mercredi 30 octobre 2024

Les plumes d'Eros. Par Bernard Noël. Partie 3

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 L’auteur a signé d’une étoile, c’est le raccourci d’un ciel où les constellations composent les mots, qui sont également des formes et des visages. Rappelez-vous l’appel : « Vous ne devinerez jamais qui est ici… » L’homme qui émet ces mots ne parle pas : la vérole a fait de lui un infirme ; il regarde et il pense. Il pense comme cet Autre, son créateur, qui nous confie : « Je ne pense pas sans écrire, je veux dire qu’écrire est ma méthode de pensée… » L’un pense en voyant, l’autre en écrivant ; le voyeur et le visionnaire partagent une même activité : une activité qui leur paraît « merveilleusement matérielle », mais qui, pour eux dont le seul plaisir est de voir, n’agit qu’en leur tête, où la voici devenue merveilleusement mentale. Sauf que l’infirme voit la scène de foutre et la transforme en pur plaisir visuel tandis que l’écrivain la visualise en imagination et la développe et s’enchante du « foutre pareil aux neiges des sommets » – quitte à risquer là une métaphore qui trahit la froideur de sa position… Mais relisons plutôt ce livre, La Défense de l’infini, qui fut détruit dans son ensemble et réduit au secret dans sa partie étoilée, « Le Con d’Irène ». Dans l’édition qui vient de paraître et qui révèle la place du « con » dans l’« infini », on peut lire une confession d’une étonnante véracité car, privée maintenant de sa dissimulation, elle est nue. Tout à fait nue. L’auteur, après avoir précisé qu’il « ne pense pas sans écrire », déclare qu’il « envie beaucoup les érotiques, dont l’érotique est l’expression » (et sans doute faut-il comprendre : dont l’érotisme est la méthode de pensée). Bien sûr, l’expérience érotique est répétitive et limitée, mais, continue l’auteur, « j’ai le plus profond respect de ceux pour qui cette limitation semble la liberté même ». Un peu plus loin, nouvel aveu : « Tout ce qui est irrémédiablement pauvre pour les malheureux individus de ma trempe, dans les complications possibles de la volupté, a pour d’autres, je le sais bien, la prodigieuse valeur métaphorique que moi je ne prête qu’aux mots. » Il faut renverser la perspective de cette phrase pour en rétablir la clarté dans le sens de l’auteur qui, lui, trouve dans les mots la même prodigieuse valeur métaphorique que « l’érotique » dans « les complications possibles de la volupté ». Mais penser n’est-ce pas alors, pour l’écrivain, une expression analogue à l’activité érotique ? Chez l’un, cette expression dispose les corps et leurs figures dans un contexte « merveilleusement matériel » ; chez l’autre, elle produit tout un mouvement, tout un foutre de mots. Le problème est que l’éjaculation verbale semble liée à celle de l’idée, de l’image, de l’action, alors qu’action, idée, image n’en sont que la conséquence – n’en sont très exactement que la chaleur destinée à précipiter le lecteur dans le même élan. Évidemment, l’auteur ne saurait être innocent des idées, actions, images qu’il fout avec ses mots, et il n’y a pas plus de hasard dans la confection d’une fable érotique que dans la disposition, à l’intérieur du récit qui la porte, d’une autre fable plus secrète. Simplement, n’oubliez pas que « l’idée érotique est le pire miroir. Ce qu’on y surprend de soi-même est à frémir… » Et sachez que cette surprise, si l’on prend le risque de l’exprimer, peut nous mener loin dans le miroir. Toutefois, pour peu que l’on ait suivi les entrelacs du plaisir d’écrire et du sujet que l’écriture représente, on aura compris que le plaisir se mire dans le sujet et que le sujet, en se donnant au lecteur comme toute la chose, peut aussi bien lui voiler le plaisir que le lui révéler. Admirons alors que le grand-père d’Irène, réduit au silence et à l’immobilité par la vérole, ressemble à l’écrivain penché sur sa vision (et ressemble également au père de Georges Bataille tel qu’il est évoqué dans « Réminiscences », le texte qui accompagne Histoire de l’œil, paru un peu avant Le Con d’Irène, chez le même éditeur, René Bonnel). Cet infirme, dont toute l’activité se tient dans les yeux et dans la mentalité, confie en aparté : « Soustrait à toutes les considérations puériles des hommes, je consacre ici tout mon temps à la volupté. Mes sens réduits se sont affinés à l’extrême, et c’est dans sa pureté que je connais enfin le plaisir… » Quelle est cette « pureté » qui, privée de toucher et de parole, ressemble à celle de l’écriture ? L’infirme regarde Irène se faire foutre alors qu’Aragon visualise la scène en l’écrivant, mais Aragon et l’infirme sont le miroir l’un de l’autre et, dans ce miroir, ils ressemblent aux poissons si admirablement évoqués page 73 dans le frétillement de leurs amours : « Poissons, poissons… Vous ne vous approchez pas de vos femelles et vous voici l’enthousiasme à l’idée seule de la semence qui vous suit comme un fil… » Et de même suit la ligne porteuse de « B O N H E U R d’expression » dont Aragon ne saurait par hasard dire, page 78, qu’il « est pareil à la jouissance, à la chute, à l’abolition de l’être au milieu du foutre lâché… » 

Les plumes d'Eros. Par Bernard Noël. Partie 2

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Vivre la lecture comme une pénétration, voilà qui changerait sa pratique et son enseignement. Imaginez un art de lire qui serait l’équivalent d’un art d’aimer, l’accent, bien sûr, étant mis sur l’acte et non sur le sujet. Dès que l’on est attentif à ses propres perceptions, on constate combien elles sont en nous accueillies pauvrement alors que les sentir, puis les observer, les développer, les nuancer élargit leur dimension interne et favorise la conscience de l’espace de l’intériorité. La qualité du regard s’intensifie de même quand on habite tout son volume en y décelant une circulation où se matérialise un toucher visuel. Le regard du lecteur agit d’une manière comparable quand il saisit sur la page ce qu’il transfère en tête après l’avoir instantanément véhiculé à travers son volume. Cela dit pour souligner la place, imperceptible ou presque, de l’acte visuel dans la lecture : un acte devenu si banal que cette banalité nous prive de sa perception. Tout se qualifie en nous par sa prolongation, autrement nous ne sommes visités que par des sensations aussi rapides qu’éphémères. La sensation se consume aussitôt dans sa propre f lambée alors que la perception suit un trajet qui sollicite la conscience et se construit avec elle au point de marquer l’espace intérieur, d’en vivifier la présence et même de la ranimer. 


Quand elle atteint ce point, la perception est déjà engagée dans le langage, qui l’articule et vite en fait sa matière intime. Les composants de l’acte de lire nous sont dérobés sans doute par leur effet, c’est-à-dire, tout simplement, l’assimilation du texte et l’activité mentale ainsi déclenchée. Cette assimilation requiert d’ailleurs toute l’attention et elle est, de plus, la f inalité de la lecture, qui oublie tout naturellement en elle que la saisie du texte est une activité physique. Il nous faut décomposer nos habitudes pour percevoir ce que leur exercice spontané nous dissimule. Une certaine intensité n’est atteinte qu’à cette condition mais notre penchant va dans l’autre sens et nous pousse au moindre effort. S’il en allait autrement, les médias n’auraient pas réussi à généraliser la passivité, pas plus que notre pseudo-démocratie ne pourrait continuer à développer les mesures antisociales en comptant sur la soumission. Pourquoi la facilité plutôt que l’effort d’attention qui décuplera le plaisir, celui de l’amour, celui aussi bien de la pensée. Il y a d’ailleurs entre ces deux plaisirs un croisement dont l’expression est l’érotisme. Et n’est-il pas significatif que le développement de cette expérience intérieure-là augmente notre résistance aux divers détournements, falsifications et occupations de notre espace mental ? L’érotisme comme entraînement à la résistance politique : cela remonte aux Libertins, qui n’en furent sans doute pas les inventeurs…


Quelques œuvres, depuis Virilio et Perec, ont mis en scène l’« infra-ordinaire », c’est-à-dire des choses et des gestes assez communs, assez quotidiens et banals pour avoir échappé à la représentation à cause justement de leur manque d’intérêt. La lecture peut encore passer pour un acte assez commun sans qu’il soit pour autant pensable de la ranger dans cette catégorie pour la raison qu’elle relève de la « culture » et non de l’« ordinaire ». Cependant, si cet acte comprend bien tout l’« infra » qui vient d’être indiqué, comment le considérer ? Ne serait-il pas si absolument ordinaire qu’il en deviendrait exceptionnel ? Et combien d’actes semblables nous demeurent-ils semblablement imperceptibles de par la suffisance d’une nomination qui, en apparence, dit le tout de ce qu’ils sont ? D’ailleurs, la tentative, ici, de souligner l’importance du transport du texte, depuis son extraction de la page jusqu’à sa réception dans l’espace mental, risque bien de passer pour une maniaquerie excessive… En réalité, ce qui est en jeu dans cette maniaquerie concerne la perception et une chance de la développer à partir de l’obser vation attentive d’un acte généralement négligé au profit de son seul résultat. Le contexte incitait à cette remarque puisque, dans ces pages, il est question de l’érotisme et que l’érotisme, tout comme la lecture, ne défie l’ordinaire que pour, le plus souvent, s’y perdre. Il devrait aller de soi que l’érotisme cultive la perception des actes qui l’expriment afin d’en intensifier les effets, mais cette pratique est-elle si courante ? L’érotisme exige prolongation et nuances : l’une et les autres étant son propre et sa façon, étant aussi ce par quoi, inséparablement, il se tresse avec l’exercice de la langue, celle-ci contribuant à faire durer comme à rendre plus fines et sensibles les nuances. Au fond, pas d’érotisme sans langage car le langage ajoute de la qualité en même temps qu’il la suscite et la raffine et la diversifie. L’espèce ne nous a dotés d’un sexe que pour le mettre à son service : l’érotisme est une révolte contre cette condition fondamentale et une conquête du corps que l’acte érotisé soustrait à sa fonction utilitaire afin de le personnaliser à travers l’inutilité du plaisir. Il y a désormais de la cérémonie amoureuse où il n’y avait que de la fécondation. Et c’est évidemment la langue qui consacre, affirme et perpétue cette différence. En conséquence, ne pourrait-on dire que le sexe s’est vengé du rôle très limité que lui assignait l’espèce en mettant la langue à son service ? Sauf que pareil serviteur, aussi infatigable, aussi intelligent et déluré, ne pouvait tenir en place de telle sorte que, bientôt, à défaut de pouvoir supplanter l’organe, il lui a inventé une doublure capable, mentalement, d’être plus active et moins éphémère grâce à l’alliance du désir et de l’imagination. La langue peut-elle devenir sexuelle ? La réponse est à la fois chez l’amant, qui parle à son amante, laquelle, réciproquement, l’écoute et lui parle, et chez le lecteur qui perçoit ou ne perçoit pas l’amour que lui fait discrètement le texte. À moins que le problème ne soit plutôt de savoir si la f iction peut avoir des effets de réalité ? Et si de tels effets sont aléatoires, probables ou certains ?

Les plumes d'éros. Par Bernard Noël. Partie 1


     

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L’érotisme est-il un genre comme le fantastique ou le policier ? Comment définir un genre sans provoquer aussitôt des croisements, donc des métissages ? L’érotisme est d’autant plus vif qu’il rapproche des individus sans ressemblance tout comme Reverdy recommande de le faire dans l’image poétique. À peine s’occupe-t-on d’entreprendre un classement, qui par exemple débuterait avec les blasons du corps médiévaux et continuerait avec les poèmes des libertins, qu’on tombe sur les libelles contre Marie-Antoinette ; libelles publiés sous le manteau dans les années 1780, et qui sont d’une violence « érotique » quasi sans pareille dans un siècle pourtant fort libre. Libre ? L’emploi ici de cet adjectif simplement adéquat déplace néanmoins l’attention vers un domaine où « érotisme » et « liberté » s’associent pour lutter ensemble contre la répression religieuse et politique : ce que la morale interdit n’est-il pas analogue à ce dont le pouvoir nous prive ? À Prague, pendant l’hiver 1980, un dissident me murmura : « Vous savez, dès lors qu’on vous interdit la liberté, il ne reste que le libertinage… » Le politique rattrape l’érotique – ou l’inverse – parce que l’érotique est l’une des expressions de la révolte : la plus apte à désacraliser aussi bien le sceptre du roi que le con de notre sainte mère l’Église.


Quand la révolution bourgeoise laïcise la société, elle continue à interdire « l’outrage aux bonnes mœurs », mais travaille dans le même temps à le priver de sa capacité de protestation en le réduisant à l’état de marchandise grivoise. Cela se débite en galanteries ou gauloiseries diverses dans les images, les spectacles, la presse, et jusque dans les maisons dites de tolérance. Le grivois est l’antidote de l’érotique : il a un effet comparable à celui du vaccin qui métamorphose le virus en protecteur de la santé. Surtout, il permet au profiteur satisfait de créer une complicité répugnante où s’englue l’adversaire. La domination du monde et le pouvoir durable sont promis au bourgeois parce qu’il a compris que vider les choses de leur sens vaut mieux que d’en imposer le respect par la force, d’autant que les choses vides sont les plus vendables.


Suis-je encore dans mon sujet ? Je voulais situer l’arrièreplan devant lequel naît l’aventure qui va changer la conception de l’érotisme pour en faire une expérience radicale : celle de l’humain confronté avec sa condition dans un vertige où l’organique et le mental se dénudent l’un l’autre et se découvrent privés justement de la raison humaine, puisque l’un ne fait qu’obéir aux mouvements de l’espèce et l’autre qu’habiller de sens une situation fondamentalement insensée. L’érotisme déchaîne une énergie dont la folle gratuité, dès qu’on en prend conscience, décape le regard de toutes les illusions qui permettent à l’homme de valoriser son destin. Tout le décor lié aux apparences est alors emporté, non par le désespoir, mais par un afflux de vitalité dont l’éruption traverse le corps et jette de l’élan sexuel dans l’intelligence. La perception de la vie s’en trouve changée, à défaut que soient changés la nature de la vie et l’ordre temporel de son déroulement… Ce qui précède fait allusion à une chose survenue dans le courant des années 1920, et dont l’effet serait aujourd’hui évident si la société médiatique, plus encore que les tenanciers du grivois, n’avait manipulé l’érotisme pour en faire un emballage vendeur. Mais puisqu’il s’agit de parler de littérature, sans doute existe-t-il un rapport entre le retour réactionnaire du romanesque, produit par excellence vide, et l’incitation à consommer de l’image intouchable – le coup de génie commercial consistant à irréaliser toujours l’objet du désir afin que ce leurre appétissant vous fasse succomber à la tentation du produit qu’il représente, mais dans lequel vous ne le posséderez jamais. Le mécanisme traditionnel du roman érotique ne reposet-il pas sur une substitution comparable ? Il excite le lecteur en lui présentant ses phrases comme des gestes et ses situations comme des rendez-vous, mais la séduction n’aboutit qu’à un lever d’images dont le lecteur ne tire de satisfaction qu’en leur superposant la sienne. Il est vrai que, dans le meilleur des cas, ce jeu narcissique est compliqué par des exercices intellectuels qui déplacent l’activité mentale vers le sexe, ou l’inverse, et introduisent dans l’humide et le désirable une froideur calculatrice. Les stratèges détestent l’amour parce qu’il mouillerait leur intelligence : ils ne confondent pas la parole et la salive, leur seul plaisir est dans le pouvoir qu’ils exercent avec la même assurance dogmatique que les théoriciens. On comprend pourquoi l’érotisme prétend vainement à la crudité : c’est qu’il ne fait reluire que des surfaces dont le fouet ne tire rien de plus que s’il frappait des miroirs.


Tout cela est idéal. D’ailleurs, tout ce qui nous leurre avec des apparences est idéal, si bien que les médias, au bout du compte, ne sont qu’un idéalisme pratique qui a su détourner au profit du commerce ou du pouvoir les vieilles fumées célestes de la religion. Comment reprendre corps au milieu de cette invasion de fantasmes ? J’ai cru que l’écriture ranimait la perception, que son trajet était inséparablement lié à l’éveil d’une conscience charnelle, bref, qu’elle pouvait provoquer une ré-incarnation… Le problème est que l’écriture se dédouble, et le fait traîtreusement, elle qui intensifie la présence puis, tout à coup, installe l’absence sous les mêmes espèces. Cependant, et pour cette raison qu’à l’instant où elle court sur la page et vous y projette à l’extérieur, vous la sentez déployer son mouvement à l’intérieur de vous, l’écriture est aussi un entraînement à déleurrer les leurres. Le dédoublement, qui suscite un perpétuel passage de telle qualité à son contraire, est en soi une expérience de l’altérité, mais difficile à supporter parce qu’il n’est pas confortable de vivre l’autre en solitude et, par exemple, de trouver une simple vapeur à l’endroit où l’on avait déposé du corps.

La littérature érotique – à supposer qu’elle n’ait pas pour unique domaine les partouzes fictives et les miroirs masturbateurs – tire sans doute sa nécessité (Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?) du fait qu’il est impossible d’écrire sans susciter des figures (au double sens de visage et de trajet spatial) où toujours paraît et se dérobe un soi autre que soi. La raison de poursuivre cet « autre » n’ignore pas que la poursuite est illusoire, et n’ignore pas non plus que la pratique sans illusion de l’illusion est une cérémonie sacrificielle où il arrive que le couteau mental ait des effets réels. Ladite cérémonie a pour durée le parcours de l’écriture et pour stations les diverses phases du récit qui lui sert de voile. L’auteur peut rêver du lecteur qui saurait apercevoir dans les plis aériens la face impalpable que lui-même ne voit pas, mais a-t-il su l’apercevoir ailleurs ? L’empreinte désirée n’en finit peut-être pas d’apparaître : est-ce à cause d’une rivalité insoluble entre le corps sexuel, doué d’une visibilité naturelle, et le corps culturel, tout aussi naturellement voué à l’invisibilité ? Ce qui est notre visage procède à l’inverse de ce que nous appelons un écran ou une page, surfaces sur lesquelles l’expression s’inscrit à l’extérieur alors que rien ne paraît sur le visage que les frissons intérieurs venus de l’en-dessous et retenus là-bas comme autant d’ombres au fond des yeux. Éros n’est pas le dieu du sexe, il est le dieu de ces ombres-là, et c’est à leur prof it qu’il détourne l’appétit éphémère pour qu’elles en fassent l’énergie de l’amour et l’esprit du désir.


L’écriture est pareillement l’art de faire durer ce qui n’avait qu’une existence immédiate : elle partage ainsi les comportements d’Éros et, comme lui, puise dans l’élan de se reproduire la force de s’exprimer. Mais si, à l’imitation de l’espèce, la langue se perpétue en créant des œuvres comme l’autre crée des corps, elle y est moins tributaire de la succession que d’une solidité inconnue dans la suite des générations. La vie naturelle repose sur la mort ; la vie de l’écriture repose sur l’impossibilité de mourir. Mais ce sont des mortels qui écrivent et qui, en écrivant, partagent illusoirement une immortalité pourtant réelle. La langue ne se contente pas de créer des œuvres : elle s’en sert pour infuser dans les corps une matière verbale qui est sa semence, et qui les double d’une corporalité autre. Éros croise ces corporalités pour conjuguer l’élan du sexe et l’élan verbal. Les corps s’étreignent puis s’exaltent dans la prolongation de cette étreinte : ils s’écoutent en elle et par elle, et se connaissent doublement dans la compénétration organique et mentale de leurs autres. L’érotisme est lié à la perception de la pénétration de la parole – ou de l’écrit –, et l’existence éventuelle d’une littérature érotique se confond avec l’écriture de cette perception…




mardi 29 octobre 2024

Le Monde diplomatique. Octobre 2024

 Extrait de l'article de Evelyne Pieiller :

"Où est passé l'inconscient?


"Christophe André est le héraut de la "psychologie positive" : un ensemble de "démarches destinées à nous aider à mieux affronter l adversité" appuyé bien évidemment sur des "données issues de la recherche" (la vie 1 mai 2021) . Il a mis à la mode une technique de "méditation de pleine conscience' qui permet de "désapprendre à être dépendant des sources d angoisse" ( France inter 6 mai 2023). On plie mais on ne rompt pas. On ne cherche plus à changer le monde, ne serait-ce qu'intérieur, on lui est supérieur, par la grâce d'une discipline spirituelle. On lui est supérieur, en accueillant les imperfections, avec "compassion' envers soi et, en s'adaptant à ce qu'on est - et à ce qui est. Merveilleuse conformité avec l idéologie bourgeoise. On ne se rebelle pas, on apprend la tolérance. L'histoire particulière n'a pas d'importance, on est tous semblables, au fond du fond, puissants ou misérables, tous tributaires des mêmes petites misères - tous humains, tous égaux, puisque tous faillibles, tous susceptibles de dépasser en douceur nos conflits."


"Ce fut l'objet de la réflexion de ce qu'on appela le freudo-marxisme, avec en particulier le psychanalyste et communiste Wilhelm Reich, qui liait le subjectif et le social, et affirmait ainsi que le fascisme avait rencontré le désir des masses. Le freudo-marxisme fut largement attaqué, à droite et à gauche, il met néanmoins en lumière un point fondamental : l'inconscient trouve de quoi se soutenir dans l'idéologie, et vice versa - quant aux valeurs et codes propagés par l'idéologie, ils n'ont rien de transparent, même s'ils se présentent comme "naturels". Illusion suprême.Tout comme la supposée "vérité" de ce qu'on appellera alors l'identité ou, mieux encore, l'âme. Le sujet est au carrefour de deux aliénations, intime et collective. Les entrepreneurs d'hygiène de la réussite personnelle contribuent à les occulter toutes deux, et œuvrent pour la mystification d'une "self-liberation" qui glorifie, in fine, la résignation. Ne changez pas le monde, ni celui du dehors, ni celui du dedans, changez la perception que vous en avez! Le contraire, sous couvert de libération plus ou moins stoïcienne de l'émancipation.

Servitude volontaire, souriante, récompensée. Ce qui, ma foi, le temps que ça dure, peut toujours servir, dans un monde mené par l'esprit de compétition, et le bon usage de la soumission éclairée"

lundi 28 octobre 2024

L'enfer, dit-on. De Bernard Noël

 Le hasard souligne parfois des correspondances. Si l’on veut relire dans sa première publication « Phare de la Mariée », article d’André Breton qui fonda le succès de l’œuvre de Duchamp, on découvrira dans le même numéro 6 du Minotaure (hiver 1935) la première apparition des « Variations » de Bellmer autour de la Poupée. La circulation qui anime la Mariée est fictive, mais la disposition de chacune de ses parties oblige à réaliser la fiction. Tout, dans cette œuvre, est en suspens comme sont en suspens dans la partie d’échecs tous les coups à venir : ces coups doivent nécessairement se produire, et même ils sont déjà là puisque la position actuelle des pièces les appelle. Ils ne sont pas visibles sur le jeu, mais le jeu les fait surgir dans le mental du joueur. Cette projection est, elle aussi, une amoureuse mise à nu : elle provoque chez le joueur une visualisation des positions de l’objet qu’il aime. Cette visualisation survient tantôt sur le plan de l’échiquier, tantôt dans l’espace mental. La transparence de la Mariée combine le plan et l’espace : elle est leur charnière qui fait, l’une sur l’autre, se rabattre au point de se confondre l’illusion et la réalité. « Le meilleur jeu, écrit Bellmer, alimente son exaltation moins dans les images prédéterminées d’un aboutissement que dans l’idée de la perpétuité de ses suites inconnues. Le meilleur jouet sera donc celui qui ignore tout du piédestal d’un fonctionnement fixé d’avance, celui qui, riche en applications et en probabilités accidentelles, affrontera l’extérieur pour y provoquer ardemment, par-ci, par-là, ces réponses à toute attente : les soudaines images du Toi. » La Mariée impulse une relation mentale qui ne croise aucune illusion puisqu’elle se déroule invisiblement. Son érotisme est absolu : nul organe ne le relativise ; il est même délivré de l’Autre étant donné qu’il est délivré de la représentation ; il est pensée pure. La Poupée joue au contraire de la représentation, mais au lieu qu’y soit à l’ordinaire dressé quelque piège aérien propice au glissement de l’illusoire vers le mental, Bellmer y ménage un territoire du virtuel, chargé de provocation. La Mariée est une chambre blanche : elle ne fixe pas les images, elle les volatilise en énergie pensive ; la Poupée est un condensateur, elle utilise la perspective visuelle pour développer un dérangement physique dans le but de déplacer le centre de notre émotivité. Ce déplacement affecte la représentation que nous avons de notre organisme. Ou de notre position dans l’espace. Par exemple, croisez vos jambes en appuyant l’un sur l’autre vos pieds ; dans quelques instants vous ne distinguerez plus ces extrémités mais percevrez une masse indécise dont le volume modifiera la perception générale de votre corps. Le volume est devenu un « foyer » autour duquel tout le reste gravite. Conséquence : une excitation minime ou banale, dès qu’elle est voulue, peut provoquer une expression nouvelle à l’intérieur de notre anatomie. Et cette expression peut devenir révélatrice au point que la partie du corps qu’elle souligne se mette à condenser brusquement toute la réalité corporelle. De même, le désir a pour meilleur appelant tel détail du corps qui lui semble tout à coup d’autant plus réel qu’il ne lui apparaît plus pour ce qu’il est.  

(« Tout objet identique à lui-même reste sans réalité », écrit Bellmer. Il est curieux de rapprocher cette phrase de cette autre, due à Henri-Charles Puech, le grand spécialiste de la gnose : « Le réel dans sa réalité n’est pas matière à représentation. ») Le génie de Bellmer est de ramener l’expression à l’anatomie et de montrer qu’elle y procède toujours d’un déplacement ; il est aussi d’avoir rappelé que « l’imagination puise exclusivement dans l’expérience corporelle ». Son œuvre le prouve, et que cette imagination organique est en chacun de nous la poésie à l’état élémentaire. L’autre effet du déplacement est d’« érotiser » une partie du corps qu’on ne voyait pas dans cette lumière. D’où un jeu de permutations et de surimpressions, qui ne cesse d’intensifier et de renouveler l’imaginaire de la relation. Dans « Deux lettres d’amour », Bellmer en donne des exemples : « Comment veux-tu que je t’appelle quand l’intérieur de ta bouche cesse de ressembler à une parole, quand tes seins sont à genoux derrière tes doigts et quand tes pieds s’ouvrent ou cachent l’aisselle, ta belle figure en feu… » L’érotisme de Bellmer visualise ces associations, et elles sont le thème de ses dessins après avoir animé sa vie affective. Mais il ne peut projeter sur l’Autre que les images dont il a eu d’abord une expérience à l’intérieur de soi. « Il est certain, écrit Bellmer dans Petite anatomie de l’image, qu’on ne se demandait pas assez sérieusement jusqu’à présent dans quelle mesure l’image de la femme désirée serait prédéterminée par l’image de l’homme qui désire, donc en dernier lieu par une série de projections du phallus, qui iraient progressivement du détail de la femme vers son ensemble, de façon que le doigt de la femme, la main, le bras, la jambe soient le sexe de l’homme… » Un dessin illustre ce processus. Il représente une femme penchée, les mains appuyées au sol, les fesses haut dressées. Son corps est à la fois un corps féminin et un phallus, les seins gonflés et pendants représentant les testicules. Le gland,bien découvert par un retroussis dont les plis ondulent sur le ventre de la femme, surimpose sa forme à celle des fesses : le méat et le frein deviennent fente, deviennent vulve, tout en donnant l’image d’une érection violente. Le cul tendu dans une position qui appelle la pénétration avec une évidence provocante est également un phallus évidemment prêt à pénétrer… Cette image est tout autre chose que la représentation d’un fantasme particulier : elle visualise une contradiction fondamentale, et la chance de la résoudre dans l’unité. Elle est un mythe touchant au plus obscur. Sa violence traverse l’œil et va dans l’épaisseur, où il nous arrive de sentir une vie plus ancienne que notre propre vie. Cette épaisseur est à la fois notre corps et cette part de nous qui n’a jamais pris langue, car tout s’y articule à travers une circulation dont nous n’avons ni la clef ni la maîtrise. L’épaisseur du corps est en nous le domaine sensible du mutisme et de la nuit, de l’invisible et de l’échappée. Nous n’en sommes à l’écoute que dans l’angoisse ou l’inquiétude, quand quelque chose y va mal et menace. Autrement, cela marche tout seul, et mieux vaut, pensons-nous, n’y rien éveiller. Ce qui va de soi, nourri de son propre élan et y trouvant sa complète expression, cela possède un potentiel de violence qu’il ne faut pas provoquer, sinon le mutisme du corps pourrait se changer en voix de la mort. L’érotisme fait résonner cette voix parce qu’il touche à l’image du corps. Il peut y toucher de l’extérieur, en combinant mentalement des images ; il peut y toucher de l’intérieur, en croisant espace mental et épaisseur organique. La parenté de Bataille, de Bellmer et de Bousquet apparaît ici : ils ne font lever aucune image, aucune pensée, qui ne mette en miroir ou en abîme l’organique et le mental, l’épaisseur la plus sombre et son aération par la lumière.– Mettez-le-moi dans le cul, crie Simone. 

 Et ce qu’elle réclame, c’est l’œil arraché au prêtre : elle veut regarder avec ce qui ne voit pas, elle veut mettre la tête dans le cul. Bellmer, pareillement, a surimposé vulve et visage : il a dessiné le sexe d’Unica dans l’œil droit d’Unica, et dans un autre dessin mis son œil dans son sexe. Joë Bousquet, parlant de Bellmer, reprend le déplacement à sa manière : « Il est arrivé, enfin, que l’imagination a branché les formes sur d’autres formes, elle a obtenu qu’elles croissent ensemble, comme imprégnées et nourries des vertiges sensuels qu’elles sont faites pour créer. Elles ne sont plus l’équivoque aliment qui attirait la solitude du regard et tissait entre les sexes une chemise de feu. On dirait que la vue est devenue un autre sens, la capitale des sens. À quels instruments avoir désormais recours pour s’orienter dans un espace bouleversé avec la vision ? » « La rotule, répond Bellmer, axe de toutes les dimensions cryptiques et extra-cryptiques… La rotule, dit-il, est un œil… » La « rotule » est la découverte fondamentale de Bellmer. Il la désigne plus souvent sous le terme de « jointure à boule ». On pourrait l’opposer à la « charnière » de Duchamp en ce qu’elle est, non seulement une articulation, mais un axe. Et plus précisément l’axe qui permet de coupler deux forces en mouvement « formant entre elles un angle ouvert et variable ». La « jointure » du phallus logé dans le vagin se surimpose évidemment. La jointure est, au centre de la Poupée, le mécanisme qui permet les « variations ». C’est le « foyer » de ses expressions et celui du dédoublement qui objective en elle nos désirs. La Poupée est une machine érotique, qui amalgame sa réalité et notre subjectivité. L’amalgame est déclenché par la provocation venue de l’objet, mais dès qu’il se produit, il entraîne le transfert sur la passivité de la Poupée de l’activité de l’imaginaire, et les mouvements de ce dernier appellent des positions comme le raisonnement du jeu appelle des coups. La Poupée suggère plus qu’elle n’accomplit. À la différence de l’échiquier, la partie ne se joue pas entièrement sur elle, mais par écho : elle renvoie dans les yeux de son manipulateur infiniment plus que le spectacle de sa manipulation, car elle est en Lui l’Autre jouant de Lui comme il aimerait jouer de l’Autre. Cette excitation que propage la « jointure » transforme même toute la Poupée en axe entre le corps et ses désirs : c’est autour d’elle que l’imagination physique trouve ses images et le moyen d’aller plus loin encore dans son imaginaire, parce qu’au fur et à mesure elle les réalise. La machine érotique devient machine à voir : elle révèle, elle éclaircit l’épaisseur intérieure en y faisant apparaître les images du Toi doublées des projections du Moi. La sexualité dérive. Elle se délie de sa fonction et détourne la vitalité vers la mentalité, la reproduction vers la fiction.

samedi 26 octobre 2024

"Défense d'écrire" ouvrage d'entretiens entre Michel Surya et Mathilde Girard

 Citations de Berhnard et Heiner Muller :

"Un père mort eut été peut-être un meilleur père. Le mieux est un père mort-né."

M.S. dit en plus : " J'ai de toute façon beaucoup de mal à me représenter les choses en termes d'ascendance ou de descendance. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas pour moi des écrivains morts, en tout cas pas de grands écrivains morts, mais - je suis beaucoup moins morbide qu'on ne le croit : je ne le suis presque plus - seulement des grands écrivains, par définition vivants (d'une contemporanéité il est vrai aléatoire, et difficile à établir). Un écrivain vit autant qu'on le lit, pour autant qu'on le lit, aussi longtemps qu'on le lit. Qu'on lit d'ailleurs le plus souvent mieux mort que vivant."

M .S., sans père, ni mère, hais, le haïssant, seul, ni liens antérieurs, postérieurs, ni liens extérieurs, serait issu alors de la volonté des Dieux. Plutôt de la déesse littérature, qu'il ne reconnaît pas non plus. Ne reconnaissant rien, et si peu de personnes. D'ailleurs, il ne s'est suffisamment reconnu que tard, au point de vouloir disparaître à peine arrivé. Aujourd'hui, il s'aime suffisamment pour croire que d'autres peuvent l'apprécier à en souffrir.


 

jeudi 17 octobre 2024

Considerations inactuelles III. Par Friedrich Nietzsche

 4

Que cette dernière indication demeure provisoirement incomprise, cela est de peu d’importance. Pour moi, il s’agit maintenant de quelque chose de très simple, d’expliquer comment nous tous nous sommes à même de faire notre éducation, contre ce temps, en nous servant de l’intermédiaire de Schopenhauer, parce que nous avons l’avantage de connaître véritablement notre temps par son entremise. Est-ce là véritablement un avantage ? ce qui est certain, c’est que, dans quelques siècles, cette connaissance ne sera plus possible. Je me divertis à l’idée que bientôt l’humanité sera dégoûtée de la lecture aussi bien que des écrivains, qu’un jour le savant se mettra à réfléchir, fera son testament et ordonnera que son corps soit brûlé au milieu de ses livres, surtout des siens. Et si les forêts devenaient de plus en plus rares, ne serait-il pas temps de traiter les bibliothèques comme des matières combustibles, comme du bois, de la paille ou de la broussaille. La plupart des livres ne sont-ils pas nés des vapeurs et des fumées qui sortent du cerveau, qu’ils redeviennent donc vapeurs et fumées. Et ; s’il n’y avait pas de feu en eux, que le feu les punisse ! Il serait, par conséquent, possible que, pour un siècle à venir, notre époque soit précisément considérée comme sœculum obscurum, parce que ses produits ont servi avec le plus d’empressement et le plus longtemps à se chauffer. Comme nous sommes donc heureux de pouvoir connaître encore ce temps ! Car, s’il y a un intérêt quelconque à s'occuper de son temps, il est heureux qu’on puisse le faire d’une façon aussi consciencieuse que possible, de telle sorte qu’on ne conservera aucun doute à son sujet. Et c’est précisément le cas de Schopenhauer Certes, le bonheur serait infiniment plus grand si cet examen pouvait aboutir à la constatation qu’il n’a jamais rien existé de plus fin et de plus riche en espérance que notre époque. Or, il y a actuellement, dans un coin quelconque du monde, par exemple en Allemagne, des gens naïfs qui se préparent à croire quelque chose de semblable, qui Vont même jusqu’à affirmer sérieusement que, depuis quelques années, le monde a été amélioré et que celui qui élève, au sujet de l’existence, de sérieuses et sombres objections se voit démenti par les « faits». Car il en est ainsi selon eux : la fondation du nouvel empire allemand est le coup le plus décisif et le plus écrasant contre toute philosophie « pessimiste». Ils l’affirment et n’en veulent point démordre. Or, celui qui se pose la question de savoir quel est, dans notre temps, le rôle du philosophe en tant qu’éducateur, doit s’expliquer au sujet de cette opinion très répandue, en particulier dans les universités, et il le fera de la façon suivante. C'est une honte de voir qu’une flatterie aussi répugnante et aussi servile puisse être exprimée et répétée par des hommes qui se prétendent intelligents et honorables. Et c’est en outre une preuve que l’on ne se doute même plus combien le sérieux de la philosophie est éloigné du sérieux d’un journal. De pareils hommes ont perdu non seulement ce qui leur restait de sentiments philosophiques, mais encore de sentiments religieux. Ils ont remplacé tout cela, non peut-être par l’optimisme, mais par le journalisme, par l’esprit du jour et le manque d’esprit des feuilles quotidiennes. Toute philosophie qui croit qu’un événement politique peut déplacer ou même résoudre le problème de l’existence est une philosophie de plaisanteries, une philosophie de mauvais aloi. Depuis que le monde existe on a souvent fondé des États ; c’est là une vieille histoire ! Comment une innovation politique devrait-elle suffire pour faire, une fois pour toutes, des hommes de joyeux habitants de la terre ? Si quelqu’un croit, cependant, de tout son cœur que cela est possible, qu’il se présente, car il mérite vraiment d’être nommé professeur de philosophie à une université allemande, comme Harms à Berlin, Jürgen Meyer à Bonn et Carrière à Munich. Mais ici nous apercevons la conséquence de cette doctrine, prêchée récemment encore sur les toits, et qui consiste à affirmer que l’État est le but suprême de l’humanité et que, pour l’homme, il n'est pas de but supérieur à celui de servir l’État ; ce en quoi je ne reconnais pas un retour au paganisme, mais à la sottise. Il se peut qu’un pareil homme, qui voit dans le service de l’État son devoir suprême, ne sache véritablement pas quels sont les devoirs suprêmes. Cela n’empêche pas qu’il y ait encore de l’autre côté des hommes et des devoirs, et l’un de ces devoirs qui, pour moi du moins, apparaît comme supérieur au service de l’État, incite à détruire la sottise sous toutes ses formes, même sous la forme qu’elle prend ici. C’est pourquoi je m'occupe à l’heure présente d’une espèce d’homme dont la téléologie conduit un peu plus haut que le bien d’un État, avec les philosophes et avec ceux-là seulement par rapport à un domaine assez indépendant du bien de l’État, celui de la culture. Parmi les nombreux anneaux qui, passés les uns à travers les autres, forment l’humaine chose publique, les uns sont en or, les autres en tombac. Or, comment le philosophe regarde-t-il la culture de notre temps ? À vrai dire, sous un tout autre aspect que ces professeurs de philosophie qui se réjouissent de leur état. Il lui semble presque apercevoir une destruction et un arrachement complet de la culture, quand il songe, à la hâte générale, à l’accélération de ce mouvement de chute, à l’impossibilité de toute vie contemplative et de toute simplicité. Les eaux de la religion s'écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations se séparent de nouveau, se combattent les unes les autres et demandent à s'entre-déchirer. Les sciences, pratiquées sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser faire s'éparpillent et dissolvent toute conviction solide ; les classes et les sociétés cultivées sont entraînées dans une grandiose et méprisante exploitation financière. Jamais le monde n’a été davantage le monde, jamais il n’a été plus pauvre en amour et en dons précieux. Les professions savantes ne sont plus que des phares et des asiles, au milieu de toute cette inquiétude frivole ; leurs représentants deviennent eux-mêmes chaque jour plus inquiets, ayant chaque jour moins de pensées, moins d’amour. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l’art actuel et la science actuelle ne font pas exception ! L'homme cultivé est dégénéré au point qu’il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle, pour les médecins. Ils se mettent en colère, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l’on parle de leurs faiblesses et que l’on combat leur dangereux esprit mensonger. Ils voudraient faire croire qu’ils ont remporté le prix sur tous les siècles et leurs démarches sont animées d’une joie factice. Leurs façons de simuler le bonheur a parfois quelque chose de saisissant, parce que leur bonheur est tout à fait incompréhensible. On ne voudrait pas même leur demander, comme, fit Tannhœuser en s’adressant à Biterolf : « Qu’as-tu donc absorbé, malheureux ?» Car hélas ! nous le savons mieux que personne. Il y a sur nous l’oppression d’un jour d’hiver, nous habitons le voisinage d’une haute montagne, notre vie est pleine de dangers et de privations. Toute joie est brève et pâle tout rayon de soleil qui glisse sur nous du sommet glacé. Soudain une musique retentit. C’est un vieillard qui joue de l’orgue de barbarie et les danseurs tournent en rond... Le voyageur est ému de ce spectacle : tout est si sauvage, si fermé, si incolore, si désespéré et c'est là-dedans que retentit un air joyeux, d’une joie bruyante et irréfléchie ! Mais déjà les brumes du soir prématuré jettent leur ombre ; les sons se perdent, les pas du voyageur crissent sur la route ; si loin qu'il peut voir, il n’aperçoit rien que la face déserte et cruelle de la nature. Pourtant, si l’on risque d’être accusé de partialité quand on ne relève que la faiblesse du dessin et le manque de coloris dans l’image de la vie moderne, le second aspect n’a cependant rien de plus réjouissant et n’apparaît que sous une forme d’autant plus inquiétante. Il existe certaines forces, des forces formidables, mais sauvages et primesautières, des forces tout à fait impitoyables. On les observe avec une attente inquiète, du même œil qu’on eut à regarder la chaudière d’une cuisine infernale : à tout moment des bouillonnements et des explosions peuvent se produire, annonçant de terribles cataclysmes. Depuis un siècle nous sommes préparés à des commotions fondamentales. Si, dans ces derniers temps, on tente d’opposer, à ce penchant profondément moderne de renverser ou de faire sauter la force constitutive de ce que l’on appelle l’État national, celui-ci n’en constitue pas moins, et pour longtemps, une augmentation du périt universel et de la menace qui pèse sur nos têtes. Nous ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que les individus se comportent comme s’ils ne savaient rien de toutes ces préoccupations. Leur inquiétude montre combien ils sont bien informés ; ils pensent à eux-mêmes avec une hâte et un exclusivisme qui ne se sont jamais rencontrés jusqu’à présent ; ils construisent et ils plantent pour eux seuls et pour un seul jour ; la chasse au bonheur n’est jamais si grande que quand elle doit être faite aujourd’hui et demain ; car après-demain déjà la chasse sera peut-être fermée. Nous vivons à l’époque des atomes et du chaos atomique. Au moyen âge les forces adverses étaient à peu près contenues par l’Église et elles s’assimilaient en une certaine mesure les unes aux autres par la forte Épression qu'exerçait l’Église. Lorsque le lien se déchire et que la pression diminue, les unes se dressent contre les autres. La Réforme décréta que certaines choses étaient adiaphora, appartenant à des domaines qui ne devaient pas être déterminés par la pensée religieuse ; c’est à ce prix qu’elles eurent le droit de vivre elles-mêmes. De même le christianisme, opposé à l’antiquité beaucoup plus religieuse, maintient son existence à un prix semblable. Depuis cette époque la séparation s’accentua toujours davantage. Aujourd’hui presque tout ce qui existe sur terre n’est déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l’égoïsme de ceux qui acquièrent et par la tyrannie militaire. L’État, entre les mains de cette tyrannie, de même que l’égoïsme de ceux qui possèdent, fait un effort pour tout organiser à nouveau, par ses propres moyens, de façon à servir de lien et de contrainte pour toutes les forces adverses. Ce qui équivaut à dire que l’État souhaite que les hommes professent pour lui le même culte idolâtre qu’ils avaient voué à l’Église. Avec quel succès ? Nous finirons par nous en apercevoir. En tous les cas, nous nous trouvons encore aujourd’hui dans le fleuve du moyen âge, un fleuve qui charrie des glaces. Le dégel l'a mis en mouvement et sa puissance ravage tout sur son passage. Les glaçons s'entrechoquent et s’accumulent ; tous les rivages sont inondés et d’un accès dangereux. Il est tout à fait impossible d’éviter la révolution, la révolution des atomes. Mais quels sont les éléments indivisibles les plus petits de la société humaine ? Sans aucun doute, à l’approche de semblables périodes, l’humanité se trouve plus encore en danger qu’au moment où se produit l’effondrement et le tourbillon chaotique ; et l’attente angoissée et l’exploitation avide de chaque minute suscitent toutes les lâchetés et tous les instincts égoïstes de l’âme, tandis que la détresse véritable et, en particulier, la généralité d’une grande détresse rendent les hommes meilleurs et leur prêtent une âme plus généreuse. À ces époques de péril, qui donc prêtera à la nature humaine, au trésor sacré et intangible que les générations successives ont peu à peu amassé, qui donc prêtera ses offices de gardien et de chevalier servant ? Qui donc dressera l'image de l'homme, tandis que tous ne sentent au fond d’euxmêmes que le ver de l’égoïsme et la peur cynique, s’étant détournés de cette image pour retomber dans l’animalité ou dans un rigide mécanisme ? Il y a trois images de l’homme que notre temps moderne a dressées successivement et dont le spectacle enlèvera encore longtemps aux mortels toute velléité de glorifier leur propre vie : celle de l’homme de Rousseau, celle de l’homme de Gœthe et enfin celle de l’homme de Schopenhauer. De ces trois images la première a le plus de feu et elle est certaine de l’effet le plus populaire. La seconde n’est faite que pour le petit nombre. Pour ceux qui sont des natures contemplatives de grand style ; la foule méconnaît généralement cette image. La troisième exige que ce soient les hommes les plus actifs qui la contemplent. Eux seuls le feront sans dommage, car elle décourage les natures contemplatives et effarouche la foule. De la première, une force est partie qui poussa aux révolutions impétueuses et y pousse encore ; car dans tous les frémissements socialistes et tous les tremblements de terre, c’est toujours l’homme de Rousseau qui se remue comme le vieux Typhon sous l’Etna. Opprimé et à moitié écrasé par des castes orgueilleuses et par des fortunes sans pitié, corrompu par des prêtres et une mauvaise éducation, ayant tout devant soi-même à cause de ses mœurs ridicules, l’homme, dans sa misère, en appelle à la « sainte nature » et il s’aperçoit soudain qu’elle est aussi éloignée de lui que n'importe quel dieu. Ses prières ne l’atteignent par tant il est enfoncé dans le chaos de l’anti-naturel. Il rejette avec mépris les parures multicolores qui, il y a peu de temps encore, lui paraissaient précisément être son humanité, ses arts et ses sciences, les avantages d’une vie raffinée ; il frappe des poings contre les murs, à l’ombre desquels il a à ce point dégénéré ; il en appelle à la lumière, au soleil, à la forêt, au rocher. Et lorsqu’il s’écrie : « La nature seule est bonne, seul l’homme naturel est humain », c’est qu’il se méprise lui-même et qu’il aspire à se dépasser. Dans de semblables conditions, l’âme est prête aux décisions les plus terribles, mais aussi à appeler de ses propres profondeurs ce qu’il y a de plus noble et de plus rare. L’homme de Gœthe n'est pas une puissance aussi menaçante ; il est même, dans une certaine mesure, un correctif et un calmant pour cette dangereuse excitation à laquelle se trouve abandonné l’homme de Rousseau. Gœthe lui-même, avec tout son cœur aimant, avait été attaché durant sa jeunesse à l’évangile de la nature bienfaisante. Son Faust était l’image la plus élevée et la plus audacieuse de l’homme à la Rousseau, du moins dans la mesure où l’avidité de vivre, l’inquiétude et le désir de cet homme, son commerce avec les démons du cœur pouvaient être représentés poétiquement. Mais que l’on observe donc ce qui peut sortir de tous ces nuages accumulés ! Ce ne sera certainement pas l’éclair de la foudre ! Et ici se révèle précisément la nouvelle image de l’homme, de l’homme selon la formule de Gœthe. On pourrait croire que Faust, à travers une vie partout menacée, serait conduit, en révolté insatiable et en libérateur, force négatrice par bonté, génie le plus essentiel du bouleversement religieux et démoniaque, en quelque sorte à l’opposé de son compagnon si profondément antidémoniaque, bien qu'il ne pût se débarrasser de ce compagnon et qu’il dût à la fois utiliser et mépriser sa méchanceté sceptique et sa négation — car tel est le sort tragique de tout révolté et de tout libérateur. Mais on se trompe si l'on s’attend à quelque chose de semblable. L’homme de Gœthe évite ici la rencontre de l’homme de Rousseau, car il déteste tout ce qui estviolent, tout ce qui fait des bonds, mais cela veut dire qu’il déteste toute action. Et ainsi, Faust, rédempteur du monde, devient en quelque sorte seulement un voyageur à travers le monde. Tous les domaines de la vie et de la nature, tous les passés, tous les arts, toutes les mythologies, toutes les sciences voient passer devant eux en hâte l'insatiable contemplateur ; les désirs les plus profonds sont éveillés et calmés aussitôt ; Hélène elle-même ne le retient pas plus longtemps ; et alors le moment arrive immanquablement que guette son ironique compagnon. En un point quelconque de la terre, le vol s’arrête, les ailes s'abaissent et Méphistophélès est là prêt à intervenir. Quand l'Allemand cesse d'être Faust il n’y a pas de danger plus proche que de le voir devenir philistin et de s’abandonner au diable. Seules des puissances divines peuvent le sauver de cette éventualité. L’homme de Gœthe est, comme je l’ai dit, l’homme contemplatif de grand style, qui ne se consume pas sur la terre seulement parce qu’il amasse tout ce qui a jamais été grand et mémorable, tout ce qui a jamais été et qui est encore pour en faire sa nourriture et qui vit ainsi, bien que ce ne soit là qu’une vie qui va de désir en désir. Il n’est point l’homme actif. Tout au contraire : quand, en un point ou en un autre, il s’introduit dans l’activité générale, on peut être convaincu qu’il n’en sortira rien de bien et avant tout qu’aucun « ordre établi » ne sera renversé. Ce fut par exemple le cas quand Gœthe fit preuve d’une si vive ardeur pour les choses du théâtre. L’homme à la manière-de Gœthe est une force conservatrice et conciliante, mais il court le danger de dégénérer au point de tomber au philistin, de même que l’homme de Rousseau peut facilement devenir un anarchiste. Un peu plus de force musculaire et de sauvagerie naturelle chez le premier et toutes ses vertus auraient plus d'ampleur. Il semble bien que Gœthe n’ignorait pas en quoi consiste le danger et la faiblesse de l'homme qu’ilpréconisait. Du moins l’indique-t-il dans les paroles que Jarno adresse à Wilhelm Meisler : « Vous êtes mécontent et d'humeur chagrine ; c’est fort bien ainsi. Quand vous vous fâcherez une fois sérieusement, ce sera mieux encore. » Donc, à parler franc, il est nécessaire que nous nous fâchions une fois pour de bon, pour que les choses tournent mieux. Et à cela l’image de l’homme de Schopenhauer doit nous encourager. L'homme de Schopenhauer prend sur lui la souffrance volontaire de la véracité, et cette souffrance lui sert à tuer sa volonté personnelle et à préparer cette complète transformation, ce renversement de son être, dont la réalisation est le sens véritable de la vie. Cette expression de la vérité apparaît aux autres hommes comme une explosion de la méchanceté, car ils considèrent que la conservation de leurs imperfections et de leurs faiblesses est un devoir d'humanité et ils estiment qu’il faut être méchant pour leur gâter ainsi leur jeu. Ils sont tentés de s’écrier, comme fit Faust, en s’adressant à Méphistophélès : « C’est ainsi que tu opposes à la force toujours en mouvement, à la force créatrice et bienfaisante, la froide main du diable. » Et celui qui voudrait vivre à la façon de Schopenhauer ressemblerait probablement plutôt à un Méphistophélès qu'à un Faust, mais seulement aux yeux des êtres faibles et modernes qui voient toujours dans la négation le signe du mal. Mais il y a une façon de nier et de détruire qui est précisément l’expression de ce puissant désir de sanctification et de délivrance, dont le premier imitateur philosophique, Schopenhauer, se présenta parmi nous autres hommes profanateurs et véritablement frivoles. Toute existence qui peut être niée mérite aussi de l’être : être véridique, cela équivaut à croire en une existence qui ne saurait absolument être niée et qui est elle-même vraie et sans mensonge. C’est pourquoi l’homme véridique prête à son activité un sens métaphysique» un sens  qui peut être expliqué par les lois d’une autre vie supérieure, profondément affirmatif, quoi qu’il fasse pour apparaître comme le destructeur et le briseur des lois de cette existence. Tout ce qu’il fera deviendra nécessairement une longue souffrance, mais il sait ce que savait déjà Maître Eckhard : « L’animal le plus rapide qui vous porte à la perfection, est la souffrance. » Il me semble que chacun de ceux qui s’imaginent une pareille direction de vie doit sentir son âme s’élargir et qu’en lui doit naître un désir ardent de devenir Un homme comme l’a conçu Schopenhauer, un homme qui, pour lui et son bien personnel, serait pur et d’une singulière résignation, dont la connaissance serait pénétrée d’un feu ardent et destructeur, loin de la neutralité méprisable de de ce que l'on appelle l’homme scientifique, qui se sentirait planer bien au-dessus du dénigrement chagrin et morose, s'offrant toujours le premier en sacrifice à la vérité reconnue, mais restant convaincu, au fond de sa conscience, du sentiment que des souffrances seules pourront naître de sa véracité. Certes, par sa bravoure, il anéantit son bonheur sur cette terre ; il lui faut s’opposer même aux hommes qu’il aime, aux institutions dont il est sorti ; il lui faut être en état de guerre, ne ménager ni les hommes ni les choses, bien qu’il souffre lui aussi des blessures qui leur sont faites ; il sera méconnu et passera longtemps pour l'allié des puissances qu’il exècre ; malgré sa soif de justice et quoiqu’il mette à son jugement une mesure humaine, il devra être injuste. Mais il pourra s’encourager et se consoler avec les paroles dont se servit un jour Schopenhauer, son grand éducateur : « Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l’homme peut atteindre est une carrière héroïque. Celui-là l’accomplit qui, de n’importe quelle façon et dans n'importe quelle circonstance» lutte avec les plus grandes difficultés pour ce qui peut ; de quelque façon que ce soit, profiter à tous et qui finalement remporte la victoire, sans être autrement récompensé, ou en l’étant mal. Alors il finira par demeurer pétrifié, mais comme le prince dans le Re corvo de Gozzi, en une attitude noble et avec des gestes héroïques. Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d’un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l’ingratitude du monde, s'éteint dans le nirvana. » Une pareille carrière héroïque, sans oublier les mortifications qu’elle comporte, ne correspond pas, à vrai dire, aux conceptions médiocres de ceux qui lui consacrent le plus d’éloquence, qui célèbrent des fêtes en mémoire des grands hommes et qui s’imaginent que le grand homme est grand comme ils sont petits, par grâce spéciale, pour leur propre plaisir, ou par le moyen d’un mécanisme spécial dans une obéissance aveugle à une contrainte intérieure, de telle sorte que celui qui n’a pas reçu le don ou qui ne sent pas la contrainte possède le même droit à être petit que l’autre à être grand. Mais être gratifié ou contraint, voilà des paroles méprisables par quoi l’on s'efforce d’échapper à un avertissement intérieur, voilà des injures à l’adresse de chacun de ceux qui ont écouté ces avertissements, donc à l’adresse du grand homme. Le grand homme est précisément de ceux qui se laissent le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s’étendre, s’il s’avisait de traiter son prochain avec gentillesse et banalité. Toutes les règles de l’humanité ne sont-elles pas faites de telle sorte que les atteintes de la vie, par une perpétuelle distraction des pensées, ne puissent être senties ? Pourquoi veut-il exactement le contraire, avec une telle force de sa volonté, veut-il précisément sentir la vie, ce qui équivaut à souffrir de la vie ? Parce qu’il s’aperçoit qu’on veut le duper au sujet de lui-même et qu’il existe une sorte d’entente qui consiste à le faire sortir de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, il dresse l'oreille et il décide : « Je veuxcontinuer à m’appartenir à moi-même ! » C’est là une décision terrible et il ne s’en rend compte que peu à peu. Car maintenant il lui faut plonger dans les profondeurs de l’existence, ayant sur les lèvres une série de questions insolites : Pourquoi est-ce que je vis ? Quelle leçon doit me donner la vie ? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi cette condition me fait-elle souffrir ? Il se tourmente et il s’aperçoit que personne ne se tourmente ainsi, qu'au contraire les mains de ses semblables se tendent passionnément vers les fanstamagories qui se jouent sur le théâtre politique, que ses semblables se pavanent sous cent masques différents, jeunes gens, hommes ou vieillards, pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, commerçants, tous occupés avec ardeur à jouer leur propre comédie et ne songeant nullement à s’observer eux-mêmes. Si on leur posait la question : « Pourquoi vis-tu ? » tous répondraient avec fierté : « Pour devenir un bon citoyen, un savant ou un homme d'État. » Et pourtant ils sont quelque chose qui jamais ne pourrait devenir quelque chose de différent. Pourquoi sont-ils précisément cela ? Pourquoi cela et non point quelque chose de meilleur ? Celui qui ne comprend sa vie que comme un point dans l'évolution d’une race, d’un État ou d’une science et qui par conséquent veut entièrement se subordonner au développement d’une matière déterminée, à l’histoire dont il fait partie, n’a pas compris la tâche que lui impose l’existence et il lui faudra l’apprendre une autre fois. Cet éternel devenir est un guignol mensonger qui fait que l’homme s’oublie lui-même, c’est le divertissement qui disperse l'individu à tous les vents, c'est la joie sans fin de la badauderie que ce grand enfant qu’est notre temps joue devant nous et avec nous. L'héroïsme de la véracité consiste précisément en ceci que l’on cesse un jour d’être son jouet. Dans le devenir tout est creux, trompeur et plat, tout est digne de notre mépris. L’énigme que doit deviner l’homme, il nepeut la deviner que dans l’être, dans le conditionné, dans l’impérissable. Dès lors, il commencera à examiner combien profondément il se rattache au devenir, combien profondément il se rattache à l’être. Une tâche formidable se dressera devant son âme : détruire tout ce qui est dans son devenir, mettre au jour tout ce qu’il y a d’erroné dans les choses. Lui aussi veut tout connaître, mais il le veut autrement que l'homme de Gœthe, non pas en faveur d’une noble mollesse, pour se conserver et se divertir de la multiplicité des choses. Au contraire, il sera luimême le premier sacrifice qu’il apportera. L'homme héroïque méprise son bien-être et son mal-être, ses vertus et ses vices, il dédaigne de mesurer les choses à sa propre mesure ; il n’espère plus rien de lui-même et de toutes choses, il veut voir le fond sans espérance. Sa force réside en l'oubli de soi et, s’il pense à lui-même, il mesure l’espace qui le sépare de son but élevé et il lui semble voir derrière lui et autour de lui un amas chétif de scories. Les penseurs anciens cherchaient de toute leur force le bonheur et la vérité ; et jamais personne ne doit trouver ce qu’il doit chercher, dit un mauvais principe de la nature. Mais celui qui cherche le mensonge en toutes choses et qui volontairement se joint au malheur, celui-là se prépare peut-être un autre miracle de déception : quelque chose d’inexprimable s'approche de lui, quelque chose dont le bonheur et la vérité ne sont que des copies idolâtres, la terre perd sa pesanteur, les événements et les puissances du monde prennent l’aspect d’un songe, il y a autour de lui comme la transfiguration d’un soir d’été. Celui qui sait voir est dans la situation d’un homme qui s’éveille et qui voit encore flotter autour de lui les nuées d’un rêve. Celles-là aussi finiront par se disperser. Alors ce sera le jour.   


dimanche 13 octobre 2024

Le Monde diplomatique Septembre 2024

 Article :  Le Sahara selon Macron    Par Akram Belkaid 


En décidant le 30 juillet dernier de reconnaitre la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par un simple courrier adressé au Roi Mohammed VI, M Emmanuel Macron ne s'est pas simplement affranchi du droit international, il a mis aussi à mal l'équilibre des relations franco-algériennes. 

Dans sa missive au souverain chérifien le président français a indiqué que le plan d'autonomie du Sahara occidental défendu depuis 2007 par Rabat est la "seule base pour aboutir à une solution politique juste, durable et négociée conformément aux résolutions du conseil de sécurité des Nations Unies" . Comme à son habitude, le locataire de l'Elysée ne craint pas les contradictions car les Nations Unies considèrent à l'inverse que ce territoire est "non autonome" et que sa décolonisation doit être achevée par le biais d'un référendum d'autodétermination des populations locales.

Cette consultation électorale, à supposer qu'elle se tienne un jour, pourrait déboucher sur l'indépendance que revendique le Front Polisario. Or, selon M Macron, "le présent et l'avenir du Sahara occidental s'inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine". La reconnaissance de la "marocanité" de l'ancienne colonie espagnole - une première pour un président français - ravit les autorités marocaines, qui exigeaient depuis longtemps un tel engagement.

Le choix français n'est pas dénué de motivations. Paris met notamment fin à une brouille de plusieurs années avec le royaume, dont l'influence économique et diplomatique en Afrique subsaharienne lui sera précieuse après sa série de revers au Sahel. Mais ce choix stratégique révulse l'Algérie, le principal soutien du Polisario. Pour avoir adopté le point de vue marocain en 2022, l'Espagne a subi de multiples représailles économiques et provoqué la rupture du traité d'amitié et de coopération algéro-espagnol.

Qu'en sera-t-il pour la France? Alger a d'ores et déjà rappelé son ambassadeur - pour la troisième fois en trois ans - et il est vraisemblable que la visite d'état en France qui s'apprêtait à faire à l'automne M. Abdelmadjid Tebboune n'aura pas lieu. Si la réélection, le 7 septembre, du président algérien fait peu de doute, on le voit mal se déplacer à Paris après avoir essuyé un tel affront sauf à mettre en scène une énième réconciliation. Des dossiers bilatéraux comme la coopération en matière d'immigration, les droits des binationaux, l'amélioration des conditions de vie des chibanis ou le travail mémoriel commun attendront. Le temps où les responsables algériens applaudissaient le candidat Macron, après qu'il avait comparé en février 2017* la colonisation française à un crime contre l'humanité, est révolu.

Mais au delà des chicaneries récurrentes entre Alger et Paris - lesquelles masquent la persistance de liens humains et économiques importants - cette crise n'est pas une bonne nouvelle pour la stabilité du Maghreb. En prenant parti pour le Maroc, M Macron empêche désormais la France de jouer le rôle de conciliateur en cas d'aggravation des tensions entre Alger et Rabat. Les deux rivaux mobilisent des budgets importants pour leurs dépenses militaires - 18.3 milliards de dollars côté algérien et 5 milliards de dollars pour la partie marocaine pour leurs dépenses militaires - tandis que les relations diplomatiques sont rompues depuis aout 2021 Jusqu'à présent chacun a veillé à ne pas commettre l'irréparable, mais un conflit fratricide reste possible. Au vu de l'importance des communautés algériennes et marocaines sur le sol français, qui peut croire que l'Héxagone ne subirait pas les conséquences d'un tel affrontement?



dimanche 6 octobre 2024

Thomas l'obscur. De Maurice Blanchot

 Thomas se glissa donc vers ces couloirs dont il s'approcha sans défense jusqu'à l'instant où il fut aperçu par l'intime du mot. Ce n'était pas encore effrayant,  c'était au contraire un moment presque agréable  qu'il aurait voulu prolonger.  Le lecteur considérait joyeusement cette petite étincelle de vie  qu'il ne doutait pas d'avoir éveillée. Il se voyait avec plaisir  dans cet œil qui le voyait.  Son plaisir même devint très grand.  Il devint si grand , si impitoyable qu'il le subit avec une sorte d'effroi  et que, s'étant dressé, moment insupportable, sans recevoir de son interlocuteur un signe complice,  il aperçut toute l'étrangeté qu'il y avait à être  observé par un mot, comme par un être vivant,  et non seulement par un mot,  mais par tous les mots qui se trouvaient dans ce mot,  par tous ceux qui l'accompagnaient et qui a leur tour contenaient en eux-mêmes  d'autres mots,  comme une suite d'anges s'ouvrant à l'infini jusqu'à l'œil de l'absolu.