mardi 11 février 2025

Considérations inactuelles IV. Par Friedrich Nietzsche

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Wagner plaça la vie présente et passée sous le rayon lumineux d’une connaissance assez puissante pour atteindre des distances considérables. C’est pourquoi il apparaît comme un simplificateur du monde. La simplification du monde consiste toujours en ceci, que le regard de celui qui possède la connaissance domine de nouveau la masse immense et inculte, d’un chaos apparent et réunit par des liens puissants ce qui paraissait auparavant dispersé d’une manière irréconciliable, Wagner atteignit ce but en découvrant un rapport entre deux objets qui semblaient mener une existence séparée, chacun restant dans sa sphère : entre la musique et la vie, ainsi qu’entre la musique et le drame. Non point qu’il ait inventé ces rapports ou qu’il les ait créés ; ils existent et se trouvent pour ainsi dire sous les pas de chacun ; car tout grand problème est semblable à la pierre précieuse que foulent en passant des milliers d’indifférents avant que quelqu’un se baisse pour la ramasser. Comment se fait-il, se demande Wagner, que dans la vie des hommes modernes un art comme la musique se soit développé avec une puissance si incomparable ? Point n’est besoin d’avoir médiocre opinion de cette vie moderne, pour s’apercevoir qu’il y a ici un problème. Au contraire, lorsque l’on considère toutes les forces qui sont le propre de celleci, lorsque l’on se représente une existence aux aspirations puissantes luttant pour la conscience de la liberté et pour l'indépendance de la pensée, la présence de la musique n’en paraît que plus énigmatique. N’est-on pas forcé d’avouer qu’il était impossible que la musique naquît d’une pareille époque ? À quoi doit-elle alors son existence ? Peutêtre à un hasard ? Certes l’apparition d'un grand artiste isolé pourrait être le résultat d’un hasard, mais celle d’une série de grands artistes, telle que nous la révèle l’histoire de la musique moderne et tel qu'il ne s’en produit de semblable qu’une seule fois, à l’époque des Grecs, l’apparition de cette série donne à penser qu’ici ce n’est pas le hasard, mais bien une nécessité absolue qui impose sa loi. Cette nécessité constitue précisément le problème dont Wagner offre la solution. Tout d’abord il sut reconnaître un état de crise qui s’étend aujourd’hui aussi loin que va la civilisation, ce lien des peuples. Partout ici le langage se trouve en défaut, et l’oppression de cette effroyable maladie se fait sentir sur tout le développement humain. S’éloignant toujours davantage des fortes manifestations du sentiment qu’il avait exprimées à l’origine dans toute leur simplicité, le langage fut sans cesse contraint de gravir le dernier degré qu’il fût capable d’atteindre, afin d’embrasser le monde de la pensée, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus opposé au sentiment. Cette extension démesurée eut pour résultat d’épuiser ses forces, au cours de la période relativement brève qu’occupe la civilisation nouvelle, de sorte que le langage n’est plus capable de remplir la tâche en vue de laquelle il s’est formé : permettre à ceux qui souffrent de se communiquer les uns aux autres les sujets de tristesse les plus ordinaires de la vie. Dans sa misère, l’homme ne peut plus se faire comprendra au moyen du langage ; il ne peut donc plus véritablement se communiquer. Cette condition obscurément sentie a fait partout du langage un pouvoir indépendant, qui maintenant étreint les hommes de ses bras de fantôme et les presse à aller où ils ne veulent pas. Dès qu’ils cherchent à s’expliquer entre eux et à s’associer en vue d’une œuvre commune, la folie des idées générales, le vertige des mots sonores s’empare d’eux. Incapables de se comprendre véritablement, ils exécutent en commun ces œuvres qui toutes portent l’empreinte de ce manque d’entente, en ce sens qu’elles ne sont pas l’expression des véritables besoins qui les ont fait naître, mais ne correspondent qu’à un impérieux et creux verbalisme. Ainsi, à toutes ses souffrances l'humanité ajoute encore la souffrance de la convention, c’est-à-dire de la conformité dans les paroles et les actions sans la conformité du sentiment. De même que, dans la période décroissante de chaque art, il arrive un moment où l'exubérance maladive des moyens et des formes acquiert une influence tyrannique sur l’âme des jeunes artistes et fait d’eux ses esclaves, de même on se trouve être aujourd’hui, alors que le langage est en décadence, l'esclave du verbe. Cette contrainte ne permet plus à personne de se montrer tel qu’il est, de parler naïvement ; et il en est peu qui, d’une façon générale, réussissent à conserver leur individualité dans la lutte avec une culture qui croit pouvoir démontrer son succès, non point en exerçant son action bienfaisante sur des sentiments et des aspirations nettement affirmés, mais en saisissant l’individu dans un réseau d’« idées bien définies », pour lui apprendre à bien penser. Comme s’il y avait un intérêt quelconque à faire d’un individu un être qui pense bien et qui sait conclure logiquement, si l’on n’est parvenu, au préalable, à faire de lui un être qui sait sentir juste. Si donc la musique de nos maîtres allemands résonne, au milieu d’une humanité à tel point malade, qu’entend-on résonner au juste ? Rien autre chose qu’un sentiment exacte l’ennemi de toute convention, de toute aliénation factice» de toute incompréhension d'homme à homme. Cette musique équivaut à la fois à un retour à la nature, à une purification et à une transformation de la nature ; car c’est dans l’âme des hommes les plus aimants qu’est né le besoin de ce retour et c’est dans leur art que résonne la nature transformée en amour. Prenons cet exposé comme une réponse de Wagner à la question de savoir ce que signifie la musique de notre temps. Mais il tient encore en réserve une seconde réponse. Le rapport entre la musique et la vie n’est pas seulement le rapport d’une espèce de langage à une autre espèce ; c’est aussi le rapport du monde parfait de l’audition au monde complet de la vision. Considérée comme un phénomène visuel et comparée aux phénomènes antérieurs de la vie, l’existence des hommes actuels offre cependant le spectacle d’une pauvreté et d’un épuisement indicibles, malgré son ineffable variété, dont seul le regard superficiel peut se satisfaire. Qu’on aille donc y regarder de plus près pour analyser l’impression que produit cette multiple bigarrure. Ne croirait-on pas voir le scintillement d’une mosaïque dont les innombrables parcelles mouvantes sont toutes empruntées à des civilisations passées ? Ici tout n’est-il pas fastes déplacés, agitation simulée, dehors trompeurs ? Un vêtement dérisoire fait de loques bariolées pour celui qui souffre d’être nu et d’avoir froid ? Une mensongère danse de joie imposée à celui qui pleure ? L’expression d’une fierté exubérante affichée par quelqu’un qui est blessé au cœur ? Puis, au milieu de tout cela, masquées et dissimulées seulement par la hâte du tourbillon incessant, une grise impuissance, une discorde qui ronge, une morne désolation, une honteuse misère ! L’aspect sous lequel se manifeste l’homme moderne n’est plus qu’apparence ; ce que l’homme moderne représente sert bien plutôt à le dissimuler qu'à le rendre visible et le reste d’invention et d’activité artistique qui s'est conservé chez quelques peuples, comme chez les Français et les Italiens, n’est plus employé qu’à l’art de ce jeu de cache-cache. Partout où l’on demande maintenant la « forme », dans la société et dans la conversation, dans l’expression littéraire et dans les rapports entre nations, partout on entend involontairement par là une apparence plaisante, c’est-à-dire le contraire de l’idée véritable de la forme, la forme étant l'expression adéquate et nécessaire, laquelle n’a pas à s’occuper de ce qui est « plaisant » et « déplaisant», précisément parce qu'elle est le résultat d’une nécessité et non pas du bon plaisir. Mais, lors même que, parmi les peuples civilisés, on n’exige pas catégoriquement la forme, on ne possède pas davantage cette figuration expressive ; tout en étant aussi zélé dans la recherche de l’apparence agréable, on est seulement moins heureux dans les résultats. À quel point l’apparence est agréable, ici et là, et pourquoi chacun doit trouver son agrément à ce que l'homme moderne s’efforce au moins de paraître, c’est ce que chacun comprend dans la mesure où il est lui-même un homme moderne. « Les galériens seuls se connaissent, dit le Tasse ; quant à nous, nous méconnaissons les autres par politesse, afin qu’ils nous méconnaissent à leur tour. » Et voilà que dans ce monde, où règnent les formes et le désir de se voir méconnu, apparaissent les âmes animées par la musique. Dans quel but ? Ces âmes se meuvent en harmonie avec le rythme souverain et libre, animées d’une noble loyauté, vivifiées par la passion supérieure à toute personnalité, elles brûlent de l’ardeur à la fois puissante et paisible de la musique, de cette ardeur qui des profondeurs inépuisables jaillit à la lumière. Et tout ceci, encore une fois, dans quel but ? Par l’entremise de ces âmes la musique exprime la volonté de s’associer à sa sœur légitime, la gymnastique, laquelle apparaît comme son expression nécessaire dans le monde visible. En cherchant à satisfaire cette volonté la musique s’érige en juge du monde des apparences tout entier, telle que l’a fait la réalité trompeuse du présent. L’affirmation de ce phénomène est la seconde réponse de Wagner à ceux qui demandent ce que la musique signifie de nos jours. Aidez-moi, dit-il, en s’adressant à tous ceux qui savent entendre, aidezmoi à découvrir la culture dont ma musique — expression retrouvée du sentiment juste — est le présage. Réfléchissez à ceci que l’âme de la musique veut maintenant se créer un corps ; qu’elle cherche sa voie, de telle sorte qu’elle devienne visible par l’entremise de vous tous, dans vos mouvements, vos actions, vos institutions et vos mœurs. Il existe déjà des hommes qui comprennent cet appel et leur nombre deviendra de plus en plus grand. Ils comprennent aussi, pour la première fois dans notre ère, ce que cela signifie de prendre la musique pour base de l’État. Les anciens Hellènes l’avaient non seulement compris mais ils s’en étaient fait une loi pour eux-mêmes, et ces mêmes esprits clairvoyants hésitent aussi peu à condamner l’État dans sa forme actuelle que la plupart des hommes le font dès aujourd’hui à l’égard de l’Église. En nous dirigeant vers ce but singulièrement nouveau, mais qui n’a pas toujours passé pour quelque chose d’inouï, nous sommes amenés à comprendre en quoi consiste la lacune la plus humiliante de notre éducation et à nous rendre compte de la vraie cause de son impuissance à nous faire sortir de la barbarie. Il Manque à notre éducation l’âme de la musique, inspiratrice du mouvement et de la forme, tandis que ses exigences et son organisation sont l'œuvre d’une époque où n’était pas encore née cette musique, à laquelle nous accordons ici une confiance si particulière. Notre pédagogie est l’institution la plus arriérée dans le temps où nous vivons ; elle est rétrograde précisément par rapport au seul nouvel élément éducateur qui donne aux hommes d’aujourd’hui un avantage sur ceux du siècle passé, ou qui du moins le leur donnerait s’ils consentaient à ne plus vivre aveuglément dans leur temps, en proie à la fièvre du moment. Comme jusqu’à présent l’âme de la musique n’est pas encore entrée en eux, ils n’ont pas encore su deviner l’idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et Wagner attachent à ce mot. C'est pourquoi leurs artistes sont condamnés à être privés d’espérance tant qu’ils ne prendront pas la musique pour guide, quand ils voudront pénétrer dans un nouveau monde des perspectives visibles. Le talent pourra se développer à son gré, toujours il arrivera trop tard ou trop tôt, et en tous les cas mal à propos, car il est superflu et impuissant, ce que le passé nous a légué de plus parfait et de plus sublime, la forme, modèle de nos artistes, étant devenue superflue et presque impuissante à ajouter une pierre nouvelle à l’édifice. Si leur imagination est incapable de leur faire distinguer les formes nouvelles qu’ils ont devant eux, s'ils ne voient sans cesse, derrière eux, que les formes anciennes, ils sont morts avant d'avoir cessé de vivre. Mais celui qui sent en lui-même une vie véritable et féconde, cette vie qui ne saurait être aujourd’hui autre chose que de la musique, pourrait-il un seul instant céder à l’illusion de fonder des espérances durables sur quelque chose qui s’épuise à produire des figures, des formes et des styles. Il est supérieur à toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à rencontrer des chefs-d’œuvre plastiques en dehors de son imagination idéale, qu’il n’espère voir nos langues séniles et décolorées produire encore de grands écrivains. Plutôt que de prêter l’oreille à quelques consolations chimériques, il supportera de jeter un regard profondément découragé sur notre état de choses moderne. Qu’il laisse l’amertume et la haine remplir son cœur, si ce cœur n’est pas assez tendre pour la pitié. La méchanceté même et l'ironie valent mieux que de s'abandonner à une satisfaction trompeuse et à une paisible ivresse, comme font nos « amateurs d'art » ! Mais, lors même qu'il serait capable de faire plus que de nier et de mépriser, s'il est capable d’aimer, de souffrir et de travailler avec ses semblables, il sera cependant contraint d’observer tout d’abord une attitude négative, pour ouvrir la voie à son âme généreuse. Si la musique doit un jour disposer au recueillement les cœurs de beaucoup d’hommes et faire d’eux les confidents de ses grands desseins, il faudra tout d’abord mettre un terme aux rapports de jouissance purement passive avec un art à tel point sacré. Il faudra précisément jeter l’anathème à cet « amateur d’art », qui est le principal soutien de nos entreprises artistiques, les théâtres, les musées et les concerts ; l’empressement que met le gouvernement à combler les vœux de l’amateur devra cesser. L’opinion publique met un empressement tout particulier à inculquer au citoyen le goût tout spécial de l’art ; elle devra être remplacée par un jugement plus sain. En attendant nous devrons considérer comme un allié véritable et utile l'ennemi déclaré de l'art, car son inimitié ne s’adresse qu’à l’art tel que le conçoit « l’ami de l’art » et il n’en connaît pas d’autre. Qu’il soit donc libre de reprocher à cet ami les sommes follement dépensées pour la construction de nos théâtres et de nos monuments publics, à l’engagement des chanteurs et des comédiens « célèbres», à l’entretien des écoles et des musées des beaux-arts, si complètement inutiles, sans compter les sommes importantes que chaque famille dépense en énergie, en temps et en argent, pour le développement des intérêts soi-disant « artistiques ». Il n’y a là ni faim, ni satiété, mais seulement un jeu languissant, avec l’apparence de l’une et de l’autre, un jeu imaginé par le vain désir de faire de l’effet et de dérouter le jugement des autres. Mais c'est pire encore lorsque l'on prend l’art plus ou moins au sérieux, que l’on exige de lui qu’il suscite une espèce de faim et de désir et que l’on s’imagine que c'est sa mission de produire cette excitation factice. Comme si l’on craignait de périr du dégoût que l’on a devant soi-même et de sa propre inertie, on conjure tous les mauvais démons, pour se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois ; on a soif de souffrance, de colère, de haine, d’excitation, de frayeur subite, d’anxiété sans trêve et l’on fait appel à l’artiste pour évoquer cette chasse d’esprits infernaux.

Dans l’économie spirituelle de nos hommes cultivés, l’art est devenu un besoin tout à fait mensonger, méprisable, avilissant ; si ce n’est pas simplement rien, c’est du moins quelque chose de fort mauvais. L’artiste, le meilleur et le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il semble être en proie à une sorte de rêve stupéfiant ; il répète en hésitant, d’une voix mal assurée, des mots magnifiques et étranges qu'il croit percevoir dans le lointain, mais dont il ne distingue pas clairement le sens. Quand, au contraire, il professe des tendances tout à fait modernes, l’artiste méprise chez ses nobles compagnons les tâtonnements et les discours ivres de rêve ; il tient en laisse toute la meute glapissante des passions et des horreurs accouplées, pour les lâcher au besoin sur ses contemporains. Car ceux-ci préfèrent se voir poursuivis, blessés et déchirés, plutôt que d’être contraints à vivre paisiblement, seuls avec euxmêmes. Seuls avec eux-mêmes ! L'idée de cet isolement suffit à plonger les âmes modernes dans la peur et la terreur des spectres. Lorsque je contemple, dans les villes populeuses, des milliers d’individus qui passent devant moi avec un air pressé et hébété, je ne cesse de me répéter que ces gens doivent être mal à l'aise. Pour eux, cependant, l’art n’existe qu’à condition qu’il les rende encore plus mal à l’aise, qu’ils aient l'air encore plus hébétés et plus insensés, ou bien encore plus pressés et plus avides. Car le sentiment faux les possède et les tourmente sans relâche et ne permet pas qu’ils s’avouent leur misère à eux-mêmes. S’ils veulent parler, la convention leur souffle quelque chose à l’oreille qui leur fait oublier ce qu’ils avaient voulu dire ; veulent-ils se concerter entre eux, leur esprit se trouve paralysé comme par enchantement, de telle sorte qu’ils nomment bonheur ce qui est leur malheur et que c’est pour leur propre malheur qu’ils s’appliquent à s’unir les uns avec les autres. C’est ainsi qu’ils sont complètement détournés d’eux mêmes et réduits au rôle d’esclaves aveugles d’un sentiment faussé.

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