La vie tient plus qu’à rien
d’autre au parcours qui va de la forêt dionysiaque aux ruines des théâtres
antiques. C’est ce qu’il est nécessaire non seulement de dire mais de répéter
avec une obstination religieuse. C’est dans la mesure où les existences se
dérobent à la présence du tragique qu’elles deviennent mesquines et risibles.
Et c’est dans la mesure où elles participent à une horreur sacrée qu’elles sont
humaines. Il se peut que ce paradoxe soit trop grand et trop difficile à
maintenir : cependant il n’est pas moins la vérité de la vie que le sang.
Le dieu dont les fêtes sont
devenues les spectacles tragiques n’est pas seulement le dieu de l’ivresse et
du vin mais le dieu de la raison troublée. Sa venue n’apporte pas moins la souffrance
et la fièvre qui décomposent que la joie criante. Et la folie du dsieu est si
sombre que les femmes ensanglantées qui le suivent, dans leur frénésie,
dévorent vivants les enfants qu’elles avaient mis bas.
L’étendue et la majesté des
ruines des théâtres représentent à nos yeux incompréhensifs l’accueil que le
plus « heureux » et le plus vivant des peuples a fait à la
monstruosité noire, à la frénésie et au crime. La ligne des gradins limite le
sombre empire du rêve où s’accomplissait l’acte le plus lourd de sens de la
vie, qui mue le malheur en chance suprême et la mort en trop grande lumière. En
cela « aussi » le théâtre comme le sommeil rouvre à la vie la
profondeur chargée d’horreurs et de sang de l’intérieur des corps.
En rien, le théâtre n’appartient
au monde ouranien de la tête et du ciel : il appartient au monde du
ventre, au monde infernal et maternel de la terre profonde, au monde noir des
divinités chtoniennes. L’existence de l’homme n’échappe pas plus à l’obsession
du sein maternel, qu’à celle de la mort : elle est liée au tragique dans
la mesure où elle n’est pas la négation de la terre humide qui l’a produite et
à laquelle elle retournera. Le plus grand danger est l’oubli du sous-sol sombre
et déchiré par la naissance même des hommes éveillés. Le plus grand danger est
que les hommes cessant de s’égarer dans l’obscurité du sommeil et de la Mère-Tragédie
achèvent de s’asservir à la besogne utile. Le plus grand danger est que les
misérables « moyens » d’une existence difficile apparaissent comme la
« fin » de la vie humaine. La « fin » n’est pas ce qui
facilite : elle ne se trouve pas dans les travaux du jour : on l’appréhende
dans la nuit du labyrinthe. Là, la mort et la vie s’entre-déchirent comme le
silence et la foudre. Là, pour que la terre soit chargée des explosions sombres
qui ne cessent pas de nouer le cœur, le monstre doit tuer et recevoir la mort.
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