Article: La nécessité d'éblouir...
La nécessité d'éblouir et d'aveugler peut être exprimée dans l'affirmation qu'en dernière analyse le soleil est le seul objet de la description littéraire. Cette réduction d'une difformité à une fonction naturelle a pour contrepartie la situation sociale faite à n'importe quelle personne, si malade qu'elle soit, si elle se croit obligée de jouer un rôle en rapport avec le soleil.
Dans cette situation où se juxtaposent la gloire avec ce qu'elle apporte d'inadmissible et la misère matérielle ou morale résultant de la réprobation sociale, s'expriment les résultats de l'aspiration prédominante (mais la plupart du temps inconsciente) qui pousse chaque individu agité à sortir du groupe homogène de ses semblables ou plutôt à se faire expulser, manifestement ou non, par ce groupe. L'exclusion sociale envisagée de cette façon sous la forme la plus générale n'est pas différente de celle qui frappe en particulier un certain nombre de catégories sociales: une prostituée, un ascète, un officier d'autrefois en grand uniforme, un criminel, un pr^trecouvert d'ornements bariolés, un bourreau, un fossoyeur sont engendrés en tant que tels par une opération semblable, c'est-à-dire qu'ils sont rejetés du corps homogène et neutre de la société de la même façon que des excréments. Ainsi se constitue en provoquant partout l'excitation la plus angoissée une constellation excrémentielle qui comprend d'autre part le feu, le tonnerre, les dieux, les spectres, les âmes, les lumières et les couleurs, l'argent (la valeur) et l'or, les bijoux et les diamants, les cadavres en décomposition, le soleil.
L'importance de l'exclusion sociale peut être exprimée par les propositions suivantes: lorsqu'un ensemble homogène expulse une de ses parties il lui confère à la fois un caractère répugnant et terrifiant et un éclat aveuglant. La vie humaine n'est valorisée et irréductible à l'homogénéité indifférente des concepts rationnels qu'en raison des qualifications subjectives (dégoût ou fascination) qui résultent des actes arbitraires d'expulsion. Ce que l'on qualifie sous le nom "d'amour" lorsqu'on cherche à déterminer les éléments non intéressés de la vie n'est qu'une représentation fragmentée des ensembles d'impulsions qui sont mis en mouvement dès qu'un objet est trouvé en dehors du cours normal où tout est indifféremment identifiable. L'amour n'étant dans les cas ordinaires que la partie consciente de ces ensembles s'oppose à l'identification (à la connaissance) de l'objet, c'est-à-dire que son objet est nécessairement chargé& d'un caractère hétérogène (analogue au caractère du soleil aveuglant, des excréments, de l'or, des choses sacrées).
En particulier le simple projet d'écrire implique la volonté de modifier à son profit le travail d'identification et de réduction dont chaque individu est l'objet de la part de son milieu. Lorsque le pas est franchi, il parait impossible d'éviter l'angoisse qui accompagne la sensation d'être ridicule au lieu d'être annulé aux yeux d'un certain npombre de personnes réelles ou imaginaires. Il peut donc devenir préférable d'apparaitre volontairement écœurant, non que cela corresponde spécialement à une qualité existante, mais en partie parce qu'il faudrait user de subterfuges pour ne pas l'être dès que l'on commence à provoquer ses semblables pour être vomi par eux. Le simple fait de l'ostentation n'est-il pas déjà extrêmement misérable?
Il est sans aucun doute négligeable que l'on écrive sans confondre tout d'abord sa propre existence avec le soleil, aveuglant tous ceux qui sont assez puérils pour le regarder fixement.. Cette confusion est certainement l'effet d'une nature chétive et dans un certain sens incapable, mais la disproportion entre ce qui est et ce que l'on cherche à représenter est précisèment l'une des conditions du vomissement d'une personne par l'ensemble des autres. C'est dans ce sens que l'on peut dire que l'impuissance est une qualification.
La question du renoncement peut être posée indépendamment de toute circonstance particulière de l'histoire littéraire, en raison de l'impuissance liée au besoin d'aveugler. Cette impuissance peut même porter d'une façon plus ou moins efficace sur la capacité d'écrire et de développer ainsi un sentiment de déchéance et d'abjection beaucoup plus fort que celui qui accompagne généralement le fait qu'on écrit (aussi bien que le fait qu'on est prêtre)."
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