dimanche 23 février 2025

Maurice Henrie "Les grands bureaucrates"

Le silence et la gravité, chez le grand bureaucrate, sont souvent une forme de mensonges. Car en se taisant avec solennité, il laisse supposer chez lui une profondeur, un poids, un équilibre qui ne s’y trouvent pas. Aussi longtemps qu’il ne parle pas, l’ambiguïté persiste et la magie opère. Mais s’il parle, le charme se brise dès les premiers mots et, contrairement à toute attente, on entend braire au lieu de rugir.



Qui veut le pouvoir, dit le grand bureaucrate, ne doit pas attendre qu’on le lui offre. Il doit le prendre, de force si nécessaire, injustement s’il le faut, à n’importe quel prix et par tous les moyens. Une fois qu’il a réussi – et seulement à ce moment-là – il peut se permettre de transiger tour à tour avec la justice, la morale, le bon sens et tout la longue file des vertus momentanément outragées, qui finissent toujours par s’accommoder de la réalité et par trinquer avec le vainqueur.



La compétence du grand bureaucrate se mesure davantage en fonction de ce qu’il sait éviter que de ce qu’il sait faire.



Comme l’écrevisse, le grand bureaucrate donne parfois l’impression de reculer quand en réalité il avance. Mais contrairement à l’écrevisse, il peut aussi donner l’impression d’avancer quand en réalité il recule.



Les grands bureaucrates sont comme les dragons volants de nos livres d’enfance. La plupart du temps, l’artiste les affublait d’ailes ridiculement petites et délicates, qui étaient évidemment incapables de faire s’envoler un animal aussi massif et aussi peu aérodynamique. Il les dotait aussi de gueules auto-allumables et lance-flammes qui semblaient n’avoir besoin d’aucun combustiblez et avaient la merveilleuse propriété de ne jamais se consumer elles-mêmes. Mais l’invraisemblance, à cette époque de notre vie, n’était pas du tout un obstacle, et nous mettions sans hésiter toute notre foi dans les dragons.

Ils n’ont vraiment changé depuis, ces dragons grands bureaucrates. Mais nous, nous avons vieilli et appris. Nous savons maintenant qu’ils ne volent pas et que leur flamme est sans chaleur et sans danger. Nous savons aussi que ce n’est pas par eux que nous viendra le feu du ciel.



Ce qui distingue un grand politicien d’un grand bureaucrate, c’est que le premier espère réaliser, aux frais des contribuables qui feront l’objet d’un énorme battage publicitaire, de grands projets dont il profitera personnellement, alors que le second compte bien mettre en œuvre, aux frais des contribuables qui ne se douteront de rien, de petits projets dont il profitera personnellement.



Devant un obstacle, le premier instinct du grand bureaucrate sera de le nier. Puis de ne rien faire. Ensuite, de le contourner. Enfin de revenir plus tard. Mais s’il est contraint d’y faire face et de le franchir sans plus tarder, alors il s’exécutera et passer par-dessous.



Si le grand bureaucrate arrive tôt aux réunions auxquelles il est invité, c’est pour se donner le temps de choisir à la table, sans avoir l’air de le faire, le meilleur siège, d’où il pourra plus facilement se faire voir de celui qui présidera, être vu des autres participants, présenter le dos à la lumière trop éclatante des fenêtres, parler d’une position avantageuse et dominer l’assemblée. Il cherche à compenser ainsi la faible présence et la maigre personnalité dont la nature l’a affublé.



Quand au cours d’une conversation un grand bureaucrate se trompe, donnez-lui du mou pour que, si possible, il revienne de lui-même vers la vérité. Si, au contraire, vous le forcez à constater son erreur et tentez de le ramener de force, il s’arc-boutera et résistera. Il refusera même de reconnaître qu’il s’est trompé au risque de se faire du tort à lui-même ou à sa cause. C’est comme la pêche au saumon ou à l’achigan : si vos tirez trop fort, vous lui déchirez la gueule et le perdez à tout jamais.




D’instinct, d’expérience, dans son bureau, dans les restaurants, dans les salles d’attente, partout où viennent aussi ses semblables, le grand bureaucrate s’assied le dos au mur.



L’amitié entre grands bureaucrates est triste, difficile et raisonnable. Comme l’est l’amour entre une femme et un homme physiquement laids, qui se contentent l’un de l’autre après mille vaines tentatives auprès de partenaires plus beaux.



Pour les grands bureaucrates, la ponctualité ne consiste pas à se présenter à l’heure prévue, mais plutôt à l’heure qui convient à la qualité et au rang de chacun d’entre eux. Ceux qui arrivent avant ou à l’heure convenue sont les moins élevés dans l’échelle hiérarchique. Ceux qui arrivent après l’heure fixée sont des personnages considérables, les tout derniers venus étant la finne fleur. Quant à ceux qui arrivent après ceux-ci, ils sont tout simplement en retard.



Après le théâtre et le concert, les grands bureaucrates sont toujours enchantés et émus du « bain de culture » qu’ils viennent de prendre. Aussi applaudissent-ils avec autorité et profusion, eux et leurs épouses, surtout au moment des rappels. Ils regrettent d’ailleurs de ne pouvoir faire la même chose dans la cathédrale, quand se taisent avec fracas les grandes orgues religieuses, ou dans leur restaurant français préféré, pendant que le sauternes et la béarnaise se disputent leurs acides gastriques.



Les grands bureaucrates sont comme ces petits bonshommes qu’on découpe dans plusieurs épaisseurs de papier puis qu’on déplie rapidement sous les yeux émerveillés des enfants, qui rient de les voir ainsi, rigoureusement identiques, rattachés l’un à l’autre par une sorte de solidarité qu’ont respectée les ciseaux. Sauf que, au lieu de se tenir par la main, ils se tiennent par la queue.



Un instinct sûr avertit le grand bureaucrate qu’il ne doit pas être vu en train de déjeuner seul. Ce qui laisserait supposer chez lui une fêlure sociale, une dissonance tribale, une idiosyncrasie d’un goût douteux, une indépendance d’esprit inquiétante, un imperceptible accroc à l’éthique organisationnelle. C’est justement ce genre de comportement qui peut déclencher sans avertissement les mécanismes complexes et mystérieux de sa chute et de sa déchéance éventuelles.



Le grand bureaucrate qui lira ce livre rira de bon coeur, amusé peut-être, charmé, persuadé qu’il s’agit de caricatures, de mots d’esprit, d’espiègleries...Il se trompe. C’est la vérité. »



Maurice Henrie : « La vie secrète des grands bureaucrates » (1989) extraits

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