dimanche 3 juillet 2022

MODE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Le mot vient du latin modus, qui signifie mesure, quantité, et aussi manière, moyen, méthode En français, suivant les applications de ces différentes significations, on emploie mode comme substantif masculin ou féminin. Jusqu'au XVIème siècle, mode ne fut que féminin. Au masculin, on disait moeuf comme terme de grammaire et de musique. Lorsque l'emploi de ce mot devint plus fréquent en s'étendant à la philosophie et à la jurisprudence pour indiquer la manière d'être d'une chose, ce qui la rend modale et fait sa modalité, moeuf se changea en mode, substantif masculin. En grammaire, le mode est une des formes du verbe, suivant les conditions de l'état ou de l'action qu'il exprime. Il y a six modes : indicatif, conditionnel, impératif, subjonctif, infinitif et participe. En musique, le mode est la disposition de la gamme, d'après la place qu'occupent les tons. Dans la musique ancienne, il y avait autant de modes que de gammes. La musique moderne n'en a que deux : le majeur et le mineur. En langage ordinaire, mode est synonyme de manière, moyen, procédé, méthode. On dit : « le mode de gouvernement », « le mode d'enseignement », etc.

La mode est le goût, la fantaisie, la façon de faire de chacun (chacun vit à sa mode), ou ce qui constitue les usages d'un groupe, d'un pays (la mode de chez nous, la mode de Bretagne, la mode française). Mais elle est surtout un usage passager, soumis au caprice, qui règne sur la forme des meubles, des vêtements, des parures et, généralement, de tous les objets matériels. En fait, elle domine la vie sociale dans toutes ses manifestations non seulement matérielles, mais aussi intellectuelles et morales. Aucune n'échappe à cette tutelle du moment qu'elle devient collective, qu'il s'agisse de logement, de costume, de cuisine, d'hygiène, de travail, de distraction, d'art, de religion ou de politique. Suivant le temps et les circonstances, il est de mode, c'est-à-dire de « bon ton », de « bon goût », selon le ton ou le goût du plus grand nombre, d'être gras ou maigre, barbu ou glabre, carnivore ou végétarien, casanier ou d'aimer les voyages, d'user ou de s'abstenir de l'alcool ou du tabac, de préférer les arts aux sports, ou vice-versa, d'être une « belle brute » ou un « fin intellectuel », d'avoir du penchant pour les maritornes robustes ou les darnes blotti celles ques, d'être pour le mariage ou le concubinage, de se montrer belliqueux ou pacifique, croyant ou athée, nationaliste on anarchiste, d'aller chez les curés ou chez les francs-maçons, quand ce n'est pas chez les deux à la fois, etc., etc. Aucune raison véritable ne détermine la plupart de ceux qui obéissent à la mode. Ils sont comme l'Iphis de La Bruyère qui « voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode ; il regarde le sien, il rougit, il ne se croit plus habillé ». On suit le mouvement, on se livre au vent qui passe, venant on ne sait d'où et qui fait tourner les têtes comme des girouettes indifférentes aux directions qu'elles prennent entre les points cardinaux de l'intelligence et de la sottise, de la raison et de la folie. La mode est, en somme, la façon de penser, de sentir et d'agir, ou de paraître penser, sentir et agir, à partir d'un moment et pour un temps donnés, sur un territoire plus ou moins vaste et pour une population plus ou moins nombreuse, suivant un modèle (objet d'imitation) sur lequel tout le monde se guide quels que soient les incompatibilités, les inconvénients et même les dangers qui peuvent en résulter pour chacun. C'est le creuset dans lequel toute personnalité se dissout, toute curiosité d'esprit et toute indépendance de caractère et de goût disparaissent pour réaliser l'état larvique de la foule anonyme, amorphe et interchangeable. C'est le nombre d'où sort la « majorité compacte » dont l'inconscience coagulée soutient les partis, les parlements, les académies, les administrations, les armées, les églises, les patries et tout ce qui fait la mécanique de l'asservissement et de l'abrutissement humains. La mode est plus puissante que la loi ; elle la brave quand celle-ci ne veut pas la sanctionner. C'est ainsi que souvent les usages font loi. L'oeuvre de centralisation, de nationalisation des pouvoirs politiques de plus en plus tentaculaires, n'aurait pas été possible sans l'unification des idées et des mœurs qu'elle a présidée sur des territoires de plus en plus vastes, détruisant peu à peu l'esprit local et créant une mentalité avec des besoins uniformes. La mode de parler le langage de Paris, de s'habiller comme à Paris, de penser à la façon des beaux esprits de Paris, a plus fait pour la soumission de la province au pouvoir central et pour l'unité française que toutes les guerres, tous les décrets et toutes les ordonnances. La facilité des communications a multiplié et étendu au monde tout entier sa puissance de prosélytisme. Le livre et le journal, auxquels se sont ajoutés le télégraphe, le téléphone, la T. S. F., le cinématographe, font qu'en quelques jours la mode de Paris, de Londres ou de Berlin devient celle de tout le globe. Le Parisien de 1930 peut aller n'importe où, à Moscou, à Pékin, dans le centre africain, en Patagonie ou au Kamtchatka, il est sûr de pouvoir y renouveler sa provision de faux-cols, d'y rencontrer des joueurs de belote et d'y entendre Ramona. On a dit : « les fous inventent les modes et les sages les suivent ». Cette formule est trop brève pour avoir un sens complet. Telle quelle, elle n'est pas exacte. Il y a des sages et des fous des deux côtés ; beaucoup de fous, très peu de sages. Dans le plus grand nombre des cas, les inventeurs de la mode sont des gens intelligents mais sans scrupules, ne cherchant qu'à exploiter la sottise publique. Ces gens, qui ne se préoccupent pas plus des conséquences de leurs agissements que les mégalomanes conducteurs des peuples, sont certainement plus près de la folie que de la sagesse, et ceux qui les suivent ne sont pas plus sages. Il y a de la sagesse pour l'individu indifférent à tout vain besoin de paraître (voir ce mot), à adopter une mode quand il la reconnait bonne et la trouve à sa convenance. Elle favorise parfois un heureux changement auquel on n'aurait pas pensé ou qu'on n'aurait pas pu réaliser par sa seule initiative. Le fait que des modes peuvent être réellement utiles et ne servent pas seulement à remplacer arbitrairement d'autres modes, mais qu'elles s'attaquent à des coutumes néfastes et à des préjugés malfaisants, prouve qu'elles ne sont pas toujours l'invention de fous. La trop fréquente adoption de modes pernicieuses démontre qu'elles sont plus souvent suivies par des fous que par des sages. Il y a autant de sagesse à suivre une mode qu'à l'inventer lorsqu'elle est sage, mais elle n'est pas sage en soi, elle l'est par ses conséquences. Celle qui introduisit l'usage du tabac apporta aux hommes une de leurs coutumes les plus néfastes. Celle qui leur apprit à manger des pommes de terre leur rendit un service immense. Comment naît la mode ? D'après ce qui précède, il semblerait qu'elle est l'unique produit de la fantaisie de certains dont l'intérêt plus ou moins légitime est de la créer. La question est plus compliquée, surtout en ce qui concerne les formes usuelles de la vie. Si l'intérêt des inventeurs de la mode est toujours en jeu, il est soumis à des considérations multiples et souvent à des raisons économiques qu'on ne peut négliger si on veut réussir. On ne peut, par exemple, lancer la mode d'une marchandise dont il n'y aura pas abondance sur le marché. Il faut donc tenir compte de la production des matières premières, de la facilité de se les procurer, de la concurrence qui se les dispute, des moyens de les manufacturer et de les rendre plus ou moins avantageuses pour le fabricant et pour le consommateur. La mode sera alors aux meubles anciens ou modernes, en bois clairs ou sombres, aux ustensiles de cuisine en cuivre, en fonte ou en aluminium, aux étoffes de soie, de laine ou de coton, au linge blanc ou de couleur, aux fourrures, à la paille ou à la plume, aux coiffures compliquées de postiches ou aux cheveux coupés, etc.

Dans les, limites très larges de ces considérations de caractère économique, la mode n'a pas d'autre loi que le caprice de ceux qui l'inventent et la passivité de ceux qui la suivent. Le champ du caprice est d'autant plus vaste que, quoiqu'on puisse en dire, le véritable sentiment du beau, pas plus que celui de l'utile, n'a de rapport obligé avec la mode. Le sentiment de la beauté change avec la mode, ce qui exclue de celle-ci la véritable beauté (voir ce mot). L'esthétique, formule plus ou moins conventionnelle de la beauté et qu'il ne faut pas confondre avec elle, est au contraire souvent tributaire de la mode. « Les femmes n'ont que le sentiment de la mode et non celui de la beauté », a dit Th. Gautier. On peut en dire autant des hommes que la mode, dans bien des cas, rend ridicules alors que les femmes ne sont que disgracieuses. La vraie beauté est tellement étrangère à la mode que, du jour au lendemain, celle-ci fait paraître grotesque ce qui était tenu la veille pour le dernier mot du bon goût et de l'élégance. La belle femme, qu'on admire dans le costume du jour, paraitrait laide si elle se montrait, en 1930, avec les manches à gigot et la « tournure » d'il y a quarante ans, ou dans la crinoline de sa grand-mère ; mais elle repartirait belle et désirable dans ces vêtements s'ils redevenaient à la mode. La mode, en multipliant les variétés de la parure, est avant tout un excitant sexuel que les plus prudes ne dédaignent pas. On a dit, en la considérant, que le XIIIème siècle avait été celui de la poitrine, le XIXème, celui de la croupe, et que le XXème était celui de la jambe. Tous sont du bas-ventre, et l'esprit s'y mêle rarement. Au temps où « l'abondance » est de mode, seins en caoutchouc ou en satin, fesses en crin et mollets en carton corrigent les anatomies insuffisantes et multiplient les rotondités. Le XXème siècle est celui de la femme plate, dont l'allure est appelée « sportive ». Certaines vont jusqu'à faire « raboter » par des « chirurgies esthétiques » des seins qui les gênent pour conduire une automobile ou des mollets qui déforment leur ligne quand elles jouent au tennis.

La mode, en déplaçant ou en supprimant toutes les notions de la beauté et de la morale, révèle mieux que tous raisonnements ce que ces notions ont de conventionnel, pour ne pas dire d'inexistant. Quel sentiment de la beauté peuvent posséder ces dames d'âge canonique qu'on appelle aujourd'hui des « barbonnes », qui exhibent des chairs tombantes et faisandées, et ceux qui les admirent parce qu'elles suivent la mode, alors qu'ils railleront au contraire une femme fraiche montrant des nudités radieuses dans un costume démodé ? La mode abolit ainsi, non seulement tout sens esthétique, mais aussi tout sens moral en fournissant la preuve de la fausseté d'une morale qui est toute de circonstance. Ainsi se vérifie l'exactitude de cette observation de Molière que : « L'hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour des vertus ». Suivant les latitudes et les moeurs, les femmes cachent ou couvrent des parties différentes de leur corps. Qui se permettrait de soutenir que l'africaine, voilant son visage et découvrant son derrière, est plus impudique que l'européenne montrant le premier et couvrant plus ou moins le second ? Les femmes les plus impudiques sont celles qui sont les plus voilées. C'est des couvents que sont sorties les lupercales et les bacchanales ; c'est dans les couvents que l'ange, descendant plus bas que la bête, s'est livré aux pires orgies et a pratiqué les plus ingénieuses dépravations.

« Désir, de fille est un feu qui dévore,

Désir de None est cent fois pis encore » a dit Gresset. Chaque fois que la nature est endiguée dans son cours régulier et normal, elle devient un torrent furieux qui emporte tous les barrages du conformisme. Les prêtres luperques et les bacchantes de l'antiquité, les ensoutanés modernes, n'ont été et ne sont si excités que parce qu'ils ne pouvaient et ne peuvent encore satisfaire normalement leurs besoins sexuels, l'hypocrisie religieuse prétendant leur imposer une abstinence contre nature. Leurs sermons furieux contre ce qu'ils appellent le « dévergondage de la mode » n'ont pas d'autre raison. Les modes les plus sages sont, sur ce chapitre, celles qui n'entravent ni ne surexcitent la nature.

« Une chose folle et qui découvre bien notre petitesse, c'est l'assujettissement aux modes quand on l'étend en ce qui concerne le goût, le vivre, la santé et la conscience », a, dit La Bruyère. Si on ne considère que la santé, combien la mode lui a été souvent nuisible ! Un ministre de Charles X constatait que « les femmes coquettes n'ont jamais froid ». Elles n'en sont pas moins la proie de la maladie dès qu'un refroidissement de la température se produit. À Paris, les dix premiers jours de février 1929, durant lesquels le froid fut particulièrement rigoureux, virent 2684 décès au lieu de 1335 suivant la moyenne habituelle. On voit la femme coquette trottant sous l'averse, les jambes presque nues dans des bas transparents et les pieds dans des souliers découverts rapidement transformés en cuvettes où ils trempent dans un bain glacé. La grippe, que cette crânerie inutile ne désarme pas, emporte parfois cette femme en quelques jours. Les talons hauts, le corset, détraquent chez les femmes les organes profonds et les préparent à des' maladies redoutables. Une alimentation incohérente, l'usage des fards, des teintures et des stupéfiantes ajoutes encore à tous ces dangers. Après la guerre « régénératrice » de 1914, la mode a fait prendre aux femmes l'habitude du tabac, et elles y ajoutent aujourd'hui le goût de l'alcool absorbé sous forme de mixtures, appelées « cocktails », qui sont le plus sûr et le plus rapide moyen d'abrutissement « distingué » inventé par la folie humaine après lès trémoussements hystériques du « dancing ».

Plus un peuple est primitif, moins ses modes sont changeantes. Les peuples primitifs qui demeurent encore ont des modes remontant à leurs origines, les progrès d'une civilisation qu'ils ignorent n'ayant pas développé chez eux le besoin de les varier. Comme les animaux qui en sont réduits aux moyens de séduction de leurs premiers parents, les primitifs ont gardé les premières modes ; mais si un nouvel artifice est mis à leur portée, ils s'empressent de l'adopter. Ils « font le beau » en arborant un vieux gibus ou des jarretelles qui ne soutiennent aucune chaussette, et en baragouinant le jargon des « mocos » qui vont les « civiliser » ; tel Vert-Vert paraissant :

« Beau comme un coeur, savant comme un abbé », en répétant les incongruités apprises des dames Visitandines et des bateliers de la Loire. On constate ainsi que l'esprit d'imitation est chez l'homme comme chez l'animal et dans des conditions aussi primitives ; II est à la base de la mode avec le besoin de paraître. D'abord adaptée au climat, aux ressources des différents pays et aux nécessités locales, la mode s'est transformée, avec les relations, pour des buts de plus en plus futiles. La civilisation lui a fait prendre un caractère cosmopolite de plus en plus étranger aux vrais besoins des individus, les obligeant à une adaptation antinaturelle et les mettant toujours plus dans l'incapacité de vivre suivant un goût personnel.

Les raisons économiques dont nous avons parlé ne suffiraient pas pour susciter les différents changements de la mode au gré de ceux qui l'exploitent. Toutes sortes de motifs, les plus abracadabrants, leur viennent en aide, fournis par la badauderie publique elle-même. Ainsi, il y a trente ou quarante ans, à Londres, un jour de courses de chevaux, la pluie s'étant mise à tomber, le prince de Galles retroussa les bas de son pantalon. Immédiatement tous les élégants qui l'entouraient l'imitèrent, et la nouvelle, transmise par le télégraphe, fit retrousser les bas de pantalon de tous les élégants du monde. Depuis, il est, toujours des gens pour qui il n'a pas cessé de pleuvoir à Londres. Une reine, même authentique, qui n'est pas des halles ou de théâtre, est femme avant d'être reine ; « la garde qui veille aux barrières du Louvre » ne la détend pas plus de la coquetterie que de la mort. Si elle a de belles épaules, de belles jambes, elle voudra les montrer. Si, au contraire, ses épaules sont maigres et ses jambes difformes, elle les cachera. Il n'en faut pas plus pour fixer les modes de tout un règne, pour que les corsages soient décolletés ou fermés et pour que les robes soient courtes ou longues. Des centaines d'exemples semblables pourraient être cités, montrant la badauderie des gens soumis aux caprices de la mode et leur assujettissement à l'ostentation vaniteuse de leurs maitres. Que peut-on attendre des cervelles qu'occupent de pareilles futilités et des foules attirées par elles qui s'écrasent dans les grands magasins, les jours de « réclame » ?...

C'est le snobisme (dont nous reparlerons au mot paraître) qui entretient l'état d'esprit favorable à la mode. On aurait tort, de croire qu'il ne se manifeste qu'à partir d'un certain niveau social et qu'il caractérise une aristocratie ; on le rencontre dans toutes les classes et il n'a que des différences de qualité. Les riches paient plus cher, les pauvres ont les rogatons à bon marché ; il y a autant de sottise chez les premiers faisant rectifier chaque jour le pli de leur pantalon par le grand tailleur, ou allant bailler à une musique dépassant leur intelligence, que chez les seconds endossant les confections interchangeables du « décrochez-moi ça », et empuantissant leur cerveau des mélasses de la chanson à la mode. Le dandy Brummell faisait l'admiration de la Courtille comme des salons. Les Pétrone, « arbitres de l'élégance », qui ont des millions à dépenser mais ne paient pas leur blanchisseuse, changent plusieurs fois par jour de costume, de cravate, de chapeau, de chaussures et de gants. Combien d'ouvriers et d'employés à l'exemple de ces gens « chics », de ce « gratin supérieur », se croiraient déshonorés si, comme au temps de leurs grands-pères, ils devaient se transmettre d'une génération à l'autre le vieux « grimpant » familial ?

« Quand mon grand papa mourra,

J'aurai sa vieille culotte ;

Quand mon grand papa mourra,

J'aurai sa culotte de drap, » chantaient d'anciennes rondes d'enfants. Béranger, faisant une chanson sur le vieil habit qu'il brossait depuis dix ans, serait aujourd'hui tout à fait ridicule. Combien laisseraient passer « l'heure de la révolution » si elle arrivait avant qu'ils eussent fait leur noeud de cravate ?...

Au temps de la « guerre en dentelles » il était plus honorable de se faire battre que d'aller à la bataille avec une perruque mal poudrée. On a raconté que dans la première année de la « Grande Guerre », les Anglais se laissaient surprendre dans leurs tranchées où les Allemands les trouvaient occupés à se faire la barbe. Ces choses sentaient peut-être leur « gentilhomme », leur « gentleman », elles pouvaient être très « smart », très « snob », elles n'étaient pas de circonstance. Il n'est pas non plus de circonstance, pour des prolétaires, de se laisser gagner par les puérilités de la mode. Elles peuvent avoir leur intérêt pour les oisifs qu'elles distraient, pour les cabotins qu'elles mettent en évidence, pour les mercantis dont elles font la fortune ; elles sont dangereuses pour les prolétaires en ce qu'elles les entrainent à rechercher des satisfactions dont ils sont les premières victimes. Que la mode soit à l'hygiène, nous y souscrivons ; il est nécessaire que tous les hommes apprennent à se tenir proprement et à défendre leur santé ; mais trop souvent la mode est niaise et corruptrice, La jeunesse ouvrière doit être en garde contre ses tentations si elle veut, faite aboutir l'oeuvre de transformation sociale ; elle doit savoir que la véritable élégance n'est pas dans le vêtement au dans tel ou tel jargon de bar et de dancing, mais qu'elle est dans la pensée et dans les actes. On peut être un gentilhomme sous la cotte de l'ouvrier ; on peut être un voyou dans le smoking le plus impeccable. On ne le voit que trop tous les jours.

Ce n'est pas, pourtant, que le monde ouvrier manque d'occasions de réfléchir sur la mode et sur ses méfaits qui sont ceux de l'exploitation humaine organisée. Les exemples abondent autour de lui, dans les ateliers où sévissent le sur-travail, l'insuffisance des salaires, le chômage et toutes les misères ouvrières. N'est-ce pas dans, les industries de la mode que ces misères sont les plus cruelles ? Combien de fois n'a t-on pas fait le tableau lamentable du sort des ouvrières en chambre ? Les fictions poétiques sont insuffisantes pour donner le change. Jenny l'Ouvrière est définitivement morte de phtisie, à côté de son pot de fleurs, malgré tout le chiqué romantique dont on a entouré la pâle vie de bohème. Il y avait encore Mimi Pinson et sa chanson ; on en a fait un usage si écoeurant pendant la guerre qu'elles ont été emportées dans la boue patriotique des beuglants. Il reste les « midinettes », les « cousettes » et leurs soeurs les « dactylos » que le souci de se pourvoir de poudre, de rouge et de noir pour leur maquillage, de porter le dernier chapeau et la dernière robe, prive de la nourriture substantielle nécessaire à leur santé. Les agences de prostitution, en font des « poules », des « miss », des « reines de beauté », des « star de cinéma » qui prennent plus souvent le chemin de Buenos-Aires que celui de la fortune. Une classe ouvrière ayant simplement le souci de la dignité humaine ne doit-elle pas se dresser farouchement contre une mode qui fait un tel emploi de ses filles ?

On appelle plus particulièrement modes (au pluriel) la confection des chapeaux de femmes mais ce terme englobe tout ce qui est du costume et des accessoires de l'élégance féminine. Au XVIIIème siècle, l'Almanach général des Marchands en donnait cette définition : « le nom qu'on donne à certaines marchandises dont les formes et l'usage sont essentiellement soumis aux décrets suprêmes, mais changeants, du caprice et du goût ». Le même Almanach énumérait les objets des « modes ». Ils comprenaient toutes les formes de costumes, de coiffures, de chaussures, jusqu'aux habits de cour et de théâtre en passant par tous les accessoires de la parure : sacs à ouvrages, noeuds d'épée, cordons de montre et de canne, bourses à cheveux et bourses à argent, guirlandes, manchons, gants, éventails, etc. De tout temps, les modes ont été composées d'attributs de ce genre pour compléter et varier l'agrément du costume. Elles sont aussi anciennes que les premiers vêtements dont se couvrirent les hommes et, s'il est exact qu'ils se vêtirent lorsqu'ils « connurent qu'ils étaient nus », comme le dit la Bible, on peut ajouter que les modes sont nées avec l'hypocrisie sexuelle. El les n'ont pas cessé d'être sous sa dépendance en multipliant sa parure, masque agréable que prend toujours le « tentateur » des premiers hommes. Des ouvrages spéciaux ont décrit les modes à travers les âges et étudié l'histoire du costume dans toutes ses formes. Nous ne referons pas cette étude. Signalons seulement certaines modes particulièrement excentriques qui devaient être, bien souvent, singulièrement gênantes et ridicules. Après le costume grec, puis romain, qui fut, de tous, le plus simple et le plus élégant, le moyen-âge et les temps modernes se livrèrent à des complications extrêmes. On vit les robes longues et étroites du moyen-âge, puis celles en cloches du XVIème siècle et les paniers de plus en plus larges des XVIIème, et XVIIIème. La crinoline fut une sorte de compromis entre ces excentricités et les robes étroites et courtes d'aujourd'hui. La coiffure connut les différentes transformations des postiches, depuis les cheveux blonds des Gaulois, dont les dames romaines étaient entichées, jusqu'aux « chichis » de nos jours, en passant par tous les genres de la perruque. Le XIVème siècle vit les modes cornues, que Michelet appelait « immondes », du hennin sur la tête des femmes, des souliers à la poulaine aux pieds des hommes.

À partir du XVIIème siècle, les modes prirent, en France, une importance qui devait arriver à en faire un « art national ». Les modistes de Paris, appelées alors « dorlottières », eurent une influence universelle dans le domaine du chapeau ; les modes de Paris devinrent celles de l'Europe entière. Fait curieux, au XVIIIème siècle, alors que le costume masculin se simplifiait à l'imitation des modes anglaises jusqu'à arriver à la tenue sévère du quaker américain, le costume féminin se compliquait à l'extrême pour atteindre à l'extravagance des robes à grands paniers et des coiffures en échafaudages, véritables monuments d'architecture qu'on appelait des « poufs ». On voyait le « pouf au sentiment » où l'on plaçait l'image de celui qui était aimé. La duchesse de Chartres faisait tenir dans ses cheveux « son nègre, son perroquet et une femme assise dans un fauteuil et portant un nourrisson, en l'honneur du duc de Valois et de sa nourrice ». La duchesse de Lauzun exhibait tout un paysage en relief : « mer agitée, chasseur tirant des canards, moulin dont la meunière se faisait courtiser par un abbé et, tout au bas de l'oreille, on voyait le meunier conduisant un âne ». Il y eut le « pouf à la circonstance », pour flatter les jeunes souverains ; « un soleil levant éclairait un champ de blé que moissonnait l'Espérance ». Le « pouf à l'inoculation » célébrait l'opération subie par Louis XVI et les princes. Le « pouf à la frégate » portait un navire de guerre pour rendre hommage au bailli de Suffren. Le « pouf de la victoire » consolait des défaites subies par les Soubise et autres maréchaux de France.

Les arts de la mode furent à leur apogée au temps de la reine Marie Antoinette et l'on vit s'installer à Paris « les faiseurs de mode ». La plus célèbre était Mlle Bertin ; elle tenait boutique à l'enseigne du Grand Mogol et fournissait la reine. Sa faveur était telle à Versailles que l'étiquette de cour en était bousculée, au grand scandale des « dames du service royal » dont les protestations étaient vaines Personne n'osait s'insurger contre le véritable pillage des deniers publics qui se pratiquait pour payer les mémoires toujours plus élevés de Mlle Bertin et des autres fournisseurs de la cour. Le luxe de la reine et de la noblesse, l'ostentation qu'on mettait à l'afficher, ne furent pas parmi les moindres causes de l'irritation populaire à la veille de 1789. M. de Nolhac, dans son livre : Autour de la reine, a donné des détails particulièrement suggestifs sur les dépenses somptuaires de la cour et sur la garde-robe de Marie-Antoinette, de même que sur la modiste, Mlle Bertin et le coiffeur Léonard, véritables rois de l'époque.

Depuis, les modes se sont peu à peu démocratisées. Leur clientèle se multipliant, les « faiseurs de modes », couturiers et modistes, sont demeurés rois dans la République, comme ils l'étaient jadis. Le syndicalisme a encore tout à faire pour défendre les travailleurs de la mode contre ces féodaux de la frivolité. La royauté impérieuse et universelle de la mode en fait un des éléments les plus actifs et les plus productifs du commerce. Aussi, les commerçants ne manquent pas de la courtiser, d'entretenir ses caprices et, pour mieux réussir, de la diriger. Ils ne cessent de lui trouver des séductions nouvelles. La publicité, sous toutes ses formes, a en elle sa principale clientèle et les journaux sont au premier rang pour cette publicité. Des pages entières sont consacrées à la réclame des grands magasins dans les quotidiens. La mode a, en outre, à son service, une foule de journaux spéciaux et des plus luxueux. Il y avait eu, aux XVIème et XVIIème siècles, des livres de costumes. Le premier journal de mode fut, à Paris, le Mercure Galant qui devint le Mercure de France. En 1829, Émile de Girardin fonda, sous le patronage de la duchesse de Berry, une revue hebdomadaire qu'il appela La Mode et qui devint, en 1856, la Mode Nouvelle. Les journaux de ce genre se sont multipliés depuis, tant à l'étranger qu'en France, et le ton de la mode, sous toutes ses formes, y est donné par des écrivains spécialisés tant dans la philosophie la plus transcendante que dans l'art de faire une omelette ou d'élever des lapins. Le bergsonisme y voisine avec la fabrication de la pâte à rasoir. La mode est, en définitive, dans tous ses avatars, la manifestation de l'esprit grégaire des individus soumis aux disciplines sociales et incapables de se manifester eux-mêmes. Elle est la règle de vie de ceux qui n'en ont pas personnellement, qui ont besoin d'un régent pour leur pensée comme pour leur costume et ne sauraient vivre sans tailleur, sans coiffeur et sans chemisier comme sans journal, sans gendarmes et sans gouvernement.

 

– Édouard ROTHEN.

MOBILISÉ n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

L'homme qui, déjà sous les drapeaux, fait partie du nombre des soldats qui sont ou vont être envoyés à la frontière pour une période de présence, d'activité que déterminent les circonstances, la gravité, et la durée des hostilités. La guerre de 1914 - 1918 a maintenu pendant plus de quatre ans des hommes qui croyaient quitter leur foyer pour un laps de temps très court. Il en est qui, mobilisés en 1914, ont fait toute la guerre, bien qu'ils eussent depuis long temps passé l'âge de compter avec l'armée active. En revanche, il en est d'autres, et non des moins aptes, qui furent embusqués en des emplois de tout repos ou des besognes anodines, loin du front et de ses dangers. Ces mobilisés spéciaux n'étaient pas toujours les moins enthousiastes à vouloir la guerre jusqu'au bout. Mais, en général, le mobilisé, non protégé, non privilégié, non débrouillard, fut toujours – brave ou résigné – un malheureux condamné. S'il échappa, par hasard, à la mort, il peut se proclamer, parmi tant de victimes de la guerre, un heureux rescapé. Si, de plus, il a pu sortir de cet enfer sans être endommagé ni physiquement, ni moralement, il lui reste un devoir à remplir : ce n'est pas celui de se vanter et de se glorifier, mais celui de proclamer à tous et partout l'horreur de la guerre. Celui qui a vu, qui à vécu, qui a souffert de ce mal horrible qu'est la guerre n'a pas le droit de rester muet. Il doit dire ce que fut l'ignoble tuerie de quatre années voulue par de vieux routiers et des habiles de la politique et des affaires, subie par de jeunes hommes ignorants ou trompés. Blessé ou non, le revenant de la guerre doit être l'acharné militant contre la guerre. Il doit combattre les guerriers professionnels qu'il a vus à l'oeuvre et qui ne sont pas restés nombreux, ceux-là, parmi les hécatombes. S'il a l'esprit critique, s'il a des facultés intellectuelles suffisantes, il se doit de vouloir apprendre et faire connaître les causes et les responsables de la guerre pour les dénoncer hautement, par toutes les manières qu'il croit les plus justes et les meilleures pour convaincre les plus obtus. Voilà quelle doit être la vraie besogne glorieuse du mobilisé, démobilisé.

 

– G. Y.

MOBILISATION encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 En toute logique, mobilisation ne peut signifier autre chose que l'action de remuer des choses ou des êtres. Cela peut signifier aussi les faire remuer par un ordre, un sentiment, une poussée. Le vent fait acte de mobiliser les feuilles en les chassant sur les chaussées des villes ou dans les champs, après les avoir plus ou moins violemment arrachées des arbres.

Mobilisation peut signifier encore retenir une chose ou plusieurs ; des bestiaux, des outils, des meubles et immeubles. C'est ce qui se fait en temps de guerre. Ne pas confondre avec réquisitionner (voir ce mot), bien qu'il y ait une sorte d'analogie dans l'action de mobiliser et dans celle de réquisitionner : c'est une question de circonstances. Mais l'on se rend rapidement compte du sens différent :celui qui convient à l'un ne convient pas à l'autre de ces deux termes. Lamobilisation se passe au début et la réquisition au cours de la guerre. « EN DROIT : Mobilisation est l'action de déclarer dans un contrat qu'un immeuble sera considéré comme meuble et en prendra les caractères au point de vue juridique. On dit plutôt : ameublissement. » « EN BIOLOGIE ET PHYSIOLOGIE : Mobilisation est « la transformation des réserves nutritives fixes en matières assimilables, ou directement utilisables, et leur transport au point où elles sont employées. »

« EN FINANCES : Mobilisation est l'action de mobiliser. Ex. : Les valeurs mobilisées réalisent la mobilisation des affaires de commerce et d'industrie. » (Larousse.)

Le contraire de mobilisation est immobilisation.

Au point de VUE MILITAIRE, on sait bien que la mobilisation est l'opération ayant pour objet, d'après un plan établi, de faire se réunir une armée ou une fraction d'armée susceptible de se mouvoir pour se mettre en campagne.

La mobilisation consiste à fournir tout ce qu'il faut pour composer et entretenir un nombre déterminé de combattants et à rassembler ces combattants eux-mêmes en certains points de concentration pour les opposer à des armées ennemies envahissant ou ayant envahi le territoire... À moins que ce ne soit pour les lancer à l'attaque du pays adverse. En un mot, comme en trois : la mobilisation, c'est laguerre !

Certes, on s'en souvient, de cyniques politiciens, après avoir tout fait pour ne pas éviter la guerre, ont cru utile d'afficher, sur les murs du pays, ce mensonge : La Mobilisation, ce n'est pas la Guerre ! Mais, en même temps, dans chaque commune, dans chaque village, partout on apprenait officiellement par le tambour de ville, par l'affiche blanche et par le journal, la proclamation gouvernementale suivante : « La mobilisation générale est déclarée. Le premier jour de la mobilisation est pour le dimanche 2 août. Aucun homme ne devra partir avant d'avoir consulté l'affiche qui sera apposée incessamment ». Déjà, depuis plusieurs jours, les soldats permissionnaires avaient été rappelés, les officiers de réserve convoqués, la presse de toutes nuances chauffait à blanc l'opinion publique ; les manifestations patriotiques, les phrases historiques et grotesques débitées par les parlementaires infâmes se succédaient aux tribunes officielles, se répétaient, s'imprimaient. La folie, le fanatisme étaient au paroxysme partout. Ce qui avait débuté par ce mensonge : « La mobilisation, ce n'est pas la guerre », se continuait par l'affreux démenti, cruel en sa réalité : « La mobilisation, c'est la guerre ! » Voilà donc ce qui se passa en ces inoubliables journées de 1914.

La Mobilisation s'opéra sans qu'il y ait eu de manifestations particulières ou collectives bien marquantes. Il y eut bien quelques-uns de nos camarades anarchistes qui osèrent revendiquer hautement leur droit de refuser de tuer. Il y eut bien quelques manifestations révolutionnaires contre la guerre, par des jeunes syndicalistes et par des antimilitaristes convaincus. Mais on étouffa tout sous la grandiloquence des professions de foi patriotardes et humanitaires. On faisait, disaient les uns, la guerre à la guerre en courant à la frontière. On la faisait, disaient les autres, pour donner la liberté à nos frères de tous les pays du monde... Que sais je ? Enfin, les troupeaux humains, bêlant pour la guerre du Droit, ou bêlant contre la guerre des Peuples, obéissant tous à leurs mauvais bergers, de chaque côté des frontières, opérant la Mobilisation, partirent à la boucherie.

Depuis bien des années, pourtant, une propagande incessante, acharnée faite chez tous les peuples pouvait donner l'impression de l'impossibilité d'une guerre européenne. Mais, en 1914, la Mobilisation presque parfaitement accomplie, nous a dessillé les yeux sur la grande illusion. Qu'étaient devenues toutes les créatures si hautement conscientes ? Dans les congrès ouvriers, dans les congrès socialistes, en toute occasion, en toutes circonstances, on avait proclamé notre haine de la guerre et fait voter des ordres du jour, selon les formules audacieuses suivantes : « L'ouvrier n'a pas de patrie ! » « À l'ordre de mobilisation, nous répondrons par la grève générale ! », avaient affirmé les syndicalistes... « À une déclaration de guerre, nous répondrons par l'insurrection », avaient proclamé les révolutionnaires. « À la Mobilisation, nous opposerons l'Immobilisation », disaient les travailleurs, en mesure d'arrêter tout trafic, dans chaque pays. S'ils avaient été capables de s'entendre et d'oser le geste salutaire, ils auraient déclenché la révolution sociale et internationale et l'auraient opposée à la guerre, puisqu'elle était déclarée. De tout cela, hélas ! rien ne fut réalisé, ni même sérieusement tenté, il faut bien le reconnaître.

La Mobilisation fut une réussite inespérée, surprenante pour les gouvernants. Après cela, il n'y avait plus qu'à attendre les résultats d'un si joli début. Ce fut la guerre horrible, interminable, faisant des millions de victimes et laissant partout des vides immenses, reculant pour longtemps les frontières de la Raison, de la Justice sociale et de l'Humanité...

Après une telle hécatombe, il ne devrait plus y avoir, semble-t-il, de propagande à faire contre l'Idée de Patrie, contre le Militarisme, contre la Guerre !

La misère des vainqueurs et des vaincus ; le sang versé, les cadavres enfouis, les larmes désespérées, les deuils, les pertes irréparables, les milliards dépensés durant ces quatre années de meurtre collectif entre pauvres gens qui ne se connaissaient  même pas ! Un tel résultat ne devrait-il dessiller à jamais tous les yeux ? Ceux qui croyaient se battre et mourir pour une idée sont morts pour le profit de bandits internationaux et, aussi, dans chaque nation, pour la vanité de quelques guerriers à galons et à décoration, pour la gloire aussi de fourbes politiciens... C'est l'acte initial de la Mobilisation qui a mis au tombeau les millions de nos frères abusés ou peureux, que les profiteurs traitent de héros. ...Après tout cela, est ce qu'une nouvelle Mobilisation devrait être possible encore parmi les peuples tant éprouvés ?

 

– G. YVETOT

MOBILISABLE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

  

« Qui peut être mobilisé », lit-on dans les dictionnaires... C'est qu'en effet, au point de vue bourgeois, il n'y a guère plus à dire sur un tel mot, étant donné qu'un fils du peuple, ayant reçu l'éducation laïque et obligatoire (aussi bien d'ailleurs que celui qui reçut celle de l'école congréganiste) doit savoir ce qui lui reste à faire quand il plaît au gouvernement de déclarer la Mobilisation générale. S'il a été jugé bon pour le service, s'il a fait son devoir militaire, en un mot si rien n'est venu modifier ses aptitudes essentielles de mobilisable, il est possesseur d'un livret militaire sur' lequel sont indiqués les jour, heure et lieu où il doit se présenter pour être équipé, dressé, entraîné et dirigé pour servir et défendre la Patrie. Se dérober à cette obligation prend immédiatement un caractère de gravité dont la multitude des mobilisables redoutes les conséquences matérielles et morales et le risque physique. Pour le jeune homme sous les drapeaux au moment de la mobilisation, c'est plus simple : il n'a qu'à se laisser conduire sans savoir où il va ; c'est absolument comme le troupeau qu'on mène à l'abattoir, mais ici le nom de la destination change : elle s'appelle le champ d'honneur.

C'est à ce champ d'honneur que le mobilisable – et cela est d'une inconscience effroyable – de lui-même, doit se rendre et être exact, surtout, au rendez-vous. Le grand souci de la plupart des mobilisables n'est-il pas toujours de savoir si la feuille du livret militaire leur donnant toutes indications est bien exacte ? Aussi, n'attendent-il pas, souvent, la visite du gendarme pour les rectifications possibles et s'en vont-ils, à leurs dépens, à la gendarmerie pour se renseigner et, bien souvent, se faire rabrouer par les aimables chiens de garde de l'Ordre, de l'Autorité et de la Propriété. Cela n'empêche nullement le mobilisable de se croire un citoyen conscient et de se prétendre même un homme libre !

MISSION encyclopedie anarchiste Par Sébastien Faure

  n;f. (du lat. mittere, envoyer)

 

Présentement le mot mission s'emploie dans les domaines les plus divers. Nous parlerons des missions religieuses surtout, un peu aussi des missions militaires et scientifiques.

C'est à évangéliser Israël, non à conquérir le monde entier que songeaient les premiers apôtres de Jésus. Mais les Juifs, ceux qui avaient émigré au dehors comme ceux de Palestine, mirent peu d'empressement à se convertir. Par contre les prosélytes venus du paganisme accueillirent avec joie la nouvelle doctrine, et Paul se tourna franchement vers eux. Malgré les récriminations de Pierre et des chrétiens de Jérusalem, attachés au particularisme juif, il abandonna la loi mosaïque et dispensa les gentils de la circoncision et des autres rites chers à la Synagogue. Ce coup d'audace assurera le triomphe du messianisme chrétien, qui, oubliant sa première origine, se muera en religion universaliste ; bientôt les résultats obtenus permettront toutes les espérances et l'esprit de prosélytisme deviendra l'une des caractéristiques de la nouvelle secte partie à la conquête du monde gréco-romain. À cette époque chaque fidèle se doublait d'un apôtre ; il y avait pourrait-on dire autant de missionnaires que de chrétiens.

Après la conversion de Constantin, lorsque l'Église devenue maîtresse se gorgea sans retenue de tous les biens terrestres, le zèle des propagandistes se ralentit naturellement. Lois, tribunaux, force armée étant à la disposition des prêtres,  ceux-ci utilisèrent la violence de préférence à la persuasion, pour convertir les sujets, restés infidèles, des très chrétiens empereurs. Avec les barbares, qu'ils ne pouvaient menacer du préteur et des bourreaux, ils devront néanmoins procéder différemment; alors se précisa le rôle particulier dévolu aux missionnaires, chargés de prêcher l'Évangile dans les pays où l'Église n'avait pour elle ni la faveur du peuple ni celle des souverains. Ce fut l'arianisme, exclu de l'empire, qui pénétra le premier chez les Germains, vers le milieu du IVème siècle ; parmi ses principaux propagateurs, il convient de citer l'évêque Ulphilas qui traduisit la Bible dans la langue des Goths. Vendales, Burgondes, Wisigoths étaient déjà ariens lorsqu'ils pénétrèrent sur les terres de l'Empire ; seuls les Francs, les Saxons et les Angles, restés plus longtemps  païens, se convertirent directement au catholicisme. Clovis, chef fourbe et cruel, fit baptiser d'office ses guerriers francs, afin de gagner la bienveillance de l'épiscopat gaulois. À la fin du VIème siècle, le moine Augustin et ses compagnons, envoyés de Rome par Grégoire le Grand, réussirent avec l'appui de la reine Berthe à convertir les Anglo-Saxons. Très adroitement les papes et les évêques utilisèrent les princesses pour aboutir à leurs fins ; on sait le rôle joué par Hélène près de Constantin, par Clotilde près de Clovis ; c'est Théodelinde, l'épouse du roi Agilufe, qui fit disparaître l'arianisme du royaume lombard ; c'est Ingonde, la femme du malheureux Hermenégilde, qui prépara le retour des Wisigoths à l'orthodoxie romaine. Et Brunehaut, la sinistre reine d'Austrasie, reçut du pape Saint Grégoire le Grand de nombreuses lettres de félicitations pour la manière dont elle élevait ses enfants et gouvernait ses États. À cette ardente catholique il envoyait souvent des livres et des reliques, ne cessant de répéter, à qui voulait l'entendre, que les Francs devaient s'estimer heureux d'avoir une pareille souveraine. Mais l'Irlandais Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil et qui devait mourir à Bobio, en Italie, après de multiples pérégrinations, ne s'étant pas trouvé du même avis et ayant parlé de Brunehaut sans ménagement, dut fuir pour échapper à la vengeance de cette implacable furie. Au VIIIème siècle, l'Anglo-Saxon Boniface évangélisa la Germanie ; il mourut en 755, assassiné par les Frisons. Au IXème siècle, les missionnaires poussèrent jusqu'en Danemark et en Suède, en même temps qu'ils étendaient leur action sur les bords du Danube. Conjointement avec Cyrille qui traduisit la Bible en langue slave, Méthode évangélisa la Bulgarie, puis il passa en Bohème, d'où le christianisme, gagnera la Pologne et la Hongrie, à la fin du siècle suivant. En 983, le chef russe Wladimir se convertit sous l'influence de sa grandmère, la princesse Olga. Quant à l'Irlande, elle dut à Patrice d'être chrétienne dès le Vème siècle. De leur côté, les Nestoriens de Perse envoyèrent des missionnaires en Tartarie et en Chine, vers la fin du VIème siècle ; l'oeuvre qu'ils accomplirent fut  importante mais peu durable.

Déjà, les anciens ordres religieux avaient permis aux dignitaires ecclésiastiques de recruter, à bon compte, les missionnaires dont ils avaient besoin. Les moines irlandais et les bénédictins affectionnèrent la prédication en terre lointaine, du moins tant qu'une corruption effrénée ne s'installa pas à demeure dans la majorité des couvents. Sur l'orgie monastique, Saint Ber nard a écrit des pages que nos journaux de gauche, toujours soucieux de respecter la religion à ce qu'ils disent, refuseraient d'imprimer. La fondation des ordres mendiants, franciscains et dominicains, au XIIIème siècle, fournit au pape des serviteurs fanatiques et bénévoles, qui remplacèrent avantageusement les bénédictins défaillants. Sans négliger les missions lointaines, ils s'adonnèrent particulièrement à ce que l'on dénomme aujourd'hui les missions intérieures, s'efforçant de ranimer le zèle des chrétiens attiédis, prêchant, confessant, dénonçant aussi aux rigueurs de l'autorité civile les fidèles suspects d'hérésie. Cette dernière besogne fut chère aux dominicains, ces infatigables pourvoyeurs des bûchers de l'Inquisition. Mais, à leur tour, les ordres mendiants sombreront, soit dans les excès d'un mysticisme délirant, soit dans la paresse et la goinfrerie. Au XVIème siècle, la création des Jésuites donna un regain de vie aux missions catholiques. François Xavier, l'un des premiers compagnons d'Ignace de Loyola, évangélisa l'Extrême-Orient ; d'autres jésuites iront vers l'Amérique, si cruellement traitée par les Espagnols, et s'installeront en maîtres dans le Paraguay, doté par eux d'une organisation économique souvent rappelée par nos socialistes. Toutefois l'affaire des rites chinois, un peu plus tard, montrera que les disciples d'Ignace faisaient bon marché des dogmes et de l'autorité épiscopale, dans les régions malaisément accessibles aux occidentaux, quand ils en tiraient richesses et profits. En Europe, par contre, ils se donnaient pour les champions d'une stricte orthodoxie, luttant sans merci contre le protestantisme et pour le triomphe des orgueilleuses prétentions du pontife romain.

Afin de centraliser les résultats obtenus par les missionnaires et de leur imposer les vues que lui dictait son ambition, Grégoire XV fonda en 1622 la Congrégation de la propagande, de propaganda fide. Cette institution subsiste toujours ; elle est devenue l'un des rouages essentiels de l'administration papale. Plusieurs cardinaux la dirigent, assistés d'un personnel nombreux ; elle dispose de ressources formidables, l'or drainé dans l'univers entier, sous prétexte de missions, aboutissant à ses coffres-forts. De là partent des instructions impératives à destination des pays les plus reculés, car, pour les bureaucrates du Vatican, le monde catholique n'est qu'un vaste échiquier dont ils manoeuvrent les pions au gré des intérêts politiques et financiers du saint-père. La Congrégation de la Propagande possède une imprimerie capable d'éditer des livres et brochures dans plus de cinquante langues ; pour avoir des fonctionnaires dociles, elle a fait construire un collège où sont formés de futurs missionnaires. Un décret de Clément XI, en 1707, obligea d'ailleurs les supérieurs d'ordres religieux à destiner un certain nombre de leurs sujets aux missions lointaines. Aussi toutes les congrégations quelque peu importantes d'hommes et même de femmes possèdent-elles des succursales dans les pays qui échappent à la domination du catholicisme romain. Les Lazaristes, dont la création remonte à Vincent de Paul, puis le Séminaire des Missions Étrangères de Paris, qui date de 1663, donnèrent une impulsion nouvelle à l'oeuvre des missions. De nombreuses congrégations, nées depuis, surtout au XIXème siècle, ont associé leurs efforts à ceux des ordres anciens : Rédemptoristes, Marianites, Maristes, Picpusiens, Oblats de Marie, Assomptionistes, Salésiens, Pères du Saint-Esprit, Pères Blancs, etc. D'abondants subsides leur sont fournis par l'oeuvre de la Propagation de la Foi, commencée il Lyon vers 1804 et officiellement approuvée en 1822, par l'oeuvre de la Sainte Enfance, par le produit de quêtes périodiquement renouvelées et aussi par maints gouvernements occidentaux, Dans certaines régions, les missionnaires ont acquis d'immenses domaines, même des fabriques ; et, comme ils donnent aux travailleurs indigènes un salaire de famine, leurs bénéfices annuels atteignent des chiffres prodigieux. Malheur à leurs locataires s'ils paient tardivement, dans les ports d'Extrême-Orient dont ils possèdent, en notable partie, les magasins et les maisons ! C'est à des milliards que s'élève, en Afrique, la fortune des Pères Blancs et des autres missionnaires. Sans parler des commissions versées par les entreprises coloniales et les négociants d'Europe, dont ils favorisent les rapines et les déprédations. Dans nos colonies, juges et fonctionnaires sont leurs plats valets ; qu'une contestation éclate entre un infidèle et un chrétien, c'est eux qui dictent la sentence toujours inspirée d'un parti-pris évident. Et, dans les pays non encore accaparés pat les occidentaux, il suffit qu'ils se plaignent pour que l'Europe expédie, à leur aide, des diplomates, ses cuirassés, ses militaires. Mais beaucoup sombrent dans l'alcoolisme ou dans une débauche sexuelle effrénée ; l'autorité ecclésiastique ferme les yeux pourvu qu'ils travaillent à grossir le trésor du pape et à lui recruter des partisans. Chez les peuplades restées primitives, en Afrique, en Océanie, les missionnaires trouvent sans peine des adeptes, car la mentalité fétichiste s'accommode fort bien des pratiques superstitieuses du catholicisme romain. Par contre, Arabes, Hindous, Chinois, Japonais ne mordent pas à l'hameçon qu'on leur tend ; en général les Orientaux qui se convertissent sont des voleurs, des assassins, désireux de fléchir les juges européens, ou des pauvres qui reçoivent une grosse somme pour prix du baptême. Jusqu'à ces derniers temps, les dignitaires ecclésiastiques étaient toujours choisis parmi les blancs, dans les pays infidèles, mais, afin de mieux capter la confiance des jaunes, Pie XI vient récemment d'élever à l'épiscopat des Chinois et des Japonais.

Naturellement, les prêtres cachent les abus et la situation véritable aux adolescents qu'ils embrigadent pour les missions du dehors. Parmi ces jeunes gens, les convaincus sont beaucoup moins rares que parmi les Séminaristes ordinaire, et l'on s'efforce de les tenir en haleine, jusqu'au jour où, expédiés à l'autre bout du monde, leurs yeux fatalement s'ouvriront. Trop tard ; pour revenir en arrière, il faudrait un mépris du bien-être et de l'opinion, une volonté de fer, qui se rencontrent rarement. Je parle par expérience d'une situation que je connais bien. Pour les missions du dedans, celles qui visent à fanatiser les fidèles par une série de conférences et d'exercices de dévotion, elles n'exigent qu'un bon gosier, joint à une forte dose d'hypocrisie, de la part des prédicateurs. Ces derniers sont souvent des religieux, dont l'accoutrement baroque et les allures patelines ou cavalières, selon le milieu, impressionnent favorablement l'auditoire. Sous la Restauration ces missions furent particulièrement nombreuses ; dans maintes paroisses, elles ont lieu tous les cinq ou dix ans. Malgré la triste besogne que Rome leur impose, malgré un goût des richesses que leurs aînés ne connurent pas, les prêtres qui se destinent à la prédication lointaine sont, en général, nettement supérieurs à ceux qui restent en Europe ; ils ont une largeur de vue, un amour du risque, un dédain pour les mesquineries dévotes et les préceptes d'une morale étroite, qui les rendraient parfois sympathiques, si l'on ne savait qu'ils propagent de sinistres erreurs.

Longtemps les Églises protestantes se préoccupèrent peu d'envoyer des missionnaires au dehors. La première société anglaise constituée dans ce but remonte à 1647, la seconde à 1698 ; Frédéric IV de Danemark dota richement celle qui se fonda dans son pays en 1704 ; à partir de 1732, les frères moraves se mirent aussi à l'oeuvre, ne craignant pas de pénétrer jusque dans les régions polaires. Pendant deux siècles c'est à l'émigration surtout que le protestantisme dut de se répandre hors de l'Europe. Mais, depuis le XVIIIème siècle, il fait une rude concurrence à l'Église romaine. De nombreuses sociétés fournissent, aux pasteurs qui consentent à s'expatrier, les ressources dont ils ont besoin : l'Angleterre et les États-Unis viennent au premier rang pour les sommes recueillies à cette intention. Parce qu'il n'a point la prétention de garder le célibat et parce qu'il fait une petite part à la raison, en proclamant la doctrine du libre examen, le missionnaire protestant nous semble moins dangereux que le missionnaire catholique. Toutefois les bonnes relations que les Églises réformées entretiennent de plus en plus avec celle de Rome, et l'esprit étroit de certains protestants ne sont pas faits pour nous rassurer. Ajoutons que si les prêtres catholiques travaillent pour le plus grand profit du Vatican, les pasteurs n'oublient pas en général de servir les intérêts du pays qui les envoie. Les missions intérieures, comprises assez différemment selon les sectes et les contrées, sont bien connues des protestants d'Europe et d'Amérique. Le pasteur Bodelschwingh les développa en Allemagne, au XIXème siècle, avec une ardeur comparable à celle que Vincent de Paul avait déployée pour les implanter chez les catholiques, deux cents ans plus tôt. On connaît les exhibitions de I' Armée du Salut, fondée à Londres en 1872 par William Booth ; elles ne surprennent pasdans les pays anglo-saxons où les revivals ou réveils de la conscience religieuse font surgir quotidiennement de nouvelles sectes et des prédicants inspirés. Église grecque, bouddhisme, mahométisme envoient, eux aussi, des propagandistes au loin ; avec des ressources infimes, les musulmans obtiennent des résultats que pourraient envier les prêtres catholiques et les pasteurs protestants. Les missions chrétiennes, et ce sera leur honte éternelle, ont souvent préparé la voie aux missions militaires. Le Père Huc, explorateur de la Chine et du Tibet, l'Anglais Livingstone, qui resta en Afrique australe de 1852 à 1873 et mourut de fatigues, après avoir fait connaître le lac Ngami et parcouru le vaste bassin du Zambèze, firent preuve d'un courage extraordinaire. On ne peut oublier qu'un assez grand nombre de missionnaires sont morts dans des tortures effroyables et que d'autres ont montré un amour de la science et des hommes qui contraste avec l'égoïsme et la mauvaise foi des prêtres ordinaires. Mais pourquoi faut-il que derrière leur silhouette apparaisse presque toujours celle des soldats européens ; c'est la guerre et non la paix qu'annoncent les messagers de l'Évangile. Les persécutions de Tu-Duc contre les missionnaires servirent de prétexte à la France pour s'installer en Cochinchine. Et, si les Chinois détestent foncièrement les chrétiens, ce n'est certes pas sans raison, tant les peuples occidentaux ont molesté l'Empire Céleste sous le couvert des intérêts catholiques ou protestants. De même, soi-disant pour sauvegarder l'indépendance des chrétiens, les grandes puissances européennes sont fréquemment intervenues dans l'administration intérieure de la Turquie ; sans Mustapha-Kemal, elles auraient continué indéfiniment. Avec une hypocrisie, bien caractéristique de la mentalité actuelle, les nations dites civilisées ont, d'ailleurs, pris l'habitude d'appeler « missions militaires » les envois de troupes qu'elles effectuent sans déclaration de guerre officielle, les expéditions destinées à châtier des tribus rebelles ou à soumettre des contrées jusque-là indépendantes. Ce vocable euphémique fait oublier aux citoyens d'Europe ou d'Amérique que la ruse, l'injustice et la cruauté sont à la base des entreprises coloniales et des impérialismes contemporains. Quant aux missions scientifiques, qui tendent à faire progresser le savoir humain, nous les approuvons volontiers, à condition bien entendu qu'elles ne camouflent pas des visées nationalistes inavouées. Mais alors, sauf l'idée de voyage en terre lointaine, elles n'ont rien de commun avec les missions religieuses ou militaires ; seuls les caprices du langage ont pu les réunir sous un vocable commun. Si Marco Polo, au XIIIème siècle, ne se désintéressait pas du commerce, ses voyages contribuèrent néanmoins au progrès de la navigation et de la géographie. Nous ne pouvons rappeler tous les explorateurs qui l'ont suivi, parfois simples aventuriers, parfois aussi animés des intentions les meilleures. L'histoire de ces missions se confond avec celle de la découverte du globe et du progrès scientifique.

 

– L. BARBEDETTE.

vendredi 1 juillet 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

AU COMMENCEMENT ÉTAIT…

L’histoire des sociétés humaines est toujours racontée de façon linéaire et évolutionniste : les chasseurs-cueilleurs deviennent agriculteurs et sédentaires, la propriété privée apparait alors, source de toutes les inégalités, des cités sont fondées, puis des civilisations et des États, origines des armées de métier et des guerres, de l’administration et de ses formulaires, du patriarcat, de l’esclavage. L’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow, s’appuyant sur les plus récentes recherches et découvertes scientifiques, racontent une histoire infiniment plus complexe, faite de nombreux allers-retours et de multiples combinaisons. Un panel d’organisations sociales se découvrent, oubliées ou occultées, bouleversant nombre de croyances et jetant « les bases d’une nouvelle histoire de l’humanité ».

Jean-Jacques Rousseau, avec son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, en 1754, soutient une version moderne et laïque de l’état d’innocence originelle de l’homme, en contradiction avec Thomas Hobbes, qui dans Le Léviathan, en 1651, soutenait au contraire que dans son état de nature, l’homme est profondément égoïste et que les dispositifs répressifs de l’État l’arrachent de cette condition. Selon ces deux récits, « les sociétés humaines n'auraient donc jamais fonctionné selon d'autres principes que la hiérarchie, la domination et l'égoïsme cynique qui les accompagnent. » Depuis, l’histoire de l’humanité ne semble être racontée qu’à travers le prisme de l’inégal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…), ce qui l’enferme dans le piège d’un récit débutant par une période idyllique brusquement interrompue à un moment précis : l’invention de l’agriculture pour Francis Fukuyama et Jared Diamond, ou l’émergence des villes pour Steven Pinker.
David Graeber et David Wengrow rappellent que si « nos idéaux modernes de liberté, d’égalité et de démocratie », qualifiés de « produits de la Civilisation occidentale », ont certes été introduits par les philosophes des Lumières, ceux-ci les ont toujours mis dans la bouche d’étrangers, et que tous les penseurs de cette tradition (Platon, Marc Aurèle, Érasme,..) étaient très clairement opposés à de telles idées, que le régime démocratique était abhorré jusqu'au XIXe siècle par la plupart des auteurs européens. De plus, les témoignages ne manquent pas de colons adoptés ou capturés par des groupes indigènes pendant la colonisation, qui choisirent de demeurer auprès d’eux. Les brillantes contributions qu’ont couchées sur le papier les « grands hommes », circulaient déjà plus ou moins largement à leur époque.
Au Moyen-Âge, l’Europe du Nord était relativement ignorée du reste du monde qui en avait connaissance, la considérant peuplée de fanatiques religieux. Avec le contournement de l'Afrique par les flottes portugaises et la conquête espagnole, les philosophes européens furent subitement exposés aux civilisations chinoise et indienne, à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques. Les gouvernements développés au XVIIIe et au XIXe siècle, administrant une population partageant une langue et une culture communes, en s’appuyant sur une bureaucratie, ressemblaient trait pour trait au modèle de gouvernance chinois existant depuis des siècles. De nombreux penseurs admettaient leurs emprunts aux amérindiens. Ces derniers élaborèrent une critique des institutions européennes.
« Les mots “égalité“ et “inégalité“ ne sont devenus d’usage courant qu’au début du XVIIe siècle sous l'influence de la théorie du droit naturel, laquelle s'est essentiellement développée dans le sillage des débats sur les conséquences morales et juridiques des découvertes européennes dans le Nouveau Monde. » La conviction des auteurs est que l’influence amérindienne a été déterminante pour les penseurs des Lumières dans leur élaboration des idéaux de liberté individuelle et d'égalité politique, inspirés par les abondants témoignages des missionnaires chrétiens et les récit de voyage. La critique indigène des moeurs et de la société européenne été fortement répandue et rigoureusement argumentée. Elle était amplifier par ce que l'anthropologue Grégory Bateson a nommé « schismogenèse », dans les années 1930, décrivant la façon dont chacun se définit par opposition aux autres : les citadins, par exemple, se font plus citadins pour se différencier des « barbares », et vice versa. Les particularités nationales se construisent selon ce processus. Les Dialogues de Lahontan avec Kondiaronk, notamment, sont exemplaires en ce sens. Pour désamorcer cette critique, Turgot développe sa théorie générale des phases de développement économique. Les idées de civilisation, d’évolution et de progrès apparaissent tardivement au sein de la tradition des Lumières, en réaction à la férocité de la critique indigène. Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, rejoint le constat de Kondiaronk en identifiant la propriété privée comme origine des inégalités, mais en revanche il se montre incapable d'imaginer une société reposant sur un autre principe. La conception européenne de la liberté individuelle était, depuis la Rome antique, liée à la notion de propriété privé, alors que pour beaucoup d'Amérindiens il n'y a pas de contradiction entre la liberté individuelle et le communisme, entendu comme présomption de partage. Plus qu’au mythe du « bon sauvage », Rousseau a contribué à celui du « sauvage stupide ». Or, comme l’a démontré Pierre Clastres, les peuples dits primitifs faisaient finalement plus preuve d’imagination que nous en évitant que quiconque s’attribue un pouvoir arbitraire. C’est cette capacité d’imagination que David Graeber et David Wengrow ont l’ambition de nous redonner, en racontant une autre histoire.

La préhistoire humaine est une « invention moderne ». Jusqu’en 1858, date à laquelle furent mises au jour des haches de pierre dans une grotte du comté du Devon, tout le monde pensait que l'univers était apparu environ 4 000 av. J.-C. Longue de plus de 3 millions d’années, cette période est bien moins homogène et linéaire qu’on ne se plaît à le raconter. Nos ancêtres biologiques ont d’abord évolué sur tout le continent africain, parfois séparés pendant des dizaines ou des centaines de milliers d’années, développant de forts traits régionaux. Certains ont ensuite migré, croisant d’autres sous-espèces humaines, développant des modes d'organisation sociale certainement très variés, compte tenu de la grande diversité des habitats naturels. « Il n'a pas pu exister une forme unique de société humaine “originelle“ et les descriptions qui voudraient nous faire croire le contraire relèvent du mythe. » L’idée d’une soudaine « révolution » au paléolithique est une illusion due à un déséquilibre dans la répartition des traces. Des découvertes récentes, par exemple, attestent de comportements complexes en de nombreux endroits du monde, en témoignent des peintures rupestres antérieures de plusieurs milliers d’années à celles de Lascaux et d’Altamira. Des sépultures « princières » mises au jour semblent remettre en cause la représentation d'un monde composé de minuscules communautés de cueilleurs fonctionnant sur une base égalitaire. Certains spécialistes postulent même l’existence, plusieurs milliers d'années avant l'apparition de l’agriculture, de divisions sociales liées au statut, à la classe et au pouvoir héréditaire. Ainsi, les vestiges architecturaux monumentaux, par exemple les enclos de Göbekli Tepe, dans le sud-est de la Turquie, pourraient indiquer que les chasseurs-cueilleurs avaient développé des institutions leur permettant de mener à bien des grands travaux. Au milieu du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss développa la théorie selon laquelle « la pensée sauvage », loin d’être une sorte de brouillard prélogique, s’apparentait plutôt à une « science néolithique », une « science du concret » tout aussi complexe que la science moderne, mais bâtie sur des principes différents. Avec l'étude des Nambikwaras, il mit en évidence les variations saisonnières de leur vie sociale, leurs allers-retours annuels entre la condition de cueilleur et celle des calculateurs, en contradiction totale avec la tradition évolutionniste de Turgot. David Graeber et David Wengrow présentent plusieurs sites paléolithiques, comme Stonehenge dans le sud de l’Angleterre, comme témoignages d’oscillations saisonnières. Tous ces gigantesques édifices auraient effectivement été élevés pour être démantelés peu après. Les bâtisseurs de Stonehenge, comme les peuples de Grande-Bretagne à cette époque, avaient abandonné la culture des céréales, pilier de l'économie agricole du néolithique, emprunté à l'Europe continentale, pour recentrer leur alimentation végétale sur la récolte de noisettes. Ils semblent l’avoir décrété collectivement et s’être coordonnés sur une vaste portion des îles britanniques, puisque ces énormes blocs de pierre venaient du lointain pays de Galles. Cette fréquence des modèles saisonniers au Paléolithique montre que « les êtres humains ont toujours expérimenté en toute conscience un éventail de possibilités sociales ». Dès 1903, Marcel Mauss avait coécrit avec Henri Beuchat un Essai sur les variations saisonnières des sociétés Esquimos : ceux-ci se dispersaient en été en groupes de 20 à 30 individus placés sous autorité d'un aîné, puis se regroupaient pendant la longue saison d'hiver partageant leurs richesses, tandis que hommes et femmes s’accouplaient sans se préoccuper des unions « légitimes ». Cependant les contraintes environnementales n’expliquaient pas totalement leur mode de vie puisque que d'autres populations circumpolaires géographiquement très proches s'organisaient tout autrement. Les Kwakiutls, peuple indigène de chasseurs-cueilleurs installé sur la côte nord-ouest du Canada, étudiés par l’ethnologue Franz Boas à la même période, formaient des sociétés hiérarchisées et organisaient des potlatchs en été, puis revenaient à des formations claniques différemment organisées en hiver. Robert Lowie observa de semblables variations chez les indiens des confédérations tribales des Grandes Plaines d'Amérique du Nord. Ces oscillations embarrassèrent les néo-évolutionnistes des années 1950 et 1960, car elles contredisaient leur postulat sur l'existence de stade de développement politiques distincts et successifs : les clans, les tribus, les chefferies, les États, auxquels correspondaient des stades de développement économique : chasseurs-cueilleurs, horticulteurs, agriculteurs puis civilisation industrielle. Or les récentes données archéologiques montre que nos lointains ancêtres, tout au long de la dernière période glaciaire, ont vécu une existence similaire : « Apparemment guidés par le sentiment qu’aucun ordre social n'est jamais définitivement fixé ni immuable, il ne cessaient d'en changer. » Ainsi, si les êtres humains ont continuellement butiné entre différentes formes d'organisation sociale pendant l'essentiel des quelques quarante mille dernières années, n'érigeant des structures hiérarchiques que pour mieux les mettre à bas, édifiant des « sociétés contre l’État, » cela signifie, non seulement qu’ils n'étaient pas moins conscients politiquement que nous, mais au contraire qu'ils l’étaient beaucoup plus.
Les carnavals saisonniers dans l’Europe du Moyen Âge, s'ils n'étaient que de pâles copies de l'ancienne saisonnalité, avaient le mérite de maintenir en vie l'étincelle de conscience politique et de permettre d'imaginer d'autres configurations possibles de la société.

À mesure que les populations s’étendaient, le cadre de la vie humaine se rétrécissait : les recherches archéologiques montrent que les grands voyages diminuent et que le rayon de déploiement des relations sociale ne s’étend plus. Au cosmopolitisme du Paléolithique supérieur a succédé, douze mille ans environ avant notre ère, au Mésolithique, l’apparition des aires culturelles plus vastes que nos États-nations modernes mais, à rebours de la mondialisation, marquées par de nouvelles façons de se distinguer des autres.
S’ils concèdent que la culture des céréales et le stockage du grain ont favorisé l’apparition de régimes bureaucratiques, les auteurs contestent que ces deux facteurs soient responsables de la création des États, notamment parce que six mille ans environ séparent l'apparition des premiers cultivateurs au Moyen-Orient de émergence des premiers états, et aussi parce qu’en de nombreuses régions, la pratique de l'agriculture n'a engendré aucune institution.
Selon l'anthropologue britannique James Woodburn, les sociétés authentiquement égalitaires se définissent par des économies « à rendement immédiat », sans excédents matériels. Eleanor Leacock a cependant expliqué que c'est moins l’égalité en soit qui compte pour la majorité des membres des « sociétés égalitaires » que l’autonomie. Ils accordent beaucoup plus d'importance aux libertés réelles qu’aux libertés formelles qui constitue le socle moral d'une nation comme les États-Unis par exemple.
Dans un article publié en 1968, Marshall Sahlins soutenait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs connaissaient une remarquable abondance matérielle, tout en consacrant deux à quatre heures par jour au travail. Il concédait cependant que d'autres formes d'organisation pouvaient aussi exister.
En Louisiane ont été découverts les vestiges de tertres monumentaux érigés par les population amérindiennes vers 1600 avant notre ère, délimités par une gigantesque enceinte de plus de 200 hectares, c’est-à-dire plus vaste qu’Uruk ou Harappa, considérées comme les premières villes d’Eurasie. Dessinant une sorte de colossal amphithéâtre à demi enfoncé dans le sol, ces constructions de Powerty Point pouvaient accueillir des milliers de chasseurs-cueilleurs. D'autres sites plus petits, disséminés dans l’ immense vallée du Mississippi, suivent les mêmes principes géométriques et reproduisent les mêmes unités de mesure. Tous ont été rangés par les archéologues dans une phase dite « ère archaïque », s’étendant sur 7 000 ans, jusqu'à l'adoption de la culture du maïs. De la même façon au Japon, la période Jōmon recouvre plus de dix millénaires d’histoire, se terminant à l'arrivée de la riziculture irriguée. La modernisation du pays a permis de mettre à jour des milliers de sites témoignant durant cette période de cycles centenaires d'agrégation de populations, alternant avec des sites de dispersion. Ces exemples parmi d'autres donnent une idée de la difficulté pour certains spécialistes d'abandonner l’image de petits clans de cueilleurs insouciants et oisifs, et l’idée que seul l’agriculture aurait rendu possible la « civilisation ». Cette conception reposant sur la théorie de John Locke selon laquelle la terre dans laquelle on « mêle son travail » devient une extension de soi, servit à justifier la dépossession des territoires indigènes par l’appropriation coloniale. Pourtant, s’ils ne pratiquaient ni la domestication végétale et animale ni l'ensemencement de champs, les chasseurs-cueilleurs accomplissaient, là où les colons ne voyaient que des étendues sauvages, des tâches régies par des lois indigènes qui fixaient les droits d'accès de chaque lieu, les droits d'exploitation de chaque espèce selon les périodes de l’année, pratiquant plutôt d'autres formes d’agriculture.

Observant que la diffusion de la culture du maïs et d’autres cultures vivrière semble avoir longtemps épargné la région de l’actuelle Californie, Les auteurs expliquent ce « rejet de l’agriculture » par ce que Marcel Mauss nommait « le refus de l’emprunt », une volonté de se distinguer des aires culturelles voisines. Une étude comparée des Yuroks, cueilleurs du nord de la Californie et des Amérindiens de la côte nord-ouest leur permet d’illustrer le concept de schismogenèse : « le processus qui conduit des cultures à se définir par opposition les unes aux autres est toujours fondamentalement politique, faisant intervenir des débats raisonnés qui portent sur la “bonne“ façon de vivre. »
Ils analysent ensuite quelques « sociétés de capture » et la nature de l’esclavage, lequel reposait sur des prises de guerre, pour épargner la longue charge de l’éducation des enfants, puis la « domestication », dans le but, ensuite, de prendre soin d’une classe de nantis.

En Anatolie centrale, la ville de Çatal Höyük s’étalait sur 13 hectares et abritait jusqu’à 5 000 habitants, pendant 1 500 ans à partir de -7 400. Composée uniquement d’habitations individuelles identiques dans lesquelles on entrait par le toit, elle était dépourvue de centre apparent, d’équipements collectifs et de rues. Des fouilles récentes ont confirmé l'absence de pouvoir centralisé et mis en évidence que l'organisation interne du foyer imprégnait toute la vie sociale. L'examen détaillé des dentitions et des squelettes montrait une égalité fondamentale entre les sexes sur le plan du régime alimentaire, de la santé et du traitement rituel des corps après la mort. L'alimentation reposait sur les céréales domestiques et la viande d’élevage, pour autant un cérémonialisme très marqué était centré sur la chasse et la vénération des morts.
Alors que le processus de domestication des plantes (c’est-à-dire que ces dernières perdent leur capacité à se reproduire dans la nature sans intervention humaine) peut s'effectuer en un temps réduit – de 20 à 200 ans au maximum –, l’archéobotanique montre que dans la région du Croissant fertile elle a pris trois mille ans, ce qui signifie que les populations de cueilleurs auraient pratiqué l'agriculture par intermittence. « Pour les premières communautés sédentaires, la culture des terres, tant qu'elle restait relativement peu contraignante, n'était qu'une technique de gestion de l'environnement parmi d’autres. Si fondamental que cela nous paraisse aujourd’hui, séparer les plantes sauvages des plantes domestiques n'était pas une priorité à leurs yeux. » « Cultiver “sérieusement“ des céréales domestiquées exigeait un effort monumental. » L'agriculture de décrue, qui laisser à la nature l’essentiel du travail de préparation des sols, ne favorisait pas le développement de la propriété privée.
Cette « apparition » pour le moins « progressive » de l’agriculture, dans les plaines alluviales du Croissant fertile, s’effectua apparemment dans un environnement très égalitaire, lié à la grande visibilité économique et social des femmes. Au contraire, dans les steppes et sur les hauts plateaux, des groupes moins dépendants de l'agriculture développèrent un modèle culturel organisé autour de la violence prédatrice des mâles.

« L’histoire des sociétés agraires nous apprend que les peuples ont toujours trouvé des moyens de diversifier leurs cultures de manière soutenable sans pour autant privatiser les terres ni confier leur gestion a une classe de contremaître. Régimes fonciers communaux, “champs ouverts“, redistribution périodique des parcelles, gestion coopérative des pâturages sont autant de formules qui ont été appliquées pendant des siècles dans certaines régions. » Rien donc n'autorise à affirmer que le passage à l'agriculture marque nécessairement l'avènement de l'appropriation privée des terres, ni une rupture irréversible avec l'égalitarisme des cueilleurs. Les spécialistes identifient entre quinze et vingt centres de domestication indépendants, suivant souvent des trajectoires très différentes. Empruntant à Murray Bookchin le concept d’ « écologie de la liberté », qu’ils opposent à la condition paysanne mais aussi à l’ « impérialisme écologique » imposé par l’Europe au reste du monde à partir du XVIe siècle, David Graeber et David Wengrow soutiennent que la biodiversité a joué un rôle central dans l’essort de la production alimentaire néolithique, plutôt que le biopouvoir.

Ils remettent également en cause l’idée reçue selon laquelle de vastes concentrations de population auraient nécessairement besoin d’être administrées, alors que des villes se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais. Les premières villes ne présentent que rarement des traces de gouvernement autoritaire. Beaucoup, dans l’Eurasie et une partie de l’Amérique, sont nées suite à une évolution environnementale post glaciaire : cycle des crues plus fixes, stabilisation du niveau des mers, deltas plus accueillants, etc. Teotihuacan était peuplée d'une centaine de milliers d’âmes à son apogée. Les « mégasites » en Ukraine et en Moldavie sont plus vastes et antérieurs aux premières villes mésopotamiennes connues et, malgré des activités qui génèraient des excédents, on ne trouve presque aucune trace de conflits guerriers ou d’ascension d'une élite sociale pendant huit cents ans. Et les plus anciennes cités mésopotamiennes, du IVe et du début du IIIe millénaire, ne présentent aucune preuve d'organisation monarchique. Les corvées incombaient à tous sans exception, jusqu'à ce que les premiers souverains commencent a exempter ceux qui s’acquittaient d'une taxe de substitution. Les conseils de quartier et les assemblées urbaines auxquels les femmes participaient autant que les hommes, demeurèrent dans les Cités-États ultérieures et pouvaient exiger des comptes aux dirigeants même les plus autocratiques. Les citadins semblaient gérer tout seul une bonne partie des affaires courantes, organisés en unités autonomes et autogouvernées, même après l'apparition de la royauté. Vers la fin du IVe millénaire, la cité d’Uruk s’étendait sur plus de 200 hectares et comptait entre 20 000 et 50 000 habitants. La civilisation de l'Indus offre, avec la ville de Mohenjo-daro, un autre exemple de cité sans prêtres-rois, ni noblesse guerrière, ni équivalent d’État, avec cependant une hiérarchie entre les groupes. Loin de vouloir prétendre que toutes les premières villes était organisé selon des principes égalitaires, les auteurs soulignent simplement leur fréquence qui va à l'encontre des hypothèses évolutionnistes convenues. Le site de Taosi, en Chine, témoigne de trois stades d'expansion successifs entre -2 300 et -1 800 : la division en classe sociale de la ville primitive semble avoir disparu en même temps que les murs d'enceinte et les palais furent brusquement rasés.

Ils consacrent un chapitre à Teotihuacan qui semble avoir connu également une « bifurcation » : un processus de rénovation urbaine fut mis en branle afin de pourvoir en logements de qualité, équipés d'un système d'évacuation des eaux usées, la quasi-totalité des habitants, indépendamment de leur opulence et de leur rang, autour de l’an 300. Le temple du Serpent à plumes, théâtre de cérémonies sacrificielles, fut alors profané.

Après avoir identifié trois formes de liberté fondamentales : la liberté de quitter les siens, la liberté de désobéir aux ordres et celle de reconfigurer la réalité sociale, ils dessinent trois possibilités de domination par l’accès à la violence, à l’information et au charisme, puis caractérisent l’État moderne par la combinaison de la souveraineté, de la bureaucratie et d’un champ politique concurrentiel (qui sont en train de se dissocier de nouveau).
Les découpages chronologiques conditionnent notre vision de l’histoire mondiale. L’abus des termes « post », « proto », « intermédiaire » ou « terminal » pour désigner des périodes parfois longues de plusieurs siècles, induisent que celles-ci représentèrent des phases de déclin ou préparatoire à l'avènement d’un âge d’or et l'établissement d'un gouvernement stable et puissant, laissant à l'écart des représentations officielles les formes d'associations politiques libres et flexibles.
De nombreuses autres « civilisations » sont abordées mais il est hélas impossible de tout rapporter ici : les Aztèques et les Incas, les Olmèques, Chavín de Huántar, les Natchez, les Shilluks, l’Égypte et la Chine. On apprend, par exemple, que la production de pain au levain et de bière de blé fermenté, aliments exotiques et luxueux, fut imposée dans la vallée du Nil vers -3 500, comme offrandes aux morts, constituant peut-être la « première paysannerie du monde », tout comme la bière de maïs (chicha) a été introduite chez les Incas au Pérou, pour les divinités. Cependant, tout les autres « premiers États » identifiés par la littérature scientifique différent de ce modèle dans lequel le principe de souveraineté s’arme de la bureaucratie pour se déployer uniformément sur le territoire. À l’inverse de l'idée reçue selon laquelle la bureaucratie serait née comme solution pratique pour gérer l'information dans des sociétés de grande taille, les découvertes archéologiques récentes indiquent que « les premiers systèmes de contrôle administratif spécialisé ont été mis au point par de toutes petites communautés ». Ces outils administratifs auraient été conçus au départ non pour extraire et accumuler des richesses, mais pour entraver ce type de comportements. Initialement promesse de soins, la bureaucratie se voit « corrompu par l'alliance des mathématiques et de la violence » : en grandissant, les mécanismes bureaucratiques devienne monstrueux, le pouvoir souverain conférant aux instances exécutives locales la capacité de déclarer : « je ne veux pas le savoir : les règles sont les règles. »
Les auteurs rappellent que le terme « civilisation » vient du latin civilis, qui renvoie aux vertus de la sagesse politique et de l’entraide qui permettent aux sociétés de s'organiser sur la base de la coalition volontaire. Le mérite de l'archéologie moderne est d'avoir repéré des « sphères d’interaction » là où ceux qui écrivent l'histoire ne s'attendaient à trouver que des « tribus » arriérées et isolées. « Ce que l'on a pris jusqu'à présent pour la “civilisation“ n’est peut-être que l'appropriation par les hommes – ceux-là même qui gravaient leurs revendications dans la pierre – d'un système de connaissances préexistant centré sur les femmes. »
D’après James C. Scott s’est beaucoup intéressé aux groupes qui s’agglutinaient autour des îlots de gouvernement autocratique et bureaucratique organisés autour de la céréaliculture, entretenant avec eux des relations essentiellement symbiotiques faites de razzias, d’échanges commerciaux et d'évitement réciproque, définissant leur existence en opposition à celle des sociétés des vallées en contrebas – nouvel exemple de schismogenèse culturelle – et s'organisant afin d'empêcher le développement d'une quelconque stratification sociale.
Les Amériques n’ont eu que des échanges occasionnels avec le reste du monde avant 1492. La moitié ouest du continent s'est détourné de l’agriculture pendant des siècles. Entre 1050 et 1350, à l'emplacement de l'actuelle agglomération d’East Saint-Louis se trouvait une ville qui compta jusqu'à 15 000 habitants, connue sous le nom de Cahokia, « la plus grande ville américaine au nord du Mexique », qui supplanta la structure clanique antérieure de ce qu'on appelle « la sphère d'interaction hopewellienne ». Vers 1350/1400, une défection de masse eut lieu et la zone fertile de l'Américan Bottom se transforma en « secteur inhabité », dans un rejet conscient de tout ce qu'avait représenté cette cité. Si, dans la tradition intellectuelle occidentale, Montesquieu passe pour l'inventeur de la politique moderne, et la capacité à fonder des nations semble réservée, depuis l’Antiquité, à de grands législateurs, David Graeber et David Wengrow montrent  avec l’exemple fascinant des Osages, qu’en l'Amérique du Nord les peuples savaient inventer en toute conscience leurs propres arrangements institutionnels. « L'Histoire de l'Amérique du Nord ne se contente pas de semer le chaos dans les schémas évolutionnistes conventionnels. Elle démontre aussi de manière éclatante que la construction étatique n'est pas un piège dont il ne serait plus possible de sortir une fois qu’on y serait tombé. »


David Graeber et David Wengrow, avec cette impressionnante somme d’informations, parviennent à briser le récit unique évolutionniste. Dans un monde où on nous rabâche qu’il n’y a plus d’alternative,  où tout est verrouillé, ils parviennent à bouleverser les imaginaires, à rendre de nouveau envisageable l’avénement d’autres possibles. En s’intéressant au passé, ils nous dotent de perspectives pour d’autres futurs, nous libèrent de la fatalité progressiste qui entrave notre imagination et nos volontés. Ils montrent également que l’État est loin d’être le seul mode de fonctionnement, quel que soit l’échelle, bâtant en brèche une idée trop largement reçue. Car « si l'humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire – et l'état du monde actuel en est une preuve éloquente –, c'est sans doute précisément en perdant la liberté d'inventer et de concrétiser d'autres modes d'existence sociale. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


AU COMMENCEMENT ÉTAIT…
Une nouvelle histoire de l’humanité
David Graeber et David Wengrow
Traduit de l’anglais (Grade-Bretagne) par Élise Roy
752 pages – 29,90 euros
Éditions Les liens qui libèrent – Paris – Novembre 2021
www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Au_commencement_%C3%A9tait-9791020910301-1-1-0-1.html