jeudi 26 octobre 2023

Article de Georges Bataille: "La Mère-Tragédie"

 


 

La vie tient plus qu’à rien d’autre au parcours qui va de la forêt dionysiaque aux ruines des théâtres antiques. C’est ce qu’il est nécessaire non seulement de dire mais de répéter avec une obstination religieuse. C’est dans la mesure où les existences se dérobent à la présence du tragique qu’elles deviennent mesquines et risibles. Et c’est dans la mesure où elles participent à une horreur sacrée qu’elles sont humaines. Il se peut que ce paradoxe soit trop grand et trop difficile à maintenir : cependant il n’est pas moins la vérité de la vie que le sang.

Le dieu dont les fêtes sont devenues les spectacles tragiques n’est pas seulement le dieu de l’ivresse et du vin mais le dieu de la raison troublée. Sa venue n’apporte pas moins la souffrance et la fièvre qui décomposent que la joie criante. Et la folie du dsieu est si sombre que les femmes ensanglantées qui le suivent, dans leur frénésie, dévorent vivants les enfants qu’elles avaient mis bas.

L’étendue et la majesté des ruines des théâtres représentent à nos yeux incompréhensifs l’accueil que le plus « heureux » et le plus vivant des peuples a fait à la monstruosité noire, à la frénésie et au crime. La ligne des gradins limite le sombre empire du rêve où s’accomplissait l’acte le plus lourd de sens de la vie, qui mue le malheur en chance suprême et la mort en trop grande lumière. En cela « aussi » le théâtre comme le sommeil rouvre à la vie la profondeur chargée d’horreurs et de sang de l’intérieur des corps.

En rien, le théâtre n’appartient au monde ouranien de la tête et du ciel : il appartient au monde du ventre, au monde infernal et maternel de la terre profonde, au monde noir des divinités chtoniennes. L’existence de l’homme n’échappe pas plus à l’obsession du sein maternel, qu’à celle de la mort : elle est liée au tragique dans la mesure où elle n’est pas la négation de la terre humide qui l’a produite et à laquelle elle retournera. Le plus grand danger est l’oubli du sous-sol sombre et déchiré par la naissance même des hommes éveillés. Le plus grand danger est que les hommes cessant de s’égarer dans l’obscurité du sommeil et de la Mère-Tragédie achèvent de s’asservir à la besogne utile. Le plus grand danger est que les misérables « moyens » d’une existence difficile apparaissent comme la « fin » de la vie humaine. La « fin » n’est pas ce qui facilite : elle ne se trouve pas dans les travaux du jour : on l’appréhende dans la nuit du labyrinthe. Là, la mort et la vie s’entre-déchirent comme le silence et la foudre. Là, pour que la terre soit chargée des explosions sombres qui ne cessent pas de nouer le cœur, le monstre doit tuer et recevoir la mort.

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