samedi 23 juillet 2022

Histoire du socialisme et du communisme en France par Alexandre Zevaes

 Gaston Da Costa dans son livre sur la Commune (blanquiste):

"Leur seule préoccupation était de vaincre Versailles pour empêcher Thiers d'organiser la République qu'il nous a faite, dans le but, aujourd'hui plus évident que jamais, de reculer l'avènement d'une république démocratique, communale, et sociale. Personne ne peut plus raisonnablement le contester: ce fut le parti blanquiste qui domina l'insurrection. Si donc ce parti avait pu penser que cette insurrection dût immédiatement aboutir à une révolution sociale, il aurait manifesté son socialisme. Il ne le fit point. Pourquoi? Parce qu'il avait une conception exacte des seuls sentiments de révolte qu'avait produits l'insurrection: républicanisme et patriotisme... Les blanquistes ne furent donc, à cette époque, que ce qu'ils pouvaient être: des jacobins révolutionnaires soulevés pour défendre la république menacée, tandis que les socialistes idéalistes, groupés dans la minorité, ne furent que des rêveurs sans programme socialiste défini..."


Les Blanquistes exilés en Angleterre se sont tenus éloignés de la querelle Marx et Bakounine. Ils ont condamné le transfert du conseil général de l'internationale de Londres à New York:

"Le congrès fut en dessous de tout ce qu'on pouvait penser. Querelles d'écoles, personnalités, intrigues etc...occupèrent plus de la moitié des séances. On croyait l'internationale puissante parce qu'on croyait qu'elle représentait la révolution; elle se montra timide, divisée, parlementaire. Quant aux déclarations et résolutions que nous demandions sur l'organisation des forces révolutionnaires du prolétariat, on les enterra en les renvoyant à une commission...

En nous retirant de l'internationale, nous n'avons pas besoin de le dire, nous n'avons pas voulu nous retirer de l'action; c'est au contraire, pour y entrer avec plus d'énergie que jamais, n'ayant d'autre ambition que de faire jusqu'au bout notre devoir. Cependant, nous ne nous faisons pas d'illusions, nous savons que les efforts les plus énergiques des proscrits ont moins d'effet que la plus faible action de ceux qui ont pu rester sur le lieu de combat.

Nous tenons seulement à ce que ceux-ci sachent qu'ils peuvent compter sur nous, comme nous comptons sur eux pour reconstituer le parti révolutionnaire, organiser la revanche et préparer la lutte nouvelle et définitive".

En 1874, les blanquistes fondent le groupe La commune révolutionnaire. La société est secrète et donc la brochure est anonyme.

Aux Communeux

Nous sommes athés, parce que l'homme ne sera jamais libre, tant qu'il n'aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. C'est en vertu de cette idée d'un être en dehors du monde et le gouvernant, que se sont produites toutes les formes de servitude morale et sociale: religions, despotismes, propriété, classes, sous lesquelles gémit et saigne l'humanité...

Nous sommes communistes, parce que nous voulons que la terre, les richesses naturelles ne soient plus appropriées par quelques-uns, mais qu'elles appartiennent à la communauté. Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maitres enfin de tous les instruments de production: terre, fabriques etc... les travailleurs fassent du monde un lieu de bien-être et non plus de misère. Parce que nous voulons arriver à ce but sans nous arrêter aux moyens termes, aux compromis qui, ajournant la victoire, sont un prolongement d'esclavage...

Nous sommes révolutionnaires, autrement dit Communeux, parce que, voulant la victoire, nous en voulons les moyens; parce que nous renverser par la force une société qui ne se maintient que par la force; parce que nous savons que la faiblesse, comme la légalité, tue les révolutions, que l'énergie les sauve; parce que nous reconnaissons qu'il faut conquérir ce pouvoir politique que la bourgeoisie garde d'une façon jalouse pour le maintien de ses privilèges. Mouvement vers un monde nouveau de justice et d'égalité, la révolution porte en elle-même sa propre loi et tout ce qui s'oppose à son triomphe doit être être écrasé...

Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppresseurs séculaires du peuple, pour les complices de ces hommes qui, depuis trois ans, célèbrent leur triomphe par la fusillade, la transportation, l'écrasement de tous ceux des nôtres qui ont pu échapper au massacre immédiat? Nous voyons encore ces assassinats sans fin, d'hommes, de femmes, d'enfants; ces égorgements qui faisaient couler à flots le sang du peuple dans les rues, les casernes, les squares, les hôpitaux, les maisons. Nous voyons les blessés ensevelis avec les morts; nous voyons, Versailles, Satory, les pontons, le bagne, la Nouvelle-Calédonie. Nous voyons Paris, la France, courbés sous la terreur, l'écrasement continu, l'assassinat en permanence.

Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre l'ennemi commun; que chacun, dans la mesure de ses forces, fasse son devoir!"

mardi 19 juillet 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 DIEU T’A CRÉÉ, TU AS CRIÉ… !


Michel Alimeck raconte l’histoire des peuples marrons du plateau des Guyanes. Histoire incarnée, alternative et critique des Saramacas depuis 1498.


Plusieurs conquérants s’intéressent à la Guyane après Christophe Colomb. Les hollandais y introduisent l’esclavage au milieu du XVIIe siècle. Celui-ci se développe à la fin du siècle côté français mais de façon moindre en raison du difficile abord de Cayenne aux vaisseaux et des faibles ressources économiques des colons. Quand des dispositifs de restriction des affranchissements incontrôlés qui menaçaient le pouvoir blanc, furent mis en place, le marronnage se multiplia, favorisé par l’immédiate proximité de la forêt amazonienne, surtout au Suriname où des sociétés tribales ont pu être constituées et résister.

« Le crime, que les hommes tiennent pour le plus grand et punissent le plus cruellement, c'est justement de ne pas être comme les autres. » En Guyane, comme dans toute l'Amérique du Sud et l’Afrique, des missionnaires sont « venus semer une aliénation du catholicisme au service de la colonisation ». En 1827, le ministre des Colonies fait appel à la mère Jahouvey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, pour installer une mission dans l'estuaire de la Mana afin d'accueillir des orphelins français destinés à devenir des colons. Ce que Michel Alimeck reproche à celle-ci, « comme à tous les autres missionnaires, c’est d’être au service de l'État colonial, d'être des fonctionnaires au même titre que les professeurs qui enseignent à nos enfants l'histoire et la géographie d'un pays où ils n'iront peut-être jamais : la France ». Il définit le racisme colonial, racisme des classes moyennes qui ne « possèdent ni terre ni château », « déplacement de l'agressivité du prolétariat créole sur le prolétariat saramaca » : un « snobisme de pauvre ». « C'est le racisme qui crée l’infériorité », notamment dans une société qui défend la supériorité d’une race.

« Tous les créoles, même les plus révolutionnaires, tel Franz Fanon, pensent et écrivent que l'abolition de l'esclavage dans le monde fut l’œuvre charitable des Blancs.

Le créole s'est alors contenté de remercier le Blanc, et la preuve la plus brutale de ce fait est le nombre imposant de statues disséminées en France et aux colonies, représentant la France blanche caressant l'épaule de ce brave nègre à qui l'on vient de briser les chaînes…

En Guyane, le grand homme qui symbolise ces faits est Victor Schoelcher. Son âme repose au Panthéon…

On oublie que ce sont les marrons qui ont mené pendant deux siècles une guerre acharnée vers la liberté, » affaiblissant l’économie et causant des pertes militaires.


Michel Alimeck s'intéresse plus spécifiquement aux Saramacas et revient sur la figure de Boni, longtemps commandant et organisateur de la guérilla, ainsi que sur les principaux administrateurs, députés et préfets français de la colonie. Certains disparurent dans de mystérieux accidents d’avion, d’autres firent main basse sur l’économie locale. Il souligne et illustre l’importance du mimisme, du langage proverbial, du rythme et des esprits chez les Saramacas.


Ce texte hybride et incarné permet de découvrir une histoire et une culture.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


DIEU T’A CRÉÉ, TU AS CRIÉ… !

Une histoire des Guyanes

Michel Alimeck

Illustrations de Catherine Combas

Préface d’Olson Kwadjani

226 pages – 11 euros.

Éditions Ròt-Bò-Krik – Sète – Mai 2022

rotbokrik.com/catalogue/dieu-t-a-cree-tu-as-crie

Publié à compte d’auteur en 1980.

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

ASSIA

Au cours d’une manifestation, le narrateur rencontre une réfugiée syrienne. Les souvenirs surgissent et se mêlent, comme à travers un kaléidoscope. Les leurs, ceux de la révolution syrienne et de sa terrifiante répression, ceux, comme en écho, des insurrections passée et des émeutes d’aujourd’hui, la longue fuite d’Assia et les réminiscences de son enfance dans ce pays détruit. Puis naissent les sentiments.

« Depuis longtemps la haine de la police nous avait réconcilié avec la haine, depuis longtemps il nous fallait lutter avec nos mots contre ceux de l’État, depuis longtemps nous voulions en finir avec ce monde qui doit absolument être détruit. » Si l’évocation conjointe du cortège de tête ou des manifestations de Gilets jaunes, et de celles organisées contre le régime d’Assad, peut sembler quelque part indécente, il s’agit sans doute avant tout pour l’auteur d’une recherche d’expériences communes pour saisir l’indicible, pour signifier une parenté, une appartenance à une même fraternité des réprimés par-delà toutes les barrières et les frontières, à tous les degrés. De la même façon, lorsqu’Assia évoque ces tortures infligées par un policier auquel elle n’a pu que souffler « Vous ne pouvez pas me tuer », c’est le récit de Louisette Ighilahriz dans les mains de Bigeard en Algérie, qui surgit, dans sa recherche tenace de repères pour comprendre ce qui ne peut l’être. « La peur n'est pas une langue commune elle réunit et sépare, rassemble et isole pensai-je. »

Son arrestation en Syrie, son errance, la violence administrative, sont racontées par bribes, par vagues plutôt, qui saisissent avant de se retirer et de laisser place à une autre, plus douce ou plus brutale encore. « Tu dormais sur des cartons, enveloppée de vieux journaux, sur les bancs des jardins publics, dans le métro jusqu'à l’aube, sous les ponts aux jambes d'acier rouillé, dans des carcasses de voitures abandonnées, au milieu de terrains vagues où passaient des ivrognes dont les grognements faisaient craquer doucement le sable. » « Maintenant ta vie dépendait de décisions prises par des ministres au teint gris, aux costumes raides, aux visages flasques comme des serpillières, dont les discours formaient une pâte gluante qui collait aux oreilles et tournait en boucle dans les médias. »

On sent chez Alain Parrau une curiosité pour l’Histoire et les révoltes qui l’agitent, motivée certainement par ses engagements dont il parsème son récit de quelques allusions fugitives et enthousiastes : « Lamartine, le pisseur d’eau claire et son éloge du drapeau tricolore, le saule pleureur de la patrie, l’énamouré du lac, le branleur solitaire adoré des phtisiques. » « Pour la première fois, le 1er décembre, l'État avait tremblé sous les coups de boutoir des émeutiers. Le saccage de l’arc de triomphe, ce monument obscène érigé à la gloire d'un tyran, cette injure faite aux peuples et aux soldats massacrés par ce sinistre personnage, nous avait réjoui. » Assia, par mimétisme ou communes références, le suit dans la construction de cette généalogie : « Comment vivre après nous avons tenu un an disais-tu, nous avons réussi à construire une démocratie directe, des centaines de conseils locaux ont été créés dans tout le pays nous avons fait mieux que la Commune de Paris. Mais quand les milices iraniennes irakiennes et l'aviation russe sont intervenues, l'Armée syrienne libre devait aussi se battre contre Daech, les territoires libérés ont été perdus. »

Témoignage, récit, poème, ce bref texte inclassable est tout cela à la fois. Alain Parrau chante l’urgence d’une internationale sensible et révoltée : « Dans un éclair aveuglant la vie insurgée avait ouvert une brèche dans le temps de l'oppression, et nous étions, ensemble, au cœur de cette brèche. Jamais je n'avais à ce point senti qu'il ne pouvait y avoir de bonheur en dehors de cette fraternité, et qu'elle était bien ce que le pouvoir, ses larbins et ses chiens de garde, ses intellectuels recuits et ses plumitifs corrompus, haïssaient le plus. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



ASSIA
Alain Parrau
86 pages – 10 euros
Éditions On verra bien – Limoges – Avril 2022
onverrabien.com/assia/

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

MARRONNAGE, L’ART DE BRISER SES CHAÎNES

« Lorsque fut déclarée en 1848 l’abolition de l’esclavage, le libre-marron exprimait depuis longtemps déjà ce qui manquait alors au monde : la dignité de ceux qui résistent et qui créent, de ceux qui créent de la résistance, restituant un sens à la liberté : la beauté. » explique Antoine Lamoraille, artisan ébéniste. Ce catalogue d’exposition dans lequel il figure aux côtés de bien d’autres, réalisé par Geneviève Wiels et Thomas Mouzard, présente l’évolution artistique des peuples d’origine africaine, transportés de force en Guyane et au Suriname, structurés en sociétés issues de la fuite et du refus de l’esclavage. Bousculés par l’intrusion de la modernité, par l’école, la télévision et les nouveaux besoins, les artistes continuent de sculpter et de peindre, transformant les objets du quotidien en oeuvres d’art : aujourd’hui, le tembe a toujours sa place, faite de « figures complexes, entrelacées les unes aux autres ».

Une rapide histoire des colonisations de ces régions complète une présentation des sociétés marronnes, très attachées à leur culture africaine.
Une série de dessins de Jean-Gabriel Stedman (1744-1797), témoignent des sévices infligés aux esclaves, et contraste avec les planches de Pierre Jacques Benoit (1782-1854), qui montrent une société autrement plus apaisée.

Le tembe « sert à prendre du temps pour penser » explique le chercheur Jean Moomou, mais aussi à embellir le quotidien, à prouver ses sentiments. Élaboré à partir de repères et de principes africains, c’est toutefois un art original. Il regroupe la sculpture et la peinture sur bois, la peinture sur toile, la gravure sur calebasse, la musique, la danse, les contes, les charades, la coiffure, les dessins réalisés sur les galettes de manioc, la broderie sur tissus, etc. Le travail de nombreux tembemen est ensuite présenté à côté d’objets plus anciens rapportés par différentes missions.

Très bel ouvrage illustré qui permet d’appréhender le tembe, un art de la fuite mais aussi et surtout de la liberté.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


MARRONNAGE, L’ART DE BRISER SES CHAÎNES
Geneviève Wiels et Thomas Mouzard
192 pages – 27 euros
Éditions Loco et Maison de l’Amérique latine – Paris – Juillet 2021
www.editionsloco.com/Marronnage-l-art-de-briser-ses-chaines

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

PETITE HISTOIRE DES COLONIES FRANÇAISES – Tome 5 : Les immigrés

Cette histoire des immigrés en France, de la Révolution à nos jours, vient clore la Petite histoire des colonies françaises, grand oeuvre de Grégory Jarry et Otto T., par un cinquième et ultime volume tout aussi passionnant et jubilatoire que les précédents.



En France, « le peuple libre débarrassé du joug de la monarchie » ne put entièrement se transformer en « un prolétariat alliéné » car la machine industrielle s’enraya : contrairement à d’autres pays, l’abolition des droits féodaux en 1789 permit à beaucoup de paysans de posséder leur lopin de terre et à beaucoup d’artisans leur échoppe, dessinant peu à peu les contours d’une classe moyenne. Bref, on manqua d’ouvriers pour faire tourner les usines. À la fin du XIXe siècle, les premiers immigrés vinrent de Belgique, puis d’Italie. En 1899, un premier Code de la nationalité fut institué, favorisant une grande vague de naturalisation pour répondre aux besoins de la conscription. Les auteurs expliquent comment cette invention de la nationalité française permit la diffusion d’idées racistes, unissant « ouvriers et patrons en un seul peuple de France qui défendait ses intérêts contre les étrangers ». Au fil des Républiques, l’origine change (Pologne, Espagne, Algérie, Portugal) mais les méthodes d’exploitation restent les mêmes.

Bien des faits ignorés sont racontés et prennent sens, par leur rapprochement avec d’autres. Ainsi l’apparition d’une opinion publique façonnée par l’école publique obligatoire et la liberté de la presse, par exemple, va contribuer à diviser le monde en deux catégories : les agresseurs et les victimes.
Ce récit, rondement mené par François Mitterrand him-self, qui en connait en rayon en matière d’immigration, feuilleton palpitant et franchement marrant, propose un regard introspectif sur notre histoire moderne car comme chacun sait : « l’homme civilisé descend de l’immigré ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

dimanche 17 juillet 2022

La communauté désœuvrée. Par Jean-Luc Nancy

" L'individualisme est un atomisme inconséquent, qui oublie que l'enjeu de l'atome est celui d'un monde. C'est bien pourquoi la question de la communauté est la grande absente de la métaphysique du sujet, c'est-à-dire — individu ou Etat total — de la métaphysique du pour-soi absolu : ce qui veut dire aussi bien la métaphysique de l'absolu en général, de l'être comme ab-solu, parfaitement détaché, distinct et clos, sans rapport. Cet ab-solu peut se présenter sous les espèces de l'Idée, de l'Histoire, de l'Individu, de l'Etat, de la Science, de l'Œuvre d'art, etc. Sa logique sera toujours la même, pour autant qu'il est sans rapport. Elle sera cette logique simple et redoutable qui implique que ce qui est absolument séparé renferme, si on peut dire, dans sa séparation plus que le simple séparé. C'est-à-dire que la séparation elle-même doit être enfermée, que la clôture ne doit pas seulement se clore sur un territoire (tout en restant exposée, par son bord externe, à l'autre territoire, avec lequel elle communique ainsi), mais sur la clôture elle-même, pour accomplir l'absoluité de la séparation. L'absolu doit être l'absolu de sa propre absoluité, sous peine de n'être pas. Ou bien : pour être absolument seul, il ne suffit pas que je le sois, il faut encore que je sois seul à être seul. Ce qui précisément est contradictoire. La logique de l'absolu fait violence à l'absolu. Elle l'implique dans un rapport qu'il refuse et exclut par essence. Ce rapport force et déchire, de l'intérieur et de l'extérieur à la fois, ou d'un extérieur qui n'est que la rejection d'une impossible intériorité, le « sans rapport » dont l'absolu veut se constituer."

samedi 16 juillet 2022

Stig Dagerman ( 1923 - 1954) " Notre besoin de consolation est impossible a rassasier" partie 2

 Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l'eau ou l'oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu'accroitre mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. je devrais peut-être dire: la vraie car, à la vérité, il n'existe pour moi qu'une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l'intérieur de ses limites.

Mais la liberté commence par l'esclavage et la souveraineté par la dépendance. Le signe le plus certain de ma servitude est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille de l'indépendance. On dirait que j'ai besoin de la dépendance pour pouvoir finalement connaitre la consolation d'être un homme libre, et c'est certainement vrai. A la lumière de mes actes, je m'aperçois que toute ma vie semble n'avoir eu pour but que de faire mon propre malheur. Ce qui devrait m'apporter la liberté m'apporte l'esclavage et les pierres en guise de pain.

Les autres hommes ont d'autres maitres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de pas oser l'employer, de peur de l'avoir perdu. de plus, je suis tellement esclave de mon nom que j'ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidant dans ce que je crois avoir perdu: la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec  une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l'oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l'esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.

Mais, venant d'une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s'approche le miracle de la libération. cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité qui, tout à l'heure, suscitait mon effroi est maintenant le témoin de mon accession à la liberté. En quoi consiste donc ce miracle? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n'a le droit d'énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s'étioler. car si ce désir n'existe pas, qu'est-ce qui peut alors exister?

Puisque je suis au borde de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n'a le droit d'exiger de la mer qu'elle porte tous les bateaux, ou du vent qu'il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n'a le droit d'exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions. Pour moi, ce n'est pas le devoir avant tout mais: la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir le droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l'on appelle la population du globe, pais aussi une unité autonome.

Ce n'est qu'en un tel instant que je peux être libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant, ont causé mon désespoir. je peux reconnaitre que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l'éternité se soucie de moi. Mais qui me demande de me soucier de l'éternité? Ma vie n'est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j'aurais le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter? Le temps n'est pas l'étalon qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument de mesure sans valeur car il n'atteint que les ouvrages avancés de ma vie.

Mais tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu: la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l'on exige de moi. Ma vie n'est pas quelque chose que l'on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n'est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n'accomplit pas de performance: ce qui est parfait n'accomplit pas de performance: ce qui est parfait oeuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait - mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l'homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L'important est qu'il fasse ce qu'il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable.

Je peux même m'affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l'idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu'elle constitue en me dispensant d'accrocher ma vie à des points d'appui aussi précaires que le temps et la gloire.

Par contre, il n'est pas en mon pouvoir de rester perpétuellement tourné vers la mer et de comparer sa liberté avec la mienne. le moment arrivera où je devrai me retourner vers la terre et faire face aux organisateurs de l'oppression dont je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaitre, c'est que l'homme a donné à sa vie des formes qui, au moins en apparence, sont plus fortes que lui. Même avec ma liberté toute récente je ne puis les briser, je ne puis que soupirer sous leur poids. Par contre, parmi les exigences qui pèsent sur l'homme, je peux  voir lesquelles sont absurdes et lesquelles sont inéluctables. Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C'est la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l'oiseau et que l'animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société?

Je suis obligé de répondre: nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l'instant que je le fasse à l'intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n'ai rien à opposer que moi-même - mais, d'un autre côté, c'est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je ouis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s'exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaitra plus de bornes le jour où je n'aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.

Telle est ma seule consolation. je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige: une consolation qui soit plus qu'une consolation et plus grande qu'une philosophie, c'est-à-dire une raison de vivre.


1952