mercredi 30 octobre 2024

Les plumes d'Eros. Par Bernard Noël. Partie 2

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Vivre la lecture comme une pénétration, voilà qui changerait sa pratique et son enseignement. Imaginez un art de lire qui serait l’équivalent d’un art d’aimer, l’accent, bien sûr, étant mis sur l’acte et non sur le sujet. Dès que l’on est attentif à ses propres perceptions, on constate combien elles sont en nous accueillies pauvrement alors que les sentir, puis les observer, les développer, les nuancer élargit leur dimension interne et favorise la conscience de l’espace de l’intériorité. La qualité du regard s’intensifie de même quand on habite tout son volume en y décelant une circulation où se matérialise un toucher visuel. Le regard du lecteur agit d’une manière comparable quand il saisit sur la page ce qu’il transfère en tête après l’avoir instantanément véhiculé à travers son volume. Cela dit pour souligner la place, imperceptible ou presque, de l’acte visuel dans la lecture : un acte devenu si banal que cette banalité nous prive de sa perception. Tout se qualifie en nous par sa prolongation, autrement nous ne sommes visités que par des sensations aussi rapides qu’éphémères. La sensation se consume aussitôt dans sa propre f lambée alors que la perception suit un trajet qui sollicite la conscience et se construit avec elle au point de marquer l’espace intérieur, d’en vivifier la présence et même de la ranimer. 


Quand elle atteint ce point, la perception est déjà engagée dans le langage, qui l’articule et vite en fait sa matière intime. Les composants de l’acte de lire nous sont dérobés sans doute par leur effet, c’est-à-dire, tout simplement, l’assimilation du texte et l’activité mentale ainsi déclenchée. Cette assimilation requiert d’ailleurs toute l’attention et elle est, de plus, la f inalité de la lecture, qui oublie tout naturellement en elle que la saisie du texte est une activité physique. Il nous faut décomposer nos habitudes pour percevoir ce que leur exercice spontané nous dissimule. Une certaine intensité n’est atteinte qu’à cette condition mais notre penchant va dans l’autre sens et nous pousse au moindre effort. S’il en allait autrement, les médias n’auraient pas réussi à généraliser la passivité, pas plus que notre pseudo-démocratie ne pourrait continuer à développer les mesures antisociales en comptant sur la soumission. Pourquoi la facilité plutôt que l’effort d’attention qui décuplera le plaisir, celui de l’amour, celui aussi bien de la pensée. Il y a d’ailleurs entre ces deux plaisirs un croisement dont l’expression est l’érotisme. Et n’est-il pas significatif que le développement de cette expérience intérieure-là augmente notre résistance aux divers détournements, falsifications et occupations de notre espace mental ? L’érotisme comme entraînement à la résistance politique : cela remonte aux Libertins, qui n’en furent sans doute pas les inventeurs…


Quelques œuvres, depuis Virilio et Perec, ont mis en scène l’« infra-ordinaire », c’est-à-dire des choses et des gestes assez communs, assez quotidiens et banals pour avoir échappé à la représentation à cause justement de leur manque d’intérêt. La lecture peut encore passer pour un acte assez commun sans qu’il soit pour autant pensable de la ranger dans cette catégorie pour la raison qu’elle relève de la « culture » et non de l’« ordinaire ». Cependant, si cet acte comprend bien tout l’« infra » qui vient d’être indiqué, comment le considérer ? Ne serait-il pas si absolument ordinaire qu’il en deviendrait exceptionnel ? Et combien d’actes semblables nous demeurent-ils semblablement imperceptibles de par la suffisance d’une nomination qui, en apparence, dit le tout de ce qu’ils sont ? D’ailleurs, la tentative, ici, de souligner l’importance du transport du texte, depuis son extraction de la page jusqu’à sa réception dans l’espace mental, risque bien de passer pour une maniaquerie excessive… En réalité, ce qui est en jeu dans cette maniaquerie concerne la perception et une chance de la développer à partir de l’obser vation attentive d’un acte généralement négligé au profit de son seul résultat. Le contexte incitait à cette remarque puisque, dans ces pages, il est question de l’érotisme et que l’érotisme, tout comme la lecture, ne défie l’ordinaire que pour, le plus souvent, s’y perdre. Il devrait aller de soi que l’érotisme cultive la perception des actes qui l’expriment afin d’en intensifier les effets, mais cette pratique est-elle si courante ? L’érotisme exige prolongation et nuances : l’une et les autres étant son propre et sa façon, étant aussi ce par quoi, inséparablement, il se tresse avec l’exercice de la langue, celle-ci contribuant à faire durer comme à rendre plus fines et sensibles les nuances. Au fond, pas d’érotisme sans langage car le langage ajoute de la qualité en même temps qu’il la suscite et la raffine et la diversifie. L’espèce ne nous a dotés d’un sexe que pour le mettre à son service : l’érotisme est une révolte contre cette condition fondamentale et une conquête du corps que l’acte érotisé soustrait à sa fonction utilitaire afin de le personnaliser à travers l’inutilité du plaisir. Il y a désormais de la cérémonie amoureuse où il n’y avait que de la fécondation. Et c’est évidemment la langue qui consacre, affirme et perpétue cette différence. En conséquence, ne pourrait-on dire que le sexe s’est vengé du rôle très limité que lui assignait l’espèce en mettant la langue à son service ? Sauf que pareil serviteur, aussi infatigable, aussi intelligent et déluré, ne pouvait tenir en place de telle sorte que, bientôt, à défaut de pouvoir supplanter l’organe, il lui a inventé une doublure capable, mentalement, d’être plus active et moins éphémère grâce à l’alliance du désir et de l’imagination. La langue peut-elle devenir sexuelle ? La réponse est à la fois chez l’amant, qui parle à son amante, laquelle, réciproquement, l’écoute et lui parle, et chez le lecteur qui perçoit ou ne perçoit pas l’amour que lui fait discrètement le texte. À moins que le problème ne soit plutôt de savoir si la f iction peut avoir des effets de réalité ? Et si de tels effets sont aléatoires, probables ou certains ?

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