Les
qualités sont les différences sensorielles par lesquelles nous
distinguons  les diverses modalités du monde objectif. Nous ne
connaissons, nous le savons, que nos sensations ; mais la sensation
faisant partie intégrale de la connaissance, celle-ci n’étant en
fait que la coordination de toutes nos sensations assurant notre
conservation, nous ne vivons et ne durons qu’en réagissant
perpétuellement contre le monde objectif et nous voyons que la
sensation est nécessairement un effet de l’objectif sur notre
sensibilité. Il est donc vain de rechercher si les qualités sont en
nous ou hors de nous : elles sont le produit du monde extérieur sur
nous-mêmes. Pourtant, ce monde nous apparaît totalement
dissemblable dans ses éléments et sans identité réelle. Toute
chose, à l’analyse, se révèle différente d’une autre, et nos
différentes sensations ne nous paraissent point absolument
identiques entre elles. D’autre part, il est probable qu’une
suite de sensations totalement identiques aboutirait très rapidement
à un état d’inconscience supprimant automatiquement la
connaissance
même de cette sensation. Comment alors se forment les notions
d’identité, de différence, de qualité, de quantité ?
Remarquons, tout d’abord, que les milliards de cellules qui
composent notre individu sont formées d’une même substance
objective que la cellule mère a conquise et transformée en
substance subjective semblable à la sienne, et que lessubstances
objective et subjective ne diffèrent point essentiellement dans leur
nature, puisque l’une procède entièrement de l’autre. Les
éléments sont analytiquement les mêmes, mais leurs groupements
sont
différents.
Ce sont ces groupements, ces synthèses qui constituent les
différences, les qualités mêmes de la substance. Une question se
pose alors : notre organisme formé de matière connaît-il la
matière ? Ou, si l’on préfère : la matière se connaîtelle
elle-même ? Évidemment, non ! Car la conscience ne se connaît pas
ellemême ; et nous savons que l’enfant, bien que possesseur
d’instruments presque parfaits pour la sensation et la perception
des choses, ne les connaît point d’emblée, et sans une très
longue éducation. Connaître ne veut donc point dire saisir en soi
la nature du monde objectif ou subjectif. Connaître se ramène à
situer exactement entre eux les rapports de nos différentes
sensations et réactions contre le milieu. La connaissance se
décompose alors ainsi : 1° modification de notre substance nerveuse
par une excitation venue du dedans ou du dehors (éléments
primordiaux de la qualité) ; 2° transmission de cette modification
aux centres nerveux : réflexes, reconnaissance, classement de la
sensation, pensée. Remarquons que la sensation pure n’est pas de
la pensée, et qu’elle nedevient réellement qualité que par une
opération psychique de perception, de reconnaissance, de classement
et de comparaison. Nos cellules sensorielles sont modifiées
physiquement et chimiquement par les excitants objectifs et même
subjectifs, et ces modifications, libérant suivant leurnature une
certaine quantité d’influx nerveux, peuvent soit déclencher des
réflexes moteurs, soit ébranler des centres émotifs plus ou moins
puissants, soit encore disperser l’influx nerveux dans les centres
intellectuels.  Comme l’être humain s’objective lui-même et que
la sensation qu’il a de son existence propre se trouve plus ou
moins avantageusement modifiée par ces excitations, il en résulte
que toute sensation est perçue sous le double aspect de sa qualité
réellement objective (froid, aigu, rouge, etc.) et de sa qualité
subjective ou morale (bon, agréable, mauvais, amusant, etc.). Il est
aisé de voir que les qualités objectives, par leurs étroite
liaison avec les phénomènes physico-chimiques, peuvent se prêter à
une certaine évaluation objective ; il n’en est pas de même des
qualités morales qui, créées par le psychisme variable des êtres
et par leurs
différences
organiques, ne peuvent être l’objet d’une évaluation objective
aussi précise que la précédente. On peut, par exemple, reconnaître
dans un orchestre la qualité des divers instruments le composant, et
tous les connaisseurs normalement constitués tomberont d’accord
sur ce point ; mais ils différeront, à coup sûr, au sujet
de
la qualité des symphonies jouées : chaque mélomane ayant sa
prédilection, son choix, son goût particulier pour les qualités de
tel ou tel compositeur.La qualité est donc essentiellement la
classification consciente d’une sensation parmi une infinité
d’autres sensations ; et cette classification ne peut s’effectuer
qu’en comparant la sensation actuelle avec d’autres
sensationsantérieures ; lesquelles sont elles-mêmes associées,
liées à de multiples autres sensations classées dans l’espace et
dans le temps, constituant tout le savoir humain. La reconnaissance
d’une qualité suppose donc l’identité des sensations dans le
temps. Si, en effet, chaque sensation était absolument différente
d’une autre, il n’y aurait aucune connaissance possible :
l’individu se trouvant perpétuellement devant des sensations
nouvelles et ne pouvant les comparer à rien d’antérieurement
perçu. Aucune expérience ne serait donc utile, ni possible, aucun
souvenir, aucune succession de faits compréhensibles. Ce serait
l’incohérence et le chaos ; l’absence de toute logique, de toute
pensée et, certainement, de toute vie. Bien que nos sensations nous
semblent apparemment irréductibles les unes aux autres, il y a
pourtant de nombreux points communs entre elles. Tout d’abord, nos
organes des sens ont une même origine embryogénique, étant formés
de l’ectoderme, ou enveloppe externe, de l’embryon. Ensuite, ces
organes subissent les excitations du milieu qui se ramènent
elles-mêmes à quelque chose de commun : le mouvement.
Ce
mouvement varie, pour les sons perçus, de 20 000 à 40 000
vibrations à la seconde ; il s’élève de 450 à 785 billions pour
les couleurs, tandis que les sensations thermiques se placent entre
ces deux perceptions extrêmes. La sensation pourrait donc se ramener
à une sorte d’unité qui serait le tact ou irritation de nos
cellules sensorielles par les vibrations objectives, mais nos moyens
expérimentaux ne nous permettent point, jusqu’à présent, de
préciser cette unité ; d’autant plus que les modifications de nos
cellules ne sont point identiques : le tact et l’audition
s’effectuant par une sorte de travail mécanique nécessitant un
temps de réaction d’un septième à un huitième de seconde,
tandis que les sensations thermiques, gustatives, olfactives et
visuelles sont l’effet d’une modification chimique de nos
cellules sensorielles déterminant des réactions plus longues,
variant d’un cinquième à une demi-seconde. Ces mesures et les
possibilités de classement certain de nos sensations nous indiquent
qu’il y a réellement des excitations identiques vis-à-vis
desquelles nous réagissons toujours pareillement, puisque jamais,
lorsque la connaissance est réellement acquise, nous ne nous
trompons dans notre jugement et ne confondons l’odeur de la rose
avec celle de l’ammoniaque, ou un son avec une odeur.  D’où
viennent alors ces concepts contradictoires d’identité et de
différenciation, d’homogénéité et d’hétérogénéité qui
s’excluent mutuellement ? Qu’est-ce qui fait, par exemple, la
qualité du chêne ? Si tous les chênes sont différents entre eux ;
s’ils n’ont même pas deux feuilles égales ; si aucune branche,
aucun tronc, aucune écorce ne ressemblent exactement à une autre
branche, un autre tronc, une autre écorce, d’où provient cette
connaissance qui nous permetinfailliblement de reconnaître un chêne
?
Cette
connaissance ne peut provenir que de quelque chose de permanent qui
subsiste dans toutes les images différentes que nous percevons d’un
objet, ou d’un groupe d’objets. Pour les chênes, ce sera le
feuillage et principalement la forme festonnée des feuilles ne
ressemblant à aucune autre feuille de figuier, de platane ou de
marronnier. Chacune des feuilles de ces arbres possède sa
particularité qui consiste en un arrangement de ses diverses
parties, ordonnées selon des rapports invariables, quelles que
soient les dimensions et les variations de certaines parties
secondaires. La qualité est ici le produit des rapports entre eux de
certains points spatiaux invariables. Admettons, par exemple, que des
objets nous donnent différentes sensations et créent d’abord en
nous les réflexes A, C, E, D, X ; puis ensuite les réflexes A, N,
E, V, X ; puis encore A, L, E, R, X et ainsi de suite, sans changer
l’ordre, des réflexes A, E, X. Il est évident que les réflexes C
et D, N et V, L et R, et tous ceux de même qualité exceptionnelle
qui se succéderont sans jamais se ressembler ne constitueront point
une connaissance, tandis que les réflexes A, E, X constitueront, par
leur répétition qualitative et ordonnée, les qualités générales
des objets créateurs de nos sensations. Si l’on prend alors la
totalité des réflexes A, C, E, D, X, ou A, L, E, R, X, on peut
affirmer qu’il n’y a pas identité entre ces deux totaux et, par
conséquent, entre les objets observés. Si l’on prend A, E, X, on
peut, au contraire,  affirmer l’absolue identité des qualités
générales des divers objets étudiés. Ainsi donc, ni les
réalistes, ni les nominalistes n’ont saisi la véritable nature du
concept général. Celui-ci ne se trouve pas tout pur dans les
objets, comme le veulent les réalistes ; il n’est pas non plus une
invention, une convention commode,comme se l’imaginent les
nominalistes : il est constitué par les qualités réelles des
objets, sélectionnés par notre psychisme, ne conservant que
l’invariant des sensations, nous permettant de nous situer
infailliblement vis-à-vis des dits objets dans notre lutte pour
vivre et durer. Il faut donc admettre que notre substance nerveuse
garde les traces des impressions identiques qui se répètent
successivement un grand nombre de fois, tandis que celles ne
présentant point cette identité et cette répétition s’effacent
peu ou prou, ne laissant dans notre mémoire qu’un souvenir confus.
On objectera qu’il est des sensations perçues une seule fois, des
événements subis qui ne se renouvellent jamais et qui, pourtant,
restent nets et précis dans notre souvenir. Ceci est exact, mais
concerne une autre particularité de notre psychologie, c’est-à-dire
la réceptivité et l’émotivité dans les cas exceptionnels. Ici,
c’est la rareté même et l’intensité de l’émotion qui créent
une voie nouvelle dans nos centres nerveux ; voie qui persistera
d’autant plus longtemps qu’aucune autre émotion analogue ne
viendra se confondre avec elle. On cite, par exemple, des sujets
capables de se remémorer, et de les citer dans l’ordre exact, tous
les magasins entrevus une seule fois dans une longue rue. On connaît
également quelques cas de mémoire visuelle extraordinaire de
peintres pouvant revoir et peindre à volonté, comme s’ils étaient
présents, leurs différents et successifs modèles entrevus à peine
une demi-heure. Nous nous trouvons ici en présence de mémoires
excessivement rares, capables peut-être de sentir toutes les
qualités, toutes les différences des objets et, par conséquent, de
créer des voies nouvelles dans leurs centres nerveux pour chaque
objet différemment perçu, mais peu capables, peut-être à cause de
cela, de généralisation. Il aurait été intéressant de soumettre
ces mémoires extraordinaires à des expériences de répétitions
nombreuses d’impressions analogues pour mesurer le degré
d’effacement des qualités absolument particulières, au bénéfice
des qualités générales. Remarquons, malgré cela, que ces êtres
ne travaillent que sur du déjà vu, du déjà connu, sur des
généralités déjà classées, et qu’il aurait été très
instructif de ne leur montrer que des objets totalement inconnus
d’eux pour apprécier leur mémoire réelle. Ces expériences
auraient permis de préciser si leurs souvenirs se fixent plus
facilement avec des perceptions antérieures, ou avec des perceptions
neuves. La psychologie de l’enfant nous fait comprendre qu’il ne
s’agit là que d’une
seule
et même faculté cérébrale, prise en plusieurs points de son
évolution ou de son
fonctionnement.
On sait que l’enfant ne connaît que des généralités avant de
bien
connaître
les qualités particulières des objets. Même lorsqu’il met un nom
particulier
sur ses dessins mal formés, il est évident que son intention est
différente
de
son exécution. Celle-ci procède par automatisme et ne traduit que
du général : un
chien,
une table, un homme, une maison, etc. ; toutes choses perçues des
millions
de
fois, si l’on songe qu’aucune sensation n’est statique ; que
chacune d’elle est une
suite
ininterrompue de chocs intra-atomiques, se succédant
vertigineusement dans
un
temps prodigieusement court. Lors donc que la qualité chaise se
précise à
l’enfant
il y a longtemps que ses centres nerveux ont été impressionnés par
des
millions
d’influx nerveux déterminant chez lui la perception de cette
qualité
Pourquoi,
dira-t-on alors, ne perçoit-il pas plus rapidement le particulier
que
le
général, puisque celui-ci précède celui-là ? Parce que,
dirons-nous, le particulier réel, l’accident ne laissent que très
peu de traces dans la substance nerveuse, et que
seule
la répétition des impressions détermine des souvenirs durables.
Or, dans ces
répétitions,
il y a des identités déterminant des renforcements d’impressions
sensorielles,
créateurs de connaissances générales, et d’innombrables
différences qui
ne
coïncident jamais entre elles. Avec l’âge, le champ des
impressions s’étend
énormément,
le besoin de conquête s’intensifie, l’attention se développe,
l’observation
s’accroît, les expériences s’accumulent et, comme conséquence,
la
connaissance
des qualités générales augmente considérablement. Pour distinguer
alors
les qualités des objets, il faut que l’attention, tout en groupant
les documents
généraux
antérieurement perçus, permettant le classement immédiat des
objets, se
porte
sur leurs aspects accidentels, en groupe les éléments et, les liant
à leurs
qualités
générales, les agglutine au fonctionnement psychologique de
l’observateur.
Et
cette distinction sera d’autant plus persistante que l’émotion
sera plus vive, la
quantité
d’influx nerveux plus grande, la plasticité des centres nerveux
plus souple,
l’attention
plus soutenue.
La
distinction des qualités particulières et leur liaison avec les
qualités
générales
ne paraissent donc possibles qu’avec la formation progressive de
l’esprit
critique,
tandis que les qualités générales, seules, essentiellement formées
par les
identités
sensorielles subies depuis notre naissance, font partie de nos
réactions les
plus
inconscientes. À cela, on opposera que la science qui paraît être
la plus parfaite
expression
de l’esprit critique n’est fondée que sur la connaissance du
général. En
réalité,
ce n’est pas tout à fait exact. Le but de la science est
d’expliquer, c’est-àdire
de
nous faire connaître la succession des faits, l’enchaînement des
causes et des
effets
de tous les phénomènes impressionnant nos sens dans l’espace et
dans le
temps.
Dans l’espace, nous classons les objets d’après leurs qualités
générales et
particulières
et selon leurs rapports respectifs ; dans le temps, nous les classons
selon
les variations de ces qualités et de ces rapports. Or, un classement
n’est
possible
qu’avec des choses identiques ou analogues. Une explication n’est
donc
scientifique
que lorsqu’elle identifie un fait ou une succession de faits
inconnus à 
d’autres
faits connus. Le rôle de la science est de réduire l’inconnu, de
découvrir
dans
les effets particuliers, jusque-là inexplicables, des causes
générales plus ou
moins
déjà connues (induction) ; d’établir expérimentalement
l’invariabilité
(identité)
des processus évolutifs de tous les phénomènes vraiment connus, de
telle
manière
que l’être humain puisse, à coup sûr, adapter avantageusement
son
organisme
à ce dynamisme éternel.
Puisque
connaître signifie se représenter une succession de sensations
antérieurement
perçues, nous voyons que la science ne peut pas s’arrêter sur
l’accident,
collectionner des faits strictement particuliers, approfondir des
qualités
exceptionnelles
sans essayer de classer ces anomalies, dans un processus
quelconque
de causalité. Le rôle de la connaissance est donc de nous préparer
à
l’avenir
; d’ordonner les documents sensoriels passés, selon toutes les
possibilités
de
variations futures du milieu ; de jouer psychiquement l’avenir, de
manière à ne
jamais
rencontrer de l’inconnu total, mais seulement des variations
partielles,
réduites
à leur tour, par réflexion, à du connu. La science n’est donc
pas que la
connaissance
du général ; elle est surtout l’application du connu à l’inconnu
; la
compréhension
du présent par le passé ; la prévision du futur ou du succédant
par
l’antécédent.
Enfin,
une dernière question se pose au sujet de l’appréciation même
des
qualités
: à savoir, par exemple, si toutes les qualités objectives (ou
impressions
sensorielles
: couleurs, sons, odeurs, formes, saveurs) sont évaluées
identiquement
chez
tous les humains ; si chacune d’elles peut se mesurer exactement,
et si ces
mesures
s’imposent nécessairement à tous les observateurs.
Remarquons
que l’idée de mesure implique logiquement une opération
s’effectuant
dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire à l’aide de
mouvements répétés un certain nombre de fois. Ces mouvements, nous
les appelons des
quantités.
Or, ces mouvements ne sont eux-mêmes possibles qu’à l’aide de
nos
perceptions
sensorielles qualitatives. Ce qui revient alors à poser le problème
suivant
: la quantité est-elle une fonction de la qualité, ou la qualité
une fonction de
la
quantité ? En d’autres termes, l’étendue et la durée
sont-elles une qualité ou une
quantité
? Et comment classer le mouvement ?
Si
bizarre que puisse paraître notre réponse, elle ne peut que se
formuler
ainsi
: le mouvement, créateur de l’étendue et de la durée (car que
seraient ces deux
concepts
dans l’immobilité absolue de l’univers !), est à la fois
qualité et quantité.
Qualité
puisqu’il n’est perceptible que par nos sens ; quantité puisque
la
coïncidence
des sensations qu’il détermine crée le nombre, ou souvenir de
ces
coïncidences.
Ainsi, l’espace pur, l’espace kantien et la durée pure, chère à
Bergson,
ne sont que des phrases vides de sens, puisque aucun concept n’est
possible
sans données sensibles.
Apparemment,
le nombre paraît étranger à la qualité, et douze pommes ne
sont
pas plus qualitativement pomme qu’une seule, ni une très grosse
pomme plus
pomme
qu’une toute petite. Pourtant, une forêt n’est qualitativement
une forêt que
par
le groupement d’un très grand nombre d’arbres, et nous savons
que les qualités
générales,
la qualité pomme par exemple, ne sont que le produit d’une
quantité de
sensations
identiquement perçues. Ces sensations peuvent, il est vrai, être
simultanément
différentes les unes des autres, alors que les notions de quantité
et de
nombre
supposent l’identité absolue des qualités additionnées. Comme ce
sont nos
sensations
qui mesurent ces identités et ces coïncidences, on peut se demander
d’où
provient
notre certitude absolue relativement à l’exactitude des nombres. Y
a-t-il
réellement
égalité des sensations additionnées ? Ou, si l’on préfère, y
a-t-il
véritablement
addition de sensations égales ? Pouvons-nous affirmer l’égalité
de
deux
sensations successives ? Et comment nous assurer de cette égalité
puisqu’en fin de compte c’est toujours une sensation qui sert de
moyen de vérification ?
D’autre
part, comment distinguerions-nous les unes des autres des sensations
absolument
identiques ? Et comment pouvons-nous, sans nous contredire, égaliser
des
mesures que nous prétendons différencier qualitativement ? Est-il
possible
d’imaginer
comment des choses égales peuvent être distinctes les unes des
autres et
comment
ces égalités peuvent soudainement se transformer en propriétés
qualitatives
de grandeur ? Le nombre est-il de la même nature que les qualités
générales
? Les quantités ne seraient-elles que des qualités différentes, et
dix, cent,
mille
ne représenteraient-ils que ces qualités différentes et non une
grandeur
continue
formée d’égalités réelles ?
En
d’autres termes, le nombre est-il réellement le souvenir d’une
répétition
de
sensations identiques, ou est-il le souvenir d’un changement
qualitatif ?
La
recherche est assez difficultueuse et de nombreux mathématiciens et
psychologues,
négligeant le fond même du problème, donnent une origine logique
et
rationnelle à la quantité.
La
difficulté consiste surtout à saisir les premiers éléments de
l’évaluation du
nombre.
Il est certain que les qualités générales d’un objet se
représentent toujours
chez
l’enfant, lors de la formation de la pensée, avec les possibilités
d’usage de cet
objet,
ou tout au moins avec la connaissance des influences de cet objet sur
luimême.
La
discrimination s’effectue donc assez rapidement, d’une part entre
les différences d’intensité d’une même excitation et, d’autre
part, entre les différences
qualitatives
dues à la présence simultanée ou successive de plusieurs
excitations, ou
groupes
d’excitations. Deux abricots calment mieux l’appétit ou la
gourmandise
qu’un
seul. Ainsi donc, la qualité générale du fruit, bien que
s’étendant au seul
abricot,
diffère tout de même comme satisfaction physiologique, selon qu’il
y a un
ou
deux fruits. La quantité apparaît alors, primitivement, plutôt
comme une
adaptation
progressive (et, par conséquent, qualitative) de notre esprit
conquérant
aux
possibilités de conquête de notre individu, que comme une opération
mentale
tirée
du raisonnement pur. Ce qui prouve qu’il en est bien ainsi, c’est
que le primitif ne procède pasautrement que l’enfant dans ses
représentations quantitatives. Dans ses jugements quantitatifs, il
n’effectue aucune opération abstraite, mais apprécie les
différentes quantités qu’il sait distinguer, comme des ensembles
doués de propriétés différentes. On conçoit que, pour passer de
cette manière de penser à la mesure précise d’une quantité, il
faut évidemment une modification considérable du jugement.
Pourtant, nous saisissons chez les primitifs le mécanisme qui nous
indique le processus de cette modification. Pour parvenir à un
nombre plus grand que deux ou
trois,
ils progressent en se servant de leurs doigts, mains, pieds, etc., et
toujours
dans
le même sens. Il suffit que le nombre cherché coïncide avec une
des parties du
corps,
dénommées pour que la quantité obtenue jusque là soit celle qui
convient à
l’usage
du ou des calculateurs. Cette simple opération de succession de
quantité
contient
tous les éléments des calculs abstraits, car chaque partie du corps
humain,
bien
que perçue qualitativement différente, ne compte pourtant que comme
une
répétition
d’égalités ; ce qui réunit toutes les conditions du calcul
normal. En effet,
lorsque
nous comptons vingt-et-un, vingt-deux, etc., chaque nombre est
phonétiquement
différent des autres nombres, bien que nous supposions qu’ils
s’appliquent
à une même qualité mesurée, Ainsi se trouve résolue la première
difficulté signalée plus haut ; difficulté identique à celle que
nous surmontons lorsque classant un objet par ses qualités générales
nous le distinguons tout de même des autres par ses qualités
particulières. Ici, nous remplaçons la qualité particulière par
un signe différent que nous donnons aux nombres pour les distinguer
les uns des autres. D’ailleurs, par le fait même que les choses
sont extérieures les unes aux autres et n’occupent point le même
espace, elles se différencient nécessairement relativement à leurs
positions respectives, et lesigne n’est qu’un symbole commode
équivalent à cette différenciation de fait. Ainsi, sans confondre
aucunement les nombres, nous leur donnons à la fois la même valeur,
en tant que possesseurs de la qualité générale qui nous permet de
les grouper dans une même catégorie, et nous les distinguons
particulièrement en tant que précisant notre possibilité d’action
sur les qualités générales considérées (classement). 
Nous
voyons déjà que la notion de quantité n’implique pas
nécessairement
l’identité
absolue des objets collectionnés, mais l’identité absolue de leur
qualité.
Ce
n’est donc pas l’égalité de deux sensations qui crée l’idée
de nombre, puisque
jamais
deux objets ne se ressemblent absolument et ne peuvent créer des
sensations
absolument
égales ; c’est l’identité des relations entre ces objets et
nous, c’est
l’identité
de notre action sur eux qui le créent.
Nous
avons vu que cette action se distingue qualitativement pour les
premiers
nombres,
mais la formation des grands nombres n’échappe point à cette
qualification.
En effet, les qualités des nombres se modifient au fur et à mesure
de
leur
élévation, et leur numération progressive n’est qu’un système
mnémonique de repérage commode permettant de trouver facilement la
qualité correspondante. Le
nombre
mille éveille immédiatement en nous toutes les qualités de ce
nombre, qu’il
s’applique
à de l’argent, à des kilomètres, ou à des bouteilles de cru.
Si
subtiles, si abstraites que paraissent les opérations des
mathématiciens,
elles
procèdent toujours d’égalité, d’augmentation, de diminution,
et l’esprit du
calculateur
ne perd jamais de vue que toutes ces opérations se rapportent à
quelque
chose
qu’il poursuit à travers elles.
Une
distinction s’impose tout de même dans l’évaluation des
quantités, selon
qu’on
envisage la connaissance d’une collection d’objets ou la
connaissance des
parties
d’un tout (évaluation d’une grandeur). L’étude des
collections d’objets finis
est
en somme relativement facile, puisque nous pouvons supposer qu’à
chaque
augmentation
de la collection correspond une différence qualitative suffisamment
sensible
pour être retenue de manière mnémotechnique. Pour les collections
élevées,
il
suffit non pas de se représenter toute la série des nombres
intermédiaires, mais de
suivre
et d’observer l’ordre du classement des différents objets pour
connaître
l’importance
de la collection. On peut, par exemple, grouper cinq objets, puis
grouper
ensemble cinq groupes de cinq objets et ainsi de suite, de telle
sorte qu’à
chaque
forme de groupement corresponde toujours un rapport invariable entre
la
position
de ce groupement dans le classement de la collection et son
importance
(table
d’additions et de multiplications).
L’évaluation
d’une grandeur est un peu différente, car il ne s’agit point ici
de
classer
des objets dans un ordre donné, mais de distinguer des parties dans
un tout
qui
paraît ne pas en avoir. Or, l’opération est très différente de
la précédente, en ce
sens
que, plus haut, chaque objet collectionné satisfait à la notion
d’unité, si l’on
distingue
en lui un ensemble de qualités générales ne se confondant point
avec un
autre
ensemble des mêmes qualités générales. Plus ou moins grosses,
juteuses ou
sucrées,
les prunes conservent toujours leurs qualités générales de prune,
et on peut
les
vendre par 10, par 12, par 100, par panier, etc. ; mais on peut aussi
les vendre au
kilo,
et alors nous essayerons de mesurer la grandeur appelée kilo à
l’aide de nos
prunes.
Opération excessivement délicate si nous voulons obtenir exactement
un
kilo
sans couper les fruits. Toute grandeur se présente donc comme un
tout que
nous
considérons comme une collection de parties, parce que ces parties
sont plus
accessibles
à notre action que le tout. Mais, ici, le choix de ces parties est
totalement
arbitraire, alors que pour les collections d’objets finis, chaque
partie est
donnée
par l’objet même. Le choix étant arbitraire, ce n’est qu’un
rapport de
convenance
ou de commodité physiologique de notre pouvoir d’action sur cette
grandeur
qui fixera le caractère et la qualité de cette partie.
Or,
chaque partie de la grandeur à mesurer doit posséder la qualité
particulière
à toute unité, c’est-à-dire être distincte des autres parties,
sous peine de
confusion
; mais elle doit en même temps posséder cette identité des
qualités
générales,
par quoi nous classons des objets dans une même catégorie. Comme
nous
ne
collectionnons pas ici des objets distincts, mais des parties d’un
tout continu,
nous
voyons qu’il est inévitable que la partie ait comme minimum de
qualité
générale
: l’identité de l’étendue. Autrement dit, au lieu d’une
collection d’objets à
n
qualités générales, nous avons une collection de parties à 1
qualité générale :
l’étendue.
Ici
l’identité, en tant que s’appliquant à l’étendue, prend une
forme plus
objective
que celle s’appliquant aux qualités générales ; et cela parce
qu’elle est
plus
facilement vérifiable. Cette identité spéciale nous ramène à la
question posée
plus
haut : y a-t-il égalité des sensations ?
Oui,
dirons-nous, mais avec certitude expérimentale pour les seules
sensations
coïncidant dans l’espace ; car ici les identités sont
simultanées, tandis
que
les sensations se succédant dans le temps n’ont pour principal
élément de
comparaison
que le souvenir, source possible d’erreurs. Si, par exemple, tous
les
points
de la droite A B coïncident avec tous les points de la droite E V,
nous aurons
deux
sensations égales d’étendue. Les autres sensations, bien que
susceptibles de
mesures
assez précises, sont tributaires du sens visuel pour l’évaluation
exacte de
leurs
qualités. Il n’y a de mesure réelle que l’étendue.
Notre
étude sur la conception de la quantité et de la formation des
nombres
nous
a donc montré qu’il est inutile de supposer l’addition de
sensations égales et
successives
pour y parvenir, puisque les premiers nombres s’imposent à nous
comme
des qualités différentes et que nous obtenons les autres par des
classements
successifs.
Il y a bien souvenir d’identités qualitatives, mais nullement
addition de
sensations
égales. Seule l’évaluation des grandeurs exige la répétition
d’égalités
parfaites,
et nous avons vu que les sensations spéciales y parvenaient
correctement,
sans
addition indéfinie d’excitations.
Cette
étude un peu rapide nous montre que toute sensation est qualitative
lorsqu’elle
se différencie de la précédente, et qu’elle n’est pas
quantitative, mais
continue,
lorsqu’elle ne se différencie pas des autres. Le plus ou le moins
constitue
déjà
une différence, une qualité. La quantité est la propriété de
tout ce qui crée en
nom
l’idée de nombre, ou de grandeur, et nous avons vu que les nombres
nous sont
donnés
par les objets distincts, pouvant se classer dans une catégorie, et
que les
grandeurs
sont des touts que nous considérons comme fermés de parties
également
classées
dans une catégorie : l’étendue.
Les
nombres eux-mêmes peuvent d’ailleurs être considérés comme une
suite 
de
qualités, mais les qualités ayant précisément pour origine un
certain nombre de
sensations,
ou groupes de sensations différentes, le problème paraît tourner
dans un
cercle
vicieux, puisque qualité et quantité semblent tour à tour se
déterminer
causativement.
Mais
la difficulté n’est pas insoluble. Si toutes les qualités sont
réellement le
produit
des différences quantitatives des éléments impressionnant nos
sens,
l’immense
variété de ces groupements n’est possible que par l’infinie
variation des
mouvements
qui les groupent si diversement. C’est donc la variété des
mouvements
qui
crée la variété des groupements. Comme il n’y a pas un,
ni du mouvement, mais
des
mouvements se déterminant les uns les autres, nous voyons que la
qualité de
chaque
mouvement est modifiée par la qualité des autres.
C’est
donc l’existence simultanée de tous les mouvements qui forme la
quantité.
Or, comme aucun élément ne peut être considéré en dehors des
autres,
chaque
moment de l’univers est à la fois qualité et quantité. Qualité
parce qu’il est
mouvement
; quantité parce qu’il existe simultanément avec les autres. Il
n’y a donc
aucune
opposition, ou antériorité, entre la qualité et la quantité :
elles sont les deux
seuls
aspects sous lesquels nous connaissons l’Univers.
IXIGREC.