extrait :
Mes questions étaient rares, d'ailleurs. Comme si questionner pouvait m'exposer à comprendre plus qu'il n'était nécessaire à ce qu'on attendait de moi. Les questions qu'il m'aurait fallu poser étaient innombrables cependant. Que je désirais poser. Et que je ne posais pas. Me taisant, je faisais comme si je devais n'avoir pas d'autre part à ce qui se passait que celle qu'on concède à un secrétaire.
Un soir que nous étions, Pierre-Louis et moi, restés un moment seuls ( ce qui n'arrivait que rarement; comme s'il en fuyait autant que moi la possibilité), je lui posai cette question, la moins justifiée de toutes celles auxquelles j'aurais désiré voir une réponse ( il s'agissait des livres qui étaient autour d'Edouard Adler en si petit nombre, ce qui étonnait), à laquelle il me fit cependant cette réponse que je reporte ici ( donc je ne reporte qu'une courte partie, tirée des notes prises sitôt que je l'eus quitté) :
"Edouard parlait encore. Du moins ne parlait-il pas aussi peu qu'aujourd'hui. Il y a de cela combien ? Dix ans peut-être. Ida venait de mourir. Nous étions convenus qu'il s'installerait à la Hêtraie. Il dit alors - nous étions à Paris, dans leur appartement - qu'il ne voulait plus qu'il y ait autant de livres autour de lui. Qu'autant de livres l'asphyxiaient. Qu'il allait arriver, s'il devait continuer de vivre entre autant de livres, qu'il dépérirait. Qu'il ne saurait bientôt plus quel monde ils lui dérobaient. Qu'ainsi retiré du monde, il serait impossible qu'il arrive à le quitter. Qu'on ne quitte pas un monde duquel les livres vous ont par avance retiré. Qu'il serait impossible qu'il meure si tant de livres l'en retenaient. Que mourir est pourtant ce à quoi il ne devrait pas y avoir de livre qui n'invite.
"Il se mit à détruire ses livres. A les jeter dans de grands sacs poubelles qu'il me demandait de lui apporter à cet effet. Il en jeta un très grand nombre, vite...Il semblait que les jeter n'était pas pour lui un problème. Ni qu'il jetât ceux-là. L'en empêcher n'aurait sans doute pas davantage été possible que de lui demander lesquels il jetait, et pourquoi. Le calme qu'il montrait était sans doute plus grand que la crainte où j'étais de ce que cela signifiait. Il ne dit rien qui m'ait aidé à comprendre. Je ne dis rien moi-même qui le lui ait demandé.
"Puis il les jeta un à un. Il fut alors à le faire beaucoup plus lent. Il y passa un temps qu'il pensait sans doute ne plus pouvoir passer à les lire. Il voyait pourtant encore. "Cent", dit-il un soir avant que son silence ne devienne celui que vous lui connaissez; "il faut qu'ils ne soient plus que cent. Ou, pourquoi pas un seul ? Pourquoi n'a-t-on pas assez d'un seul livre ?"
"Il se mit alors à les jeter un à un. Un chaque jour. Pourquoi pas tous d'une seule fois ? "Je cherche, m'a-t-il enfin répondu, s'il en reste un qui doive ne pas l'être? Parce qu'un seul qui n'aurait pas à l'être justifierait qu'ils aient tous été écrits. En lui serait leur raison : la sienne, comme celle de vous les livres. La raison de ce qu'on écrive, comme celle du livre que je n'aurais pas écrit, et que je n'écrirai plus. Si, de tous les livres, il pouvait en rester un, ce serait nécessairement le dernier. En lui serait la raison de la mort, comme la mort serait la raison de ce livre. Il serait le seul, entre tous les livres, où la mort serait assez réellement entrée pour qu'au moins un livre condamne quiconque le lit. Pour que quiconque le lit crie. Au moins un livre appartiendrait assez à la raison qui devrait être celle de tous les livres pour que quiconque soit saisi d'une épouvante sans issue. Une épouvante de chien sous l'orage. Un chien ne sait ni ce qu'est l'orage, ni ses bruits qui l'épouvantent le tueront. Il ne sait pas ce qu'est la mort, et pourtant sa peur est de qui devine le pire. S'il existait un livre qui soit comme l'orage pour le chien, qui nous mette à même la mort de ceux qui le sont déjà, qui nous rende nos morts pour que nous atteignions la leur, si..."
Pierre-Louis n'acheva pas ( ou est-ce Edouard Adler qui n'avait lui-même pas achevé?) Son silence était celui de quelqu'un qui se serait cru seul depuis longtemps, ou à qui il aurait été indifférent de ne pas l'être.
Il ne reprit que s'apercevant de nouveau de ma présence : "La cécité est venue après. Avant, toutefois, qu'il ait pu achever. Les livres qui sont ici, quelques dizaines en effet, sont ceux qu'elle a épargnés. Ce sont ceux-là qu'il ne peut plus lire dont il ne peut plus, non plus, se séparer. Ces livres se sont pour lui refermés sur un secret dont il ne saura plus si aucun d'entre eux le détenait. Si même il en existe un qui pût le détenir."
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