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L’auteur a signé d’une étoile, c’est le raccourci d’un ciel où les constellations composent les mots, qui sont également des formes et des visages. Rappelez-vous l’appel : « Vous ne devinerez jamais qui est ici… » L’homme qui émet ces mots ne parle pas : la vérole a fait de lui un infirme ; il regarde et il pense. Il pense comme cet Autre, son créateur, qui nous confie : « Je ne pense pas sans écrire, je veux dire qu’écrire est ma méthode de pensée… » L’un pense en voyant, l’autre en écrivant ; le voyeur et le visionnaire partagent une même activité : une activité qui leur paraît « merveilleusement matérielle », mais qui, pour eux dont le seul plaisir est de voir, n’agit qu’en leur tête, où la voici devenue merveilleusement mentale. Sauf que l’infirme voit la scène de foutre et la transforme en pur plaisir visuel tandis que l’écrivain la visualise en imagination et la développe et s’enchante du « foutre pareil aux neiges des sommets » – quitte à risquer là une métaphore qui trahit la froideur de sa position… Mais relisons plutôt ce livre, La Défense de l’infini, qui fut détruit dans son ensemble et réduit au secret dans sa partie étoilée, « Le Con d’Irène ». Dans l’édition qui vient de paraître et qui révèle la place du « con » dans l’« infini », on peut lire une confession d’une étonnante véracité car, privée maintenant de sa dissimulation, elle est nue. Tout à fait nue. L’auteur, après avoir précisé qu’il « ne pense pas sans écrire », déclare qu’il « envie beaucoup les érotiques, dont l’érotique est l’expression » (et sans doute faut-il comprendre : dont l’érotisme est la méthode de pensée). Bien sûr, l’expérience érotique est répétitive et limitée, mais, continue l’auteur, « j’ai le plus profond respect de ceux pour qui cette limitation semble la liberté même ». Un peu plus loin, nouvel aveu : « Tout ce qui est irrémédiablement pauvre pour les malheureux individus de ma trempe, dans les complications possibles de la volupté, a pour d’autres, je le sais bien, la prodigieuse valeur métaphorique que moi je ne prête qu’aux mots. » Il faut renverser la perspective de cette phrase pour en rétablir la clarté dans le sens de l’auteur qui, lui, trouve dans les mots la même prodigieuse valeur métaphorique que « l’érotique » dans « les complications possibles de la volupté ». Mais penser n’est-ce pas alors, pour l’écrivain, une expression analogue à l’activité érotique ? Chez l’un, cette expression dispose les corps et leurs figures dans un contexte « merveilleusement matériel » ; chez l’autre, elle produit tout un mouvement, tout un foutre de mots. Le problème est que l’éjaculation verbale semble liée à celle de l’idée, de l’image, de l’action, alors qu’action, idée, image n’en sont que la conséquence – n’en sont très exactement que la chaleur destinée à précipiter le lecteur dans le même élan. Évidemment, l’auteur ne saurait être innocent des idées, actions, images qu’il fout avec ses mots, et il n’y a pas plus de hasard dans la confection d’une fable érotique que dans la disposition, à l’intérieur du récit qui la porte, d’une autre fable plus secrète. Simplement, n’oubliez pas que « l’idée érotique est le pire miroir. Ce qu’on y surprend de soi-même est à frémir… » Et sachez que cette surprise, si l’on prend le risque de l’exprimer, peut nous mener loin dans le miroir. Toutefois, pour peu que l’on ait suivi les entrelacs du plaisir d’écrire et du sujet que l’écriture représente, on aura compris que le plaisir se mire dans le sujet et que le sujet, en se donnant au lecteur comme toute la chose, peut aussi bien lui voiler le plaisir que le lui révéler. Admirons alors que le grand-père d’Irène, réduit au silence et à l’immobilité par la vérole, ressemble à l’écrivain penché sur sa vision (et ressemble également au père de Georges Bataille tel qu’il est évoqué dans « Réminiscences », le texte qui accompagne Histoire de l’œil, paru un peu avant Le Con d’Irène, chez le même éditeur, René Bonnel). Cet infirme, dont toute l’activité se tient dans les yeux et dans la mentalité, confie en aparté : « Soustrait à toutes les considérations puériles des hommes, je consacre ici tout mon temps à la volupté. Mes sens réduits se sont affinés à l’extrême, et c’est dans sa pureté que je connais enfin le plaisir… » Quelle est cette « pureté » qui, privée de toucher et de parole, ressemble à celle de l’écriture ? L’infirme regarde Irène se faire foutre alors qu’Aragon visualise la scène en l’écrivant, mais Aragon et l’infirme sont le miroir l’un de l’autre et, dans ce miroir, ils ressemblent aux poissons si admirablement évoqués page 73 dans le frétillement de leurs amours : « Poissons, poissons… Vous ne vous approchez pas de vos femelles et vous voici l’enthousiasme à l’idée seule de la semence qui vous suit comme un fil… » Et de même suit la ligne porteuse de « B O N H E U R d’expression » dont Aragon ne saurait par hasard dire, page 78, qu’il « est pareil à la jouissance, à la chute, à l’abolition de l’être au milieu du foutre lâché… »
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