La
Révolution de 1789 a proclamé le droit de tous les hommes à la
liberté et à la propriété. Or, ce que nous voulons expliquer ici,
c’est : 1° que liberté et propriété sont choses absolument
opposées, incompatibles, exclusives l’une de l’autre ; 2° que
depuis la Révolution Française, c’est-à-dire depuis cent
quarante ans, les événements ont de plus en plus démontré cette
opposition, cette incompatibilité, cette exclusion, malgré tous les
sophismes dont on a cherché à déguiser leur décevante réalité.
Sur la liberté, la Révolution a dit : « Les hommes naissent et
demeurent libres... La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui
ne nuit pas à autrui ; l’exercice des droits naturels de chacun
n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la
société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent
être déterminées que par la loi... Tout ce qui n’est pas défendu
par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de
faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de
l’homme de 1789, et Constitution de 1791.) Sur la propriété, la
Révolution a dit : « La propriété étant un droit inviolable et
sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la
nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment
et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
(Article XVII de la Déclaration de 1789, et Constitution de 1791.)
Dans la Déclaration et la Constitution de 1795, il est dit : « La
propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses
revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Le Code
Napoléon, devenu le Code civil d’aujourd’hui, a défini ainsi la
propriété, dans son article 544 : « … le droit de jouir et
disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on
n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements
». La Révolution de 1848, dans sa Déclaration des droits de
l’homme, précédant la Constitution des 4-12 novembre, se donna
pour principes « la liberté, l’égalité, la fraternité », et
pour bases « la famille, le travail, la propriété, l’ordre
public ». Lorsque fut élaborée la Constitution appelée «
républicaine » de 1875, il ne fut plus question des droits de
l’homme, et la liberté ne figura plus que dans cette vague devise
: « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’on imprima sur les
papiers officiels, comme on imprimait sur les pièces de cent sous
cette autre vague devise : « Dieu protège la France ». Les droits
de l’homme planaient dans les nuages de l’empyrée politique,
avec le souvenir de plus en plus brumeux des « grands ancêtres de
89 », avec le libéralisme idéaliste que les réalistes à la
Guizot et à la Thiers avaient proprement transformé en banditisme
politique (voir Politique), et les constituants, embourgeoisés
d’opportunisme, n’avaient aucun souci de les rappeler et de les
confirmer dans un texte précis. La Constitution de 1875 fut muette
sur les garanties de la liberté ; elle ne le fut pas, par contre,
sur celles de la propriété, comme nous le verrons. Elle homologua
ainsi les violations antirépublicaines de la liberté, commises
depuis trois quarts de siècle, faisant siens certains abus et
ouvrant la porte à tous ceux que des gouvernants sans scrupules ne
se priveraient pas de commettre tout en se donnant l’air de
respecter la Constitution. C’est ainsi que la IIIe République a
conservé la loi du 30 juin 1838 permettant les scandaleux «
internements administratifs » et qui, avec l’article 10 du Code
d’instruction criminelle, a marqué le rétablissement du « bon
plaisir » des gouvernants et des « lettres de cachet ». C’est
ainsi qu’en faisant les « lois scélérates » de 1893, 1894,
1920, elle a encore aggravé le système antérieur d’attentats à
la liberté individuelle qui violent manifestement les principes de
la Déclaration des droits de l’homme, et contre lesquels
l’insurrection, a dit cette Déclaration, serait « le plus sacré
des droits et le plus indispensable des devoirs ». Par contre, la
IIIe République a renforcé la puissance de la propriété, de ce
qu’on appelle ses « droits », au point que ceux-ci ont été de
plus en plus la négation de la liberté de tous les citoyens, même
du plus grand nombre des propriétaires, par l’organisation d’un
état de sujétion de plus en plus ploutocratiquernent favorisé. Par
la faculté d’interprétation laissée à ses commentateurs et à
ses applicateurs, le Code civil a été l’instrument de cette
organisation et de l’étranglement progressif de la liberté, sous
la domination de plus en plus absolue de la propriété. Ses 515
premiers articles ont été employés à sceller la soumission de la
personne humaine aux convenances propriétaires de la famille et de
la société. Les 1 800 autres ont consacré les droits et les
usurpations de la propriété, « inviolable et sacrée », contre
tous les autres droits de l’homme. Dans ce château fort de la
légalité, plus imprenable que les anciennes demeures féodales, le
nouveau seigneur, le nouveau roi, le capitaliste, nargue l’immense
foule du salariat asservie à ses profits et dont la seule liberté
est de crever de faim si elle ne veut pas se soumettre aux caprices
du despote. Le Code pénal et le Code du travail, sentinelles
vigilantes, montent la garde pour que digèrent et dorment en paix
les heureux bénéficiaires du Code civil. Si les codes ne suffisent
pas, il y a les fusils, comme en 1831, à Lyon. C’est contre les
ouvriers défendant leur illusoire liberté du travail que l’armée
française fit le premier essai, in anima vili, des balles Lebel, à
Fourmies, en 1891... Aujourd’hui, on emploie les mitrailleuses et
les bombes, dans les républiques de plus en plus « démocratisées
», contre ceux qui demandent du travail !... « La société a
assassiné civilement l’individu à qui elle a refusé du travail
», disait Fourier, il y a plus de cent ans ; elle y a ajouté
l’assassinat effectif que le code appelle « homicide prémédité
». On a fait le 89 politique – et encore ! – contre les
privilèges politiques. Il reste à faire ce que M. Albert Bayet
appelle le « 89 économique » (Cahiers de la Ligue des droits de
l’homme, 20 novembre 1931), sans lequel le premier n’est qu’une
balançoire. Ce nouveau 89 ne sera possible qu’en attaquant et en
supprimant la propriété. Un des présidents de la Ligue des droits
de l’homme, Ferdinand Buisson, a dit fort justement : « L’homme
n’a pas de liberté s’il n’a que la liberté politique ; il n’y
a pas de liberté là où il n’est pas réalisé la première de
toutes les libertés, la liberté de vivre, la liberté d’être
homme... Vous avez protesté pour la liberté de l’individu. Ne
protesterezvous pas en faveur de ces individus, et ils sont légions,
qu’on appelle libres et qui meurent de faim ? » La liberté de
vivre est impossible sous le régime de la propriété pour quiconque
ne vit pas du travail d’autrui. Or, c’est le cas de la majorité
des hommes. Nous avons déjà vu (Liberté individuelle) la
contradiction de la Déclaration des droits de l’homme, au sujet de
la liberté, lorsqu’elle dit, d’une part : « La liberté
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et,
d’autre part : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne
peut être empêché. » Nous avons vu comment la deuxième
proposition détruit la première en favorisant l’exploitation des
travailleurs par les détenteurs des entreprises du travail et de ses
instruments. Cette exploitation, organisée sous le titre fallacieux
de la liberté du travail, n’est-elle pas la négation de toute
liberté pour le travailleur ? La Révolution Française promettait à
tous les hommes quatre choses qui sont incluses dans la Déclaration
des droits : la liberté, l’égalité, la propriété, la sûreté.
Elles étaient, disait-elle, des droits naturels, imprescriptibles,
inviolables, sacrés, que la Nation devait faire respecter au
bénéfice de tous les hommes. Qu’était-ce à dire, sinon que la
propriété individuelle devrait être transformée en propriété de
tous ? Comment, sans cela, établirait-on l’égalité des hommes,
et comment leur garantirait-on la liberté et la sûreté ?... On
n’établit et on ne garantit rien. La suite de la Révolution fut
un habile escamotage ; ses principes firent cette « blagologie »
dont devrait se satisfaire le « peuple souverain ». Les anciens
propriétaires des biens féodaux furent remplacés par les nouveaux
propriétaires des biens nationaux. Il était d’autant plus
nécessaire pour eux de garantir l’inviolabilité de la propriété
qu’ils en avaient à peine payé le quart, et qu’ils devraient en
faire retour à la Nation si on s’avisait de réaliser l’égalité
promise à tous les citoyens. Mais c’eût été tomber dans le
communisme, dans le collectivisme ; c’eût été aboutir à cette
vaste conception de l’État dont s’étaient inspirés tant de
penseurs de la Révolution ; c’eût été empêcher l’établissement
de ce troisième État qui, pour être « Tout », comme le voulait
Siéyès, devait assurer sa prédominance par la possession des biens
et du pouvoir. Et c’est ce que comprirent les premiers «
constituants » qui refusèrent de discuter le principe de la
propriété pour « ne pas la compromettre » (sic). On avait les
gendarmes et la guillotine pour faire respecter la propriété, comme
l’Ancien Régime avait eu les sergents et le gibet ; cela devait
suffire. La Révolution, qui prétendait s’établir sur le droit,
ne s’établit ainsi que sur l’arbitraire et la force. Ce fut sa
faute, ce fut son crime, et c’est pourquoi elle est aujourd’hui à
refaire. La « blagologie » politicienne triomphait déjà dans les
formules qui ne disent rien, produisent encore moins, mais suffisent
à bercer les vagues espoirs des volontés incertaines. Un Danton
pouvait dire : « L’homme a le droit de se gouverner lui-même et
de conserver le fruit de sa libre activité. » Double sophisme, en
présence de la Terreur et de la misère du temps. Les Girondins
affirmaient, ex cathedra, que la propriété était antérieure à
toute loi ; mais ils étaient, malgré ce, si peu sûrs de sa
légitimité qu’ils refusaient de la prouver, disant : « Quiconque
essaie de consacrer la propriété la compromet ; y toucher, même
pour l’affermir, c’est l’ébranler... » En fait, il s’agissait
surtout d’établir et de consolider les privilèges de la nouvelle
féodalité de l’argent, plus avide encore que l’ancienne, et qui
se constituait avec cette propriété industrielle que Barnave
saluait, mais dont l’ouvrier était exclu comme possesseur,
puisqu’il était dépossédé du fruit de son travail. Rivarol
disait avec juste raison que la Révolution avait été faite par les
rentiers. Il faut ajouter : et la haute bourgeoisie capitaliste,
maîtresse des banques. À la veille de la Révolution, rentiers et
hauts bourgeois étaient déjà les maîtres de l’État, possédant
les titres d’une dette publique de quatre milliards et demi. Or,
ils craignaient la banqueroute de la royauté qui ne se gênait pas,
à l’occasion, pour puiser dans les caisses des banques et avait
fait rendre gorge plus d’une fois, à son profit propre, bien
entendu, aux gens d’affaires enrichis des dépouilles du peuple. Il
fallait aux oiseaux de proie un régime qui, non seulement ne les
dépouillerait pas, mais qui, encore, ferait payer au peuple, comme
on le voit pratiquer aujourd’hui sur une si grande échelle, les
déficits de leur gabegie. Devant une puissance économique déjà si
fortement organisée, si résolue et si ferme dans ses desseins, que
pouvait le verbalisme d’une Déclaration des droits de l’homme
qui se combattait elle-même par ses contradictions et semait la
division chez ses propres défenseurs ? Elle fut d’ailleurs rédigée
par la seule bourgeoisie, cette Déclaration dont Malouet disait, dès
le 3 août 1789 : « Pourquoi transporter les hommes sur le haut
d’une montagne et, de là, leur montrer tout le domaine de leurs
droits, puisque nous sommes obligés ensuite de les en faire
redescendre, d’assigner des limites et de les rejeter dans le monde
réel où ils trouveront des bornes à chaque pas ? » Mais ne
fallait-il pas que la nouvelle parole descendît d’un nouveau Sinaï
pour consacrer l’imposture ? En bas, dans la réalité où
pataugeaient les pauvres dupes, la dictature de la propriété, la
déchéance de la liberté et de l’égalité étaient marquées par
l’établissement du cens électoral que Cazalès accompagnait de
cette déclaration cynique : « Le propriétaire est le seul citoyen
! » La petite bourgeoisie elle-même protestait. L’abbé Grégoire
constatait que le cens était le retour à « l’aristocratie des
riches ». Loustalot disait que cette aristocratie était « établie
sans pudeur ». Camille Desmoulins écrivait : « Pour faire sentir
toute l’absurdité de ce régime, il suffit de dire que J.-J.
Rousseau, Corneille, Mably n’auraient pas été éligibles. » On
lisait dans la Commune de Paris : « La classe malheureuse, courbée
sous la loi quelle n’aura ni faite ni consentie, privée des droits
de la Nation dont elle fait partie, retracera la servitude féodale
et mainmortable. » Et Marat constatait ceci : « Qu’aurons-nous à
gagner à détruire l’aristocratie des nobles, si elle est
remplacée par l’aristocratie des riches ? Si nous devons gémir
sous le joug de ses nouveaux parvenus, mieux valait conserver les
ordres privilégiés. » On n’en finirait pas de citer les
protestations plus ou moins violentes que publièrent les journaux du
temps ou qui retentirent aux tribunes. Protestations fort inutiles,
d’ailleurs. Pour les paysans, non seulement la Révolution ne fit
pas la loi agraire du partage des terres, mais la Convention décida
que seraient punis de mort ceux qui parleraient de cette loi !...
Pour les ouvriers, leur exploitation fut organisée dès le 13 juin
1791 par la loi Le Chapelier, leur interdisant de se coaliser pour
cesser le travail ou faire augmenter leurs salaires. Les grèves
furent assimilées au brigandage ! Ce fut la Commune de Paris à qui,
depuis Ponsard, on a tant reproché son « anarchisme », qui fit
voter cette loi et la fit exécuter en en exagérant encore les
dispositions déjà excessives. La loi Le Chapelier fut, de plus,
aggravée en l793 par la sévérité de ses peines. C’est ainsi que
l’homme eut « le droit de se gouverner lui-même et de conserver
le fruit de sa libre activité », comme l’avait demandé Danton
!... Le Code Napoléon renouvela la vieille loi civile de tous les
siècles qui donnait au propriétaire la faculté de vivre sans
travailler, en dépouillant le travailleur du produit de son travail.
Bien plus : par le développement incessant de la concentration
capitaliste dans des sociétés anonymes, les parasites, appelés «
actionnaires », sans faire autrement œuvre de leurs dix doigts que
pour découper leurs coupons, quand un agent de change ne le ferait
pas pour eux, retireraient les moyens de leur oisiveté d’une
propriété qu’ils n’auraient jamais vue que représentée par un
papier appelé « action », et qui serait quelque part, on ne sait
où, au Creusot, à Bataville, au Zoulouland !... En même temps, ce
Code Napoléon confirma l’état de vassalité des travailleurs
devant la propriété détentrice des instruments du travail. S’il
adoucit certaines pénalités, il maintint l’interdiction des
coalitions ouvrières jusqu’en 1884, quand fut votée la loi sur
les syndicats. L’article 1 781 du Code civil consacra, jusqu’en
1868, la supériorité légale du maître sur le serviteur, du patron
sur l’ouvrier. Jusqu’en 1932, les « gens de maison » ne
seraient ni électeurs ni éligibles ! Jusqu’à la loi de 1884, les
ouvriers ne feraient pas partie des conseils de prudhommes institués
en 1806, et qui furent un recul sur le système corporatif de
l’ancien régime qui faisait juger l’ouvrier par ses pairs. Le
livret ouvrier, véritable brevet d’esclavage, scella le tout et
dura jusqu’en 1890. Voilà comment la Révolution organisa la
liberté et l’égalité pour ceux qui n’étaient pas
propriétaires et étaient réduits à subir les conditions du
salariat. La Révolution leur garantissait-elle, tout au moins, la
sûreté qu’elle leur avait également promise, en leur assurant du
travail et des conditions de vie normale ?... On peut en juger par
des faits comme ceux-ci, répandus dans toute la France. La durée du
travail dépassait 14 heures pour beaucoup d’ouvriers. Quand les
relieurs demandèrent de ne plus faire que 14 heures, ils furent
traités de « fainéants » ! Les salaires dérisoires étaient
encore diminués par leur paiement en assignats dont la valeur
baissait chaque jour ; ils ne suffisaient pas toujours à acheter du
pain moisi ! La Convention avait livré au filateur Butel 500
fillettes de moins de dix ans, prises dans les hospices. Leur patron
les nourrissait à peine, sans leur payer aucun salaire !
L’industriel Rumfort réconfortait ses 115 ouvriers d’une soupe à
l’eau qui est restée légendaire sous le nom de « soupe à la
Rumfort ». Une assiette de « potage à la ci-devant Condé »
coûtait plus cher dans les restaurants où dînaient les «
incroyables » que les 115 assiettes de soupe à la Rumfort réunies
! (Ilya Ehrenbourg, La vie de Babeuf.) Dans la seule région de
Saint-Quentin, 60 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité.
Comme il se produit dans la « crise » actuelle, seules les
industries de guerre prospéraient ! La loi du « maximum », que la
Convention avait été obligée de voter contre les mercantis
rapaces, était inopérante, avec la dégringolade des assignats. On
trouvera dans les Histoires du Travail, notamment dans celle de
Pierre Brisson, d’autres exemples de cet état incroyable de
sujétion et de misère ouvrières. La situation des travailleurs
était si lamentable, tant aux champs qu’à la ville, qu’ils
n’avaient le plus souvent d’autre ressource que de se faire
soldats, ce qu’on voit encore aujourd’hui. C’est ainsi que se
formèrent les armées de la Révolution et de l’Empire, ces armées
de « volontaires » que le plutarquisme représente levés par
l’enthousiasme patriotique pour la défense de « la Patrie en
danger » ! Comme toujours, les prolétaires dépouillés et affamés
allaient défendre la propriété des riches, se battre pour les
fournisseurs de l’armée, les trafiquants de la guerre, les
nouveaux engraissés qui regorgeaient de leurs dépouilles et
formeraient la nouvelle aristocratie, la nouvelle féodalité, contre
la Patrie elle-même qu’en 1815 ils livreraient à des « altesses
», pendant que les défenseurs de cette patrie pourrissaient sur les
champs de batailles. On comprend que l’égalité avait été
éliminée des notions de droit. Troullier, le jurisconsulte de
l’Empire, n’en reconnut plus que trois dans son Droit civil
français : la liberté, la propriété et la sûreté. Or, la
propriété avait rendu la liberté et la sûreté tout aussi
inopérantes que l’égalité pour le plus grand nombre des hommes
appelés ironiquement « citoyens ». Il fallut cependant justifier
la mainmise de la propriété sur la liberté, expliquer leur
prétendu accord, démontrer que la première n’était que le
produit de la seconde. Ce fut l’œuvre fallacieuse des théoriciens
bourgeois du régime de la propriété, surtout depuis que Proudhon,
répétant Platon à 2 500 ans de distance, eut prouvé que « la
propriété, c’est le vol » ! Proudhon fit très justement
remarquer à ce sujet combien il fut, de tout temps, nécessaire de
justifier le droit de propriété et comment, malgré toutes les
justifications qu’on a prétendu lui apporter, sa légitimité est
toujours contestée. La liberté, l’égalité, la sûreté n’ont
pas besoin de ces justifications ; personne ne peut s’aviser de les
discuter ; elles sont des droits naturels universellement reconnus.
Mais on a toujours perdu son temps, et on le perd toujours, quand on
prétend faire de la propriété un droit naturel. La rhétorique la
plus subtile ne peut arriver à donner le change sur ce qu’elle est
: violence et usurpation. L’équivoque la plus habile et
l’affirmation la plus effrontée sont de soutenir que la propriété
est fondée sur la liberté naturelle de l’individu, d’en faire
l’expression même de la liberté et de la dire antérieure et
supérieure à la loi faite pour la garantir. On nie ainsi qu’elle
soit le produit du mensonge et de l’arbitraire. On dit : « L’homme
ne peut être libre que si son existence est assurée. Pour cela, la
propriété des objets assurant son existence lui est nécessaire. Le
sauvage a ainsi, tout naturellement et légitimement, la propriété
de son arc ; le nomade a, non moins naturellement et légitimement,
la propriété temporaire de la terre qu’il a semée. » Cela
était, ou paraissait juste ; mais, de déduction en déduction, on
arrivait à démontrer que, tout aussi naturellement et légitimement,
un homme pouvait avoir la propriété de toute une province avec
celle de ses habitants, et qu’un autre pouvait accaparer à son
profit le travail de milliers d’ouvriers. M. Thiers, entre autres
cyniques, adopta ce beau raisonnement pour en faire découler
l’organisation du pacte social, et dit : « Je protège votre
propriété pour que vous protégiez la mienne. » Autrement dit, je
vous assure la possession de votre arc pour que vous défendiez ma
province et mes capitaux !... C’est ce que disaient déjà les
barons à leurs serfs en l’an 800 ! Proudhon a ainsi remarqué
combien, perfidement, on confondait le pétitoire, qui est le droit,
la liberté de posséder, avec le possessoire, qui est la possession
effective, réelle. Les prolétaires expropriés, pillés, volés,
réduits au salariat, ont pour eux le pétitoire, le droit «
inviolable » et « sacré » reconnu pompeusement par la Déclaration
des droits de l’homme à tous les citoyens ; mais le possessoire
est pour les propriétaires, ceux qui possèdent en fait, et là, ce
ne sont plus les déclarations grandiloquentes du verbiage
démagogique qui valent, ce sont les lois, les tribunaux, les
gendarmes qui font respecter effectivement une propriété solide,
nettement déterminée et décrite sur du papier résistant aux vers.
Le pétitoire, c’est l’ombre pour laquelle le naïf lâche la
proie ; c’est la carotte pendue devant son nez et qu’il ne peut
jamais mordre, Le possessoire, c’est la proie que le malin ne lâche
pas, et c’est la faculté de se faire porter sur le dos du naïf en
le faisant courir après la carotte. Il est très académique de dire
aux travailleurs : « Grâce à la Révolution, vous avez la liberté
et le droit de posséder le produit légitime de votre travail, le
morceau de terre, la maison, le mobilier, la rente que, péniblement,
vous avez pu acquérir en économisant sur votre salaire » ; mais
encore faudrait-il que cette acquisition ne fût pas rendue
impossible par la liberté et le droit du patronat de s’approprier
la meilleure part du travail, et de le payer d’un salaire qui ne
permettra que tout juste, à l’ouvrier, de ne pas mourir de faim,
cela sous le prétexte monstrueux que le patronat est propriétaire
des instruments du travail ! Autant dire que ce patronat est aussi
propriétaire de l’homme appelé « libre » qu’il fait
travailler, comme il est propriétaire de la machine à laquelle il
l’attèle, à la façon d’un bœuf ou d’un cheval. L’ouvrier
n’est-il pas son « capital humain », comme il est, pour les
états-majors qui mènent les guerres, le « matériel humain » !...
Mais, même si le travailleur parvient à avoir son terrain, sa
maison, son mobilier, sa rente, quelle garantie a-t-il qu’ils ne
lui seront pas pris, saisis par le fisc ou par l’usurier à qui il
se sera livré dans un moment de détresse ? « Inviolable et sacrée
», la propriété. Oui, pour ceux à qui le brigandage social permet
de piller la propriété des autres et assure le possessoire ; mais
non pour ceux à qui l’état social ne garantit que le pétitoire.
Le pétitoire, c’est la propriété des sots intoxiqués d’un
civisme imposteur qui, parlant emphatiquement de « notre pays », «
notre industrie », « nos finances », se grisent de cette fumée en
mangeant leur pain sec ou qui, n’ayant même pas de pain, sont
envoyés en prison s’ils osent en prendre dans une boulangerie. Le
possessoire, c’est la propriété qui a un nom au cadastre et au
Grand Livre de la dette publique, c’est celle du blé qui se dore
au soleil de Messidor et qu’on peut impunément détruire, pendant
que des millions d’êtres meurent de faim. Voilà ce que la loi,
protectrice de la propriété, rend possible contre le droit des
gens. Voilà les rapports de la liberté et de la propriété.
Sont-ils différents, depuis 1789, de ce qu’ils étaient dans la
Rome antique ou sous Louis XIV ? Il y avait alors, comme aujourd’hui,
des miteux, des clochards, des traîne-savates qui pouvaient rêver
au pétitoire pour calmer leur faim ; et il y avait aussi des
esclaves qui pouvaient s’affranchir, des vilains qui devenaient
princes, en acquérant un solide possessoire par d’habiles et
heureuses friponneries. Et qu’on ne vienne pas nous dire, pour
vanter la supériorité du nouveau régime, que les hommes vivent
mieux aujourd’hui qu’ils vivaient il y a cinq mille ans, ou
seulement il y a cinquante ans ! Apprenons à ne pas toujours tout
mélanger dans la question sociale et à ne plus faire ainsi le jeu
d’un opportunisme sans cesse à l’affût d’une nouvelle place
dans le royaume de la peste capitaliste et du choléra politicien.
Apprenons à sérier les sujets, à ne pas confondre l’insanité
politique avec le progrès humain, la métaphysique sociale, qui
demeure aussi bourbeuse qu’au temps d’Aristote, avec les
inventions de la vapeur et de l’électricité qui ont transformé
la vie économique dans le monde entier. Sans la Déclaration des
droits de l’homme, et fussions-nous encore sous un pharaon, un
Néron, un Louis XIV – qui, entre parenthèses, n’étaient pas de
plus dangereux et de plus malfaisants mégalomanes que les Napoléon,
les Guillaume, les Poincaré –, nous n’en aurions pas moins,
aujourd’hui, le télégraphe, le téléphone, l’aviation, les
sous-marins. On prétend qu’en Amérique chaque ouvrier possède
son automobile. Il n’y en a pas moins six millions de chômeurs qui
ont faim et contre qui marchent les mitrailleuses quand ils réclament
du pain. Apprenons à ne plus bâiller aux corneilles du pétitoire
pendant que les filous du possessoire nous font les poches ! Le
premier des sophistes modernes qui prétendirent prouver les rapports
de la liberté et de la propriété paraît être Mercier de la
Rivière. Il disait que la liberté de l’homme est le résultat de
la propriété qu’il a de lui-même, de ses facultés et des
instruments par lesquels il les exerce. Propriétaire de ses
facultés, il est en conséquence propriétaire de ce qu’elles
produisent. La liberté, qui est dans la propriété de la personne,
passe ainsi dans celle des choses, dans la propriété mobilière,
dans la propriété foncière, et il ne peut être porté atteinte à
l’une d’elles sans toucher aux autres. On voit ainsi l’habileté
du processus ; il ne faut plus qu’un peu d’audace, mais abritée
toutefois derrière le gendarme, pour démontrer, au nom de la
liberté, que les vingt-cinq millions de francs de bénéfices
hebdomadaires tirés par certains du travail de « leurs » ouvriers
sont le produit légitime de leur travail !... On feignit de ne pas
s’apercevoir que la personne et les objets de la propriété sont
choses différentes, qu’on ne dit pas « ma main », « mon cerveau
», comme on dit « ma maison », « mon champ », et qu’on ne dit
pas non plus « ma femme », « mes enfants », comme on disait jadis
« mes esclaves » et comme on dit aujourd’hui « mes ouvriers ».
On ne dit pas davantage « ma maison », « ma charrue » comme on
dit « mes usines », « mes machines ». La liberté de l’individu
et la propriété de son corps, de ses facultés, de ses sentiments,
sont exclusivement personnelles, essentiellement inaliénables. Et on
ne peut aliéner, pas plus que sa personne, celle des autres, de sa
femme, de ses enfants ; tout au plus peut-on mutiler ou détruire la
personne, transformer les sentiments qu’on a pour autrui, se
soumettre au sort de l’esclave ou de l’ouvrier. Mais la propriété
de la personne reste intacte, si violée et si peu sacrée qu’elle
soit. La liberté de la personne est absolument incompatible avec
l’aliénation. Par contre, la propriété est essentiellement
aliénable : elle n’existe que parce qu’elle peut être donnée,
achetée, vendue, morcelée, transformée, qu’elle est un objet de
transaction. Il est incongru d’assimiler la propriété de la
personne à celle d’un objet extérieur, et il est perfide
d’assimiler la propriété modeste d’une maison, d’un champ,
d’une charrue, produit réel du travail de l’homme laborieux, à
celle orgueilleuse d’usines, de territoires, de machines, produit
du travail accumulé d’une foule de travailleurs dépossédés par
le parasitisme capitaliste. Destutt de Tracy, Cousin, Bastiat, et
bien entendu M. Thiers, ont été les théoriciens de plus en plus
insolents de ces sophistications. Benjamin Constant avait une
conception plus saine, mais qui était utopique. Il constatait que la
propriété a été crée par l’état social, prétendant que cette
origine civile n’affaiblissait nullement la juste idée qu’on
devait avoir de sa légitimité et de son inviolabilité, mais il
ajoutait que cette origine « conduit à ne pas exagérer cette idée,
à ne pas accorder un caractère particulièrement sacré au droit de
propriété, à ne pas faire passer ce droit avant la liberté, avant
le droit des citoyens »... Le respect de la propriété devait être
fondé sur le respect de la liberté, et non le respect de la liberté
sur celui de la propriété. B. Constant recherchait ainsi un
compromis entre deux choses que le fait social rendait absolument
inconciliables. Que pouvaient devenir de tels principes dans une
société où le fait de ne rien posséder entraînait le délit de
vagabondage, et où le propriétaire pouvait tuer froidement, avec
l’absolution de la loi, l’homme altéré qui venait boire à son
puits ? La propriété civile ne peut coexister avec le respect de la
liberté. Elle est une violation constante de la propriété
primitive attachée à la liberté naturelle. Les bons apôtres qui
soutiennent le système ploutocratique et sont favorables,
aujourd’hui, à ce qu’on appelle une « réaction néo-capitaliste
», ramenant le travail aux formes les plus dures du passé, y
compris le fouet sous lequel l’esclave tournait la roue et le
galérien manœuvrait la rame, se basent sur la différence de
qualité et de valeur de la production pour justifier l’inégalité
des salaires, c’est-à-dire l’exagération des prélèvements sur
le travail d’autrui. Ils disent, avec ces façons cafardes, que
tant d’ouvriers connaissent des « bons patrons » qui daignent
discuter avec eux et ne pas les congédier brutalement : « Le
travail d’un Newton, qui a servi et sert encore aux générations
qui l’ont suivi, est incomparablement supérieur à celui de
l’ouvrier qui ne sert que des besoins immédiats, passagers, et qui
peut être remplacé par tout autre ouvrier. » C’est possible,
mais la question n’est pas là ; elle est dans l’usage dolosif
qui est fait des inventions d’un Newton. Nous admettons fort bien
qu’un Newton puisse avoir droit à un salaire supérieur à celui
de l’ouvrier ; mais est-il admissible que des individus, accaparant
le travail de Newton et ne faisant rien par euxmêmes, frustrent ceux
qui font valoir ce travail ? Or, on ne donne même pas aux Newton ce
salaire supérieur qui devrait leur revenir ; ils sont les premiers
frustrés ! Un Bernard Palissy, un Sauvage, un Tellier, des centaines
d’autres, dans tous les siècles, n’ont-ils pas été dépouillés
des fruits de leurs inventions ? Et ne voit-on pas, aujourd’hui
même, les cas de Branly et de Forest ? Un Branly est, à l’âge de
quatre-vingt-quatre ans, réduit à une quasi misère, alors que des
industriels ont gagné des milliards en exploitant ses découvertes !
La veuve de Forest est, à l’âge de soixante-seize ans, abandonnée
à un sort misérable, alors que les perfectionnements mécaniques
trouvés par son mari ont enrichi scandaleusement des fabricants
d’automobiles ! Quels droits avaient ces industriels et ces
fabricants de plus que les ouvriers qu’ils employaient, au bénéfice
des inventions de Branly et de Forest, sinon ceux de l’immorale
propriété de leur argent qui leur avait permis de s’emparer de
ces inventions, appuyée de la non moins immorale complicité de la
loi et du gendarme, c’est-à-dire de l’arbitraire et de la
violence organisés ? Mais voici la plus cynique explication de la
propriété capitaliste, négation de la liberté de tous. Il fallait
un M. Thiers pour oser la formuler ; c’est ce qu’il a fait dans
son ouvrage De la propriété. Il y a dit en substance : « La
propriété est un fait et un droit pris dans celle qu’a l’homme
de ses facultés naturelles. La propriété est le produit du
travail, de l’emploi des facultés. C’est le travail qui crée le
droit de propriété. » Cela peut encore aller. Voyons la suite : «
La propriété a été le plus souvent, à l’origine,
l’appropriation violente, sans travail, mais la PROPRIÉTÉ S’ÉPURE
par la transmission légitime et bien ordonnée. La propriété de
chacun est la mesure de la personne et, partant, conforme à la
justice. Le riche, par le capital qu’il distribue, FAIT VIVRE LE
PAUVRE en travaillant. Il lui fournit ses instruments de travail et
ses moyens d’existence à condition qu’il travaille pour lui. LE
SUPERFLU DU RICHE N’EST PAS UN VOL FAIT AU PAUVRE ; c’est au
contraire un fonds de réserve et d’épargne pour lui, où il puise
sans cesse. C’est une propriété qui n’appartient qu’au riche,
mais DONT TOUS DEUX ONT LA JOUISSANCE, en quelque sorte... » C’est
de cette façon qu’on démontre aux pharisiens qui ne demandent
qu’à se laisser convaincre, et aux pauvres d’esprit pour qui le
royaume des cieux a été créé, que « le riche est le protecteur
du pauvre », que « sans le riche, le pauvre ne pourrait ni
travailler, ni vivre », etc. ! On connaît tout ce que peuvent tirer
de ces insanités les « défenseurs de l’ordre » et les cafards
de la philanthropie. Mais c’est aussi de cette façon qu’on donne
aux gens sensés la plus irréfutable démonstration de la
proposition de Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! », et
de l’incompatibilité existant entre la liberté et la propriété.
« La propriété s’épure par la transmission légitime et bien
ordonnée », disait M. Thiers qui avait tant besoin « d’épurer »
la sienne. C’est ainsi qu’on justifie le mot de Boileau : « Le
crime heureux fut juste et cessa d’être crime. » C’est ainsi
qu’on peut friponner sans danger en pratiquant dans le grand.
Heureux le pauvre à qui il n’en coûte que sa liberté pour
recevoir les miettes de ces turpitudes !... Il est donc impossible
que liberté et propriété coexistent. L’enthousiasme idéologique
avait fait proclamer la liberté par la révolution ; le froid
égoïsme et la basse cupidité lui ont fait consacrer
l’inviolabilité de la propriété. La seconde a dévoré la
première. L’homme n’a été libre, et combien bassement,
immoralement, qu’en étant propriétaire, et parce que le simple
citoyen ne possédant rien est demeuré esclave. C’est ainsi que «
toutes les constitutions qui ont été données à la France
garantissaient également la liberté individuelle, et sous l’empire
de ces constitutions, la liberté individuelle a été violée sans
cesse ». (B. Constant.) Même sous la forme légitime de la petite
propriété, produit réel du travail, cette propriété porte en
elle un vice fondamental en ce qu’elle fait naître et excite chez
l’individu la cupidité et l’ambition d’une appropriation
toujours plus grande et, partant, plus injuste et plus malfaisante. À
l’encontre de tous ceux qui craignent de « compromettre » auprès
des timorés l’idée de la révolution – comme d’autres
craignent de « compromettre » l’idée de propriété –, ou qui
ne pensent qu’à remplacer les « propriétaires » du troisième
État par ceux d’un quatrième, Gorki a eu le courage de dire, et
nous devons l’avoir avec lui : « Dans tous les pays, la classe
paysanne – les millions de petits propriétaires – est un terrain
propice à la croissance des rapaces et des parasites ; le
capitalisme dans toute son horreur a grandi sur ce terrain. » Il a
grandi sur tous les terrains prolétariens, ouvriers comme paysans,
sur lesquels a pu s’ériger la propriété, même la plus modeste.
L’homme doué de bon sens et de réflexion doit se rendre compte du
piège et de l’immoralité de cette liberté illusoire que la
société bourgeoise offre au prolétariat en lui proposant la
propriété individuelle. Là encore, Gorki a vu et a parlé clair en
disant : « En attirant vers elle les paysans et les ouvriers les
plus doués, en les obligeant à servir ses intérêts, la
bourgeoisie exalte la « liberté » avec laquelle un homme peut
parvenir à un certain bien-être personnel, à un habitat commode, à
une situation confortable. Mais vous ne nierez certes pas que dans
votre société, des milliers d’hommes de talent meurent sur le
chemin de ce vil bien-être, incapables de surmonter les obstacles
que dressent devant eux les conditions morales de l’existence
bourgeoise. » N’oublions pas ce jugement de J.-J. Rousseau, dont
la confirmation est de plus en plus sanglante : « Le premier qui
ayant enclos un terrain s’avisa de dire « ceci est à moi », et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur
de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que
de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant la fosse, eût crié à
ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous
êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tout le monde et
que la terre n’est à personne ! » J.-J. Rousseau a dit encore : «
Le démon de la propriété infecte tout ce qu’il touche. » La
propriété a besoin, pour s’engraisser, du sang et de la misère
des hommes sur qui elle règne, comme une puissance de proie. Toutes
les insurrections avortées, noyées dans le sang prolétarien,
toutes les lois sociales qui rivent plus étroitement les
travailleurs à leurs chaînes et apportent de nouvelles privations
dans leurs taudis sont rassurantes pour la propriété. Elles font
monter les cours de la bourse, grossir les fortunes, s’étaler avec
plus de cynisme et de cruauté la muflerie des privilégiés. Il ne
pourra pas y avoir de vie harmonieuse entre les hommes tant qu’il
n’y aura pas le bienêtre et la liberté pour tous. Il ne pourra
pas y avoir de bien-être et de liberté pour tous tant que tout ne
sera pas à tous, pour la satisfaction des besoins de tous. Il n’y
aura de véritable révolution que celle qui arrachera les pieux,
comblera la fosse, effacera les limites des terres, les frontières
des patries, et fera un immense incendie de tous les grimoires où
sont écrits les droits fallacieux et odieux de la propriété. —
Édouard
Rothen.