvelés d’une demande, d’un appel pressant. Si les textes dont j’ai parlé restent désormais dans notre histoire, c’est qu’ils n’ont traité d’aucune question, mais qu’ils ont noué cet appel dans une et plusieurs gorges d’écriture : un fameux spasme de la glotte. Ils ont noué l’appel éthique et plus qu’éthique d’une délivrance, à une délivrance. L’impératif n’est pas d’y répondre (... le neutre, écrit Blanchot dé nommant neutre l’acte littéraire, qui, portant un problème sans réponse, à la clôture d’un aliquid auquel ne correspondrait pas de question) — ou plutôt serait-il indispensable de distinguer avec tout le soin possible deux concepts incommensurables : la réponse à une question, et la réponse à un appel. Il se peut que l’on ne réponde à l’appel que par la répétition de l’appel — ainsi des gardes chargés de veiller. Il se peut que l’impératif ne soit pas celui de la réponse, mais de la seule obligation de répondre, qui s’appelle responsabilité. Comment, dans le livre, peut-il s’agir de responsabilité ? Il n’est plus possible de l’éluder, pas plus que d’éviter ceci : comment, dans l’écriture où la Voix s’absente (une voix sans écriture est à la fois absolument vive et absolument morte. Derrida), un appel peut-il être à entendre, comment peut-il s’agir de vocation, d’invocation ou d’advocation ? Comment, en général, délivrer le tout autre du livre ? Tous ces textes ont épuisé le thème, la théorie, la pratique, la métamorphose, l’avenir, la fugue ou la coupe du livre pour rien d’autre que pour répéter cet appel. Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire, de plus long et pour plus d’une personne. Long à écrire. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. (Proust.)
Répétitions
Encore est-il sans doute préférable de mettre les points sur les i de la répétition, quitte à se redire quelque peu. La réduplication du livre en son propre sein, la représentation de soi de la littérature, le récit pour toute œuvre de sa propre naissance — de sa propre délivrance —, son auto-analyse, ou encore l’involution de son message en exhi bition de son code, ou la figuration de son procès dans le processus, narratif ou démonstratif, de la formation de ses figures, ou la mise en jeu de ses règles par les règles mêmes de son jeu, tout cela que d’un mot je nommerai l’autobibliographie, tout cela date de l’invention du livre. Tout cela sur quoi notre moder nité s’est munie de bibliothèques entières — il le fallait, c’était nécessaire, par la nécessité même du livre à laquelle n’échappe aucun écrit (cette inutile et pro lixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones — et sa réfutation aussi. — La bibliothèque de Babel) —, tout cela forme la répétition de soi dont le livre, de naissance, ne peut que se constituer. Ma raison d’écrire est d’atteindre B. : Babel, Bible, bibliologie, bibliomancie, bibliomanie, bibliophilie, bibliothèque. C’est ce que le livre en est plus proprement venu à réciter et ressasser dans l’âge de son invention matérielle et technique : dans l’âge de l’imprimerie, âge du livre véritable, âge du sujet mûr et de la communication. L’imprimerie a satisfait le besoin d’être en relation les uns avec les autres sur un mode idéel (Hegel). Tout se passe depuis lors comme si tout le contenu idéel de la communication consistait dans l’autobibliographie. Chaque livre exhibe l’être ou la loi du livre : d’entrée de jeu, il n’a plus d’autre objet que soi, et cette satisfac tion. Je vous écris, ma fille, avec plaisir, quoique je n’aie rien à vous mander (Mme de Sévigné). Tout est dit, et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent : c’est ainsi qu’il faut commencer le premier chapitre, sur les livres, d’un livre intitulé les Caractères. L’épuisement de la matière impose l’infini des possibles manières d’en former les signes. C’est l’histoire de ce monde où nous sommes maintenant en visite, lui dit la déesse : c’est le livre de ses destinées. On passa dans un autre appartement, et voilà un autre monde, un autre livre — quelque part vous y trouverez aussi les Essais de théodicée où cela se trouve écrit, et vous lirez ici que Borgès n’a jamais écrit qu’une pensée de Leibniz que Lichtenberg déjà avait recopiée : les bibliothèques seront des villes. Nul lieu ne sera libre de livres, quand bien même il y aurait manque. Vous avez bien raison, monsieur, un chapitre entier manque à cette place, laissant dans le livre un trou d’au moins dix pages, écrit Tistram, l’auteur qui raconte aussi sa propre naissance. Aucun livre non plus ne sera libre de livres, car non contents d’inscrire notre nom sur des pensées anonymes d’un seul auteur, nous nous approprions celles de milliers d’individus, d’époques et de bibliothèques entières, et nous volons jusqu’aux plagiai res, écrit Jean Paul se plagiant lui-même une fois de plus. L’anthologie — choix des fleurs dans des livres, choix du livre pour disposer dans chaque livre le bouquet de sa littérarité — textuelle se poursuit sans désemparer jusqu’à nous. Toute cette répétition en abyme du livre constitue sa redondance native — et plus qu’on ne le croit naïve. La redondance, c’est le débordement, l’excès de l’onde : le Livre s’est toujours pensé comme l’écume infiniment rejaillissante d’un océan inépuisable — un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi, considé rable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à emplacement gradué, ne maintiendrait-il le lecteur en haleine, la durée du livre (Mallarmé). Redite et retombée de l’onde, cette répétition peut-être est proprement la rédac tion : rédiger, c’est ramasser, faire rentrer, reconduire et réduire. Chaque livre reconduit la redondance du Livre à l’espace que délimite une inscription. Dans chacun de ces temples, l’autobibliographie se vénère — — à la condition d’ignorer l’autre répétition dont elle n’est en fait que la reprise ou la rémunération. L’âge de l’imprimerie est bien l’âge du sujet — il n’est de livre que d’un je, et je se répète, c’est à cela qu’il se reconnaît. Je n’ai pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur. Le sujet s’érige en Livre, et seule cette érection a jamais assuré la substance d’un sujet — dont la franche dissimulation fait lire le désir à livre ouvert : ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. Je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d’une ville, c’est pour le coin d’une librairie, et pour en amuser un voisin. Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé. Je veux qu’on voye mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est. Ma raison d’écrire est d’atteindre B. — de m’atteindre, d’atteindre en elle ma société, sa solitude, d’atteindre celui, celle qui dit je, pas naturel, pas ordinaire. Je se répète son désir — quel désir pourtant sinon en effet détraqué ? Que le je s’exhibe ne le fait pas voir pour autant. Quelqu’un se perd irrémédiable ment dans la matière de son livre — quelqu’un qui ne cessera de se répéter : « la matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre », et cette fois c’est Proust. Quelqu’un — il est celui qui dit je et il n’est pas celui-là — se répète perdu dans tout livre. Par l’abyme de l’autobibliographie et malgré cet abyme, un autographe marche à l’abîme. Son errance débute au même carrefour que son érection. L’autographe est celui qui prend un singulier congé à l’ouverture même de son livre. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quatre vingts. Signature du lieu, signature du nom, signature d’adieu, il entre dans son livre comme en un tombeau. C’est la mêmeté qui, altérant son iden tité et sa singularité, en divise le sceau (Derrida). La répétition littérale et littéraire est celle de celui qui s’égare en ses propres marques — dans les discours de sa propre veillée funèbre, comme celle de Finnegan, signes avant cours de rien qu’un indice que venant encore en train de devenir en ce qu’un ici jadis ici-bas fut : un exode, là, a recommencé, et quelqu’un est entré dans l’histoire de sa diaspora. L’appel qui se répète vient toujours de lui. C’est l’appel d’une solitude antérieure à tout isolement, l’invo cation d’une communauté que ne contient ni ne précède aucune société. Comment délivrer le tout autre commun du livre? demande quelqu’un, un quelconque écrivant, un je qui s’appelle.
penché sur le livre ouvert à la même page. ce qu’il entend ce sont les chants de l’autre côté où sont les autres. (Jacqueline Risset)
L ’histoire qu’il s’écrit du livre
est une histoire conforme à son désir et à son exode. L’écriture, dit-il, mar que partout la fin du communisme. C’est-à-dire de ce qu’il n’a pas connu, puisqu’il est né avec l’écriture. Mais il écrit dans ses livres — et il écrit dans tous ses livres — ce que fut le communisme, l’absence du livre. Le livre ne prétend jamais à moins qu’à retracer ce qui l’excède. La question sur l’origine du livre n’appartiendra jamais à aucun livre (Derrida) — et cependant, ô mémoire qui as écrit ce que j’ai vu, ici va se montrer ta noblesse (Dante). Il écrit donc le monde de l’aède, du conteur, du récitant sacré. Le premier poète, qui a fait ce pas pour se dégager par l’imagination de la foule, sait y revenir dans la vie réelle. Car il s’en va à droite et à gauche, pour raconter à la foule les exploits que son imagination attribue au héros. Ce héros n’est, au fond, que lui-même. Mais les auditeurs, qui comprennent le poète, savent s’identifier avec le héros (Freud). Cette pure poïesie de soi dans la pure communauté hante sans discontinuer l’entière lit térature : et c’est un homme d’ici, un homme de maintenant, qui est son pro pre narrateur, enfin (Robbe-Grillet).
Ce fut, dit-il, le monde d’un mime qui n’eut point d’exemple et n’aura point d’imitateur, le monde de l’improvisateur génial, du danseur ivre de dieu, des battements, des coups, des sifflements d’une musique non écrite, le monde des prières, des supplications, des invocations. C’est la tribu avec ses mots et ses mélopées, le cri chantant de la commune primitive autour de son foyer — silencieuse graphie d’un feu si clair qu’il se déchire sans laisser de trace (Laporte). Y succède, dans l’histoire que nous nous racontons, la société de l’écriture qui n’est pas le livre, mais la gravure des caractères sacrés, l’inscription des Lois sur tables de pierre ou de métal, sur colonnes, pilastres, frontons et ban deaux, l’écriture dure et l’érection partout de stèles donnant à lire l’Ordre et la Disposition, la Structure et le Modèle — les donnant à lire à personne, et donc à tous : c’est le communisme monumental, l’écriture architecturale et la monarchie hiéroglyphique. Tous ses mots doivent avoir un caractère d’enfon cement ou de relief, de ciselure ou de sculpture, dit de l’écriture sacrée celui (Joubert) qui écrit en maximes. Et chaque livre tend éperdument vers la maxime : maxima sententia, la plus grande pensée... Vient à la fin — de nulle part et de partout, d’Égypte, d’Ionie, de Canaan — le livre; viennent ta biblia, la bible irrémédiablement plurielle, la Loi, les Prophètes, les Écrits comme elle se divise, se dispose, et s’abyme, et se dissé mine. Il est et il n’est pas le Livre d’un seul — auteur ou peuple. Vient à la fin la très tardive, très ancienne religion des livres, et commen cent tous les exodes. Égypte, Ionie, Canaan se déplacent pour des traversées de déserts par des communes qui ne cessent de se disperser. L’histoire des livres commence en se perdant dans le livre d’histoire. Nul n’y dit qui a écrit, ni même si fut écrit ce tout premier pacte que l’on nomme pourtant le Livre de l’Alliance (Exode, XXIV, 7). C’est l’histoire du pacte — pacte de délivrance — rompu, tenu, trahi, toujours offert — et de l’appel renouvelé à le signer une nouvelle fois. Brisées à peine gravées, les Tables ne sont point érigées, elles cheminent dans l’Arche avec les tribus en chemin. Les Rouleaux se déroulent, et le volume de l’histoire s’amplifie jusqu’à nous ; le livre est inséparable du récit, l’histoire du roman : l’époque du livre, c’est le romantisme. Dans nos écrits, la pensée semble procéder par le mouvement d’un homme qui marche et qui va droit. Au contraire dans les écrits des anciens elle semble procéder par le mouvement d’un oiseau qui plane et avance en tournoyant (Joubert). Qui ne voit que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j ’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? Les livres commencent avec leur répétition : deux récits de la genèse s’y mêlent, s’y chevauchent, s’y redisent et s’y contredisent. Les livres, on les copie, on les reproduit, on les publie parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes publics ni comme un chant ni comme un obélisque ; on les transmet, on les traduit — soixante-douze Juifs, six de chaque tribu, en soixante-douze jours, dans l’île de Pharos, font grecque la bible —, on les trahit, on les contrefait, on les imite, on les recopie, on les récite et on les cite. Celui qui dit Je brouille dans son livre livres et signatures : Ez raisons et inventions que je transplante en mon solage et confons aux miennes, j’ay à escient ommis parfois d’en mar quer l’autheur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d’escrits. Ici recommence la déjà dite répétition. Les livres sont une matière corruptible. Les livres sont de bois : biblos, liber, codex, Buch, c’est toujours de l’écorce ou de l’arbre. Ça brûle, ça pourrit, ça se décompose, ça s’efface, ça passe à la critique rongeuse des souris. La bibliophilie est tout autant que la philosophie un amour impossible, aux objets tannés, fanés, usés, morcelés, lacunaires. Le livre est misérable, haïssable. Des cartes hait le métier de faire des livres. Il n’y a rien pour le Sujet — l’autre, le même, celui qui dit Je (pense) — dans les « gros volumes » rien que perte de temps, consumation inutile d’une vie pour lire des bribes d’une science que je peux par moi-même instaurer. Il devrait y avoir quelque coërction des loix contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y en a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moy et cent autres. Ce n’est pas moquerie. L’escrivaillerie semble estre quelque simptome d’un siècle desbordé. Quand escrivismes-nous tant que depuis que nous sommes en trouble ? — depuis que nous sommes en trouble d’écrire. Car celui qui dit Je doit pourtant écrire, la démonstration est inexorable : pensant le problème de l’ego et de l’alter ego, de l’accouplement originaire et de la communauté humaine, Husserl écrit : Il y a dans tout ceci des lois essentielles ou un style essentiel dont la racine se trouve dans l’ego transcendantal d’abord, et dans l’intersubjectivité transcendantale que l’ego découvre en lui, ensuite, et par conséquent dans les structures essentielles de la motiva tion et de la constitution transcendantales. Si on réussissait à les élucider, ce style apriorique aurait trouvé par là même une explication rationnelle de dignité supérieure, celle d’une intelligibilité dernière, d’une intelligibilité transcendantale. Husserl écrit ce qu’il ne veut pas — écrire. Il écrit que l’altération originaire de l’ego, la communauté des hommes, forme ou déforme style, écriture jusque dans l’intelligibilité, dont elle déchire irrémédiablement la réussite ultime. Ainsi la supplication par le livre a commencé au même temps que la persécution des livres. Écrire est hé au cruel simulacre d’un supplice (Laporte). Et maintenant, à travers le verre, tout le monde peut voir l’inscription se graver sur le corps du condamné. On ne peut évidemment pas se servir d’une écriture simple, elle ne doit pas tuer sur-le-champ, mais en moyenne dans un délai de douze heures (Kafka, la Colonie pénitentiaire). L’officier qui commande la machine s’exécute lui-même, à la fin de l’histoire, en gravant sur son corps la loi qu’il a violée : Sois juste! Mais il ne reste que la machine folle pour appliquer sauvagement la loi — le commu nisme et le capitalisme des machines à écrire. C’est pourtant le même appel : comment délivrer le tout autre du livre? L’apocalypse Et si les livres annonçaient toujours, provoquaient toujours le recommen cement dans cette histoire de ce qui n’y a pas heu ? Et si nous comprenions pourquoi, aujourd’hui, parlant, écrivant, nous devons toujours parler à la fois plusieurs fois, parlant selon la logique du discours et donc sous la nostal gie du logos théologique, parlant aussi pour rendre possible une communication de parole qui ne peut se décider qu’à partir d’un communisme des rap ports d’échange, donc de production — mais aussi ne parlant pas, écrivant en rupture avec tout langage de parole et d’écriture (Blanchot)? A la fin des livres, il y a l’Apocalypse. C’est le genre proprement écrit de la prophétie — c’est-à-dire de l’appel. C’est le livre de la fin du monde, le livre du recommencement. Celui qui l’écrit dit je et dit son nom — Jean — et dit son lieu d’exil — l’île de Patmos. Ce livre est une lettre aux Églises dis persées, à la communauté privée de sa communion. Dans cette lettre une let tre est adressée à chacune des églises, à chacune des assemblées. La lettre se répète, se divise, se transforme : A l’Ange de l’Église d’Ephèse, écris : Ainsi parle celui qui tient les sept étoiles (Jean). A ceux d’Assise Ur. Oyant. L’urbe qu’elle orbe. Le lors d’à présent avec l’à présent du lors en temps continu. Ouï. Lequel ayant a qui aura eu. Oyez! (Joyce.) Jean écrit dans ce livre les visions qu’il lui est donné de voir : mais il n’écrit que parce que les visions lui commandent d’écrire. L’Ange lui parle en tenant le Livre, mais Jean ne le recopie pas : il écrit ce que l’Ange lui dicte. Ce qui est révélé, ce n’est pas l’Ange, et ce n’est pas le Livre : c’est l’écriture de l’homme. Celui qui s’annonce à travers la révélation, celui qui dit à son tour qui il est, c’est celui qui dit — celui dont Jean écrit qu’il dit qu’il est l’alpha et l’oméga. Il est le Livre, bien sûr, mais aussi bien : rien que le compte fini des caractères d’écriture — c’est là tout ce qui se révèle des sept sceaux brisés du livre de l’Agneau égorgé. C’est la fin de la religion. Jean écrit toutes ses visions d’écritures. Mais au milieu, il lui est interdit d’écrire les paroles des sept tonnerres. Aucun livre ne délivre la parole inouïe, inaudible, assourdissante — le tumulte primitif au son duquel aurait eu lieu l’exaltation de la commune mystique. Mais le livre sait la dispersion de la communion — il en est l’inscription et il en communique l’appel : Que celui qui écoute dise «Viens ! ». Viens! scande l’apocalypse — et nos livres sur les livres. Viens, et rends-nous la convenance de ce qui disparaît, le mouvement d’un cœur (Blanchot, cité par Derrida). A toi de faire le pas de sens. Il n’y a aucune chance de décider, à décider, dans quelque langage que ce soit, de ce qui vient dans « Viens » (Derrida). Ce n’est pas un appel à la communication, mais la propagation de la répé tition de l’appel, de l’ordre et de la demande qui ne portent, produisent, véhiculent, enseignent rien — viens —, qui n’appellent pas de réponse mais la seule obligation de répondre, la responsabilité d’écrire à nouveau avec les vingt- cinq lettres qui ne contiennent aucune révélation mais seulement leur propre épuisement. Ici, l’épuisement est initial : Ma raison d’écrire est d’atteindre B. — de passer de la première à la seconde lettre, de tracer liées l’une à l’autre des lettres, ce qui s’appelle écrire, ce qui appelle écrire, ce qui appelle une femme, un homme, un livre, une histoire, et toujours comme B. dans l’histoire une impossible, insoutenable nudité. Très au-delà et en deçà de ce qu’aucune parole ne peut dévoiler de vrai — très en deçà et au-delà d’aucUn Livre — il reste à découvrir l’apocalypse, la découverte qui ébranle tous les livres : c’est que le livre et la communion sont mis à nu, à découvert, dans tous les livres. L’absence du Livre est l’absence de la Communion — notre communion ou part d’un à tous et de tous à un (Mallarmé). Mais de même la présence — toujours engloutie à l’instant — du livre. Jean doit avaler un petit livre. Je pris le petit livre et l’avalai ; dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume. Ce qui communique, ce qui se communie n’est rien, n’est pas rien, rien qu’amertume, mais un appel ; un autre communisme, à venir sans boucler l’histoire, un communisme d’exode et de répétition, ne voudrait rien dire (mais, dans la phrase de Blanchot, en plus de ce qu’ils veulent dire, que veulent les mots : rapports d’échange, donc de production ?), mais il écrirait, ce commu nisme, la délivrance des livres, dans les livres. Vaine tant qu’elle est livresque (c’est Montaigne qui a fait ce mot) — et comment ne le serait-elle pas, à commencer par ici même ? —, cette délivrance, assurément, mais sans doute aussi livresque tant qu’elle est vaine, tant que l’écriture, encore et de nouveau, ne s’y risque pas à découvert. Je répète : Les raisons d’écrire un livre peuvent être ramenées au désir de modifier les rapports qui existent entre un homme et ses semblables. Ces rap ports sont jugés inacceptables et sont perçus comme une atroce misère. (Bataille) Appels de loin. Arrivant, loin ! Fin ici. Nous alors. (Joyce.)
(Avril 1977.)