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L’érotisme est-il un genre comme le fantastique ou le policier ? Comment définir un genre sans provoquer aussitôt des croisements, donc des métissages ? L’érotisme est d’autant plus vif qu’il rapproche des individus sans ressemblance tout comme Reverdy recommande de le faire dans l’image poétique. À peine s’occupe-t-on d’entreprendre un classement, qui par exemple débuterait avec les blasons du corps médiévaux et continuerait avec les poèmes des libertins, qu’on tombe sur les libelles contre Marie-Antoinette ; libelles publiés sous le manteau dans les années 1780, et qui sont d’une violence « érotique » quasi sans pareille dans un siècle pourtant fort libre. Libre ? L’emploi ici de cet adjectif simplement adéquat déplace néanmoins l’attention vers un domaine où « érotisme » et « liberté » s’associent pour lutter ensemble contre la répression religieuse et politique : ce que la morale interdit n’est-il pas analogue à ce dont le pouvoir nous prive ? À Prague, pendant l’hiver 1980, un dissident me murmura : « Vous savez, dès lors qu’on vous interdit la liberté, il ne reste que le libertinage… » Le politique rattrape l’érotique – ou l’inverse – parce que l’érotique est l’une des expressions de la révolte : la plus apte à désacraliser aussi bien le sceptre du roi que le con de notre sainte mère l’Église.
Quand la révolution bourgeoise laïcise la société, elle continue à interdire « l’outrage aux bonnes mœurs », mais travaille dans le même temps à le priver de sa capacité de protestation en le réduisant à l’état de marchandise grivoise. Cela se débite en galanteries ou gauloiseries diverses dans les images, les spectacles, la presse, et jusque dans les maisons dites de tolérance. Le grivois est l’antidote de l’érotique : il a un effet comparable à celui du vaccin qui métamorphose le virus en protecteur de la santé. Surtout, il permet au profiteur satisfait de créer une complicité répugnante où s’englue l’adversaire. La domination du monde et le pouvoir durable sont promis au bourgeois parce qu’il a compris que vider les choses de leur sens vaut mieux que d’en imposer le respect par la force, d’autant que les choses vides sont les plus vendables.
Suis-je encore dans mon sujet ? Je voulais situer l’arrièreplan devant lequel naît l’aventure qui va changer la conception de l’érotisme pour en faire une expérience radicale : celle de l’humain confronté avec sa condition dans un vertige où l’organique et le mental se dénudent l’un l’autre et se découvrent privés justement de la raison humaine, puisque l’un ne fait qu’obéir aux mouvements de l’espèce et l’autre qu’habiller de sens une situation fondamentalement insensée. L’érotisme déchaîne une énergie dont la folle gratuité, dès qu’on en prend conscience, décape le regard de toutes les illusions qui permettent à l’homme de valoriser son destin. Tout le décor lié aux apparences est alors emporté, non par le désespoir, mais par un afflux de vitalité dont l’éruption traverse le corps et jette de l’élan sexuel dans l’intelligence. La perception de la vie s’en trouve changée, à défaut que soient changés la nature de la vie et l’ordre temporel de son déroulement… Ce qui précède fait allusion à une chose survenue dans le courant des années 1920, et dont l’effet serait aujourd’hui évident si la société médiatique, plus encore que les tenanciers du grivois, n’avait manipulé l’érotisme pour en faire un emballage vendeur. Mais puisqu’il s’agit de parler de littérature, sans doute existe-t-il un rapport entre le retour réactionnaire du romanesque, produit par excellence vide, et l’incitation à consommer de l’image intouchable – le coup de génie commercial consistant à irréaliser toujours l’objet du désir afin que ce leurre appétissant vous fasse succomber à la tentation du produit qu’il représente, mais dans lequel vous ne le posséderez jamais. Le mécanisme traditionnel du roman érotique ne reposet-il pas sur une substitution comparable ? Il excite le lecteur en lui présentant ses phrases comme des gestes et ses situations comme des rendez-vous, mais la séduction n’aboutit qu’à un lever d’images dont le lecteur ne tire de satisfaction qu’en leur superposant la sienne. Il est vrai que, dans le meilleur des cas, ce jeu narcissique est compliqué par des exercices intellectuels qui déplacent l’activité mentale vers le sexe, ou l’inverse, et introduisent dans l’humide et le désirable une froideur calculatrice. Les stratèges détestent l’amour parce qu’il mouillerait leur intelligence : ils ne confondent pas la parole et la salive, leur seul plaisir est dans le pouvoir qu’ils exercent avec la même assurance dogmatique que les théoriciens. On comprend pourquoi l’érotisme prétend vainement à la crudité : c’est qu’il ne fait reluire que des surfaces dont le fouet ne tire rien de plus que s’il frappait des miroirs.
Tout cela est idéal. D’ailleurs, tout ce qui nous leurre avec des apparences est idéal, si bien que les médias, au bout du compte, ne sont qu’un idéalisme pratique qui a su détourner au profit du commerce ou du pouvoir les vieilles fumées célestes de la religion. Comment reprendre corps au milieu de cette invasion de fantasmes ? J’ai cru que l’écriture ranimait la perception, que son trajet était inséparablement lié à l’éveil d’une conscience charnelle, bref, qu’elle pouvait provoquer une ré-incarnation… Le problème est que l’écriture se dédouble, et le fait traîtreusement, elle qui intensifie la présence puis, tout à coup, installe l’absence sous les mêmes espèces. Cependant, et pour cette raison qu’à l’instant où elle court sur la page et vous y projette à l’extérieur, vous la sentez déployer son mouvement à l’intérieur de vous, l’écriture est aussi un entraînement à déleurrer les leurres. Le dédoublement, qui suscite un perpétuel passage de telle qualité à son contraire, est en soi une expérience de l’altérité, mais difficile à supporter parce qu’il n’est pas confortable de vivre l’autre en solitude et, par exemple, de trouver une simple vapeur à l’endroit où l’on avait déposé du corps.
La littérature érotique – à supposer qu’elle n’ait pas pour unique domaine les partouzes fictives et les miroirs masturbateurs – tire sans doute sa nécessité (Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?) du fait qu’il est impossible d’écrire sans susciter des figures (au double sens de visage et de trajet spatial) où toujours paraît et se dérobe un soi autre que soi. La raison de poursuivre cet « autre » n’ignore pas que la poursuite est illusoire, et n’ignore pas non plus que la pratique sans illusion de l’illusion est une cérémonie sacrificielle où il arrive que le couteau mental ait des effets réels. Ladite cérémonie a pour durée le parcours de l’écriture et pour stations les diverses phases du récit qui lui sert de voile. L’auteur peut rêver du lecteur qui saurait apercevoir dans les plis aériens la face impalpable que lui-même ne voit pas, mais a-t-il su l’apercevoir ailleurs ? L’empreinte désirée n’en finit peut-être pas d’apparaître : est-ce à cause d’une rivalité insoluble entre le corps sexuel, doué d’une visibilité naturelle, et le corps culturel, tout aussi naturellement voué à l’invisibilité ? Ce qui est notre visage procède à l’inverse de ce que nous appelons un écran ou une page, surfaces sur lesquelles l’expression s’inscrit à l’extérieur alors que rien ne paraît sur le visage que les frissons intérieurs venus de l’en-dessous et retenus là-bas comme autant d’ombres au fond des yeux. Éros n’est pas le dieu du sexe, il est le dieu de ces ombres-là, et c’est à leur prof it qu’il détourne l’appétit éphémère pour qu’elles en fassent l’énergie de l’amour et l’esprit du désir.
L’écriture est pareillement l’art de faire durer ce qui n’avait qu’une existence immédiate : elle partage ainsi les comportements d’Éros et, comme lui, puise dans l’élan de se reproduire la force de s’exprimer. Mais si, à l’imitation de l’espèce, la langue se perpétue en créant des œuvres comme l’autre crée des corps, elle y est moins tributaire de la succession que d’une solidité inconnue dans la suite des générations. La vie naturelle repose sur la mort ; la vie de l’écriture repose sur l’impossibilité de mourir. Mais ce sont des mortels qui écrivent et qui, en écrivant, partagent illusoirement une immortalité pourtant réelle. La langue ne se contente pas de créer des œuvres : elle s’en sert pour infuser dans les corps une matière verbale qui est sa semence, et qui les double d’une corporalité autre. Éros croise ces corporalités pour conjuguer l’élan du sexe et l’élan verbal. Les corps s’étreignent puis s’exaltent dans la prolongation de cette étreinte : ils s’écoutent en elle et par elle, et se connaissent doublement dans la compénétration organique et mentale de leurs autres. L’érotisme est lié à la perception de la pénétration de la parole – ou de l’écrit –, et l’existence éventuelle d’une littérature érotique se confond avec l’écriture de cette perception…
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