Le hasard souligne parfois des correspondances. Si l’on veut relire dans sa première publication « Phare de la Mariée », article d’André Breton qui fonda le succès de l’œuvre de Duchamp, on découvrira dans le même numéro 6 du Minotaure (hiver 1935) la première apparition des « Variations » de Bellmer autour de la Poupée. La circulation qui anime la Mariée est fictive, mais la disposition de chacune de ses parties oblige à réaliser la fiction. Tout, dans cette œuvre, est en suspens comme sont en suspens dans la partie d’échecs tous les coups à venir : ces coups doivent nécessairement se produire, et même ils sont déjà là puisque la position actuelle des pièces les appelle. Ils ne sont pas visibles sur le jeu, mais le jeu les fait surgir dans le mental du joueur. Cette projection est, elle aussi, une amoureuse mise à nu : elle provoque chez le joueur une visualisation des positions de l’objet qu’il aime. Cette visualisation survient tantôt sur le plan de l’échiquier, tantôt dans l’espace mental. La transparence de la Mariée combine le plan et l’espace : elle est leur charnière qui fait, l’une sur l’autre, se rabattre au point de se confondre l’illusion et la réalité. « Le meilleur jeu, écrit Bellmer, alimente son exaltation moins dans les images prédéterminées d’un aboutissement que dans l’idée de la perpétuité de ses suites inconnues. Le meilleur jouet sera donc celui qui ignore tout du piédestal d’un fonctionnement fixé d’avance, celui qui, riche en applications et en probabilités accidentelles, affrontera l’extérieur pour y provoquer ardemment, par-ci, par-là, ces réponses à toute attente : les soudaines images du Toi. » La Mariée impulse une relation mentale qui ne croise aucune illusion puisqu’elle se déroule invisiblement. Son érotisme est absolu : nul organe ne le relativise ; il est même délivré de l’Autre étant donné qu’il est délivré de la représentation ; il est pensée pure. La Poupée joue au contraire de la représentation, mais au lieu qu’y soit à l’ordinaire dressé quelque piège aérien propice au glissement de l’illusoire vers le mental, Bellmer y ménage un territoire du virtuel, chargé de provocation. La Mariée est une chambre blanche : elle ne fixe pas les images, elle les volatilise en énergie pensive ; la Poupée est un condensateur, elle utilise la perspective visuelle pour développer un dérangement physique dans le but de déplacer le centre de notre émotivité. Ce déplacement affecte la représentation que nous avons de notre organisme. Ou de notre position dans l’espace. Par exemple, croisez vos jambes en appuyant l’un sur l’autre vos pieds ; dans quelques instants vous ne distinguerez plus ces extrémités mais percevrez une masse indécise dont le volume modifiera la perception générale de votre corps. Le volume est devenu un « foyer » autour duquel tout le reste gravite. Conséquence : une excitation minime ou banale, dès qu’elle est voulue, peut provoquer une expression nouvelle à l’intérieur de notre anatomie. Et cette expression peut devenir révélatrice au point que la partie du corps qu’elle souligne se mette à condenser brusquement toute la réalité corporelle. De même, le désir a pour meilleur appelant tel détail du corps qui lui semble tout à coup d’autant plus réel qu’il ne lui apparaît plus pour ce qu’il est.
(« Tout objet identique à lui-même reste sans réalité », écrit Bellmer. Il est curieux de rapprocher cette phrase de cette autre, due à Henri-Charles Puech, le grand spécialiste de la gnose : « Le réel dans sa réalité n’est pas matière à représentation. ») Le génie de Bellmer est de ramener l’expression à l’anatomie et de montrer qu’elle y procède toujours d’un déplacement ; il est aussi d’avoir rappelé que « l’imagination puise exclusivement dans l’expérience corporelle ». Son œuvre le prouve, et que cette imagination organique est en chacun de nous la poésie à l’état élémentaire. L’autre effet du déplacement est d’« érotiser » une partie du corps qu’on ne voyait pas dans cette lumière. D’où un jeu de permutations et de surimpressions, qui ne cesse d’intensifier et de renouveler l’imaginaire de la relation. Dans « Deux lettres d’amour », Bellmer en donne des exemples : « Comment veux-tu que je t’appelle quand l’intérieur de ta bouche cesse de ressembler à une parole, quand tes seins sont à genoux derrière tes doigts et quand tes pieds s’ouvrent ou cachent l’aisselle, ta belle figure en feu… » L’érotisme de Bellmer visualise ces associations, et elles sont le thème de ses dessins après avoir animé sa vie affective. Mais il ne peut projeter sur l’Autre que les images dont il a eu d’abord une expérience à l’intérieur de soi. « Il est certain, écrit Bellmer dans Petite anatomie de l’image, qu’on ne se demandait pas assez sérieusement jusqu’à présent dans quelle mesure l’image de la femme désirée serait prédéterminée par l’image de l’homme qui désire, donc en dernier lieu par une série de projections du phallus, qui iraient progressivement du détail de la femme vers son ensemble, de façon que le doigt de la femme, la main, le bras, la jambe soient le sexe de l’homme… » Un dessin illustre ce processus. Il représente une femme penchée, les mains appuyées au sol, les fesses haut dressées. Son corps est à la fois un corps féminin et un phallus, les seins gonflés et pendants représentant les testicules. Le gland,bien découvert par un retroussis dont les plis ondulent sur le ventre de la femme, surimpose sa forme à celle des fesses : le méat et le frein deviennent fente, deviennent vulve, tout en donnant l’image d’une érection violente. Le cul tendu dans une position qui appelle la pénétration avec une évidence provocante est également un phallus évidemment prêt à pénétrer… Cette image est tout autre chose que la représentation d’un fantasme particulier : elle visualise une contradiction fondamentale, et la chance de la résoudre dans l’unité. Elle est un mythe touchant au plus obscur. Sa violence traverse l’œil et va dans l’épaisseur, où il nous arrive de sentir une vie plus ancienne que notre propre vie. Cette épaisseur est à la fois notre corps et cette part de nous qui n’a jamais pris langue, car tout s’y articule à travers une circulation dont nous n’avons ni la clef ni la maîtrise. L’épaisseur du corps est en nous le domaine sensible du mutisme et de la nuit, de l’invisible et de l’échappée. Nous n’en sommes à l’écoute que dans l’angoisse ou l’inquiétude, quand quelque chose y va mal et menace. Autrement, cela marche tout seul, et mieux vaut, pensons-nous, n’y rien éveiller. Ce qui va de soi, nourri de son propre élan et y trouvant sa complète expression, cela possède un potentiel de violence qu’il ne faut pas provoquer, sinon le mutisme du corps pourrait se changer en voix de la mort. L’érotisme fait résonner cette voix parce qu’il touche à l’image du corps. Il peut y toucher de l’extérieur, en combinant mentalement des images ; il peut y toucher de l’intérieur, en croisant espace mental et épaisseur organique. La parenté de Bataille, de Bellmer et de Bousquet apparaît ici : ils ne font lever aucune image, aucune pensée, qui ne mette en miroir ou en abîme l’organique et le mental, l’épaisseur la plus sombre et son aération par la lumière.– Mettez-le-moi dans le cul, crie Simone.
Et ce qu’elle réclame, c’est l’œil arraché au prêtre : elle veut regarder avec ce qui ne voit pas, elle veut mettre la tête dans le cul. Bellmer, pareillement, a surimposé vulve et visage : il a dessiné le sexe d’Unica dans l’œil droit d’Unica, et dans un autre dessin mis son œil dans son sexe. Joë Bousquet, parlant de Bellmer, reprend le déplacement à sa manière : « Il est arrivé, enfin, que l’imagination a branché les formes sur d’autres formes, elle a obtenu qu’elles croissent ensemble, comme imprégnées et nourries des vertiges sensuels qu’elles sont faites pour créer. Elles ne sont plus l’équivoque aliment qui attirait la solitude du regard et tissait entre les sexes une chemise de feu. On dirait que la vue est devenue un autre sens, la capitale des sens. À quels instruments avoir désormais recours pour s’orienter dans un espace bouleversé avec la vision ? » « La rotule, répond Bellmer, axe de toutes les dimensions cryptiques et extra-cryptiques… La rotule, dit-il, est un œil… » La « rotule » est la découverte fondamentale de Bellmer. Il la désigne plus souvent sous le terme de « jointure à boule ». On pourrait l’opposer à la « charnière » de Duchamp en ce qu’elle est, non seulement une articulation, mais un axe. Et plus précisément l’axe qui permet de coupler deux forces en mouvement « formant entre elles un angle ouvert et variable ». La « jointure » du phallus logé dans le vagin se surimpose évidemment. La jointure est, au centre de la Poupée, le mécanisme qui permet les « variations ». C’est le « foyer » de ses expressions et celui du dédoublement qui objective en elle nos désirs. La Poupée est une machine érotique, qui amalgame sa réalité et notre subjectivité. L’amalgame est déclenché par la provocation venue de l’objet, mais dès qu’il se produit, il entraîne le transfert sur la passivité de la Poupée de l’activité de l’imaginaire, et les mouvements de ce dernier appellent des positions comme le raisonnement du jeu appelle des coups. La Poupée suggère plus qu’elle n’accomplit. À la différence de l’échiquier, la partie ne se joue pas entièrement sur elle, mais par écho : elle renvoie dans les yeux de son manipulateur infiniment plus que le spectacle de sa manipulation, car elle est en Lui l’Autre jouant de Lui comme il aimerait jouer de l’Autre. Cette excitation que propage la « jointure » transforme même toute la Poupée en axe entre le corps et ses désirs : c’est autour d’elle que l’imagination physique trouve ses images et le moyen d’aller plus loin encore dans son imaginaire, parce qu’au fur et à mesure elle les réalise. La machine érotique devient machine à voir : elle révèle, elle éclaircit l’épaisseur intérieure en y faisant apparaître les images du Toi doublées des projections du Moi. La sexualité dérive. Elle se délie de sa fonction et détourne la vitalité vers la mentalité, la reproduction vers la fiction.
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