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Que cette dernière indication demeure provisoirement incomprise, cela est de peu d’importance. Pour moi, il s’agit maintenant de quelque chose de très simple, d’expliquer comment nous tous nous sommes à même de faire notre éducation, contre ce temps, en nous servant de l’intermédiaire de Schopenhauer, parce que nous avons l’avantage de connaître véritablement notre temps par son entremise. Est-ce là véritablement un avantage ? ce qui est certain, c’est que, dans quelques siècles, cette connaissance ne sera plus possible. Je me divertis à l’idée que bientôt l’humanité sera dégoûtée de la lecture aussi bien que des écrivains, qu’un jour le savant se mettra à réfléchir, fera son testament et ordonnera que son corps soit brûlé au milieu de ses livres, surtout des siens. Et si les forêts devenaient de plus en plus rares, ne serait-il pas temps de traiter les bibliothèques comme des matières combustibles, comme du bois, de la paille ou de la broussaille. La plupart des livres ne sont-ils pas nés des vapeurs et des fumées qui sortent du cerveau, qu’ils redeviennent donc vapeurs et fumées. Et ; s’il n’y avait pas de feu en eux, que le feu les punisse ! Il serait, par conséquent, possible que, pour un siècle à venir, notre époque soit précisément considérée comme sœculum obscurum, parce que ses produits ont servi avec le plus d’empressement et le plus longtemps à se chauffer. Comme nous sommes donc heureux de pouvoir connaître encore ce temps ! Car, s’il y a un intérêt quelconque à s'occuper de son temps, il est heureux qu’on puisse le faire d’une façon aussi consciencieuse que possible, de telle sorte qu’on ne conservera aucun doute à son sujet. Et c’est précisément le cas de Schopenhauer Certes, le bonheur serait infiniment plus grand si cet examen pouvait aboutir à la constatation qu’il n’a jamais rien existé de plus fin et de plus riche en espérance que notre époque. Or, il y a actuellement, dans un coin quelconque du monde, par exemple en Allemagne, des gens naïfs qui se préparent à croire quelque chose de semblable, qui Vont même jusqu’à affirmer sérieusement que, depuis quelques années, le monde a été amélioré et que celui qui élève, au sujet de l’existence, de sérieuses et sombres objections se voit démenti par les « faits». Car il en est ainsi selon eux : la fondation du nouvel empire allemand est le coup le plus décisif et le plus écrasant contre toute philosophie « pessimiste». Ils l’affirment et n’en veulent point démordre. Or, celui qui se pose la question de savoir quel est, dans notre temps, le rôle du philosophe en tant qu’éducateur, doit s’expliquer au sujet de cette opinion très répandue, en particulier dans les universités, et il le fera de la façon suivante. C'est une honte de voir qu’une flatterie aussi répugnante et aussi servile puisse être exprimée et répétée par des hommes qui se prétendent intelligents et honorables. Et c’est en outre une preuve que l’on ne se doute même plus combien le sérieux de la philosophie est éloigné du sérieux d’un journal. De pareils hommes ont perdu non seulement ce qui leur restait de sentiments philosophiques, mais encore de sentiments religieux. Ils ont remplacé tout cela, non peut-être par l’optimisme, mais par le journalisme, par l’esprit du jour et le manque d’esprit des feuilles quotidiennes. Toute philosophie qui croit qu’un événement politique peut déplacer ou même résoudre le problème de l’existence est une philosophie de plaisanteries, une philosophie de mauvais aloi. Depuis que le monde existe on a souvent fondé des États ; c’est là une vieille histoire ! Comment une innovation politique devrait-elle suffire pour faire, une fois pour toutes, des hommes de joyeux habitants de la terre ? Si quelqu’un croit, cependant, de tout son cœur que cela est possible, qu’il se présente, car il mérite vraiment d’être nommé professeur de philosophie à une université allemande, comme Harms à Berlin, Jürgen Meyer à Bonn et Carrière à Munich. Mais ici nous apercevons la conséquence de cette doctrine, prêchée récemment encore sur les toits, et qui consiste à affirmer que l’État est le but suprême de l’humanité et que, pour l’homme, il n'est pas de but supérieur à celui de servir l’État ; ce en quoi je ne reconnais pas un retour au paganisme, mais à la sottise. Il se peut qu’un pareil homme, qui voit dans le service de l’État son devoir suprême, ne sache véritablement pas quels sont les devoirs suprêmes. Cela n’empêche pas qu’il y ait encore de l’autre côté des hommes et des devoirs, et l’un de ces devoirs qui, pour moi du moins, apparaît comme supérieur au service de l’État, incite à détruire la sottise sous toutes ses formes, même sous la forme qu’elle prend ici. C’est pourquoi je m'occupe à l’heure présente d’une espèce d’homme dont la téléologie conduit un peu plus haut que le bien d’un État, avec les philosophes et avec ceux-là seulement par rapport à un domaine assez indépendant du bien de l’État, celui de la culture. Parmi les nombreux anneaux qui, passés les uns à travers les autres, forment l’humaine chose publique, les uns sont en or, les autres en tombac. Or, comment le philosophe regarde-t-il la culture de notre temps ? À vrai dire, sous un tout autre aspect que ces professeurs de philosophie qui se réjouissent de leur état. Il lui semble presque apercevoir une destruction et un arrachement complet de la culture, quand il songe, à la hâte générale, à l’accélération de ce mouvement de chute, à l’impossibilité de toute vie contemplative et de toute simplicité. Les eaux de la religion s'écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations se séparent de nouveau, se combattent les unes les autres et demandent à s'entre-déchirer. Les sciences, pratiquées sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser faire s'éparpillent et dissolvent toute conviction solide ; les classes et les sociétés cultivées sont entraînées dans une grandiose et méprisante exploitation financière. Jamais le monde n’a été davantage le monde, jamais il n’a été plus pauvre en amour et en dons précieux. Les professions savantes ne sont plus que des phares et des asiles, au milieu de toute cette inquiétude frivole ; leurs représentants deviennent eux-mêmes chaque jour plus inquiets, ayant chaque jour moins de pensées, moins d’amour. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l’art actuel et la science actuelle ne font pas exception ! L'homme cultivé est dégénéré au point qu’il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle, pour les médecins. Ils se mettent en colère, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l’on parle de leurs faiblesses et que l’on combat leur dangereux esprit mensonger. Ils voudraient faire croire qu’ils ont remporté le prix sur tous les siècles et leurs démarches sont animées d’une joie factice. Leurs façons de simuler le bonheur a parfois quelque chose de saisissant, parce que leur bonheur est tout à fait incompréhensible. On ne voudrait pas même leur demander, comme, fit Tannhœuser en s’adressant à Biterolf : « Qu’as-tu donc absorbé, malheureux ?» Car hélas ! nous le savons mieux que personne. Il y a sur nous l’oppression d’un jour d’hiver, nous habitons le voisinage d’une haute montagne, notre vie est pleine de dangers et de privations. Toute joie est brève et pâle tout rayon de soleil qui glisse sur nous du sommet glacé. Soudain une musique retentit. C’est un vieillard qui joue de l’orgue de barbarie et les danseurs tournent en rond... Le voyageur est ému de ce spectacle : tout est si sauvage, si fermé, si incolore, si désespéré et c'est là-dedans que retentit un air joyeux, d’une joie bruyante et irréfléchie ! Mais déjà les brumes du soir prématuré jettent leur ombre ; les sons se perdent, les pas du voyageur crissent sur la route ; si loin qu'il peut voir, il n’aperçoit rien que la face déserte et cruelle de la nature. Pourtant, si l’on risque d’être accusé de partialité quand on ne relève que la faiblesse du dessin et le manque de coloris dans l’image de la vie moderne, le second aspect n’a cependant rien de plus réjouissant et n’apparaît que sous une forme d’autant plus inquiétante. Il existe certaines forces, des forces formidables, mais sauvages et primesautières, des forces tout à fait impitoyables. On les observe avec une attente inquiète, du même œil qu’on eut à regarder la chaudière d’une cuisine infernale : à tout moment des bouillonnements et des explosions peuvent se produire, annonçant de terribles cataclysmes. Depuis un siècle nous sommes préparés à des commotions fondamentales. Si, dans ces derniers temps, on tente d’opposer, à ce penchant profondément moderne de renverser ou de faire sauter la force constitutive de ce que l’on appelle l’État national, celui-ci n’en constitue pas moins, et pour longtemps, une augmentation du périt universel et de la menace qui pèse sur nos têtes. Nous ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que les individus se comportent comme s’ils ne savaient rien de toutes ces préoccupations. Leur inquiétude montre combien ils sont bien informés ; ils pensent à eux-mêmes avec une hâte et un exclusivisme qui ne se sont jamais rencontrés jusqu’à présent ; ils construisent et ils plantent pour eux seuls et pour un seul jour ; la chasse au bonheur n’est jamais si grande que quand elle doit être faite aujourd’hui et demain ; car après-demain déjà la chasse sera peut-être fermée. Nous vivons à l’époque des atomes et du chaos atomique. Au moyen âge les forces adverses étaient à peu près contenues par l’Église et elles s’assimilaient en une certaine mesure les unes aux autres par la forte Épression qu'exerçait l’Église. Lorsque le lien se déchire et que la pression diminue, les unes se dressent contre les autres. La Réforme décréta que certaines choses étaient adiaphora, appartenant à des domaines qui ne devaient pas être déterminés par la pensée religieuse ; c’est à ce prix qu’elles eurent le droit de vivre elles-mêmes. De même le christianisme, opposé à l’antiquité beaucoup plus religieuse, maintient son existence à un prix semblable. Depuis cette époque la séparation s’accentua toujours davantage. Aujourd’hui presque tout ce qui existe sur terre n’est déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l’égoïsme de ceux qui acquièrent et par la tyrannie militaire. L’État, entre les mains de cette tyrannie, de même que l’égoïsme de ceux qui possèdent, fait un effort pour tout organiser à nouveau, par ses propres moyens, de façon à servir de lien et de contrainte pour toutes les forces adverses. Ce qui équivaut à dire que l’État souhaite que les hommes professent pour lui le même culte idolâtre qu’ils avaient voué à l’Église. Avec quel succès ? Nous finirons par nous en apercevoir. En tous les cas, nous nous trouvons encore aujourd’hui dans le fleuve du moyen âge, un fleuve qui charrie des glaces. Le dégel l'a mis en mouvement et sa puissance ravage tout sur son passage. Les glaçons s'entrechoquent et s’accumulent ; tous les rivages sont inondés et d’un accès dangereux. Il est tout à fait impossible d’éviter la révolution, la révolution des atomes. Mais quels sont les éléments indivisibles les plus petits de la société humaine ? Sans aucun doute, à l’approche de semblables périodes, l’humanité se trouve plus encore en danger qu’au moment où se produit l’effondrement et le tourbillon chaotique ; et l’attente angoissée et l’exploitation avide de chaque minute suscitent toutes les lâchetés et tous les instincts égoïstes de l’âme, tandis que la détresse véritable et, en particulier, la généralité d’une grande détresse rendent les hommes meilleurs et leur prêtent une âme plus généreuse. À ces époques de péril, qui donc prêtera à la nature humaine, au trésor sacré et intangible que les générations successives ont peu à peu amassé, qui donc prêtera ses offices de gardien et de chevalier servant ? Qui donc dressera l'image de l'homme, tandis que tous ne sentent au fond d’euxmêmes que le ver de l’égoïsme et la peur cynique, s’étant détournés de cette image pour retomber dans l’animalité ou dans un rigide mécanisme ? Il y a trois images de l’homme que notre temps moderne a dressées successivement et dont le spectacle enlèvera encore longtemps aux mortels toute velléité de glorifier leur propre vie : celle de l’homme de Rousseau, celle de l’homme de Gœthe et enfin celle de l’homme de Schopenhauer. De ces trois images la première a le plus de feu et elle est certaine de l’effet le plus populaire. La seconde n’est faite que pour le petit nombre. Pour ceux qui sont des natures contemplatives de grand style ; la foule méconnaît généralement cette image. La troisième exige que ce soient les hommes les plus actifs qui la contemplent. Eux seuls le feront sans dommage, car elle décourage les natures contemplatives et effarouche la foule. De la première, une force est partie qui poussa aux révolutions impétueuses et y pousse encore ; car dans tous les frémissements socialistes et tous les tremblements de terre, c’est toujours l’homme de Rousseau qui se remue comme le vieux Typhon sous l’Etna. Opprimé et à moitié écrasé par des castes orgueilleuses et par des fortunes sans pitié, corrompu par des prêtres et une mauvaise éducation, ayant tout devant soi-même à cause de ses mœurs ridicules, l’homme, dans sa misère, en appelle à la « sainte nature » et il s’aperçoit soudain qu’elle est aussi éloignée de lui que n'importe quel dieu. Ses prières ne l’atteignent par tant il est enfoncé dans le chaos de l’anti-naturel. Il rejette avec mépris les parures multicolores qui, il y a peu de temps encore, lui paraissaient précisément être son humanité, ses arts et ses sciences, les avantages d’une vie raffinée ; il frappe des poings contre les murs, à l’ombre desquels il a à ce point dégénéré ; il en appelle à la lumière, au soleil, à la forêt, au rocher. Et lorsqu’il s’écrie : « La nature seule est bonne, seul l’homme naturel est humain », c’est qu’il se méprise lui-même et qu’il aspire à se dépasser. Dans de semblables conditions, l’âme est prête aux décisions les plus terribles, mais aussi à appeler de ses propres profondeurs ce qu’il y a de plus noble et de plus rare. L’homme de Gœthe n'est pas une puissance aussi menaçante ; il est même, dans une certaine mesure, un correctif et un calmant pour cette dangereuse excitation à laquelle se trouve abandonné l’homme de Rousseau. Gœthe lui-même, avec tout son cœur aimant, avait été attaché durant sa jeunesse à l’évangile de la nature bienfaisante. Son Faust était l’image la plus élevée et la plus audacieuse de l’homme à la Rousseau, du moins dans la mesure où l’avidité de vivre, l’inquiétude et le désir de cet homme, son commerce avec les démons du cœur pouvaient être représentés poétiquement. Mais que l’on observe donc ce qui peut sortir de tous ces nuages accumulés ! Ce ne sera certainement pas l’éclair de la foudre ! Et ici se révèle précisément la nouvelle image de l’homme, de l’homme selon la formule de Gœthe. On pourrait croire que Faust, à travers une vie partout menacée, serait conduit, en révolté insatiable et en libérateur, force négatrice par bonté, génie le plus essentiel du bouleversement religieux et démoniaque, en quelque sorte à l’opposé de son compagnon si profondément antidémoniaque, bien qu'il ne pût se débarrasser de ce compagnon et qu’il dût à la fois utiliser et mépriser sa méchanceté sceptique et sa négation — car tel est le sort tragique de tout révolté et de tout libérateur. Mais on se trompe si l'on s’attend à quelque chose de semblable. L’homme de Gœthe évite ici la rencontre de l’homme de Rousseau, car il déteste tout ce qui estviolent, tout ce qui fait des bonds, mais cela veut dire qu’il déteste toute action. Et ainsi, Faust, rédempteur du monde, devient en quelque sorte seulement un voyageur à travers le monde. Tous les domaines de la vie et de la nature, tous les passés, tous les arts, toutes les mythologies, toutes les sciences voient passer devant eux en hâte l'insatiable contemplateur ; les désirs les plus profonds sont éveillés et calmés aussitôt ; Hélène elle-même ne le retient pas plus longtemps ; et alors le moment arrive immanquablement que guette son ironique compagnon. En un point quelconque de la terre, le vol s’arrête, les ailes s'abaissent et Méphistophélès est là prêt à intervenir. Quand l'Allemand cesse d'être Faust il n’y a pas de danger plus proche que de le voir devenir philistin et de s’abandonner au diable. Seules des puissances divines peuvent le sauver de cette éventualité. L’homme de Gœthe est, comme je l’ai dit, l’homme contemplatif de grand style, qui ne se consume pas sur la terre seulement parce qu’il amasse tout ce qui a jamais été grand et mémorable, tout ce qui a jamais été et qui est encore pour en faire sa nourriture et qui vit ainsi, bien que ce ne soit là qu’une vie qui va de désir en désir. Il n’est point l’homme actif. Tout au contraire : quand, en un point ou en un autre, il s’introduit dans l’activité générale, on peut être convaincu qu’il n’en sortira rien de bien et avant tout qu’aucun « ordre établi » ne sera renversé. Ce fut par exemple le cas quand Gœthe fit preuve d’une si vive ardeur pour les choses du théâtre. L’homme à la manière-de Gœthe est une force conservatrice et conciliante, mais il court le danger de dégénérer au point de tomber au philistin, de même que l’homme de Rousseau peut facilement devenir un anarchiste. Un peu plus de force musculaire et de sauvagerie naturelle chez le premier et toutes ses vertus auraient plus d'ampleur. Il semble bien que Gœthe n’ignorait pas en quoi consiste le danger et la faiblesse de l'homme qu’ilpréconisait. Du moins l’indique-t-il dans les paroles que Jarno adresse à Wilhelm Meisler : « Vous êtes mécontent et d'humeur chagrine ; c’est fort bien ainsi. Quand vous vous fâcherez une fois sérieusement, ce sera mieux encore. » Donc, à parler franc, il est nécessaire que nous nous fâchions une fois pour de bon, pour que les choses tournent mieux. Et à cela l’image de l’homme de Schopenhauer doit nous encourager. L'homme de Schopenhauer prend sur lui la souffrance volontaire de la véracité, et cette souffrance lui sert à tuer sa volonté personnelle et à préparer cette complète transformation, ce renversement de son être, dont la réalisation est le sens véritable de la vie. Cette expression de la vérité apparaît aux autres hommes comme une explosion de la méchanceté, car ils considèrent que la conservation de leurs imperfections et de leurs faiblesses est un devoir d'humanité et ils estiment qu’il faut être méchant pour leur gâter ainsi leur jeu. Ils sont tentés de s’écrier, comme fit Faust, en s’adressant à Méphistophélès : « C’est ainsi que tu opposes à la force toujours en mouvement, à la force créatrice et bienfaisante, la froide main du diable. » Et celui qui voudrait vivre à la façon de Schopenhauer ressemblerait probablement plutôt à un Méphistophélès qu'à un Faust, mais seulement aux yeux des êtres faibles et modernes qui voient toujours dans la négation le signe du mal. Mais il y a une façon de nier et de détruire qui est précisément l’expression de ce puissant désir de sanctification et de délivrance, dont le premier imitateur philosophique, Schopenhauer, se présenta parmi nous autres hommes profanateurs et véritablement frivoles. Toute existence qui peut être niée mérite aussi de l’être : être véridique, cela équivaut à croire en une existence qui ne saurait absolument être niée et qui est elle-même vraie et sans mensonge. C’est pourquoi l’homme véridique prête à son activité un sens métaphysique» un sens qui peut être expliqué par les lois d’une autre vie supérieure, profondément affirmatif, quoi qu’il fasse pour apparaître comme le destructeur et le briseur des lois de cette existence. Tout ce qu’il fera deviendra nécessairement une longue souffrance, mais il sait ce que savait déjà Maître Eckhard : « L’animal le plus rapide qui vous porte à la perfection, est la souffrance. » Il me semble que chacun de ceux qui s’imaginent une pareille direction de vie doit sentir son âme s’élargir et qu’en lui doit naître un désir ardent de devenir Un homme comme l’a conçu Schopenhauer, un homme qui, pour lui et son bien personnel, serait pur et d’une singulière résignation, dont la connaissance serait pénétrée d’un feu ardent et destructeur, loin de la neutralité méprisable de de ce que l'on appelle l’homme scientifique, qui se sentirait planer bien au-dessus du dénigrement chagrin et morose, s'offrant toujours le premier en sacrifice à la vérité reconnue, mais restant convaincu, au fond de sa conscience, du sentiment que des souffrances seules pourront naître de sa véracité. Certes, par sa bravoure, il anéantit son bonheur sur cette terre ; il lui faut s’opposer même aux hommes qu’il aime, aux institutions dont il est sorti ; il lui faut être en état de guerre, ne ménager ni les hommes ni les choses, bien qu’il souffre lui aussi des blessures qui leur sont faites ; il sera méconnu et passera longtemps pour l'allié des puissances qu’il exècre ; malgré sa soif de justice et quoiqu’il mette à son jugement une mesure humaine, il devra être injuste. Mais il pourra s’encourager et se consoler avec les paroles dont se servit un jour Schopenhauer, son grand éducateur : « Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l’homme peut atteindre est une carrière héroïque. Celui-là l’accomplit qui, de n’importe quelle façon et dans n'importe quelle circonstance» lutte avec les plus grandes difficultés pour ce qui peut ; de quelque façon que ce soit, profiter à tous et qui finalement remporte la victoire, sans être autrement récompensé, ou en l’étant mal. Alors il finira par demeurer pétrifié, mais comme le prince dans le Re corvo de Gozzi, en une attitude noble et avec des gestes héroïques. Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d’un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l’ingratitude du monde, s'éteint dans le nirvana. » Une pareille carrière héroïque, sans oublier les mortifications qu’elle comporte, ne correspond pas, à vrai dire, aux conceptions médiocres de ceux qui lui consacrent le plus d’éloquence, qui célèbrent des fêtes en mémoire des grands hommes et qui s’imaginent que le grand homme est grand comme ils sont petits, par grâce spéciale, pour leur propre plaisir, ou par le moyen d’un mécanisme spécial dans une obéissance aveugle à une contrainte intérieure, de telle sorte que celui qui n’a pas reçu le don ou qui ne sent pas la contrainte possède le même droit à être petit que l’autre à être grand. Mais être gratifié ou contraint, voilà des paroles méprisables par quoi l’on s'efforce d’échapper à un avertissement intérieur, voilà des injures à l’adresse de chacun de ceux qui ont écouté ces avertissements, donc à l’adresse du grand homme. Le grand homme est précisément de ceux qui se laissent le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s’étendre, s’il s’avisait de traiter son prochain avec gentillesse et banalité. Toutes les règles de l’humanité ne sont-elles pas faites de telle sorte que les atteintes de la vie, par une perpétuelle distraction des pensées, ne puissent être senties ? Pourquoi veut-il exactement le contraire, avec une telle force de sa volonté, veut-il précisément sentir la vie, ce qui équivaut à souffrir de la vie ? Parce qu’il s’aperçoit qu’on veut le duper au sujet de lui-même et qu’il existe une sorte d’entente qui consiste à le faire sortir de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, il dresse l'oreille et il décide : « Je veuxcontinuer à m’appartenir à moi-même ! » C’est là une décision terrible et il ne s’en rend compte que peu à peu. Car maintenant il lui faut plonger dans les profondeurs de l’existence, ayant sur les lèvres une série de questions insolites : Pourquoi est-ce que je vis ? Quelle leçon doit me donner la vie ? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi cette condition me fait-elle souffrir ? Il se tourmente et il s’aperçoit que personne ne se tourmente ainsi, qu'au contraire les mains de ses semblables se tendent passionnément vers les fanstamagories qui se jouent sur le théâtre politique, que ses semblables se pavanent sous cent masques différents, jeunes gens, hommes ou vieillards, pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, commerçants, tous occupés avec ardeur à jouer leur propre comédie et ne songeant nullement à s’observer eux-mêmes. Si on leur posait la question : « Pourquoi vis-tu ? » tous répondraient avec fierté : « Pour devenir un bon citoyen, un savant ou un homme d'État. » Et pourtant ils sont quelque chose qui jamais ne pourrait devenir quelque chose de différent. Pourquoi sont-ils précisément cela ? Pourquoi cela et non point quelque chose de meilleur ? Celui qui ne comprend sa vie que comme un point dans l'évolution d’une race, d’un État ou d’une science et qui par conséquent veut entièrement se subordonner au développement d’une matière déterminée, à l’histoire dont il fait partie, n’a pas compris la tâche que lui impose l’existence et il lui faudra l’apprendre une autre fois. Cet éternel devenir est un guignol mensonger qui fait que l’homme s’oublie lui-même, c’est le divertissement qui disperse l'individu à tous les vents, c'est la joie sans fin de la badauderie que ce grand enfant qu’est notre temps joue devant nous et avec nous. L'héroïsme de la véracité consiste précisément en ceci que l’on cesse un jour d’être son jouet. Dans le devenir tout est creux, trompeur et plat, tout est digne de notre mépris. L’énigme que doit deviner l’homme, il nepeut la deviner que dans l’être, dans le conditionné, dans l’impérissable. Dès lors, il commencera à examiner combien profondément il se rattache au devenir, combien profondément il se rattache à l’être. Une tâche formidable se dressera devant son âme : détruire tout ce qui est dans son devenir, mettre au jour tout ce qu’il y a d’erroné dans les choses. Lui aussi veut tout connaître, mais il le veut autrement que l'homme de Gœthe, non pas en faveur d’une noble mollesse, pour se conserver et se divertir de la multiplicité des choses. Au contraire, il sera luimême le premier sacrifice qu’il apportera. L'homme héroïque méprise son bien-être et son mal-être, ses vertus et ses vices, il dédaigne de mesurer les choses à sa propre mesure ; il n’espère plus rien de lui-même et de toutes choses, il veut voir le fond sans espérance. Sa force réside en l'oubli de soi et, s’il pense à lui-même, il mesure l’espace qui le sépare de son but élevé et il lui semble voir derrière lui et autour de lui un amas chétif de scories. Les penseurs anciens cherchaient de toute leur force le bonheur et la vérité ; et jamais personne ne doit trouver ce qu’il doit chercher, dit un mauvais principe de la nature. Mais celui qui cherche le mensonge en toutes choses et qui volontairement se joint au malheur, celui-là se prépare peut-être un autre miracle de déception : quelque chose d’inexprimable s'approche de lui, quelque chose dont le bonheur et la vérité ne sont que des copies idolâtres, la terre perd sa pesanteur, les événements et les puissances du monde prennent l’aspect d’un songe, il y a autour de lui comme la transfiguration d’un soir d’été. Celui qui sait voir est dans la situation d’un homme qui s’éveille et qui voit encore flotter autour de lui les nuées d’un rêve. Celles-là aussi finiront par se disperser. Alors ce sera le jour.