mardi 12 août 2025

PROSE n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



La prose était, chez les Latins, l’oratio prosa, le langage direct, libre, qui n’était pas entravé par des règles comme l’oratio vincta, langage de la poésie. De là le nom de prose donné au langage ordinaire, celui de la vie courante, et une abusive confusion de la prose avec le langage vulgaire. On a vu ainsi dans la prose la forme roturière du langage, alors que la poésie en était la forme noble, et on a fait du mot prose l’adjectif prosaïque pour qualifier ce qui est sans âme, sans distinction, froid, terre à terre et même blâmable et méprisable. Or, la prose n’est pas plus à confondre avec le langage ordinaire que la poésie. Elles sont toutes deux des formes du langage littéraire inventé par l’homme pour donner une expression spéciale à sa pensée, et si la prose n’a pas été à l’origine de ce langage littéraire, comme y a été la poésie, c’est que précisément le langage ordinaire ne lui offrait pas les moyens de cette expression spéciale de la pensée qu’elle a trouvés plus tard. La prose ne le cède en rien comme noblesse à la poésie ; elles peuvent être aussi parfaites ou aussi médiocres l’une que l’autre. D’ailleurs, la véritable poésie peut être autant dans la prose que dans les vers, et elle peut être aussi absente des vers que de la prose. Ce qui est prosaïque n’est pas nécessairement de la prose, et ce qui est noble n’est pas nécessairement en vers. Beaucoup de gens, qui croient faire de la prose lorsqu’ils parlent ou écrivent, seraient étonnés d’apprendre qu’il est aussi difficile de s’exprimer en prose qu’en vers, d’écrire de belle prose que de beaux vers. Le maître de philosophie disant à M. Jourdain qu’il faisait de la prose quand il commandait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit » était un flatteur, et M. Jourdain était moins sot que ceux riant de lui quand il répondait : « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien. » Victor Hugo ne faisait pas plus de la prose que de la poésie quand il donnait ses ordres à sa cuisinière ; mais il faisait de la poésie autant lorsqu’il écrivait Notre-Dame de Paris en prose que lorsqu’il composait la Légende des Siècles en vers. Si les règles de la prose sont plus libres que celles de la poésie, elle n’en a pas moins son mouvement, son rythme, qu’il ne faut pas confondre avec la rime, et qui, plus qu’elle, est la musique du langage. Ils ne sont pas les mêmes, mais ils sont aussi indispensables à la prose qu’à la poésie pour l’expression harmonieuse de la pensée. Si la poésie emploie des moyens plus conventionnels que la prose, elle n’exige pas plus d’art pour cela. Si les règles du langage poétique sont moins libres, ou d’apparences moins libres, suivant le système auquel elles se rattachent, elles ne suffisent pas plus à faire de la poésie que la liberté du langage ne suffit à faire de la prose. Le langage littéraire fut inventé par les hommes pour exprimer tout particulièrement ce dont ils voulurent conserver le souvenir dans leur mémoire. Tant qu’ils ne disposèrent que des moyens de transmission orale, ils usèrent du langage poétique. La prose n’apparut qu’avec l’écriture, lorsque celle-ci permit aux hommes une fixation de leur pensée plus certaine que celle de la mémoire, et que les écrivains furent assurés que leurs œuvres demeureraient avec plus d’exactitude et de durée. Voici ce qu’a écrit P.-L. Courier sur les dogmes de la prose, dans sa préface d’une traduction nouvelle d’Hérodote : « Hécatée de Milet, le premier, écrivit en prose, ou, selon quelques-uns, Phérécyde, peu antérieur aussi bien l’un que l’autre à Hérodote... Jusque là, on n’avait su faire encore que des vers ; car avant l’usage de l’écriture, pour arranger quelque discours qui se pût retenir et transmettre, il fallut bien s’aider d’un rythme, et clore le sens dans des mesures à peu près réglées, sans quoi, il n’y eût eu moyen de répéter fidèlement même le moindre récit. Tout fut au commencement matière de poésie ; les fables religieuses, les vérités morales, les généalogies des dieux et des héros ; les préceptes de l’agriculture et de l’économie domestique, oracles, sentences, proverbes, contes, se débitaient en vers que chacun citait, ou, pour mieux dire, chantait dans l’occasion aux fêtes, aux assemblées : par là, on se faisait honneur et on passait pour homme instruit. C’était toute la littérature qu’enseignaient les rhapsodes, savants de profession, mais savants sans livres longtemps. Quand l’écriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non justifiée encore aux yeux de bien des gens ; on la disait propre à ôter l’exercice de la mémoire, et rendre l’esprit paresseux... » Voit-on où on en serait aujourd’hui si les hommes n’avaient eu que leur mémoire pour fixer le souvenir des connaissances qu’ils ont acquises !... P.-L. Courier a remarqué aussi que « la poésie est l’enfance de l’esprit humain, et les vers l’enfance du style, n’en déplaise à Voltaire et autres contempteurs de ce qu’ils ont osé appeler vile prose ». La remarque est d’autant plus juste concernant Voltaire que celui-ci ne fut jamais un poète. Il mettait une sorte d’affectation aristocratique à écrire en vers et à protester contre les poèmes en prose dans lesquels il voyait des monstres, des « concerts sans instruments » ; mais il serait bien oublié aujourd’hui s’il n’avait eu que les vers de ses pauvres tragédies pour le défendre et si sa prose, celle de ses contes en particulier, ne lui assurait pas toujours une merveilleuse jeunesse. La rose ne dut pas son développement et son importance à la seule écriture. Les connaissances humaines s’étendant hors du champ des légendes à celui de l’observation et de l’expérimentation, il fallait un langage plus technique, plus scientifique, plus précis que celui de la poésie. « Le monde commençait à raisonner, voulait avec moins d’harmonie un peu plus de sens et de vrai. La poésie épique, c’est-à-dire historique, se tut, et pour toujours, quand la prose se fit entendre, venue en quelque perfection », a dit encore P.-L. Courier, remarquant que les temps mythologiques de la Guerre de Troie étaient passés quand vinrent ceux, plus historiques, de Salamine et des Thermopyles. Personne n’aurait alors écouté Hérodote si son récit avait été en vers d’Homère. Ce qui montre que la prose littéraire ne pouvait se confondre avec le langage ordinaire, c’est sa longue formation, les difficultés pour les écrivains de se créer un style, une prosodie différents de ceux du vers, en même temps qu’un vocabulaire répondant à tous les besoins nouveaux de l’expression de la pensée. Car tout cela était sous la dépendance directe du progrès de la langue. La poésie se desséchait faute d’un perfectionnement suffisant. Les proses grecque puis latine n’arrivèrent à leur perfection oratoire, celle d’un Démosthène et d’un Cicéron, que lorsque leurs langues furent parfaites. La belle prose ne peut être produite que par une langue parfaitement adaptée à l’expression claire des idées ; elle ne s’accommode pas, comme la poésie, d’une approximation hésitante et abstraite, mais suffisante dans la plupart des cas quand elle est sonore. Aussi n’y eut-il pas véritablement de prose française durant le Moyen Âge. Toute la littérature de ce temps est en vers, traduisant une pensée tumultueuse, incertaine, comblant par les artifices de la versification l’insuffisance d’un langage qui ne trouvait pas tous les mots nécessaires à la pensée. Les plus prosaïques des contes bourgeois, des fabliaux et des farces sont en langage poétique. C’est ainsi qu’après la mort de l’épopée antique, l’histoire redevint épique et fut chantée à la façon d’Homère. Les chansons de Roland, de Charlemagne, de la chevalerie de la Table Ronde, tous les cycles légendaires produits des mythologies celtes, franques, anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves, sont les Iliade et les Odyssée des peuples nouveaux dans l’Europe en formation. Quand il fallut une relation historique plus exacte, plus proche de la vérité des faits, Villehardouin, puis Joinville, Froissart, Commynes, firent ce qu’avait fait Hérodote ; ils commencèrent à écrire l’histoire en prose. Mais il fallut arriver à la Renaissance, au temps où la langue fut définitivement formée, pour que la prose atteignît sa maturité, sa sûreté d’expression et prît une véritable beauté plastique et spirituelle ne lui venant pas des formes de la poésie. Le xvie siècle fut le premier grand siècle de la prose française. Si elle a été dépassée depuis par la perfection de la forme, elle ne l’a pas été par la richesse de l’expression, l’exubérance de la vie, la vivacité des sentiments et de l’esprit et l’audace de la pensée. Si elle est devenue moins rude, moins touffue, plus élégante, plus concise, elle n’est pas plus vivante et plus expressive. Les mêmes constatations valent pour la poésie et pour toute la littérature, tant la perfection littéraire est tributaire de la langue et de la grammaire. Philarète Chasles a fait dater la prose française de Calvin. Son siècle, le xvie , fut en même temps celui de Rabelais, La Boétie, Amyot, Montaigne, Estienne, Charron, Monluc, La Noue, Brantôme, Du Thou, tous grands prosateurs d’une époque que clôtura dignement la Satire Ménippée et qui fut la plus vivante, la plus ardemment curieuse, passionnée, bruyante, batailleuse, enthousiaste, sensée et insensée, sinon la plus édifiante. Elle laissa l’édification aux théologiens et aux moralistes du xviiie siècle qui infesteraient à la fois la vie et la littérature, joueraient du mouchoir de Tartufe, mais regarderaient par les trous des serrures pour fournir la police de rapports inquiétants pour la liberté des gens. Dans ce siècle, la prose serait toutefois défendue et bien servie contre les préciosités, puis contre la rhétorique académique pompeuse, artificielle et vide de saine substance, par la précision scientifique de Descartes, la pureté de conscience de d’Aubigné et celle de Pascal, dont les Provinciales seraient tenues par Voltaire pour « le premier livre de génie qu’on vit en prose », la recherche du naturel et de la vérité de Balzac, de Retz, de Mme de Sévigné, de Molière, de La Rochefoucauld et de Saint Simon, l’humanité jointe à la netteté d’expression de La Bruyère et de Fénelon, la poétique fantaisie de La Fontaine, restaurateur de la vieille « gaieté gauloise », et de Perrault, dont les Contes faisaient écrire à Flaubert : « Et dire que tant que les Français vivront, Boileau passera pour un plus grand poète que cet homme-là. » Rémy de Gourmont tenait le xviiie siècle pour la grande époque de la prose. Ce siècle a embrassé l’universalité des connaissances humaines avec les Encyclopédistes et tous ceux ayant rompu, plus ou moins, dans les sciences naturelles et morales, avec les formes classiques encombrées de rhétorique et dépourvues d’humanité. La philosophie y donna ses chefs-d’œuvre. La littérature y commença l’évolution qui la conduirait au romantisme, mieux par la prose que par la poésie restée attachée, jusqu’à Chénier, à des poncifs surannés. La prose poétique y prit, chez J.-J. Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, les qualités qu’elle aurait chez Chateaubriand, et aussi les défauts qu’exagéreraient leurs disciples ou continuateurs, notamment Lamartine. La prose de Rousseau fut directement inspirée de la musique. Celle-ci eut une influence moindre, pour ne pas dire nulle, sur les romantiques, et on peut certainement attribuer à leur insensibilité musicale le dessèchement de leur prose, marqué déjà dans Les Martyrs, de Chateaubriand. Flaubert était peu enthousiaste de la prose du xviiie siècle. Il disait à propos de Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu : « Joli langage ! Joli langage, il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète ; et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style ; les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là ! Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. » Flaubert ne faisait pas moins de réserves sur la prose de la première moitié du xxe siècle. Après la lecture de Graziella, il écrivait que Lamartine n’avait pas « ce coup d’œil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion » ; et il ajoutait : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style qui serait beau, que quelqu’un fera quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent derrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose : tant s’en faut. » Pour Flaubert, Balzac ne savait pas écrire. La belle prose a cependant abondé en France, au xixe siècle, depuis Chateaubriand jusqu’à Anatole France, et sous les aspects les plus variés. Sébastien Mercier annonçait toute l’importance de cette prose quand il écrivait, au début du siècle : « La prose est à nous, sa marche est libre ; il n’appartient qu’à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; qu’ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux ; les mots, les syllabes mêmes ne peuvent-ils se placer de manière que leur concours puisse produire l’effet le plus inattendu ? » C’était là une sorte de définition de la prose poétique qui prenait alors la place de la poésie classique desséchée, en attendant le vers romantique, définition que Flaubert corrigerait et compléterait sous l’influence du naturalisme scientifique. Les principaux prosateurs de la première moitié du siècle furent généralement fidèles à la prose poétique : B. Constant, P.-L. Courier, Lamennais, Michelet, Quinet, etc. Proudhon lui-même lui resta attaché, malgré la nature de ses écrits. Il disait : « Quiconque s’est mêlé d’écrire en une langue a dû remarquer que, toutes les fois que le style s’élève, s’épure ou s’harmonise, il tourne tout naturellement au vers. » Avec Stendhal, Flaubert, Taine, la prose se dégagea de la poésie pour atteindre plus de précision technique et tomber souvent, chez leurs continuateurs, dans cette sécheresse que Flaubert reprochait au xviiie siècle. La prose, encore plus que la poésie, a apporté dans la langue française la clarté, la précision, la concision et l’élégance. Plus que les poètes, les prosateurs l’ont défendue contre les conventions arbitraires où, dès la fin du Moyen Âge, la poésie épuisée était tombée avec les « rhétoriqueurs », et que continuerait la Pléiade puis l’académisme, pour faire régner les règles du « bon goût » ! On eut ainsi la prose académique que la pompeuse emphase, la fausseté sentimentale, l’absence de véritable humanité rendent boursouflée, maquillée, vide de toute substance. Après Voiture et autres précieux, l’Académie française, dont la solennité macabre épouvante même les croquemorts, a donné le ton de cette rhétorique aussi hypocrite qu’ennuyeuse où, depuis Pléchier, ont excellé tant de raseurs aussi inconnus qu’« immortels » qui se sont succédés dans cet hypogée de la littérature, du bon goût et de la distinction. M. Cousin, qui tint une place avantageuse dans ce monde fossilisé, voyait en Bossuet le plus grand prosateur français. Jugement bien académique et qui montre toute la distinction à faire entre la prose, expression de la pensée, et la rhétorique qui en est le vent. (Voir Rhétorique.)


Edouard Rothen.

PROSCRIT n. et adj. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Victime de la proscription. Nous y comptons bien des héros. « Le proscrit à son tour peut remplacer l’idole. » (V. Hugo.) Nous avons vu que le tyran, parfois, devient un proscrit et qu’un proscrit peut devenir tyran. La proscription étant une arme odieuse de politique autoritaire, on ne peut s’étonner que tous les régimes et tous les gouvernements, en tous pays, en aient usé et abusé. La tyrannie n’a pas de limite, et la Révolution française elle-même a démontré, à sa façon, qu’elle aussi savait proscrire aussi bien que le régime déchu. Dans un livre récent, Les Derniers terroristes, l’auteur, M. G. Lenôtre, nous fait assister à l’extraordinaire, à l’invraisemblable odyssée des jacobins arrêtés après l’attentat de la rue Nicaise et déportés à Mahé, la plus grande des îles Seychelles, à 280 lieues de Madagascar, à 416 lieues de la Réunion, à 3 800 lieues de la France. On sait que leur aventure ne prit pas fin à Mahé, mais se prolongea et se divisa en nombreuses et interminables péripéties, toutes plus dramatiques les unes que les autres... Il est facile de se renseigner sur ce que furent les proscriptions ou déportations à travers les siècles jusqu’à nos jours. Il serait trop long d’en faire ici l’énumération, mais celles de 1851 et de 1871 ne sont pas au-dessous des plus féroces proscriptions de l’Antiquité. En outre des massacres répressifs de la Commune, les tribunaux de l’Ordre rétabli prononcèrent l3 700 condamnations qui ne laissent rien à désirer, comparativement aux condamnations des régimes antérieurs à cette République française que tant de braves gens du peuple avaient rêvée si belle avant son avènement... D’ailleurs, n’en est-il pas de même aujourd’hui pour la Russie et pour l’Espagne ? Au lendemain d’une révolution – et parfois même durant son accomplissement –, des iniquités par trop flagrantes font naître des protestations si véhémentes, que les protestataires, par la parole, par l’écrit ou par l’action, sont aussitôt victimes de proscriptions dignes d’un tsar de Russie ou d’un roi d’Espagne ! Éternelle malfaisance de l’Autorité, de l’État ! En 1871, la Commune de Paris vaincue, la répression s’acharna, sous le masque de la légalité : ce n’était pas assez des massacres ignobles du peuple, dans les rues de la capitale envahie par l’armée de Versailles ; ce n’était pas assez de 30 000 fusillés, de 42 000 arrestations ; il y eut 13 700 personnes condamnées à la déportation, dont la plupart à vie. Leur crime était d’avoir cru à un avenir meilleur, à un régime de justice sociale. Cette vengeance bourgeoise contre le peuple de Paris, qui avait osé poser les jalons d’une société égalitaire assurant le bien-être à tous par le travail affranchi de l’exploitation, n’est-elle pas équivalente aux plus atroces proscriptions des régimes les plus tyranniques et les plus cruels ? Mais les proscriptions n’arrêtent pas l’évolution : elles contribuent à susciter les secousses efficaces que sont les révolutions.


Georges Yvetot.

PROSCRIPTION n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Au temps de l’Antiquité romaine, c’était la mise hors la loi. C’était aussi la condamnation à mort sans forme judiciaire. Ce genre de proscription n’est pas à confondre avec la proscription des biens, consistant dans le partage ou la vente des biens d’un débiteur en fuite, au profit de ses créanciers. Mais l’on peut croire qu’une mesure de proscription contre une personne entraînait aussi la proscription de ce qu’elle possédait, sinon chaque fois, du moins très souvent, surtout quand ces mesures de violences prises contre les personnes consistaient en un bannissement illégal émanant d’un gouvernement de ses adversaires politiques en période de troubles civils, ou par des autorités militaires en temps de guerre. Ce qui a fait dire à Émile de Girardin que « toutes les lois de proscription sont des lois essentiellement révolutionnaires ». C’est du Dictionnaire Larousse que j’extrais ce qui précède ainsi que ce qui suit. « Encycl. — Depuis l’Antiquité, on trouve bien des exemples de sanglantes proscriptions, ayant pour objet de frapper non des coupables, mais des adversaires politiques. À Athènes, la proscription frappa, vers l’an 600 avant notre ère, la puissante famille des Alcméonides. En 510, Clisthène, chef de cette famille, força Hippias à abdiquer la tyrannie, et se rendit maître d’Athènes ; mais trois ans plus tard, les Alcméonides furent de nouveau proscrits avec sept cents familles athéniennes. Vers la fin de la guerre du Péloponnèse, les trente tyrans que Lacédémone imposa à Athènes frappèrent de proscription un grand nombre de personnes. La proscription frappait les individus dans leurs biens et dans leur vie, s’ils ne se hâtaient de s’exiler ; et il n’était guère de cité hellénique qui n’eût chez elle les proscrits d’une autre ville. À Rome, on comptait deux sortes de proscription : l’une qui interdisait au proscrit le feu et l’eau jusqu’à une certaine distance de la ville, avec défense à tous de l’accueillir ; l’autre qui autorisait tout individu à tuer le proscrit partout où il le rencontrerait. Des proscriptions en masse suivirent la mort de C. Gracchus. Marius ne prenait pas la peine d’inscrire les noms des proscrits. Il se promenait par les rues après avoir ordonné à ses soldats de tuer ceux à qui il ne rendrait pas le salut. Sylla fit afficher ces fameuses Tables de proscription, où parurent jusqu’à deux mille noms à la fois. Il comprit dans ces listes ceux qui avaient reçu et sauvé un proscrit, fût-ce un père ou un fils, et promit deux talents par meurtre. Plus tard, les triumvirs Antoine, Lépide et Octave imitèrent cet exemple. L’habitude de proscrire se conserva sous les empereurs, qui s’en servirent souvent comme d’un moyen de s’enrichir par la confiscation des dépouilles de leurs victimes. » Les mêmes mœurs tyranniques se retrouvent au cours des siècles jusqu’à nos jours. « L’histoire du Moyen Âge offre une interminable série de proscriptions politiques et religieuses. Les hérétiques, les juifs furent souvent proscrits. La lutte des Guelfes et des Gibelins, l’ambition des petits potentats provoquèrent en Italie d’innombrables proscriptions. Plus tard, ce furent les proscriptions des Armagnac sous Charles VI, celle de Guillaume de Nassau et de ses adhérents sous Philippe II, la journée de la Saint-Barthélemy, les dragonnades sous Louis XIV, les lois portées sous la Convention contre les émigrés, les mesures prises par le Directoire après le coup d’État du 18 fructidor, celles prises par Bonaparte après le 18 brumaire. La Restauration proscrit les régicides et la famille Bonaparte. Les transportations qui suivirent les journées de juin 1848 furent de véritables proscriptions, ainsi que les déportations prononcées après le 2 décembre 1851 et après la Commune de 1871. »

PROSCRIPTEUR n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Celui qui proscrit. « Tous les temps et tous les régimes ont eu des proscripteurs », indique le Dictionnaire Larousse, sans autre commentaire sur ce mot. Nous pouvons ajouter que le proscripteur est, en effet, celui qui proscrit ; mais celui-ci, s’il n’est le tyran lui-même, en est l’instrument, le valet, l’exécuteur officiel des hautes et basses œuvres. En régime d’autorité, c’est ainsi que s’administre la volonté de l’empereur ou du roi contre les sujets récalcitrants ou simplement mécontents, le « bon plaisir » du souverain fait loi. On ne peut s’étonner qu’il y ait des proscripteurs quand on ne s’étonne pas qu’il y ait des monarques de droit divin ou des usurpateurs audacieux se faisant proclamer, par la ruse ou par la force, les maîtres d’un peuple ou d’une nation. D’ailleurs, ne sont-ce pas souvent les peuples qui réclament des tyrans, comme les grenouilles de la fable demandaient un roi ? Mais il arrive aussi que les peuples se débarrassent de leurs monarques. Il est évidemment plus rare de voir un peuple supprimer son tyran que de voir celui-ci se passer des moyens de tyrannie à sa disposition. Proscripteurs et bourreaux sont des hommes indispensables à tout gouvernement énergiquement arbitraire. Et les gouvernements ne le sont-ils pas tous plus ou moins ? Peut-être le règne d’un usurpateur ou d’un aventurier parvenu, d’un militaire audacieux à l’ambition duquel la fortune a souri, sont-ils portés à l’exagération de la tyrannie : César, Cromwell, Napoléon n’ont, certes, pas ignoré ce moyen de régner. Le proscripteur est le vil serviteur du maître, qui ploie l’échine pour aplanir le chemin et éviter les cahots dangereux au char du tyran. La « Dictature du Prolétariat » elle-même ne se dispense pas, sans doute, de se servir du proscripteur, aussi nécessaire qu’odieux, pour assurer sa sécurité. Le régime autoritaire, quel qu’il soit, conduit à l’arbitraire, à l’injustice, à la violence ! Donc, en tous pays, sous régime autoritaire, ceux qui ne pensent pas conformément aux volontés des chefs d’État risquent de tomber sous les coups du proscripteur. Bien entendu, le proscripteur comme le policier s’acharnent tout particulièrement après les hommes d’idées avancées, sur les apôtres de la liberté ou de l’émancipation des individus et des peuples. Le proscripteur est toujours prêt à sévir.

PROPRIÉTÉ encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



La propriété représente la chose possédée en propre ; mais il n’y a de chose possédée, de propriété, que par rapport à l’homme. La propriété, ou appartenance, comprend tout corps qu’un être capable de raisonner se rend propre, s’approprie pour son usage exclusif. Il y a plusieurs espèces de propriétés que l’on désigne sous les noms de : propriété foncière et mobilière ; propriété individuelle et collective ; propriété de droit absolu et de nécessité relative ; propriété corporelle et enfin propriété intellectuelle. Au cours des âges et des situations sociales, l’homme, stimulé par le besoin, approprie à son usage ce qu’il estime pouvoir lui être utile, soit en le produisant lui-même, soit en le recevant du producteur en don, en prêt à loyer ou à titre vénal. En légalisant la possession exclusive qu’elle garantit comme propriété, la société sanctionne le travail qui est censé n’avoir de rapport qu’avec un besoin rationnel et non d’abus. Il va sans dire que partout où il ya société, il y a propriété. Pour vivre, la société, qui est la collection des individualités, légitime la propriété en l’organisant relativement aux circonstances et à l’avantage exclusif des classes dirigeantes. Sans entrer dans des développements qui auront leur place ailleurs, nous allons brièvement nous occuper des propriétés annoncées, et tout particulièrement de la propriété foncière, Selon la période à laquelle on l’analyse, la propriété foncière s’annonce sous un aspect plus ou moins différent quant à son organisation. À l’origine des sociétés, étant donné l’étendue de l’Univers et la faible population qui l’habitait, la propriété foncière prenait certains aspects selon les circonstances et les besoins de ceux qui se l’appropriaient. L’ordre était plus facile à obtenir que de nos jours. De modifications en modifications, la propriété foncière, à travers les âges, aboutira à la propriété individuelle de notre époque. Ces diverses modifications, apportées au droit de propriété, n’ont été possibles que par l’ignorance des peuples tenus à dessein en dehors des connaissances de l’époque. Ce qui a été relativement bien à un moment donné ne l’a pas été à un autre et ne l’est plus à notre époque. Aliénée à un ou à plusieurs, la propriété foncière a été base d’ordre despotique, comme elle sera base d’ordre rationnel lorsqu’elle sera aliénée à tous, ce qui mettra le sol à la disposition de qui voudra l’utiliser. Ainsi, le sol, ou propriété foncière générale, se présente à l’homme sous le caractère de l’indispensabilité. Il n’en est pas de même de la propriété mobilière, qui est le résultat du travail sur ou dans le sol, et qui représente le capital, c’est-à-dire une chose utile qui aidera à la production de richesses nouvelles. Mais l’économie politique, qui est la science de la production organisée pour l’intérêt des classes possédantes et dirigeantes, confond adroitement l’utile avec le nécessaire ; et ce petit tour de passe-passe légitime l’exploitation des masses au profit des minorités régnantes et possédantes. C’est de l’escamotage social fait au nom de la légalité. Quand la liberté est suffisante pour examiner la justice de l’opération, l’appropriation individuelle du sol est un des principaux mobiles de l’anarchie en progrès accéléré. Tenues dans l’ignorance, les masses, à qui on apprend mille choses, et qu’on évite d’instruire sur les causes de leur misère et de leur servitude, s’agitent sur des buts plus ou moins puérils, socialement parlant, et n’agissent pas pour leur véritable intérêt. Elles sont le jouet d’illusions habilement entretenues pour le profit personnel des élites et de leur état-major. Réfléchissons que la propriété mobilière – ou capital – est toujours fonction du régime d’appropriation du sol, et que rien ne peut changer – socialement – tant que la source passive de toute richesse reste appropriée individuellement. Pour arriver à l’ordre social réel, une partie de la propriété mobilière, et provenant des générations passées, doit entrer, avec la propriété foncière, au fonds commun de prévoyance sociale. Quant à la richesse intellectuelle, dans une société organisée dans l’intérêt de tous, elle doit être socialement distribuée et rendue accessible à chacun suivant ses aptitudes. Partout où la propriété s’annonce comme étant la prolongation de la personnalité humaine, cette propriété représente le fondement et le respect de la liberté individuelle qui permet une égalité relative dans une atmosphère de fraternité sociale.


Elie Soubeyran.

PROPRIÉTÉ encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Dans la société capitaliste actuelle, la propriété n’est le privilège que d’une petite minorité par rapport à la multitude des prolétaires. Quelle que soit la nature de l’objet possédé : champ, maison, matériel de production, espèces, etc., son propriétaire l’a acquis soit par l’exploitation d’autrui, soit par héritage, et dans ce cas la source du bien est la même que dans le précédent. De plus, que font de ces biens ceux qui les détiennent ? Les uns s’en servent pour se procurer, en échange, une vie de bien-être et de jouissance, pour mener une existence pleine de loisirs, pour goûter à toutes sortes de plaisirs auxquels l’argent donne seul accès. Ceux-là sont les oisifs, les parasites, qui se dispensent de tout effort personnel et ne comptent que sur celui des autres. Pour mettre en valeur leurs terres, par exemple, ou leurs fermes, ils emploient une maind’œuvre qu’ils rétribuent insuffisamment et qui, elle, en fournissant toute la peine, ne retire aucun gain véritable, ne touche pas le salaire intégral de son travail. S’il s’agit de biens mobiliers, le capital est employé à des fins étatistes, ou à des entreprises d’exploitation capitaliste. Quiconque possède plus qu’il n’a besoin pour sa consommation, ou plus qu’il ne peut mettre en valeur luimême, soit directement en faisant valoir ses propriétés ou en montant des entreprises industrielles, soit indirectement en confiant ses capitaux aux industriels ou à l’État, est un exploiteur du travail d’autrui. D’autre part, il est arrivé, au cours de l’histoire, que l’étendue de certains domaines en empêchait la mise en valeur totale et rationnelle, et que, tandis qu’il se trouvait des travailleurs sans ouvrage et des familles sans logement, de vastes terrains restaient en friche, faute de bonne organisation. C’est contre cette propriété bourgeoise reconnue par l’État, jalousement défendue par lui, que s’élèvent tous les révolutionnaires, tous ceux qui professent des idées libératrices, qui aspirent à améliorer les conditions de vie de la masse ; c’est elle qu’attaquent et veulent détruire socialistes, communistes et antiétatistes de toute nuance ; c’est elle qui, en revanche, engendre l’illégalisme, le vol instinctif et brutal chez les uns, le vol conscient et raisonné chez les autres. Le communisme a solutionné le problème en soustrayant à l’État le capital et les moyens de production pour les remettre à la collectivité, devenue à son tour souveraine et qui répartit les produits entre chacun, selon son effort. Mais que la propriété soit aux mains de l’État, de la collectivité ou du milieu communiste ou de quelques capitalistes, comme à l’heure actuelle, elle rend l’individu dépendant de la communauté, elle engendre le maître et l’esclave, le meneur et le mené. Maintenu dans la soumission économique, le travailleur conserve une mentalité en rapport avec les conditions de dépendance qui sont siennes. Il est, à proprement parler, l’outil, l’instrument, la machine à production de son exploiteur – individu ou milieu –, il peut difficilement, dans de telles conditions, être un individu pleinement développé, dans toutes ses facultés, et conscient. Venons-en au point de vue de l’individualisme anarchiste soucieux, avant tout, de l’entière libération individuelle, de l’épanouissement de chacun, sans entrave, de la libre expansion de l’unité humaine. L’individualisme anarchiste envisage la question sous un autre jour et apporte une solution qui n’entend pas que l’individu soit ainsi sacrifié et assimilé à un rouage. Il revendique, avant tout, pour tout travailleur, la possession inaliénable de son moyen de production, de quelque nature qu’il soit, outils ou terre arable, ou instruments de labour, ou livres, ou moyens d’expression de la pensée. Ce moyen de production peut appartenir à l’association aussi bien qu’à l’isolé ; celà dépend des conventions faites. L’essentiel est que l’outil, de quelque genre qu’il soit, soit la propriété du ou des producteurs et non de l’État ou des grandes firmes, ou du milieu où les circonstances ont fait naître l’individu. De plus, il importe que le travailleur dispose librement, selon son gré et ses nécessités, du produit de son travail, de son œuvre. Qu’il n’ait à subir aucune intervention étrangère dans l’usage qu’il entend faire de celui-ci. L’individu ou l’association doit pouvoir, sans avoir à tenir compte de qui que ce soit d’autre, consommer lui-même sa production, ou l’échanger à titre gratuit ou de réciprocité, il doit lui être encore loisible de choisir ceux avec qui il échangera ses produits et ce qu’il recevra à la place. L’individu une fois possesseur de son outil et de son produit, le capitalisme cesse d’être. Et de cette transformation des conditions du travail, l’individu tirera autre chose qu’une amélioration économique : il en retirera un bienfait au point de vue éthique. Au lieu d’être le salarié exploité, victime du patronat, doué en conséquence d’une mentalité « je m’en fichiste » quant à la confection du produit puisqu’il n’en jouit pas, désireux d’épargner son effort puisqu’un autre en profitera, le producteur individualiste anarchiste s’intéressera à sa besogne, cherchera à la parfaire sans cesse, à y apporter de la nouveauté, y déploiera de l’initiative. Il acquerra une fierté de l’œuvre accomplie, une saine satisfaction personnelle, un intérêt si vif à son travail qu’il lui sera une source de joie de vivre et non plus un collier de misère. Le même goût au travail, le même souci d’une exécution irréprochable, la même lutte contre la routine et le « toujours pareil » se retrouveront dans tous les métiers, dans toutes les activités possibles – ce qui, à l’heure actuelle, n’est leprivilège que d’une minorité, le plus souvent de travailleurs intellectuels, artistes, savants, écrivains, tous ceux qui œuvrent sous l’impulsion d’une vocation ou d’un choix déterminés. La propriété ainsi comprise et mise en pratique n’a plus rien de commun avec « la propriété c’est le vol » ; elle marque un degré d’évolution et semble devoir être à la base de l’émancipation totale, de l’affranchissement de toutes les autorités. Ce sera la puissance créatrice restituée à chaque individu, selon ses capacités, bien entendu. Il est évident que des accords peuvent survenir entre les consommateurs producteurs pour que soit évitée la surproduction, qui ne s’entendrait, la spéculation ayant disparu, que du surplus de la production, une fois que celle-ci aurait couvert les nécessités du producteur, isolé ou associé, ou que, par le jeu des échanges, ces nécessités auraient été satisfaites. Spéculation et exploitation ayant disparu, on ne voit pas que l’accumulation présente plus de dangers que dans le communisme. À vrai dire, qu’il s’agisse de communisme ou d’individualisme, leur réalisation économique au point de vue pratique ne peut être séparée d’une mentalité nouvelle, d’une autoconscience rendant inutile le contrôle, sous quelque nom qu’on le désigne. L’anarchisme, dans quelque domaine qu’on le conçoive, est fonction de l’entière absence de contrôle ou de surveillance, l’un et l’autre ramenant toujours à la pratique de l’autorité.


E. Armand.

PROPRIÉTÉ et LIBERTÉ encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



La Révolution de 1789 a proclamé le droit de tous les hommes à la liberté et à la propriété. Or, ce que nous voulons expliquer ici, c’est : 1° que liberté et propriété sont choses absolument opposées, incompatibles, exclusives l’une de l’autre ; 2° que depuis la Révolution Française, c’est-à-dire depuis cent quarante ans, les événements ont de plus en plus démontré cette opposition, cette incompatibilité, cette exclusion, malgré tous les sophismes dont on a cherché à déguiser leur décevante réalité. Sur la liberté, la Révolution a dit : « Les hommes naissent et demeurent libres... La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; l’exercice des droits naturels de chacun n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi... Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de l’homme de 1789, et Constitution de 1791.) Sur la propriété, la Révolution a dit : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » (Article XVII de la Déclaration de 1789, et Constitution de 1791.) Dans la Déclaration et la Constitution de 1795, il est dit : « La propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Le Code Napoléon, devenu le Code civil d’aujourd’hui, a défini ainsi la propriété, dans son article 544 : « … le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». La Révolution de 1848, dans sa Déclaration des droits de l’homme, précédant la Constitution des 4-12 novembre, se donna pour principes « la liberté, l’égalité, la fraternité », et pour bases « la famille, le travail, la propriété, l’ordre public ». Lorsque fut élaborée la Constitution appelée « républicaine » de 1875, il ne fut plus question des droits de l’homme, et la liberté ne figura plus que dans cette vague devise : « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’on imprima sur les papiers officiels, comme on imprimait sur les pièces de cent sous cette autre vague devise : « Dieu protège la France ». Les droits de l’homme planaient dans les nuages de l’empyrée politique, avec le souvenir de plus en plus brumeux des « grands ancêtres de 89 », avec le libéralisme idéaliste que les réalistes à la Guizot et à la Thiers avaient proprement transformé en banditisme politique (voir Politique), et les constituants, embourgeoisés d’opportunisme, n’avaient aucun souci de les rappeler et de les confirmer dans un texte précis. La Constitution de 1875 fut muette sur les garanties de la liberté ; elle ne le fut pas, par contre, sur celles de la propriété, comme nous le verrons. Elle homologua ainsi les violations antirépublicaines de la liberté, commises depuis trois quarts de siècle, faisant siens certains abus et ouvrant la porte à tous ceux que des gouvernants sans scrupules ne se priveraient pas de commettre tout en se donnant l’air de respecter la Constitution. C’est ainsi que la IIIe République a conservé la loi du 30 juin 1838 permettant les scandaleux « internements administratifs » et qui, avec l’article 10 du Code d’instruction criminelle, a marqué le rétablissement du « bon plaisir » des gouvernants et des « lettres de cachet ». C’est ainsi qu’en faisant les « lois scélérates » de 1893, 1894, 1920, elle a encore aggravé le système antérieur d’attentats à la liberté individuelle qui violent manifestement les principes de la Déclaration des droits de l’homme, et contre lesquels l’insurrection, a dit cette Déclaration, serait « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Par contre, la IIIe République a renforcé la puissance de la propriété, de ce qu’on appelle ses « droits », au point que ceux-ci ont été de plus en plus la négation de la liberté de tous les citoyens, même du plus grand nombre des propriétaires, par l’organisation d’un état de sujétion de plus en plus ploutocratiquernent favorisé. Par la faculté d’interprétation laissée à ses commentateurs et à ses applicateurs, le Code civil a été l’instrument de cette organisation et de l’étranglement progressif de la liberté, sous la domination de plus en plus absolue de la propriété. Ses 515 premiers articles ont été employés à sceller la soumission de la personne humaine aux convenances propriétaires de la famille et de la société. Les 1 800 autres ont consacré les droits et les usurpations de la propriété, « inviolable et sacrée », contre tous les autres droits de l’homme. Dans ce château fort de la légalité, plus imprenable que les anciennes demeures féodales, le nouveau seigneur, le nouveau roi, le capitaliste, nargue l’immense foule du salariat asservie à ses profits et dont la seule liberté est de crever de faim si elle ne veut pas se soumettre aux caprices du despote. Le Code pénal et le Code du travail, sentinelles vigilantes, montent la garde pour que digèrent et dorment en paix les heureux bénéficiaires du Code civil. Si les codes ne suffisent pas, il y a les fusils, comme en 1831, à Lyon. C’est contre les ouvriers défendant leur illusoire liberté du travail que l’armée française fit le premier essai, in anima vili, des balles Lebel, à Fourmies, en 1891... Aujourd’hui, on emploie les mitrailleuses et les bombes, dans les républiques de plus en plus « démocratisées », contre ceux qui demandent du travail !... « La société a assassiné civilement l’individu à qui elle a refusé du travail », disait Fourier, il y a plus de cent ans ; elle y a ajouté l’assassinat effectif que le code appelle « homicide prémédité ». On a fait le 89 politique – et encore ! – contre les privilèges politiques. Il reste à faire ce que M. Albert Bayet appelle le « 89 économique » (Cahiers de la Ligue des droits de l’homme, 20 novembre 1931), sans lequel le premier n’est qu’une balançoire. Ce nouveau 89 ne sera possible qu’en attaquant et en supprimant la propriété. Un des présidents de la Ligue des droits de l’homme, Ferdinand Buisson, a dit fort justement : « L’homme n’a pas de liberté s’il n’a que la liberté politique ; il n’y a pas de liberté là où il n’est pas réalisé la première de toutes les libertés, la liberté de vivre, la liberté d’être homme... Vous avez protesté pour la liberté de l’individu. Ne protesterezvous pas en faveur de ces individus, et ils sont légions, qu’on appelle libres et qui meurent de faim ? » La liberté de vivre est impossible sous le régime de la propriété pour quiconque ne vit pas du travail d’autrui. Or, c’est le cas de la majorité des hommes. Nous avons déjà vu (Liberté individuelle) la contradiction de la Déclaration des droits de l’homme, au sujet de la liberté, lorsqu’elle dit, d’une part : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et, d’autre part : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. » Nous avons vu comment la deuxième proposition détruit la première en favorisant l’exploitation des travailleurs par les détenteurs des entreprises du travail et de ses instruments. Cette exploitation, organisée sous le titre fallacieux de la liberté du travail, n’est-elle pas la négation de toute liberté pour le travailleur ? La Révolution Française promettait à tous les hommes quatre choses qui sont incluses dans la Déclaration des droits : la liberté, l’égalité, la propriété, la sûreté. Elles étaient, disait-elle, des droits naturels, imprescriptibles, inviolables, sacrés, que la Nation devait faire respecter au bénéfice de tous les hommes. Qu’était-ce à dire, sinon que la propriété individuelle devrait être transformée en propriété de tous ? Comment, sans cela, établirait-on l’égalité des hommes, et comment leur garantirait-on la liberté et la sûreté ?... On n’établit et on ne garantit rien. La suite de la Révolution fut un habile escamotage ; ses principes firent cette « blagologie » dont devrait se satisfaire le « peuple souverain ». Les anciens propriétaires des biens féodaux furent remplacés par les nouveaux propriétaires des biens nationaux. Il était d’autant plus nécessaire pour eux de garantir l’inviolabilité de la propriété qu’ils en avaient à peine payé le quart, et qu’ils devraient en faire retour à la Nation si on s’avisait de réaliser l’égalité promise à tous les citoyens. Mais c’eût été tomber dans le communisme, dans le collectivisme ; c’eût été aboutir à cette vaste conception de l’État dont s’étaient inspirés tant de penseurs de la Révolution ; c’eût été empêcher l’établissement de ce troisième État qui, pour être « Tout », comme le voulait Siéyès, devait assurer sa prédominance par la possession des biens et du pouvoir. Et c’est ce que comprirent les premiers « constituants » qui refusèrent de discuter le principe de la propriété pour « ne pas la compromettre » (sic). On avait les gendarmes et la guillotine pour faire respecter la propriété, comme l’Ancien Régime avait eu les sergents et le gibet ; cela devait suffire. La Révolution, qui prétendait s’établir sur le droit, ne s’établit ainsi que sur l’arbitraire et la force. Ce fut sa faute, ce fut son crime, et c’est pourquoi elle est aujourd’hui à refaire. La « blagologie » politicienne triomphait déjà dans les formules qui ne disent rien, produisent encore moins, mais suffisent à bercer les vagues espoirs des volontés incertaines. Un Danton pouvait dire : « L’homme a le droit de se gouverner lui-même et de conserver le fruit de sa libre activité. » Double sophisme, en présence de la Terreur et de la misère du temps. Les Girondins affirmaient, ex cathedra, que la propriété était antérieure à toute loi ; mais ils étaient, malgré ce, si peu sûrs de sa légitimité qu’ils refusaient de la prouver, disant : « Quiconque essaie de consacrer la propriété la compromet ; y toucher, même pour l’affermir, c’est l’ébranler... » En fait, il s’agissait surtout d’établir et de consolider les privilèges de la nouvelle féodalité de l’argent, plus avide encore que l’ancienne, et qui se constituait avec cette propriété industrielle que Barnave saluait, mais dont l’ouvrier était exclu comme possesseur, puisqu’il était dépossédé du fruit de son travail. Rivarol disait avec juste raison que la Révolution avait été faite par les rentiers. Il faut ajouter : et la haute bourgeoisie capitaliste, maîtresse des banques. À la veille de la Révolution, rentiers et hauts bourgeois étaient déjà les maîtres de l’État, possédant les titres d’une dette publique de quatre milliards et demi. Or, ils craignaient la banqueroute de la royauté qui ne se gênait pas, à l’occasion, pour puiser dans les caisses des banques et avait fait rendre gorge plus d’une fois, à son profit propre, bien entendu, aux gens d’affaires enrichis des dépouilles du peuple. Il fallait aux oiseaux de proie un régime qui, non seulement ne les dépouillerait pas, mais qui, encore, ferait payer au peuple, comme on le voit pratiquer aujourd’hui sur une si grande échelle, les déficits de leur gabegie. Devant une puissance économique déjà si fortement organisée, si résolue et si ferme dans ses desseins, que pouvait le verbalisme d’une Déclaration des droits de l’homme qui se combattait elle-même par ses contradictions et semait la division chez ses propres défenseurs ? Elle fut d’ailleurs rédigée par la seule bourgeoisie, cette Déclaration dont Malouet disait, dès le 3 août 1789 : « Pourquoi transporter les hommes sur le haut d’une montagne et, de là, leur montrer tout le domaine de leurs droits, puisque nous sommes obligés ensuite de les en faire redescendre, d’assigner des limites et de les rejeter dans le monde réel où ils trouveront des bornes à chaque pas ? » Mais ne fallait-il pas que la nouvelle parole descendît d’un nouveau Sinaï pour consacrer l’imposture ? En bas, dans la réalité où pataugeaient les pauvres dupes, la dictature de la propriété, la déchéance de la liberté et de l’égalité étaient marquées par l’établissement du cens électoral que Cazalès accompagnait de cette déclaration cynique : « Le propriétaire est le seul citoyen ! » La petite bourgeoisie elle-même protestait. L’abbé Grégoire constatait que le cens était le retour à « l’aristocratie des riches ». Loustalot disait que cette aristocratie était « établie sans pudeur ». Camille Desmoulins écrivait : « Pour faire sentir toute l’absurdité de ce régime, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably n’auraient pas été éligibles. » On lisait dans la Commune de Paris : « La classe malheureuse, courbée sous la loi quelle n’aura ni faite ni consentie, privée des droits de la Nation dont elle fait partie, retracera la servitude féodale et mainmortable. » Et Marat constatait ceci : « Qu’aurons-nous à gagner à détruire l’aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? Si nous devons gémir sous le joug de ses nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés. » On n’en finirait pas de citer les protestations plus ou moins violentes que publièrent les journaux du temps ou qui retentirent aux tribunes. Protestations fort inutiles, d’ailleurs. Pour les paysans, non seulement la Révolution ne fit pas la loi agraire du partage des terres, mais la Convention décida que seraient punis de mort ceux qui parleraient de cette loi !... Pour les ouvriers, leur exploitation fut organisée dès le 13 juin 1791 par la loi Le Chapelier, leur interdisant de se coaliser pour cesser le travail ou faire augmenter leurs salaires. Les grèves furent assimilées au brigandage ! Ce fut la Commune de Paris à qui, depuis Ponsard, on a tant reproché son « anarchisme », qui fit voter cette loi et la fit exécuter en en exagérant encore les dispositions déjà excessives. La loi Le Chapelier fut, de plus, aggravée en l793 par la sévérité de ses peines. C’est ainsi que l’homme eut « le droit de se gouverner lui-même et de conserver le fruit de sa libre activité », comme l’avait demandé Danton !... Le Code Napoléon renouvela la vieille loi civile de tous les siècles qui donnait au propriétaire la faculté de vivre sans travailler, en dépouillant le travailleur du produit de son travail. Bien plus : par le développement incessant de la concentration capitaliste dans des sociétés anonymes, les parasites, appelés « actionnaires », sans faire autrement œuvre de leurs dix doigts que pour découper leurs coupons, quand un agent de change ne le ferait pas pour eux, retireraient les moyens de leur oisiveté d’une propriété qu’ils n’auraient jamais vue que représentée par un papier appelé « action », et qui serait quelque part, on ne sait où, au Creusot, à Bataville, au Zoulouland !... En même temps, ce Code Napoléon confirma l’état de vassalité des travailleurs devant la propriété détentrice des instruments du travail. S’il adoucit certaines pénalités, il maintint l’interdiction des coalitions ouvrières jusqu’en 1884, quand fut votée la loi sur les syndicats. L’article 1 781 du Code civil consacra, jusqu’en 1868, la supériorité légale du maître sur le serviteur, du patron sur l’ouvrier. Jusqu’en 1932, les « gens de maison » ne seraient ni électeurs ni éligibles ! Jusqu’à la loi de 1884, les ouvriers ne feraient pas partie des conseils de prudhommes institués en 1806, et qui furent un recul sur le système corporatif de l’ancien régime qui faisait juger l’ouvrier par ses pairs. Le livret ouvrier, véritable brevet d’esclavage, scella le tout et dura jusqu’en 1890. Voilà comment la Révolution organisa la liberté et l’égalité pour ceux qui n’étaient pas propriétaires et étaient réduits à subir les conditions du salariat. La Révolution leur garantissait-elle, tout au moins, la sûreté qu’elle leur avait également promise, en leur assurant du travail et des conditions de vie normale ?... On peut en juger par des faits comme ceux-ci, répandus dans toute la France. La durée du travail dépassait 14 heures pour beaucoup d’ouvriers. Quand les relieurs demandèrent de ne plus faire que 14 heures, ils furent traités de « fainéants » ! Les salaires dérisoires étaient encore diminués par leur paiement en assignats dont la valeur baissait chaque jour ; ils ne suffisaient pas toujours à acheter du pain moisi ! La Convention avait livré au filateur Butel 500 fillettes de moins de dix ans, prises dans les hospices. Leur patron les nourrissait à peine, sans leur payer aucun salaire ! L’industriel Rumfort réconfortait ses 115 ouvriers d’une soupe à l’eau qui est restée légendaire sous le nom de « soupe à la Rumfort ». Une assiette de « potage à la ci-devant Condé » coûtait plus cher dans les restaurants où dînaient les « incroyables » que les 115 assiettes de soupe à la Rumfort réunies ! (Ilya Ehrenbourg, La vie de Babeuf.) Dans la seule région de Saint-Quentin, 60 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité. Comme il se produit dans la « crise » actuelle, seules les industries de guerre prospéraient ! La loi du « maximum », que la Convention avait été obligée de voter contre les mercantis rapaces, était inopérante, avec la dégringolade des assignats. On trouvera dans les Histoires du Travail, notamment dans celle de Pierre Brisson, d’autres exemples de cet état incroyable de sujétion et de misère ouvrières. La situation des travailleurs était si lamentable, tant aux champs qu’à la ville, qu’ils n’avaient le plus souvent d’autre ressource que de se faire soldats, ce qu’on voit encore aujourd’hui. C’est ainsi que se formèrent les armées de la Révolution et de l’Empire, ces armées de « volontaires » que le plutarquisme représente levés par l’enthousiasme patriotique pour la défense de « la Patrie en danger » ! Comme toujours, les prolétaires dépouillés et affamés allaient défendre la propriété des riches, se battre pour les fournisseurs de l’armée, les trafiquants de la guerre, les nouveaux engraissés qui regorgeaient de leurs dépouilles et formeraient la nouvelle aristocratie, la nouvelle féodalité, contre la Patrie elle-même qu’en 1815 ils livreraient à des « altesses », pendant que les défenseurs de cette patrie pourrissaient sur les champs de batailles. On comprend que l’égalité avait été éliminée des notions de droit. Troullier, le jurisconsulte de l’Empire, n’en reconnut plus que trois dans son Droit civil français : la liberté, la propriété et la sûreté. Or, la propriété avait rendu la liberté et la sûreté tout aussi inopérantes que l’égalité pour le plus grand nombre des hommes appelés ironiquement « citoyens ». Il fallut cependant justifier la mainmise de la propriété sur la liberté, expliquer leur prétendu accord, démontrer que la première n’était que le produit de la seconde. Ce fut l’œuvre fallacieuse des théoriciens bourgeois du régime de la propriété, surtout depuis que Proudhon, répétant Platon à 2 500 ans de distance, eut prouvé que « la propriété, c’est le vol » ! Proudhon fit très justement remarquer à ce sujet combien il fut, de tout temps, nécessaire de justifier le droit de propriété et comment, malgré toutes les justifications qu’on a prétendu lui apporter, sa légitimité est toujours contestée. La liberté, l’égalité, la sûreté n’ont pas besoin de ces justifications ; personne ne peut s’aviser de les discuter ; elles sont des droits naturels universellement reconnus. Mais on a toujours perdu son temps, et on le perd toujours, quand on prétend faire de la propriété un droit naturel. La rhétorique la plus subtile ne peut arriver à donner le change sur ce qu’elle est : violence et usurpation. L’équivoque la plus habile et l’affirmation la plus effrontée sont de soutenir que la propriété est fondée sur la liberté naturelle de l’individu, d’en faire l’expression même de la liberté et de la dire antérieure et supérieure à la loi faite pour la garantir. On nie ainsi qu’elle soit le produit du mensonge et de l’arbitraire. On dit : « L’homme ne peut être libre que si son existence est assurée. Pour cela, la propriété des objets assurant son existence lui est nécessaire. Le sauvage a ainsi, tout naturellement et légitimement, la propriété de son arc ; le nomade a, non moins naturellement et légitimement, la propriété temporaire de la terre qu’il a semée. » Cela était, ou paraissait juste ; mais, de déduction en déduction, on arrivait à démontrer que, tout aussi naturellement et légitimement, un homme pouvait avoir la propriété de toute une province avec celle de ses habitants, et qu’un autre pouvait accaparer à son profit le travail de milliers d’ouvriers. M. Thiers, entre autres cyniques, adopta ce beau raisonnement pour en faire découler l’organisation du pacte social, et dit : « Je protège votre propriété pour que vous protégiez la mienne. » Autrement dit, je vous assure la possession de votre arc pour que vous défendiez ma province et mes capitaux !... C’est ce que disaient déjà les barons à leurs serfs en l’an 800 ! Proudhon a ainsi remarqué combien, perfidement, on confondait le pétitoire, qui est le droit, la liberté de posséder, avec le possessoire, qui est la possession effective, réelle. Les prolétaires expropriés, pillés, volés, réduits au salariat, ont pour eux le pétitoire, le droit « inviolable » et « sacré » reconnu pompeusement par la Déclaration des droits de l’homme à tous les citoyens ; mais le possessoire est pour les propriétaires, ceux qui possèdent en fait, et là, ce ne sont plus les déclarations grandiloquentes du verbiage démagogique qui valent, ce sont les lois, les tribunaux, les gendarmes qui font respecter effectivement une propriété solide, nettement déterminée et décrite sur du papier résistant aux vers. Le pétitoire, c’est l’ombre pour laquelle le naïf lâche la proie ; c’est la carotte pendue devant son nez et qu’il ne peut jamais mordre, Le possessoire, c’est la proie que le malin ne lâche pas, et c’est la faculté de se faire porter sur le dos du naïf en le faisant courir après la carotte. Il est très académique de dire aux travailleurs : « Grâce à la Révolution, vous avez la liberté et le droit de posséder le produit légitime de votre travail, le morceau de terre, la maison, le mobilier, la rente que, péniblement, vous avez pu acquérir en économisant sur votre salaire » ; mais encore faudrait-il que cette acquisition ne fût pas rendue impossible par la liberté et le droit du patronat de s’approprier la meilleure part du travail, et de le payer d’un salaire qui ne permettra que tout juste, à l’ouvrier, de ne pas mourir de faim, cela sous le prétexte monstrueux que le patronat est propriétaire des instruments du travail ! Autant dire que ce patronat est aussi propriétaire de l’homme appelé « libre » qu’il fait travailler, comme il est propriétaire de la machine à laquelle il l’attèle, à la façon d’un bœuf ou d’un cheval. L’ouvrier n’est-il pas son « capital humain », comme il est, pour les états-majors qui mènent les guerres, le « matériel humain » !... Mais, même si le travailleur parvient à avoir son terrain, sa maison, son mobilier, sa rente, quelle garantie a-t-il qu’ils ne lui seront pas pris, saisis par le fisc ou par l’usurier à qui il se sera livré dans un moment de détresse ? « Inviolable et sacrée », la propriété. Oui, pour ceux à qui le brigandage social permet de piller la propriété des autres et assure le possessoire ; mais non pour ceux à qui l’état social ne garantit que le pétitoire. Le pétitoire, c’est la propriété des sots intoxiqués d’un civisme imposteur qui, parlant emphatiquement de « notre pays », « notre industrie », « nos finances », se grisent de cette fumée en mangeant leur pain sec ou qui, n’ayant même pas de pain, sont envoyés en prison s’ils osent en prendre dans une boulangerie. Le possessoire, c’est la propriété qui a un nom au cadastre et au Grand Livre de la dette publique, c’est celle du blé qui se dore au soleil de Messidor et qu’on peut impunément détruire, pendant que des millions d’êtres meurent de faim. Voilà ce que la loi, protectrice de la propriété, rend possible contre le droit des gens. Voilà les rapports de la liberté et de la propriété. Sont-ils différents, depuis 1789, de ce qu’ils étaient dans la Rome antique ou sous Louis XIV ? Il y avait alors, comme aujourd’hui, des miteux, des clochards, des traîne-savates qui pouvaient rêver au pétitoire pour calmer leur faim ; et il y avait aussi des esclaves qui pouvaient s’affranchir, des vilains qui devenaient princes, en acquérant un solide possessoire par d’habiles et heureuses friponneries. Et qu’on ne vienne pas nous dire, pour vanter la supériorité du nouveau régime, que les hommes vivent mieux aujourd’hui qu’ils vivaient il y a cinq mille ans, ou seulement il y a cinquante ans ! Apprenons à ne pas toujours tout mélanger dans la question sociale et à ne plus faire ainsi le jeu d’un opportunisme sans cesse à l’affût d’une nouvelle place dans le royaume de la peste capitaliste et du choléra politicien. Apprenons à sérier les sujets, à ne pas confondre l’insanité politique avec le progrès humain, la métaphysique sociale, qui demeure aussi bourbeuse qu’au temps d’Aristote, avec les inventions de la vapeur et de l’électricité qui ont transformé la vie économique dans le monde entier. Sans la Déclaration des droits de l’homme, et fussions-nous encore sous un pharaon, un Néron, un Louis XIV – qui, entre parenthèses, n’étaient pas de plus dangereux et de plus malfaisants mégalomanes que les Napoléon, les Guillaume, les Poincaré –, nous n’en aurions pas moins, aujourd’hui, le télégraphe, le téléphone, l’aviation, les sous-marins. On prétend qu’en Amérique chaque ouvrier possède son automobile. Il n’y en a pas moins six millions de chômeurs qui ont faim et contre qui marchent les mitrailleuses quand ils réclament du pain. Apprenons à ne plus bâiller aux corneilles du pétitoire pendant que les filous du possessoire nous font les poches ! Le premier des sophistes modernes qui prétendirent prouver les rapports de la liberté et de la propriété paraît être Mercier de la Rivière. Il disait que la liberté de l’homme est le résultat de la propriété qu’il a de lui-même, de ses facultés et des instruments par lesquels il les exerce. Propriétaire de ses facultés, il est en conséquence propriétaire de ce qu’elles produisent. La liberté, qui est dans la propriété de la personne, passe ainsi dans celle des choses, dans la propriété mobilière, dans la propriété foncière, et il ne peut être porté atteinte à l’une d’elles sans toucher aux autres. On voit ainsi l’habileté du processus ; il ne faut plus qu’un peu d’audace, mais abritée toutefois derrière le gendarme, pour démontrer, au nom de la liberté, que les vingt-cinq millions de francs de bénéfices hebdomadaires tirés par certains du travail de « leurs » ouvriers sont le produit légitime de leur travail !... On feignit de ne pas s’apercevoir que la personne et les objets de la propriété sont choses différentes, qu’on ne dit pas « ma main », « mon cerveau », comme on dit « ma maison », « mon champ », et qu’on ne dit pas non plus « ma femme », « mes enfants », comme on disait jadis « mes esclaves » et comme on dit aujourd’hui « mes ouvriers ». On ne dit pas davantage « ma maison », « ma charrue » comme on dit « mes usines », « mes machines ». La liberté de l’individu et la propriété de son corps, de ses facultés, de ses sentiments, sont exclusivement personnelles, essentiellement inaliénables. Et on ne peut aliéner, pas plus que sa personne, celle des autres, de sa femme, de ses enfants ; tout au plus peut-on mutiler ou détruire la personne, transformer les sentiments qu’on a pour autrui, se soumettre au sort de l’esclave ou de l’ouvrier. Mais la propriété de la personne reste intacte, si violée et si peu sacrée qu’elle soit. La liberté de la personne est absolument incompatible avec l’aliénation. Par contre, la propriété est essentiellement aliénable : elle n’existe que parce qu’elle peut être donnée, achetée, vendue, morcelée, transformée, qu’elle est un objet de transaction. Il est incongru d’assimiler la propriété de la personne à celle d’un objet extérieur, et il est perfide d’assimiler la propriété modeste d’une maison, d’un champ, d’une charrue, produit réel du travail de l’homme laborieux, à celle orgueilleuse d’usines, de territoires, de machines, produit du travail accumulé d’une foule de travailleurs dépossédés par le parasitisme capitaliste. Destutt de Tracy, Cousin, Bastiat, et bien entendu M. Thiers, ont été les théoriciens de plus en plus insolents de ces sophistications. Benjamin Constant avait une conception plus saine, mais qui était utopique. Il constatait que la propriété a été crée par l’état social, prétendant que cette origine civile n’affaiblissait nullement la juste idée qu’on devait avoir de sa légitimité et de son inviolabilité, mais il ajoutait que cette origine « conduit à ne pas exagérer cette idée, à ne pas accorder un caractère particulièrement sacré au droit de propriété, à ne pas faire passer ce droit avant la liberté, avant le droit des citoyens »... Le respect de la propriété devait être fondé sur le respect de la liberté, et non le respect de la liberté sur celui de la propriété. B. Constant recherchait ainsi un compromis entre deux choses que le fait social rendait absolument inconciliables. Que pouvaient devenir de tels principes dans une société où le fait de ne rien posséder entraînait le délit de vagabondage, et où le propriétaire pouvait tuer froidement, avec l’absolution de la loi, l’homme altéré qui venait boire à son puits ? La propriété civile ne peut coexister avec le respect de la liberté. Elle est une violation constante de la propriété primitive attachée à la liberté naturelle. Les bons apôtres qui soutiennent le système ploutocratique et sont favorables, aujourd’hui, à ce qu’on appelle une « réaction néo-capitaliste », ramenant le travail aux formes les plus dures du passé, y compris le fouet sous lequel l’esclave tournait la roue et le galérien manœuvrait la rame, se basent sur la différence de qualité et de valeur de la production pour justifier l’inégalité des salaires, c’est-à-dire l’exagération des prélèvements sur le travail d’autrui. Ils disent, avec ces façons cafardes, que tant d’ouvriers connaissent des « bons patrons » qui daignent discuter avec eux et ne pas les congédier brutalement : « Le travail d’un Newton, qui a servi et sert encore aux générations qui l’ont suivi, est incomparablement supérieur à celui de l’ouvrier qui ne sert que des besoins immédiats, passagers, et qui peut être remplacé par tout autre ouvrier. » C’est possible, mais la question n’est pas là ; elle est dans l’usage dolosif qui est fait des inventions d’un Newton. Nous admettons fort bien qu’un Newton puisse avoir droit à un salaire supérieur à celui de l’ouvrier ; mais est-il admissible que des individus, accaparant le travail de Newton et ne faisant rien par euxmêmes, frustrent ceux qui font valoir ce travail ? Or, on ne donne même pas aux Newton ce salaire supérieur qui devrait leur revenir ; ils sont les premiers frustrés ! Un Bernard Palissy, un Sauvage, un Tellier, des centaines d’autres, dans tous les siècles, n’ont-ils pas été dépouillés des fruits de leurs inventions ? Et ne voit-on pas, aujourd’hui même, les cas de Branly et de Forest ? Un Branly est, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, réduit à une quasi misère, alors que des industriels ont gagné des milliards en exploitant ses découvertes ! La veuve de Forest est, à l’âge de soixante-seize ans, abandonnée à un sort misérable, alors que les perfectionnements mécaniques trouvés par son mari ont enrichi scandaleusement des fabricants d’automobiles ! Quels droits avaient ces industriels et ces fabricants de plus que les ouvriers qu’ils employaient, au bénéfice des inventions de Branly et de Forest, sinon ceux de l’immorale propriété de leur argent qui leur avait permis de s’emparer de ces inventions, appuyée de la non moins immorale complicité de la loi et du gendarme, c’est-à-dire de l’arbitraire et de la violence organisés ? Mais voici la plus cynique explication de la propriété capitaliste, négation de la liberté de tous. Il fallait un M. Thiers pour oser la formuler ; c’est ce qu’il a fait dans son ouvrage De la propriété. Il y a dit en substance : « La propriété est un fait et un droit pris dans celle qu’a l’homme de ses facultés naturelles. La propriété est le produit du travail, de l’emploi des facultés. C’est le travail qui crée le droit de propriété. » Cela peut encore aller. Voyons la suite : « La propriété a été le plus souvent, à l’origine, l’appropriation violente, sans travail, mais la PROPRIÉTÉ S’ÉPURE par la transmission légitime et bien ordonnée. La propriété de chacun est la mesure de la personne et, partant, conforme à la justice. Le riche, par le capital qu’il distribue, FAIT VIVRE LE PAUVRE en travaillant. Il lui fournit ses instruments de travail et ses moyens d’existence à condition qu’il travaille pour lui. LE SUPERFLU DU RICHE N’EST PAS UN VOL FAIT AU PAUVRE ; c’est au contraire un fonds de réserve et d’épargne pour lui, où il puise sans cesse. C’est une propriété qui n’appartient qu’au riche, mais DONT TOUS DEUX ONT LA JOUISSANCE, en quelque sorte... » C’est de cette façon qu’on démontre aux pharisiens qui ne demandent qu’à se laisser convaincre, et aux pauvres d’esprit pour qui le royaume des cieux a été créé, que « le riche est le protecteur du pauvre », que « sans le riche, le pauvre ne pourrait ni travailler, ni vivre », etc. ! On connaît tout ce que peuvent tirer de ces insanités les « défenseurs de l’ordre » et les cafards de la philanthropie. Mais c’est aussi de cette façon qu’on donne aux gens sensés la plus irréfutable démonstration de la proposition de Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! », et de l’incompatibilité existant entre la liberté et la propriété. « La propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée », disait M. Thiers qui avait tant besoin « d’épurer » la sienne. C’est ainsi qu’on justifie le mot de Boileau : « Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. » C’est ainsi qu’on peut friponner sans danger en pratiquant dans le grand. Heureux le pauvre à qui il n’en coûte que sa liberté pour recevoir les miettes de ces turpitudes !... Il est donc impossible que liberté et propriété coexistent. L’enthousiasme idéologique avait fait proclamer la liberté par la révolution ; le froid égoïsme et la basse cupidité lui ont fait consacrer l’inviolabilité de la propriété. La seconde a dévoré la première. L’homme n’a été libre, et combien bassement, immoralement, qu’en étant propriétaire, et parce que le simple citoyen ne possédant rien est demeuré esclave. C’est ainsi que « toutes les constitutions qui ont été données à la France garantissaient également la liberté individuelle, et sous l’empire de ces constitutions, la liberté individuelle a été violée sans cesse ». (B. Constant.) Même sous la forme légitime de la petite propriété, produit réel du travail, cette propriété porte en elle un vice fondamental en ce qu’elle fait naître et excite chez l’individu la cupidité et l’ambition d’une appropriation toujours plus grande et, partant, plus injuste et plus malfaisante. À l’encontre de tous ceux qui craignent de « compromettre » auprès des timorés l’idée de la révolution – comme d’autres craignent de « compromettre » l’idée de propriété –, ou qui ne pensent qu’à remplacer les « propriétaires » du troisième État par ceux d’un quatrième, Gorki a eu le courage de dire, et nous devons l’avoir avec lui : « Dans tous les pays, la classe paysanne – les millions de petits propriétaires – est un terrain propice à la croissance des rapaces et des parasites ; le capitalisme dans toute son horreur a grandi sur ce terrain. » Il a grandi sur tous les terrains prolétariens, ouvriers comme paysans, sur lesquels a pu s’ériger la propriété, même la plus modeste. L’homme doué de bon sens et de réflexion doit se rendre compte du piège et de l’immoralité de cette liberté illusoire que la société bourgeoise offre au prolétariat en lui proposant la propriété individuelle. Là encore, Gorki a vu et a parlé clair en disant : « En attirant vers elle les paysans et les ouvriers les plus doués, en les obligeant à servir ses intérêts, la bourgeoisie exalte la « liberté » avec laquelle un homme peut parvenir à un certain bien-être personnel, à un habitat commode, à une situation confortable. Mais vous ne nierez certes pas que dans votre société, des milliers d’hommes de talent meurent sur le chemin de ce vil bien-être, incapables de surmonter les obstacles que dressent devant eux les conditions morales de l’existence bourgeoise. » N’oublions pas ce jugement de J.-J. Rousseau, dont la confirmation est de plus en plus sanglante : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire « ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant la fosse, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tout le monde et que la terre n’est à personne ! » J.-J. Rousseau a dit encore : « Le démon de la propriété infecte tout ce qu’il touche. » La propriété a besoin, pour s’engraisser, du sang et de la misère des hommes sur qui elle règne, comme une puissance de proie. Toutes les insurrections avortées, noyées dans le sang prolétarien, toutes les lois sociales qui rivent plus étroitement les travailleurs à leurs chaînes et apportent de nouvelles privations dans leurs taudis sont rassurantes pour la propriété. Elles font monter les cours de la bourse, grossir les fortunes, s’étaler avec plus de cynisme et de cruauté la muflerie des privilégiés. Il ne pourra pas y avoir de vie harmonieuse entre les hommes tant qu’il n’y aura pas le bienêtre et la liberté pour tous. Il ne pourra pas y avoir de bien-être et de liberté pour tous tant que tout ne sera pas à tous, pour la satisfaction des besoins de tous. Il n’y aura de véritable révolution que celle qui arrachera les pieux, comblera la fosse, effacera les limites des terres, les frontières des patries, et fera un immense incendie de tous les grimoires où sont écrits les droits fallacieux et odieux de la propriété. —


Édouard Rothen.