mardi 30 septembre 2025

Soutien a Bertand Deléon

 Kevarc'h deoc'h holl.


Communiqué – 3e jour de la grève de la faim


Le jeûne de Bertrand a franchi le cap des 72 heures et s’installe désormais dans la durée.


Pourtant, la direction et la présidence du réseau Diwan, comme le rectorat, demeurent silencieux. Jadis prompts à intervenir, ils choisissent aujourd’hui de laisser courir une bombe à retardement, dont les conséquences risquent de les atteindre de plein fouet.


Depuis la préparation de cette grève, Bertrand a déjà perdu 20 kilos. L’ajout de ce jeûne strict accroît encore les risques immédiats pour sa santé. Chaque jour compte désormais.


Dans les prochains jours, il envisage d’organiser une rencontre publique, probablement sur le marché de Vannes, afin de poursuivre le dialogue avec toutes celles et ceux qui refusent que l’injustice devienne la norme.


En attendant, et face aux nombreuses demandes d’information, nous vous invitons à relayer largement la vidéo réalisée devant le tribunal judiciaire de Vannes - elle résume clairement la situation.

(merci à Frédérique pour ce film).

Harz-debriñ / Grève de la faim de Bertrand Deléon.

samedi 20 septembre 2025

"Lambeaux" Par M.A.

 "J'ai clamé à celle que j'aime « lambeaux »


que ne m'a-t-elle pas répondu lorsque ce cri est sorti au milieu de la nuit, au milieu de ce sommeil qui ne me possède plus et qui ne m'envisage plus non plus.

Elle a allumé et m'a regardé. Elle a cherché à comprendre.

Je me suis aussitôt retourné afin de ne pas à avoir à lui répondre. Sans doute allais-je devoir le faire le lendemain. C'est à dire dans à peine quelques heures, celles qui séparent le matin de cet instant isolé.

« Que viens tu de dire ? »

Elle ne veut pas me laisser ce répit. Elle exige la réponse immédiate, sans doute pour clore l'incident. De ne à avoir à y penser, juste y faire face dans l'instant.

« J'ai dit Lambeaux.
-et peux tu expliquer que tu aies à clamer cela dans la nuit alors que chacun cherche le sommeil ?
-Ce mot là est installé dans ma tête et veut jaillir à chaque parole que je porte et là, je n'ai pas pu l’empêcher de sortir, comme je le fais depuis des jours et des jours.
-Veux tu dire que tu es « lambeaux » ?
-En fait, je suis la perte de moi-même à chaque fois que je pense le monde tel qu'il est. Toute les chairs du monde se représentent comme une suite sans fin de peau que l'on déchire. Lentement, et on jette dans les bûchers les restes des humaines dépecés.
-En fait, c'est un cauchemar...
-C'est le monde tel que je l'entends se tordre sous les coups. J'ai le goût du sang.
-Comment on fait maintenant ? En fait comme si on n'avait rien entendu, comme si tu avais encore retenu ce cri ?
-Je ne sais pas. Je ne voulais plus en parler mais c'est toi qui veut savoir. Savoir n'est pas la paix. En fait, lorsque je pense cela, je suis à l'extérieur de moi et je visite l'extériorité de mes sensations. Je veux le silence, je veux le silence, je ne veux plus des mots, je ne veux plus. Je ne crois plus en eux. Tous les discours sont la vérité que l'on ne veut pas dire. La vérité est sue mais silencieuse, cachée. Pour ceux qui feignent d'y croire. Le silence est fait de mots qui gardent le sens réel, il ne peut être perverti, il est ce que je veux oublier de ce que par quoi je souffre. Dis moi, peut-on sortir encore quelque chose de tout ce merdier ? « Lambeaux » ou le silence. Mais ce silence qui n'est pas un choix est une violence personnelle que je m'inflige. Mais cette souffrance est moindre par rapport à ce que mes oreilles entendent. Je n'écoute plus rien mis je ne peux empêcher mes organes d'entendre. Je veux ne plus avoir envie de répondre de justifier de communiquer, d'argumenter. Je veux opposer le silence à tous discours à toutes fanfaronnades, toutes les gesticulations sont des agressions non seulement sonores mais également verbales. Ce mot n'est pas le silence que je veux vous imposer mais il est un instant verbal non anticipable. Maintenant, pouvons nous dormir, éloigner tout cela suffisamment de nous pour nous endormir ? »

Sans attendre, je me retourne de nouveau. Et je me dis : « comment expliquer que l'on puisse dire « lambeaux » sans aucune raison?"

samedi 13 septembre 2025

RACE (RACES) n. f. (du latin ratio ; puis l’italien razza) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Le mot race paraît tirer son étymologie de l’italien razza. En français, il représente la lignée d’une même famille, d’un peuple ou d’une région plus ou

moins étendue. Pour faciliter les recherches d’ordre physique, on applique le mot race aux animaux aussi bien qu’aux hommes. Tout particulièrement, nous nous intéresserons au mot race relativement aux diverses variétés de l’espèce humaine, telles que races blanche, jaune, rouge et noire, sans oublier qu’il existe une infinité de races de couleurs intermédiaires. Au figuré, l’on parle quelquefois de race quand il s’agit de désigner certaines catégories d’hommes ayant une profession ou une inclination commune. Ces définitions ont pour but de simplifier le sens à accorder au mot race dans les divers emplois que l’on en fait. Le mot race nous intéresse sérieusement au point de vue socialiste ; et c’est la raison qui nous incite à entrer dans un développement de notre pensée sur ce sujet. S’il ne s’agit, par le mot race,

que d’exprimer le caractère distinctif d’un peuple, caractère dérivant de ses

dispositions organiques et dû au climat où ce peuple vit, aussi bien qu’à des

habitudes que les siècles ont consacrées et qui le portent à concevoir les choses et à raisonner sur elles dans un sens particulier, le terme race a une valeur admissible. En présentant la valeur du mot race d’après ce qui précède, nous verrons qu’il y a des peuples et des races plus ou moins lents ou vifs d’allure, d’autres graves ou badins, constants ou légers, économes ou prodigues, guerriers ou pacifiques ; d’autres conquérants ; d’autres pacificateurs, organisateurs ; enfin, d’autreschasseurs, bergers, nomades, cultivateurs, industriels, etc. Le même raisonnement nous montrera qu’il y a des races d’hommes de toute nuance, à cheveux plus ou moins foncés, plats, crépus ou frisés, et des parties de l’organisme plus ou moins améliorées dans le sens de la civilisation. Si, quittant ces considérations qui se rapportent davantage à l’ordre social, nous voulons donner au mot race la

signification de peuple essentiellement différent des autres peuples physiquement, organiquement destiné à être trompeur ou trompé, méchant ou bon, maître ou esclave, nous verrons que ce mot n’offre à l’esprit qu’une absurdité. Nous ne rechercherons pas, ici, si l’homme a paru sur le globe par un seul couple ou par plusieurs à la fois et en différents lieux ; cela nous mènerait trop loin,et ce n’est pas nécessaire pour le bien-fondé de notre thèse. Nous ne voulons voir dans l’homme que l’être raisonnable qui se manifeste à son prochain par le sentiment qu’il a de son existence, qui préside à son intelligence et en permet la manifestation pour son usage exclusif. Il en est ainsi parce qu’il n’y a, pour l’homme, qu’un raisonnement, comme il n’y a qu’une raison pour l’orienter vers le progrès, le bien et la pratique de la justice vis-à-vis de tous et de chacun. Sans doute, selon les races, certains organismes diffèrent, mais cette circonstance etcelles qui, du dehors, facilitent ou contrarient son action font que l’homme raisonne plus où moins facilement sur un certain nombre de questions. Ainsi, il peut conserver, plus ou moins longtemps, à travers les générations et les événements,

l’impression et le souvenir des idées qu’il a acquises. L’empirisme, comme

développement intellectuel, aboutit à ce résultat. S’il en était autrement, si l’homme caractérisé par les races n’était qu’une machine agencée par la nature, représentant l’unique matière combinée, fatalement, pour le mouvement particulier qui s’appelle vie et pour le fonctionnement spécial qu’on nomme raisonnement, tout serait déterminé, par avance, et l’action individuelle ne serait qu’un résultat mécanique inévitable, même non modifiable. C’est pour cette raison que la morale n’est pas une sottise seule profitable aux puissants, aux déterminés supérieurs. L’homme moral ne dépend plus de l’influence de sa race, que l’on pourrait prétendre son essence supérieure et différente de celle des autres races. En nous reportant toujours au mot race, et par suite à celui d’homme, nous verrons qu’il ne peut y avoir de conscience, au sens exact du mot, sans idées, point d’idées sans travail intellectuel de comparaison et de déduction rationnelle. En définitive, pour les hommes, rien n’existerait, socialement parlant, sans le raisonnement, comme c’est le cas pour les autres êtres. Or, l’expérience qu’on aime à mettre à contribution dans les milieux avancés nous prouve que l’homme ne naît pas avec des raisonnements tout faits niavec le mécanisme d’où jailliront des raisonnements déterminés. Ainsi, l’expérience, le raisonnement et l’intelligence s’accordent pour nous prouver qu’on naît simplement avec son organisme et la faculté de sentir et de raisonner. Les

races, et par voie de conséquence tous les hommes qui les composent, sont

susceptibles de bien raisonner et de s’élever aux connaissances que l’harmonie sociale nécessite pour fonder une société rationnelle.

  • Élie SOUBEYRAN.

RACES

Les hommes appartiennent-ils à une ou à plusieurs espèces originelles ? On

discute beaucoup sur ce sujet : pour les polygénistes, les hommes descendraient de plusieurs espèces apparues sur divers points du globe ; pour les monogénistes, au contraire, ils proviendraient tous d’un type unique. Couleur de la peau, aspect des cheveux, forme du crâne, des yeux, du nez permettent de distinguer aisément les grandes races humaines ; mais il a fallu de longues et pénibles recherches pour établir scientifiquement les principaux groupes et sous-groupes qu’elles comportent. L’antagonisme des races, dont parlent si souvent les écrivains patriotes, n’a d’autre raison d’être que la volonté des chefs et l’intérêt des marchands de canons. Parce qu’ils diffèrent par leurs aptitudes, leurs goûts et maintes particularités physiques,

les hommes n’ont pas besoin de se quereller et de se battre. « Vigne et blé noir ne poussent pas dans les mêmes terres : un laboureur habile diversifie les cultures selon le sol et le climat. Mais c’est l’accord harmonieux des peuples, non la lutte de chacun contre tous, qui s’impose au degré d’évolution où nous sommes. » (L’Ère du Coeur.) Dans l’explication de l’histoire, certains penseurs attribuent une importance capitale à la question des races. Selon Taine, race, milieu, moment suffisent à rendre compte des oeuvres d’art, de la littérature, de l’histoire. Gobineau, au XIXème siècle, a émis des idées sur les races qui furent plutôt mal accueillies en France, mais qui lui ont valu une réputation durable. Il croit à la supériorité des races nordiques et à la décadence des races latines. Très aristocrate, adversaire des théories démocratiques, ayant une haute idée des peuples germaniques, Gobineau, qui était diplomate de carrière, trouva de bonne heure des partisans en Allemagne. Chez nous, ses ouvrages obtinrent un succès d’estime dans un cercle très restreint. Durant la guerre de 1914-1918, on a parfois rappelé sa mémoire, mais en condamnant ses conceptions. Quelques penseurs continuent néanmoins d’avoir pour lui une estime profonde.

QUINTESSENCE n. f. (du latin : quinta essentia, cinquième essence) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Certains philosophes anciens, dans leurs essais d’explication de l’univers,

admettaient quatre éléments primordiaux, et Aristote, reprenant une partie des conceptions d’Empédocle, enseignait que la matière provenait de la terre, ou sec + froid ; de l’eau, ou humide + froid ; du feu, ou sec + chaud et de l’air, ou humide + chaud. À ces quatre éléments, les anciens en ajoutaient un cinquième (quintessence ou cinquième essence), de nature encore plus subtile, animant probablement les quatre autres éléments.

De tous temps, les penseurs profonds ont cherché, au delà du connu immédiat, les causes profondes de l’univers. Bien que leurs moyensd’expérimentation aient été infiniment plus grossiers et réduits que les nôtres, leurs observations et leurs raisonnements, poussés à des degrés surprenants, leur firent réellement trouver les points difficultueux de la compréhension de l’univers ; et si quelques-uns de leurs essais d’explication nous paraissent naïfs, c’est probablementparce que nous ignorons tous les détails techniques de leurs conceptions. Mieux connues, elles nous paraîtraient peut-être moins simplistes et plus ingénieuses. Il est d’un usage courant, par exemple, de nier toute valeur scientifique à la conception atomistique de Démocrite, parce qu’il ne nous a point laissé les raisons

de sa philosophie et parce que son époque ignorait le microscope ou le calcul

infinitésimal. On oublie que ses observations constituaient des données aussi

certaines que les observations scientifiques actuelles, mais que, faites sur de plus grandes échelles, elles ne pouvaient engendrer que des concepts plus généraux. C’est ainsi que le spectacle de l’évolution et de la transformation de toutes choses, l’accroissement des êtres vivants, leur disparition progressive et totale suggérèrent l’idée de particules extrêmement ténues, puisqu’elles échappaient à touteobservation directe, s’agrégeant les unes aux autres en nombre prodigieux, vu leur petitesse infinie. Mais l’absence d’évaluation exacte et d’observations plus précises ne permit, à ces penseurs géniaux, que des conceptions forcément plus vagues et plus générales que celles plus récentes sur la constitution élémentaire de l’univers. Ceci nous montre que la connaissance philosophique s’effectue dans deux voies parallèles : l’une strictement expérimentale et analytique, qui nous donne le

monde tel qu’il est, au temps présent, dans les limites étroites des expériences sensorielles ; l’autre synthétique, groupant toutes les données sensorielles pour en extraire les rapports, les causalités, les identités, les variations, etc., en vue dedécouvrir des processus applicables à tous les problèmes posés par la curiosité humaine et les expliquant. Il est donc évident que, toujours, la synthèse dépendra de l’analyse, et qu’une analyse grossière, imparfaite et superficielle ne saurait aboutir à une synthèse profonde et définitive. C’est pourquoi nous assistons à des modifications successives et incessantes des conceptions de la matière et de l’énergie, conceptions dépassant inévitablement le cadre strictement expérimental du présent, puisque le but de la connaissance est de nous préparer à l’inconnu de tout devenir et de tout avenir. Parmi ces inconnus, la quintessence des anciens, malgré tous nos progrès, reste toujours d’actualité ; et les mêmes difficultés que rencontrèrent ces penseurs profonds se dressent toujours devant nous. Nous ignorons encore l’essence réelle des phénomènes ; et si nous connaissons assez bien la constitution de l’atome, nous ignorons la constitution des électrons, la cause de leur rotation et de leurorganisation et surtout la cause de leur vagabondage d’un atome à l’autre. Nous mesurons admirablement les effets divers de l’énergie, mais nous ne savons point qu’elle est sa structure définitive.

Ce n’est pas là une question oiseuse de métaphysique. Certes, la science

moderne, en ramenant tous les aspects de l’univers à des manifestations de

l’énergie, a chassé les dieux terrifiants ct malfaisants ; mais le mystère de la

quintessence reste toujours d’actualité, à peine rajeuni et modernisé, sous cette forme plus précise : d’où vient la variation du mouvement ?L’univers nous apparaît, dans ses changements perpétuels et ses simultanéités d’équilibres, comme une suite ininterrompue de stabilités et d’instabilités. La

science actuelle étudie le stable et même le variable, mais elle n’en tire une source de connaissances que lorsque cette variation est régulière, continue et peut devenir une loi. Il n’en est pas de même de l’instable. La météorologie, par exemple, par son irrégularité et son imprévision des temps à venir, ne saurait être une science réelle.

Ainsi, l’essence des variations phénoménales nous échappe ; et cela est si

vrai que la connaissance réelle des phénomènes nous permet de les adapter à nos besoins, de nous adapter à eux, tandis qu’ignorant actuellement la cause de pertes ou de gains des électrons par les atomes nous ne pouvons ni enlever un électron à l’atome de mercure, ni en enlever trois à l’atome de plomb – ce qui les transformerait tous deux en atomes d’or –, ni ajouter un électron à l’atome d’azote pour en faire un atome d’oxygène. Cela prouve qu’au-delà de nos moyens actuels d’analyse expérimentale, il y a d’autres faits déterminant tous les effets que nous appelons énergie, pesanteur, lumière, électricité, etc. Ces faits sont doués de propriétés telles que tous les processus universels : variation, évolution, équilibre, énergie, matière, vie, pensée, etc., doivent pouvoir être expliqués par eux. Déjà, nous pouvons penser que, par le changement de direction du mouvement de la substance, l’énergie et la masse peuvent s’expliquer en grande partie : l’énergie étant du mouvement rectiligne à grande vitesse linéaire, et la masse du mouvement circulaire à grande vitesse rotatoire. L’énergie peut donc se transformer en masse (inertie apparente d’une toupie due à sa grande vitesse rotatoire) ; et, inversement, la masse peut se transformer en énergie (vitesse linéaire de la toupie après heurt d’un obstacle). Il est probable qu’au-delà de la vitesse de la lumière existent d’autres vitesses, beaucoup plus rapides, préexistant et participant à toutes les combinaisons, les engendrant et les détruisant par cette propriété de stabilité et d’instabilité qui est le secret même de l’univers, la quintessence des anciens.

Le mouvement a bien sa cause en lui-même, c’est entendu, et l’on ne pourra

jamais aller plus avant dans cette voie ; mais il reste à trouver pour quelles causes ce mouvement varie et présente une infinité d’équilibres et d’instabilités. Les lois scientifiques ont, jusqu’à présent, précisé l’évolution équilibrée de notre univers présent ; elles doivent se compléter par la découverte de lois plus synthétiques s’appliquant à toutes les durées de l’univers.

IXIGREC.

QUIÉTISME n. m. (du latin quies, repos, silence) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 S’unir à dieu par l’anéantissement de la volonté personnelle, se perdre amoureusement en lui par une contemplation qui laisse l’âme dans un complet repos, dans une inaction totale, voilà ce qu’ont désiré nombre d’ascètes orientaux et, après eux, les philosophes néoplatoniciens de l’école d’Alexandrie. Avec desvariantes, nous retrouvons les mêmes aspirations foncières chez les Albigeois, chez les Vaudois et chez les moines chrétiens du Moyen Âge qui s’adonnaient à la contemplation dans l’intérieur de leurs couvents. On découvre le germe de cettedoctrine dans les écrits de mystiques orthodoxes restés célèbres, ainsi que chez beaucoup d’hérétiques. Mais c’est au XVIIème siècle, avec Molinos, Mme Guyon et Fénelon, que le quiétisme devint l’objet de controverses fameuses. Le théologien Molinos, né près de Saragosse, en 1627, s’était fixé à Rome où il fut grandement apprécié comme directeur de conscience. Dans un livre paru en 1671, sous le titre de La Guide spirituelle, il préconisait un amour de dieu pur de tout désir du salut, vide de tout motif d’intérêt. Parvenue à l’état de contemplation parfaite, déclarait-il, l’âme ne raisonne plus et reçoit passivement l’impression de dieu ; oublieuse des manifestations de la piété extérieure, elle devient « indifférente, même à sa condamnation éternelle ». Molinos fut arrêté par l’Inquisition romaine, en 1685, et le pape condamna son livre en 1687. Il fit amende honorable, mais resta néanmoins en prison jusqu’à sa mort, survenue en 1696. Bien d’autres ecclésiastiques avaient publié, vers la même époque, des ouvrages qui s’inspiraient d’idées semblables. L’un d’eux, le barnabite La Combe, auteur d’une Analyse de l’Oraison mentale, les

fit connaître à une jeune veuve, née à Montargis, en 1648, Mme Guyon, qui s’était fait remarquer de bonne heure par son mysticisme ardent. Elle écrivit plusieurs ouvrages, Moyen court et facile pour l’oraison, Le Cantique des cantiques, les Torrents spirituels, fut accusée de renouveler la doctrine de Molinos et enfermée au couvent de la Visitation. Mais, fort séduisante, elle fit des adeptes parmi les dames de la cour ; les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Maintenon devinrent ses amies. Fénelon, alors précepteur des enfants de France, se déclara son protecteur. Après avoir joui d’une certaine faveur à Versailles, elle tomba en disgrâce et fut invitée à quitter Saint-Cyr où elle s’était fixée. Mme de Maintenon, conseillée par l’évêque de Chartres, avait redouté les conséquences d’une doctrine

qui aboutissait au mépris des dogmes et des autorités ecclésiastiques. Plus tard, on enferma Mme Guyon dans un couvent, puis en prison. Remise en liberté, elle se retira chez son fils, près de Blois, en 1703 ; le silence s’était fait autour d’elle, lorsqu’elle mourut, quinze ans plus tard. Dans l’histoire du quiétisme, ce qui scandalisa particulièrement les contemporains, ce fut la lutte sans bienveillance qui mit aux prises deux prélats intrigants, l’orgueilleux évêque de Meaux, Bossuet, et l’hypocrite archevêque de Cambrai, Fénelon. Les pamphlets se succédèrent : soutenu par Louis XIV, le premier se montra cassant, autoritaire, d’une arrogance qui donne une piètre idée de son caractère ; le second, insidieux et perfide, gardait une humilité doucereuse,

même lorsqu’il tâchait de frapper à mort son ennemi exécré. Et ce furent des

intrigues de tous genres : Bossuet menaçait le pape de la colère du roi, tandis que les partisans de Fénelon, nombreux à la cour de Rome, s’agitaient en sa faveur. Comme il est de mode, dans l’Université, d’attribuer un génie transcendant à l’évêque de Meaux, qui fut pourtant un penseur d’une médiocrité insigne, on lui donne généralement raison. Malgré ses préférences personnelles pour Fénelon, Innocent XII condamna finalement (sur les instances de Louis XIV, qui parlait haut et sec) le livre de l’archevêque de Cambrai intitulé Explication des maximes des saints. Dans cet ouvrage était soutenue la doctrine du pur amour, désapprouvée, lors des conférences d’Issy, par Bossuet, de Noailles, alors évêque de Châlons, et

Tronson, directeur du séminaire de Saint-Sulpice, les trois juges officiellement

chargés d’examiner les écrits de Mme Guyon. Loin de s’associer à ceux qui

blâmaient le quiétisme, Fénelon en faisait l’apologie. Toutefois, il n’allait pas aussi loin que Molinos, ni même que Mme Guyon. Alors que cette dernière préconisait une méthode permettant d’arriver à un état de contemplation immuable et d’amour pur qui dispensait des autres pratiques religieuses, son défenseur parlait seulement de la possibilité d’un état habituel d’amour divin qui excluait le désir du ciel et la crainte de l’enfer.

Certes, nous n’avons pas plus de sympathie pour cette conception que pour

celle de Bossuet. Comme Voltaire, nous trouvons étrange que l’archevêque de Cambrai se soit laissé séduire « par une femme à révélations, à prophéties et à galimatias, qui suffoquait de la grâce intérieure, qu’on était obligé de délacer et qui se vidait (à ce qu’elle disait) de la surabondance de la grâce pour en faire enfler le corps de l’élu assis auprès d’elle ». Ainsi que d’autres saintes canonisées par l’Église, elle avait épousé Jésus-Christ durant une de ses extases. Rendue frénétique par excès d’amour ou, plus exactement, par manque de satisfaction complète, elle donnait à dieu l’assurance qu’elle l’aimait « plus que l’amant le plus passionné n’aimait sa maîtresse ». Elle s’écriait parfois : « Je veux l’amour qui transit l’âme de frissons ineffables, l’amour qui met en pamoison. » Puis, quand son divin galant l’avait exaucée, elle lui déclarait toute frémissante : « Si vous faisiez sentir aux personnes les plus sensuelles ce que je sens, elles quitteraient bientôt leurs faux plaisirs pour jouir d’un bien si véritable. » Ainsi, Mme Guyon apparaissait digne d’être placée parmi les saintes hystériques, à côté de Catherine de Sienne, de Thérèse d’Avila, de Marie Alacoque. Ce fut la jalousie de Bossuet qui rendit la chose impossible ; ce prélat était vexé de n’avoir jamais pu atteindre aux extasesdes grands mystiques ; il enrageait surtout de voir Fénelon plus apte que lui à éprouver ce genre d’émotions. Il faut un parti pris évident pour ne pas reconnaîtreque, dans cette querelle, comme dans celles qu’il eut avec le père Caffaro, avec Richard Simon et avec d’autres, l’évêque de Meaux fit preuve d’un sectarisme très mesquin. En acteur consommé, Fénelon termina cette affaire par des scènes de

haute comédie. Quand il apprit sa condamnation par le pape et les marques

d’hostilité que ne lui ménageait pas Louis XIV, il monta en chaire, rétracta publiquement les idées qu’il avait soutenues et publia un mandement où il déclarait se soumettre sans réserve. Puis, ayant assemblé les évêques de sa province, il souscrivit avec eux le bref pontifical qui le condamnait ; et il fit don à sa cathédrale d’un magnifique ostensoir, en souvenir de sa rétractation. En réalité, plusieurs saints, plusieurs chefs d’ordre, approuvés par l’Église, avaient déjà prétendu, comme Mme Guyon, qu’il était possible à tous d’arriver à un état d’oraison extraordinaire. Parmi ses précurseurs, le quiétisme pouvait ranger, à bon droit, les pères et les écrivains mystiques les mieux accrédités ; il trouvait même dans l’Évangile des textes en sa faveur. Dans les premiers siècles de notre ère, les esprits contemplatifs rattachèrent leur doctrine à saint Jean, dont l’exaltation amoureuse contrastait avec le tempérament positif et la vie militante des autres apôtres. À toutes les époques, certains ascètes admirent que l’âme absorbée en dieu s’oubliait

elle-même pour ne plus songer qu’au céleste objet de son affection. Le quiétisme se rattachait à une tradition qui remontait à l’origine du christianisme et qui lui était même antérieure, car elle avait sa source première dans les élans d’un mysticisme érotique, familier aux peuples de l’Antiquité. Si son nom a disparu, il subsiste, néanmoins, en fait, dans l’Église ; aujourd’hui encore, les grandes hystériques des couvents rêvent d’union amoureuse avec Jésus, ce mâle superbe dont elles sentent

les caresses pendant leurs contemplations nocturnes ou au moment de la

communion.

L. BARBEDETTE.

QUESTION (TORTURE) n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 C’est à la législation romaine que nos juges empruntèrent l’usage de la torture, de la question si l’on préfère ; et ce moyen de procédure avait pour but, assurait-on, de connaître la vérité, en arrachant à l’accusé l’aveu de son crime ou des révélations sur ses complices. On sait à quels raffinements de cruauté les Orientaux, en général, et les Chinois, en particulier, descendent en matière de supplices. À Athènes, la torture était réservée aux esclaves ; à Rome, le témoignage de ces derniers ne devenait valable que s’il était obtenu au milieu des tourments. La nomenclature des divers modes de torture serait immense ; après avoir servi contre les premiers chrétiens, les pires supplices furent employés contre les hérétiques. En France, la question remplaça les épreuves judiciaires ou ordalies, couramment utilisées au Moyen Âge. Comme dieu, disait-on, ne pouvait abandonner l’innocent, l’accusé devait prouver, au moyen de l’ordalie, qu’il avait pour lui l’amitié du ciel. Parmi ces épreuves, certaines sont restées célèbres. Celle de l’eau se faisait soit par

l’eau bouillante, soit par l’eau froide. Dans le premier cas, il fallait plonger le bras dans une cuve d’eau bouillante, à une profondeur plus ou moins grande, selon la nature de l’accusation, pour en extraire une pierre ou un anneau bénit par le prêtre. On entourait ensuite le bras d’une enveloppe que scellait le juge. Si, au bout de trois jours, le patient n’avait pas de brûlure, il était proclamé innocent. Dans l’épreuve par l’eau froide, on jetait l’accusé dans un lac, une rivière ou une cuve, après avoir lié sa main gauche avec son pied droit et sa main droite avec son pied gauche. S’il enfonçait, il était déclaré innocent ; s’il surnageait, il était reconnu coupable, car l’eau, bénite au préalable, le repoussait à cause de ses crimes. Pourtant, dans certaines localités, on admettait la règle contraire : c’était le coupable qui enfonçait,

l’innocent qui surnageait. L’épreuve du fer ardent se pratiquait de différentesfaçons. Tantôt il fallait marcher, pieds nus, sur des socs de charrue rougis au feu, tantôt c’était une barre de fer chaude qu’on devait empoigner et soulever à plusieurs reprises ; dans d’autres cas, on engageait main et bras dans un gantelet de fer. Au bout de trois jours, le juge proclamait la non culpabilité du patient, s’il n’y avait pas trace de brûlure. Pour l’épreuve de la croix, accusateur et accusé se tenaient debout, les bras en croix ; celui qui restait le plus longtemps dans cette position incommode gagnait son procès. Dans le combat judiciaire, les deux parties en présence luttaient l’une contre l’autre ; parfois même, témoins et juge avaient à répondre aux provocations.

Des avoués ou champions pouvaient se substituer aux parties ; c’était la règle lorsqu’il s’agissait de femmes ou de clercs. Les vilains étaient munis de bâtons, les nobles avaient une armure complète avec bouclier, lance et épée. En permettant la victoire de l’un des hommes en présence, dieu, assurait-on, se portait garant de son innocence. Avant ces diverses épreuves, on avait coutume de célébrer une messe, dont on a retrouvé le texte dans de vieux missels. Pourtant, ces pratiques étaient si absurdes et conduisaient à des injustices si manifestes qu’on finit par les interdire. Mais elles disparurent très lentement : l’épreuve par l’eau froide était encore employée au début du XVIIème siècle ; et le duel, dont l’usage subsiste à titre privé, même de nos jours, dérive en droite ligne des anciens combats judiciaires. Hélas ! Les enquêtes criminelles s’appuyèrent sur la question, lorsque les ordalies furent passées de mode. Sous prétexte d’améliorer la législation, on la rendit plus atroce : les épreuves judiciaires étaient iniques, mais on ne les renouvelait point ; il n’en fut pas ainsi pour la question qui devint parfois un interminable supplice. Établie, affirmait-on, pour défendre l’innocence, elle n’était propre qu’à la perdre. « Les géhennes, remarquait Montaigne, sont d’une dangereuse invention ; c’est un essai de patience plus que de vérité ; car, pourquoi la douleur fera-t-elle plutôt confesser à un malheureux ce qui est qu’elle ne le forcera de dire ce qui n’est pas ! Et, au rebours, si celui qui n’a pas fait ce dont on l’accuse est assez patient pour supporter tourments, pourquoi ne le sera celui qui a fait un crime : un si beau guerdon que celui de la vie lui étant assuré. En un mot, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir de si graves douleurs ? D’où il advient que celui que le juge a géhenné, pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir en coupable. » De la question, La Bruyère dira de son côté : « C’est une invention sûre pour sauver un coupable robuste. » Et Beccaria fera remarquer que l’aveu arraché par la torture manque de valeur probante : « L’impression de la douleur peut croître au point qu’absorbant

toutes les facultés de l’accusé, elle ne lui laisse d’autre sentiment que le désir de se soustraire, par le moyen le plus rapide, au mal qui l’accable. » Malgré les protestations de tous les esprits généreux, la question subsista jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’ordonnance criminelle rendue en 1670, par Louis XIV, fut draconienne. Elle obligeait les accusés à « répondre par leur bouche, sans le ministère de conseil ». À condition que « le crime ne soit pas capital », les juges « pourront permettre aux accusés de conférer avec qui bon leur semblera », après l’interrogatoire seulement. Pour empêcher les témoins à charge de revenir sur leur déclaration, « ceux qui rétracteront leurs dépositions, disait la loi, seront poursuivis et punis comme de faux témoins ». On invitait le juge à ne pas pousser la question jusqu’à la mort, se bornant sur ce sujet à rappeler d’anciennes ordonnances. Mais la façon de l’appliquer fut laissée à l’arbitraire des magistrats, l’ignoble et cruel Pussort ayant estimé qu’une description de la torture serait « indécente ». L’ordonnance restait fort ambiguë concernant ceux que l’on ne devait pas soumettre à la question. Aussi, en pratique, les tribunaux n’avaient-ils d’autre règle que leur fantaisie. On distinguait la question préparatoire, destinée à arracher l’aveu de son

crime à l’accusé, et la question préalable, qu’on faisait subir au condamné pour obtenir des renseignements sur ses complices. Quand la première était ordonnée sans réserve de preuves, le patient qui n’avouait pas était absout ; par contre, lorsqu’il y avait eu réserve, l’absence d’aveu ne l’arrachait à la peine de mort que sil’on manquait, par ailleurs, de témoignages probants. Un chirurgien ou un barbier, présents aux séances de torture, indiquaient les limites que l’on ne pouvait dépasser sans ôter la vie. En plein XVIIIème siècle, on avait encore recours à des tourments effroyables. Pour avoir fait une écorchure au flanc de Louis XV, Damiens subit de longs supplices préalables, puis, dans une dernière séance, on brûla sa main droite, on le tenailla, on versa du plomb fondu dans ses plaies, enfin on l’écartela. Il est

vrai qu’à la même époque, le vol d’une paire de draps, par un domestique, était puni de la pendaison, et qu’un délit de chasse valait au coupable les galères à perpétuité. Pilori, roue, mutilations barbares n’avaient pas disparu. Dans le supplice de la roue, on brisait bras, jambes et côtes du patient, attaché sur deux morceaux de bois disposés en forme de croix de Saint-André ; puis on le plaçait, bras et jambes ramenés derrière le dos, sur une petite roue soutenue par un poteau. La question par le feu, que des brigands fameux pratiquèrent eux aussi, consistait à soumettre la plante des pieds à un feu de plus en plus vif. On écrasait les pouces avec une machine, dans la question par le fer. Mais, à partir du XVIème siècle, l’extension, l’eau, les brodequins furent les formes de torture les plus habituelles. Au premier degré de l’extension, on attachait un poids de 180 livres au pied droit de l’accusé,

puis on le suspendait à l’aide d’une corde ; au second degré, on tirait pieds et mains avec des cordes fixées d’un côté à un anneau du pavé, de l’autre à des anneaux placés dans le mur à une hauteur de trois pieds : pour disloquer les membres, on passait sous lui des tréteaux de plus en plus élevés. Une corne, faisant office d’entonnoir, était introduite dans la bouche du sujet, lorsqu’avait lieu la question parl’eau. S’il n’avouait pas, on ne s’arrêtait qu’après l’avoir contraint d’avaler six litres environ de liquide dans la question ordinaire, douze dans la question extraordinaire. Pour le supplice des brodequins, les jambes étaient rapprochées à l’aide de cordes, après avoir été assujetties au préalable chacune entre deux planchettes de chêne ; ensuite le tourmenteur introduisait à coups de maillet, entre les ais du milieu, des coins de fer ou de bois dont le nombre dépassait huit dans certains cas. Les jambes devenaient informes et les os brisés laissaient échapper la moelle. En matière detorture, nos pères avaient donc peu de chose à envier aux Chinois !

Les philosophes du XVIIIème siècle protestèrent avec ardeur contre ces

pratiques inhumaines. Montesquieu dénonça la barbarie de nos lois pénales ; la traduction française du Traité des délits et des peines de l’Italien Beccaria obtint un prodigieux succès ; Voltaire flétrit la procédure secrète, l’injustice des tribunaux, les châtiments atroces. En 1780, le roi supprima la question préparatoire ; mais la question préalable subsista jusqu’à la Révolution.

Hélas ! La torture fut remplacée au XIXème siècle par le secret. Maintenu

dans l’isolement le plus absolu, l’accusé ne voyait que son geôlier ; toute distraction lui était interdite ; il ne devait ni lire, ni écrire. Et cette épreuve abrutissante se prolongeait parfois des mois entiers ! On sait que, de nos jours, policiers et commissaires continuent de soumettre les prévenus à d’horribles brimades. Dépouillé de ses vêtements, roué de coups de matraque, quand il ne subit pas detortures plus raffinées, le malheureux, tombé aux mains des agents, n’a même pas le droit de se plaindre. Juges et autorités ferment volontairement les yeux, puis proclament, sans barguigner, que de telles pratiques n’existent pas. Et si un patient expire sous les coups des policiers, sa famille ne peut le dire sans s’exposer à de ruineuses condamnations pécuniaires et même à des peines encore pires. C’est à

faire souffrir ceux qu’ils tiennent entre leurs griffes que s’appliquent, par ailleurs, maints gardiens de prison. Les anciens abus se transforment, mais ils perdurent grâce à la complicité des chefs.

L. BARBEDETTE.

QU’EN-DIRA-T-ON (LE) n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Le souci du « qu’en-dira-t-on » exprime la mesure dans laquelle on

s’inquiète des propos que le public tiendra ou pourra tenir. Assez nombreuses sont les personnes qui déclarent se placer au-dessus du « qu’en-dira-t-on », braver, mépriser le « qu’en-dira-t-on ». Mais, dans la pratique, rares, très rares sont celles qui, sans se préoccuper de ce fameux « qu’en-dira-t-on », parlent et agissent selon leurs propres sentiments et leurs convictions personnelles. Et il n’est pas étrange qu’il en soit ainsi : le désir de plaire implique naturellement la crainte de déplaire ; le souci d’être approuvé implique logiquement l’appréhension d’être désapprouvé. C’est ce désir et cette crainte, c’est ce souci et cette appréhension qui confèrent au « qu’en-dira-t-on » la puissance dont il jouit ; puissance aussi néfaste que considérable. Car, pour plaire, il faut flatter ceux et celles avec lesquels on est en relation ; pour être approuvé, il faut se conformer aux exigences, fussent-elles injustes, aux us et coutumes, fussent-ils ridicules, aux modes de penser, de s’exprimer et de se conduire qui, sages ou ineptes, sont en faveur auprès du public, en général, et plus particulièrement auprès des gens de son entourage.Qui veut être bien vu doit, sous peine de déconsidération, faire usage des formules et des idées acquises, des règles établies, des conventions acceptées, des manières de voir, de penser, de sentir, de parler et d’agir qui ont l’agrément du plus grand nombre. Il s’expose à perdre l’estime de ses contemporains, celui qui, par ses discours ou ses gestes, choque la mentalité générale ! Malheur à qui affirme une personnalité (voir ce mot) originale, en désaccord avec le type courant de la banalité ! Quiconque veut rompre avec la routine, combattre les préjugés, se dresser contre la tradition, marcher de l’avant, innover, précéder son époque, sortir des sentiers battus, se soustraire à l’hypocrisie générale, ne pas faire chorus avec les « majorités compactes » s’expose, je devrais dire se condamne, à être incompris par les uns, critiqué par les autres, blâmé, vilipendé, calomnié par tous. On a peine à imaginer le nombre surprenant de duplicités légères ou graves, de lâchetés petites ou grandes, de coquineries vénielles et d’infamies mortelles dont, directement ou indirectement, le « qu’en-dira-t-on » est la source, Rien que pour en,faire la simple énumération, il faudrait noircir – noircir est bien le mot – plusieurs colonnes de cet ouvrage.

Il serait fastidieux et, je pense, superflu de retracer, même sommairement, les

innombrables méfaits dont le « qu’en-dira-t-on » a été, est et restera la cause, aussi longtemps que le régime social, dont ce « qu’en-dira-t-on » est un des plus laids ornements, continuera à exercer sa malfaisance. À toute époque et en tous lieux, le « qu’en-dira-t-on » fut un des obstacles les plus longs et les plus difficiles à renverser, sur la route douloureuse que parcourt l’humanité en marche vers sa libération et sa félicité. Commérages, méchancetés, vilénies, insinuations perfides, enfantés par le « qu’en-dira-t-on » n’ont cessé d’appuyer les injures et les persécutions dont les novateurs, pionniers et précurseurs ont été les victimes. Le « qu’en-dira-t-on » s’est fait, ainsi, et persiste à se faire le complice de l’impitoyable répression pratiquée, toujours et partout, par les gouvernants et enrichis, contre les êtres de haute conscience, de ferme volonté, de pensée clairvoyante et hardie, d’aspirations

indépendantes et subversives, qui ne s’assouplissent ni ne s’adaptent à la basse mentalité des multitudes ignorantes, crédules et lâches, rendues encore plus serviles, plus veules et plus abêties par le respect et la peur du misérable « qu’en-dira-t-on ».

- Sébastien FAURE.

QUALITÉ – QUANTITÉ n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Les qualités sont les différences sensorielles par lesquelles nous distinguons les diverses modalités du monde objectif. Nous ne connaissons, nous le savons, que nos sensations ; mais la sensation faisant partie intégrale de la connaissance, celle-ci n’étant en fait que la coordination de toutes nos sensations assurant notre conservation, nous ne vivons et ne durons qu’en réagissant perpétuellement contre le monde objectif et nous voyons que la sensation est nécessairement un effet de l’objectif sur notre sensibilité. Il est donc vain de rechercher si les qualités sont en nous ou hors de nous : elles sont le produit du monde extérieur sur nous-mêmes. Pourtant, ce monde nous apparaît totalement dissemblable dans ses éléments et sans identité réelle. Toute chose, à l’analyse, se révèle différente d’une autre, et nos différentes sensations ne nous paraissent point absolument identiques entre elles. D’autre part, il est probable qu’une suite de sensations totalement identiques aboutirait très rapidement à un état d’inconscience supprimant automatiquement la

connaissance même de cette sensation. Comment alors se forment les notions d’identité, de différence, de qualité, de quantité ? Remarquons, tout d’abord, que les milliards de cellules qui composent notre individu sont formées d’une même substance objective que la cellule mère a conquise et transformée en substance subjective semblable à la sienne, et que lessubstances objective et subjective ne diffèrent point essentiellement dans leur nature, puisque l’une procède entièrement de l’autre. Les éléments sont analytiquement les mêmes, mais leurs groupements sont

différents. Ce sont ces groupements, ces synthèses qui constituent les différences, les qualités mêmes de la substance. Une question se pose alors : notre organisme formé de matière connaît-il la matière ? Ou, si l’on préfère : la matière se connaîtelle elle-même ? Évidemment, non ! Car la conscience ne se connaît pas ellemême ; et nous savons que l’enfant, bien que possesseur d’instruments presque parfaits pour la sensation et la perception des choses, ne les connaît point d’emblée, et sans une très longue éducation. Connaître ne veut donc point dire saisir en soi la nature du monde objectif ou subjectif. Connaître se ramène à situer exactement entre eux les rapports de nos différentes sensations et réactions contre le milieu. La connaissance se décompose alors ainsi : 1° modification de notre substance nerveuse par une excitation venue du dedans ou du dehors (éléments primordiaux de la qualité) ; 2° transmission de cette modification aux centres nerveux : réflexes, reconnaissance, classement de la sensation, pensée. Remarquons que la sensation pure n’est pas de la pensée, et qu’elle nedevient réellement qualité que par une opération psychique de perception, de reconnaissance, de classement et de comparaison. Nos cellules sensorielles sont modifiées physiquement et chimiquement par les excitants objectifs et même subjectifs, et ces modifications, libérant suivant leurnature une certaine quantité d’influx nerveux, peuvent soit déclencher des réflexes moteurs, soit ébranler des centres émotifs plus ou moins puissants, soit encore disperser l’influx nerveux dans les centres intellectuels. Comme l’être humain s’objective lui-même et que la sensation qu’il a de son existence propre se trouve plus ou moins avantageusement modifiée par ces excitations, il en résulte que toute sensation est perçue sous le double aspect de sa qualité réellement objective (froid, aigu, rouge, etc.) et de sa qualité subjective ou morale (bon, agréable, mauvais, amusant, etc.). Il est aisé de voir que les qualités objectives, par leurs étroite liaison avec les phénomènes physico-chimiques, peuvent se prêter à une certaine évaluation objective ; il n’en est pas de même des qualités morales qui, créées par le psychisme variable des êtres et par leurs

différences organiques, ne peuvent être l’objet d’une évaluation objective aussi précise que la précédente. On peut, par exemple, reconnaître dans un orchestre la qualité des divers instruments le composant, et tous les connaisseurs normalement constitués tomberont d’accord sur ce point ; mais ils différeront, à coup sûr, au sujet

de la qualité des symphonies jouées : chaque mélomane ayant sa prédilection, son choix, son goût particulier pour les qualités de tel ou tel compositeur.La qualité est donc essentiellement la classification consciente d’une sensation parmi une infinité d’autres sensations ; et cette classification ne peut s’effectuer qu’en comparant la sensation actuelle avec d’autres sensationsantérieures ; lesquelles sont elles-mêmes associées, liées à de multiples autres sensations classées dans l’espace et dans le temps, constituant tout le savoir humain. La reconnaissance d’une qualité suppose donc l’identité des sensations dans le temps. Si, en effet, chaque sensation était absolument différente d’une autre, il n’y aurait aucune connaissance possible : l’individu se trouvant perpétuellement devant des sensations nouvelles et ne pouvant les comparer à rien d’antérieurement perçu. Aucune expérience ne serait donc utile, ni possible, aucun souvenir, aucune succession de faits compréhensibles. Ce serait l’incohérence et le chaos ; l’absence de toute logique, de toute pensée et, certainement, de toute vie. Bien que nos sensations nous semblent apparemment irréductibles les unes aux autres, il y a pourtant de nombreux points communs entre elles. Tout d’abord, nos organes des sens ont une même origine embryogénique, étant formés de l’ectoderme, ou enveloppe externe, de l’embryon. Ensuite, ces organes subissent les excitations du milieu qui se ramènent elles-mêmes à quelque chose de commun : le mouvement.

Ce mouvement varie, pour les sons perçus, de 20 000 à 40 000 vibrations à la seconde ; il s’élève de 450 à 785 billions pour les couleurs, tandis que les sensations thermiques se placent entre ces deux perceptions extrêmes. La sensation pourrait donc se ramener à une sorte d’unité qui serait le tact ou irritation de nos cellules sensorielles par les vibrations objectives, mais nos moyens expérimentaux ne nous permettent point, jusqu’à présent, de préciser cette unité ; d’autant plus que les modifications de nos cellules ne sont point identiques : le tact et l’audition s’effectuant par une sorte de travail mécanique nécessitant un temps de réaction d’un septième à un huitième de seconde, tandis que les sensations thermiques, gustatives, olfactives et visuelles sont l’effet d’une modification chimique de nos cellules sensorielles déterminant des réactions plus longues, variant d’un cinquième à une demi-seconde. Ces mesures et les possibilités de classement certain de nos sensations nous indiquent qu’il y a réellement des excitations identiques vis-à-vis desquelles nous réagissons toujours pareillement, puisque jamais, lorsque la connaissance est réellement acquise, nous ne nous trompons dans notre jugement et ne confondons l’odeur de la rose avec celle de l’ammoniaque, ou un son avec une odeur. D’où viennent alors ces concepts contradictoires d’identité et de différenciation, d’homogénéité et d’hétérogénéité qui s’excluent mutuellement ? Qu’est-ce qui fait, par exemple, la qualité du chêne ? Si tous les chênes sont différents entre eux ; s’ils n’ont même pas deux feuilles égales ; si aucune branche, aucun tronc, aucune écorce ne ressemblent exactement à une autre branche, un autre tronc, une autre écorce, d’où provient cette connaissance qui nous permetinfailliblement de reconnaître un chêne ?

Cette connaissance ne peut provenir que de quelque chose de permanent qui subsiste dans toutes les images différentes que nous percevons d’un objet, ou d’un groupe d’objets. Pour les chênes, ce sera le feuillage et principalement la forme festonnée des feuilles ne ressemblant à aucune autre feuille de figuier, de platane ou de marronnier. Chacune des feuilles de ces arbres possède sa particularité qui consiste en un arrangement de ses diverses parties, ordonnées selon des rapports invariables, quelles que soient les dimensions et les variations de certaines parties secondaires. La qualité est ici le produit des rapports entre eux de certains points spatiaux invariables. Admettons, par exemple, que des objets nous donnent différentes sensations et créent d’abord en nous les réflexes A, C, E, D, X ; puis ensuite les réflexes A, N, E, V, X ; puis encore A, L, E, R, X et ainsi de suite, sans changer l’ordre, des réflexes A, E, X. Il est évident que les réflexes C et D, N et V, L et R, et tous ceux de même qualité exceptionnelle qui se succéderont sans jamais se ressembler ne constitueront point une connaissance, tandis que les réflexes A, E, X constitueront, par leur répétition qualitative et ordonnée, les qualités générales des objets créateurs de nos sensations. Si l’on prend alors la totalité des réflexes A, C, E, D, X, ou A, L, E, R, X, on peut affirmer qu’il n’y a pas identité entre ces deux totaux et, par conséquent, entre les objets observés. Si l’on prend A, E, X, on peut, au contraire, affirmer l’absolue identité des qualités générales des divers objets étudiés. Ainsi donc, ni les réalistes, ni les nominalistes n’ont saisi la véritable nature du concept général. Celui-ci ne se trouve pas tout pur dans les objets, comme le veulent les réalistes ; il n’est pas non plus une invention, une convention commode,comme se l’imaginent les nominalistes : il est constitué par les qualités réelles des objets, sélectionnés par notre psychisme, ne conservant que l’invariant des sensations, nous permettant de nous situer infailliblement vis-à-vis des dits objets dans notre lutte pour vivre et durer. Il faut donc admettre que notre substance nerveuse garde les traces des impressions identiques qui se répètent successivement un grand nombre de fois, tandis que celles ne présentant point cette identité et cette répétition s’effacent peu ou prou, ne laissant dans notre mémoire qu’un souvenir confus. On objectera qu’il est des sensations perçues une seule fois, des événements subis qui ne se renouvellent jamais et qui, pourtant, restent nets et précis dans notre souvenir. Ceci est exact, mais concerne une autre particularité de notre psychologie, c’est-à-dire la réceptivité et l’émotivité dans les cas exceptionnels. Ici, c’est la rareté même et l’intensité de l’émotion qui créent une voie nouvelle dans nos centres nerveux ; voie qui persistera d’autant plus longtemps qu’aucune autre émotion analogue ne viendra se confondre avec elle. On cite, par exemple, des sujets capables de se remémorer, et de les citer dans l’ordre exact, tous les magasins entrevus une seule fois dans une longue rue. On connaît également quelques cas de mémoire visuelle extraordinaire de peintres pouvant revoir et peindre à volonté, comme s’ils étaient présents, leurs différents et successifs modèles entrevus à peine une demi-heure. Nous nous trouvons ici en présence de mémoires excessivement rares, capables peut-être de sentir toutes les qualités, toutes les différences des objets et, par conséquent, de créer des voies nouvelles dans leurs centres nerveux pour chaque objet différemment perçu, mais peu capables, peut-être à cause de cela, de généralisation. Il aurait été intéressant de soumettre ces mémoires extraordinaires à des expériences de répétitions nombreuses d’impressions analogues pour mesurer le degré d’effacement des qualités absolument particulières, au bénéfice des qualités générales. Remarquons, malgré cela, que ces êtres ne travaillent que sur du déjà vu, du déjà connu, sur des généralités déjà classées, et qu’il aurait été très instructif de ne leur montrer que des objets totalement inconnus d’eux pour apprécier leur mémoire réelle. Ces expériences auraient permis de préciser si leurs souvenirs se fixent plus facilement avec des perceptions antérieures, ou avec des perceptions neuves. La psychologie de l’enfant nous fait comprendre qu’il ne s’agit là que d’une

seule et même faculté cérébrale, prise en plusieurs points de son évolution ou de son

fonctionnement. On sait que l’enfant ne connaît que des généralités avant de bien

connaître les qualités particulières des objets. Même lorsqu’il met un nom

particulier sur ses dessins mal formés, il est évident que son intention est différente

de son exécution. Celle-ci procède par automatisme et ne traduit que du général : un

chien, une table, un homme, une maison, etc. ; toutes choses perçues des millions

de fois, si l’on songe qu’aucune sensation n’est statique ; que chacune d’elle est une

suite ininterrompue de chocs intra-atomiques, se succédant vertigineusement dans

un temps prodigieusement court. Lors donc que la qualité chaise se précise à

l’enfant il y a longtemps que ses centres nerveux ont été impressionnés par des

millions d’influx nerveux déterminant chez lui la perception de cette qualité

Pourquoi, dira-t-on alors, ne perçoit-il pas plus rapidement le particulier que

le général, puisque celui-ci précède celui-là ? Parce que, dirons-nous, le particulier réel, l’accident ne laissent que très peu de traces dans la substance nerveuse, et que

seule la répétition des impressions détermine des souvenirs durables. Or, dans ces

répétitions, il y a des identités déterminant des renforcements d’impressions

sensorielles, créateurs de connaissances générales, et d’innombrables différences qui

ne coïncident jamais entre elles. Avec l’âge, le champ des impressions s’étend

énormément, le besoin de conquête s’intensifie, l’attention se développe,

l’observation s’accroît, les expériences s’accumulent et, comme conséquence, la

connaissance des qualités générales augmente considérablement. Pour distinguer

alors les qualités des objets, il faut que l’attention, tout en groupant les documents

généraux antérieurement perçus, permettant le classement immédiat des objets, se

porte sur leurs aspects accidentels, en groupe les éléments et, les liant à leurs

qualités générales, les agglutine au fonctionnement psychologique de l’observateur.

Et cette distinction sera d’autant plus persistante que l’émotion sera plus vive, la

quantité d’influx nerveux plus grande, la plasticité des centres nerveux plus souple,

l’attention plus soutenue.

La distinction des qualités particulières et leur liaison avec les qualités

générales ne paraissent donc possibles qu’avec la formation progressive de l’esprit

critique, tandis que les qualités générales, seules, essentiellement formées par les

identités sensorielles subies depuis notre naissance, font partie de nos réactions les

plus inconscientes. À cela, on opposera que la science qui paraît être la plus parfaite

expression de l’esprit critique n’est fondée que sur la connaissance du général. En

réalité, ce n’est pas tout à fait exact. Le but de la science est d’expliquer, c’est-àdire

de nous faire connaître la succession des faits, l’enchaînement des causes et des

effets de tous les phénomènes impressionnant nos sens dans l’espace et dans le

temps. Dans l’espace, nous classons les objets d’après leurs qualités générales et

particulières et selon leurs rapports respectifs ; dans le temps, nous les classons

selon les variations de ces qualités et de ces rapports. Or, un classement n’est

possible qu’avec des choses identiques ou analogues. Une explication n’est donc

scientifique que lorsqu’elle identifie un fait ou une succession de faits inconnus à

d’autres faits connus. Le rôle de la science est de réduire l’inconnu, de découvrir

dans les effets particuliers, jusque-là inexplicables, des causes générales plus ou

moins déjà connues (induction) ; d’établir expérimentalement l’invariabilité

(identité) des processus évolutifs de tous les phénomènes vraiment connus, de telle

manière que l’être humain puisse, à coup sûr, adapter avantageusement son

organisme à ce dynamisme éternel.

Puisque connaître signifie se représenter une succession de sensations

antérieurement perçues, nous voyons que la science ne peut pas s’arrêter sur

l’accident, collectionner des faits strictement particuliers, approfondir des qualités

exceptionnelles sans essayer de classer ces anomalies, dans un processus

quelconque de causalité. Le rôle de la connaissance est donc de nous préparer à

l’avenir ; d’ordonner les documents sensoriels passés, selon toutes les possibilités

de variations futures du milieu ; de jouer psychiquement l’avenir, de manière à ne

jamais rencontrer de l’inconnu total, mais seulement des variations partielles,

réduites à leur tour, par réflexion, à du connu. La science n’est donc pas que la

connaissance du général ; elle est surtout l’application du connu à l’inconnu ; la

compréhension du présent par le passé ; la prévision du futur ou du succédant par

l’antécédent.

Enfin, une dernière question se pose au sujet de l’appréciation même des

qualités : à savoir, par exemple, si toutes les qualités objectives (ou impressions

sensorielles : couleurs, sons, odeurs, formes, saveurs) sont évaluées identiquement

chez tous les humains ; si chacune d’elles peut se mesurer exactement, et si ces

mesures s’imposent nécessairement à tous les observateurs.

Remarquons que l’idée de mesure implique logiquement une opération

s’effectuant dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire à l’aide de mouvements répétés un certain nombre de fois. Ces mouvements, nous les appelons des

quantités. Or, ces mouvements ne sont eux-mêmes possibles qu’à l’aide de nos

perceptions sensorielles qualitatives. Ce qui revient alors à poser le problème

suivant : la quantité est-elle une fonction de la qualité, ou la qualité une fonction de

la quantité ? En d’autres termes, l’étendue et la durée sont-elles une qualité ou une

quantité ? Et comment classer le mouvement ?

Si bizarre que puisse paraître notre réponse, elle ne peut que se formuler

ainsi : le mouvement, créateur de l’étendue et de la durée (car que seraient ces deux

concepts dans l’immobilité absolue de l’univers !), est à la fois qualité et quantité.

Qualité puisqu’il n’est perceptible que par nos sens ; quantité puisque la

coïncidence des sensations qu’il détermine crée le nombre, ou souvenir de ces

coïncidences. Ainsi, l’espace pur, l’espace kantien et la durée pure, chère à

Bergson, ne sont que des phrases vides de sens, puisque aucun concept n’est

possible sans données sensibles.

Apparemment, le nombre paraît étranger à la qualité, et douze pommes ne

sont pas plus qualitativement pomme qu’une seule, ni une très grosse pomme plus

pomme qu’une toute petite. Pourtant, une forêt n’est qualitativement une forêt que

par le groupement d’un très grand nombre d’arbres, et nous savons que les qualités

générales, la qualité pomme par exemple, ne sont que le produit d’une quantité de

sensations identiquement perçues. Ces sensations peuvent, il est vrai, être

simultanément différentes les unes des autres, alors que les notions de quantité et de

nombre supposent l’identité absolue des qualités additionnées. Comme ce sont nos

sensations qui mesurent ces identités et ces coïncidences, on peut se demander d’où

provient notre certitude absolue relativement à l’exactitude des nombres. Y a-t-il

réellement égalité des sensations additionnées ? Ou, si l’on préfère, y a-t-il

véritablement addition de sensations égales ? Pouvons-nous affirmer l’égalité de

deux sensations successives ? Et comment nous assurer de cette égalité puisqu’en fin de compte c’est toujours une sensation qui sert de moyen de vérification ?

D’autre part, comment distinguerions-nous les unes des autres des sensations

absolument identiques ? Et comment pouvons-nous, sans nous contredire, égaliser

des mesures que nous prétendons différencier qualitativement ? Est-il possible

d’imaginer comment des choses égales peuvent être distinctes les unes des autres et

comment ces égalités peuvent soudainement se transformer en propriétés

qualitatives de grandeur ? Le nombre est-il de la même nature que les qualités

générales ? Les quantités ne seraient-elles que des qualités différentes, et dix, cent,

mille ne représenteraient-ils que ces qualités différentes et non une grandeur

continue formée d’égalités réelles ?

En d’autres termes, le nombre est-il réellement le souvenir d’une répétition

de sensations identiques, ou est-il le souvenir d’un changement qualitatif ?

La recherche est assez difficultueuse et de nombreux mathématiciens et

psychologues, négligeant le fond même du problème, donnent une origine logique

et rationnelle à la quantité.

La difficulté consiste surtout à saisir les premiers éléments de l’évaluation du

nombre. Il est certain que les qualités générales d’un objet se représentent toujours

chez l’enfant, lors de la formation de la pensée, avec les possibilités d’usage de cet

objet, ou tout au moins avec la connaissance des influences de cet objet sur luimême.

La discrimination s’effectue donc assez rapidement, d’une part entre les différences d’intensité d’une même excitation et, d’autre part, entre les différences

qualitatives dues à la présence simultanée ou successive de plusieurs excitations, ou

groupes d’excitations. Deux abricots calment mieux l’appétit ou la gourmandise

qu’un seul. Ainsi donc, la qualité générale du fruit, bien que s’étendant au seul

abricot, diffère tout de même comme satisfaction physiologique, selon qu’il y a un

ou deux fruits. La quantité apparaît alors, primitivement, plutôt comme une

adaptation progressive (et, par conséquent, qualitative) de notre esprit conquérant

aux possibilités de conquête de notre individu, que comme une opération mentale

tirée du raisonnement pur. Ce qui prouve qu’il en est bien ainsi, c’est que le primitif ne procède pasautrement que l’enfant dans ses représentations quantitatives. Dans ses jugements quantitatifs, il n’effectue aucune opération abstraite, mais apprécie les différentes quantités qu’il sait distinguer, comme des ensembles doués de propriétés différentes. On conçoit que, pour passer de cette manière de penser à la mesure précise d’une quantité, il faut évidemment une modification considérable du jugement. Pourtant, nous saisissons chez les primitifs le mécanisme qui nous indique le processus de cette modification. Pour parvenir à un nombre plus grand que deux ou

trois, ils progressent en se servant de leurs doigts, mains, pieds, etc., et toujours

dans le même sens. Il suffit que le nombre cherché coïncide avec une des parties du

corps, dénommées pour que la quantité obtenue jusque là soit celle qui convient à

l’usage du ou des calculateurs. Cette simple opération de succession de quantité

contient tous les éléments des calculs abstraits, car chaque partie du corps humain,

bien que perçue qualitativement différente, ne compte pourtant que comme une

répétition d’égalités ; ce qui réunit toutes les conditions du calcul normal. En effet,

lorsque nous comptons vingt-et-un, vingt-deux, etc., chaque nombre est

phonétiquement différent des autres nombres, bien que nous supposions qu’ils

s’appliquent à une même qualité mesurée, Ainsi se trouve résolue la première difficulté signalée plus haut ; difficulté identique à celle que nous surmontons lorsque classant un objet par ses qualités générales nous le distinguons tout de même des autres par ses qualités particulières. Ici, nous remplaçons la qualité particulière par un signe différent que nous donnons aux nombres pour les distinguer les uns des autres. D’ailleurs, par le fait même que les choses sont extérieures les unes aux autres et n’occupent point le même espace, elles se différencient nécessairement relativement à leurs positions respectives, et lesigne n’est qu’un symbole commode équivalent à cette différenciation de fait. Ainsi, sans confondre aucunement les nombres, nous leur donnons à la fois la même valeur, en tant que possesseurs de la qualité générale qui nous permet de les grouper dans une même catégorie, et nous les distinguons particulièrement en tant que précisant notre possibilité d’action sur les qualités générales considérées (classement).

Nous voyons déjà que la notion de quantité n’implique pas nécessairement

l’identité absolue des objets collectionnés, mais l’identité absolue de leur qualité.

Ce n’est donc pas l’égalité de deux sensations qui crée l’idée de nombre, puisque

jamais deux objets ne se ressemblent absolument et ne peuvent créer des sensations

absolument égales ; c’est l’identité des relations entre ces objets et nous, c’est

l’identité de notre action sur eux qui le créent.

Nous avons vu que cette action se distingue qualitativement pour les premiers

nombres, mais la formation des grands nombres n’échappe point à cette

qualification. En effet, les qualités des nombres se modifient au fur et à mesure de

leur élévation, et leur numération progressive n’est qu’un système mnémonique de repérage commode permettant de trouver facilement la qualité correspondante. Le

nombre mille éveille immédiatement en nous toutes les qualités de ce nombre, qu’il

s’applique à de l’argent, à des kilomètres, ou à des bouteilles de cru.

Si subtiles, si abstraites que paraissent les opérations des mathématiciens,

elles procèdent toujours d’égalité, d’augmentation, de diminution, et l’esprit du

calculateur ne perd jamais de vue que toutes ces opérations se rapportent à quelque

chose qu’il poursuit à travers elles.

Une distinction s’impose tout de même dans l’évaluation des quantités, selon

qu’on envisage la connaissance d’une collection d’objets ou la connaissance des

parties d’un tout (évaluation d’une grandeur). L’étude des collections d’objets finis

est en somme relativement facile, puisque nous pouvons supposer qu’à chaque

augmentation de la collection correspond une différence qualitative suffisamment

sensible pour être retenue de manière mnémotechnique. Pour les collections élevées,

il suffit non pas de se représenter toute la série des nombres intermédiaires, mais de

suivre et d’observer l’ordre du classement des différents objets pour connaître

l’importance de la collection. On peut, par exemple, grouper cinq objets, puis

grouper ensemble cinq groupes de cinq objets et ainsi de suite, de telle sorte qu’à

chaque forme de groupement corresponde toujours un rapport invariable entre la

position de ce groupement dans le classement de la collection et son importance

(table d’additions et de multiplications).

L’évaluation d’une grandeur est un peu différente, car il ne s’agit point ici de

classer des objets dans un ordre donné, mais de distinguer des parties dans un tout

qui paraît ne pas en avoir. Or, l’opération est très différente de la précédente, en ce

sens que, plus haut, chaque objet collectionné satisfait à la notion d’unité, si l’on

distingue en lui un ensemble de qualités générales ne se confondant point avec un

autre ensemble des mêmes qualités générales. Plus ou moins grosses, juteuses ou

sucrées, les prunes conservent toujours leurs qualités générales de prune, et on peut

les vendre par 10, par 12, par 100, par panier, etc. ; mais on peut aussi les vendre au

kilo, et alors nous essayerons de mesurer la grandeur appelée kilo à l’aide de nos

prunes. Opération excessivement délicate si nous voulons obtenir exactement un

kilo sans couper les fruits. Toute grandeur se présente donc comme un tout que

nous considérons comme une collection de parties, parce que ces parties sont plus

accessibles à notre action que le tout. Mais, ici, le choix de ces parties est

totalement arbitraire, alors que pour les collections d’objets finis, chaque partie est

donnée par l’objet même. Le choix étant arbitraire, ce n’est qu’un rapport de

convenance ou de commodité physiologique de notre pouvoir d’action sur cette

grandeur qui fixera le caractère et la qualité de cette partie.

Or, chaque partie de la grandeur à mesurer doit posséder la qualité

particulière à toute unité, c’est-à-dire être distincte des autres parties, sous peine de

confusion ; mais elle doit en même temps posséder cette identité des qualités

générales, par quoi nous classons des objets dans une même catégorie. Comme nous

ne collectionnons pas ici des objets distincts, mais des parties d’un tout continu,

nous voyons qu’il est inévitable que la partie ait comme minimum de qualité

générale : l’identité de l’étendue. Autrement dit, au lieu d’une collection d’objets à

n qualités générales, nous avons une collection de parties à 1 qualité générale :

l’étendue.

Ici l’identité, en tant que s’appliquant à l’étendue, prend une forme plus

objective que celle s’appliquant aux qualités générales ; et cela parce qu’elle est

plus facilement vérifiable. Cette identité spéciale nous ramène à la question posée

plus haut : y a-t-il égalité des sensations ?

Oui, dirons-nous, mais avec certitude expérimentale pour les seules

sensations coïncidant dans l’espace ; car ici les identités sont simultanées, tandis

que les sensations se succédant dans le temps n’ont pour principal élément de

comparaison que le souvenir, source possible d’erreurs. Si, par exemple, tous les

points de la droite A B coïncident avec tous les points de la droite E V, nous aurons

deux sensations égales d’étendue. Les autres sensations, bien que susceptibles de

mesures assez précises, sont tributaires du sens visuel pour l’évaluation exacte de

leurs qualités. Il n’y a de mesure réelle que l’étendue.

Notre étude sur la conception de la quantité et de la formation des nombres

nous a donc montré qu’il est inutile de supposer l’addition de sensations égales et

successives pour y parvenir, puisque les premiers nombres s’imposent à nous

comme des qualités différentes et que nous obtenons les autres par des classements

successifs. Il y a bien souvenir d’identités qualitatives, mais nullement addition de

sensations égales. Seule l’évaluation des grandeurs exige la répétition d’égalités

parfaites, et nous avons vu que les sensations spéciales y parvenaient correctement,

sans addition indéfinie d’excitations.

Cette étude un peu rapide nous montre que toute sensation est qualitative

lorsqu’elle se différencie de la précédente, et qu’elle n’est pas quantitative, mais

continue, lorsqu’elle ne se différencie pas des autres. Le plus ou le moins constitue

déjà une différence, une qualité. La quantité est la propriété de tout ce qui crée en

nom l’idée de nombre, ou de grandeur, et nous avons vu que les nombres nous sont

donnés par les objets distincts, pouvant se classer dans une catégorie, et que les

grandeurs sont des touts que nous considérons comme fermés de parties également

classées dans une catégorie : l’étendue.

Les nombres eux-mêmes peuvent d’ailleurs être considérés comme une suite

de qualités, mais les qualités ayant précisément pour origine un certain nombre de

sensations, ou groupes de sensations différentes, le problème paraît tourner dans un

cercle vicieux, puisque qualité et quantité semblent tour à tour se déterminer

causativement.

Mais la difficulté n’est pas insoluble. Si toutes les qualités sont réellement le

produit des différences quantitatives des éléments impressionnant nos sens,

l’immense variété de ces groupements n’est possible que par l’infinie variation des

mouvements qui les groupent si diversement. C’est donc la variété des mouvements

qui crée la variété des groupements. Comme il n’y a pas un, ni du mouvement, mais

des mouvements se déterminant les uns les autres, nous voyons que la qualité de

chaque mouvement est modifiée par la qualité des autres.

C’est donc l’existence simultanée de tous les mouvements qui forme la

quantité. Or, comme aucun élément ne peut être considéré en dehors des autres,

chaque moment de l’univers est à la fois qualité et quantité. Qualité parce qu’il est

mouvement ; quantité parce qu’il existe simultanément avec les autres. Il n’y a donc

aucune opposition, ou antériorité, entre la qualité et la quantité : elles sont les deux

seuls aspects sous lesquels nous connaissons l’Univers.


IXIGREC.