C'est vers la fin du roman où le magister donne sa démission alors qu'il a atteint le plus haut grade de Castalie. Mais pourquoi ? Il dit qu'il ne peut s'extraire du monde, que même dans ce lieu clos, les bruits du monde extérieur pénètrent et qu'on ne peut les ignorer. Il parle aussi du fait que si ce lieu existe c'est grâce au monde extérieur et qu'une dette se paie toujours.
LETTRE DU MAGISTER LUDI À LA DIRECTION DE L’ENSEIGNEMENT
« Diverses considérations ont déterminé le signataire, Magister Ludi, à présenter au Directoire une requête d’une nature particulière dans cette lettre séparée, et en quelque sorte plutôt privée, au lieu de lui réserver une place dans le compte rendu solennel de sa fonction.
Je joins, au demeurant, cette lettre au rapport dont je suis redevable maintenant, et j’attendrai la suite officielle qu’elle comporte, mais je la considère cependant plutôt comme une sorte de circulaire à l’intention des Maîtres, mes collègues.
« Il est du devoir d’un Magister de signaler au Directoire les obstacles qui compromettent ou les dangers qui menacent éventuellement l’exécution régulière de ses fonctions. Or, mon Magistère, bien que je m’applique à y consacrer toutes mes forces, est, ou me paraît, menacé d’un danger qui réside en moi, bien que ce ne soit pas là sa seule origine. Je considère, en tout cas, que le danger moral d’un amoindrissement de mes qualités de Maître du Jeu des Perles de Verre constitue un péril objectif, aussi bien qu’étranger à ma personne. Pour le dire d’un mot : j’ai commencé à douter de mes capacités à assurer pleinement la direction de mon service, parce que je ne puis que constater les dangers que courent ce service lui-même et le Jeu des Perles dont je suis le gardien. L’objet de cette épître est d’ouvrir les yeux du Directoire sur l’existence du danger que je signale et de lui démontrer que c’est lui précisément qui, maintenant que je l’ai décelé, m’appelle d’urgence en un autre lieu que celui où je me trouve. Qu’on me permette d’illustrer cette situation par une parabole : un homme, dans une mansarde, est plongé dans un subtil travail d’érudit, quand il s’aperçoit que le feu a dû éclater en bas de sa maison. Il ne va pas se demander si c’est une obligation de sa fonction, ni s’il vaut mieux qu’il mette ses tableaux au net : il descendra quatre à quatre et essaiera de sauver l’immeuble. Je suis moi-même à l’un des étages supérieurs de notre édifice castalien, occupé au Jeu des Perles de Verre ; je ne travaille qu’avec des instruments délicats et sensibles, mais c’est mon instinct, mon nez qui me font remarquer que cela brûle quelque part en bas, que tout notre édifice est menacé, en danger, et que ce que j’ai à faire, ce n’est pas d’analyser de la musique ni de nuancer des règles du Jeu, mais de me précipiter là d’où vient la fumée.
« L’institution de Castalie, notre Ordre, notre activité scientifique et scolaire, y compris le Jeu des Perles de Verre et tout le reste, semblent à la plupart des membres de notre Ordre aussi naturels qu’à l’homme l’air qu’il respire et le sol qui le supporte. Il n’y en a peut-être pas un qui pense jamais que cet air et ce sol pourraient aussi ne pas être là, que l’air pourrait un jour nous faire défaut et le sol manquer sous nos pas. Nous avons la chance de vivre à l’abri, dans un petit univers propre et serein, et la grande majorité d’entre nous, si singulier que cela puisse paraître, vit dans la fiction que cet univers a toujours existé et qu’on nous y a mis au monde. Moi-même, j’ai passé mes jeunes années dans cette illusion fort agréable, alors que la réalité m’était cependant parfaitement connue, c’est-à-dire que je n’étais pas né à Castalie, mais que l’administration m’y avait envoyé, que j’y avais été élevé, et que Castalie, l’Ordre, le Directoire, les établissements d’enseignement, les archives et le Jeu des Perles de Verre n’avaient pas été là de tout temps et n’étaient pas l’œuvre de la nature, mais une création tardive et noble de la volonté humaine, périssable comme toute chose créée. Tout cela, je le savais, mais pour moi cela n’avait aucune réalité, je n’y pensais pas, tout simplement ; je regardais à côté, et je sais que plus des trois quarts d’entre nous vivent et mourront dans cette singulière et agréable illusion.
« Mais, de même qu’il y a eu des siècles et des millénaires sans Ordre et sans Castalie, il y aura de nouveau à l’avenir des époques analogues. Et si, aujourd’hui, je rappelle ce fait, cette banalité à mes collègues et au vénéré Directoire, si je les engage à jeter un moment les yeux sur les dangers qui nous menacent, si j’adopte donc pour un instant le rôle, assez peu sympathique et trop facile à ridiculiser, d’un prophète exhortant à la vigilance et à la pénitence, je suis prêt à essuyer des railleries éventuelles. Mais j’ai pourtant l’espoir que la majorité d’entre vous liront cette épître jusqu’au bout et que certains me donneront même raison sur quelques points. Ce serait déjà beaucoup.
« Une institution comme notre Castalie, petit État de l’esprit, est exposée à des dangers intérieurs et extérieurs. Les dangers intérieurs, du moins beaucoup d’entre eux, nous sont connus, nous les observons et nous les combattons. À chaque instant, nous renvoyons des élèves des écoles des élites, parce que nous découvrons en eux des défauts et des instincts indéracinables, qui les rendent inutilisables et dangereux pour notre communauté. La plupart d’entre eux, nous l’espérons, ne sont pas pour autant des êtres de moindre valeur ; simplement ils ne sont pas faits pour la vie castalienne et ils peuvent, une fois revenus dans le siècle, y trouver des conditions d’existence plus propices et devenir des hommes valeureux. À ce point de vue, nos pratiques ont fait leurs preuves, et, dans l’ensemble, on peut dire de notre communauté qu’elle fait grand cas de sa dignité et de sa discipline et qu’elle satisfait à son propos de représenter une classe supérieure, une aristocratie de l’esprit et d’en former toujours de nouveaux éléments. Il est vraisemblable que nous n’avons pas plus d’individus indignes et négligents parmi nous qu’il n’est naturel et supportable. Ce qui échappe moins à la critique, c’est la suffisance de notre Ordre, cet orgueil de caste, que toute aristocratie, toute position privilégiée a le tort d’inspirer et qu’on a aussi coutume de reprocher à toute noblesse, parfois à tort, parfois à bon droit. L’histoire sociale a toujours pour ressort l’essai de constituer une aristocratie. C’est là son faîte et son couronnement, et il semble qu’une espèce d’aristocratie quelconque, de règne des meilleurs, soit toujours le but et l’idéal véritables, sinon toujours avoués, de toutes les tentatives faites pour constituer une société. Le pouvoir, qu’il soit monarchique ou anonyme, s’est toujours montré disposé à favoriser une noblesse naissante par sa protection et par des privilèges, qu’il s’agisse d’une noblesse politique ou d’une autre nature, d’une noblesse de la naissance ou de la sélection et de l’éducation. Toujours, l’aristocratie favorisée a prospéré sous ce soleil, et toujours la proximité du soleil et le bénéfice des privilèges sont devenus, à partir d’un certain degré de son développement, une tentation qui aboutit à la corrompre. Or, si nous considérons notre Ordre comme une aristocratie et si nous essayons de faire notre examen de conscience, pour savoir dans quelle mesure notre attitude à l’égard de notre peuple et du siècle justifie notre position privilégiée, dans quelle mesure peut-être cette maladie caractéristique des aristocraties, l’hybris, la suffisance, l’orgueil de classe, la fatuité, une ingratitude de profiteurs se sont déjà emparés de nous et nous régentent, cela peut nous donner à penser. Il se peut que le Castalien d’aujourd’hui observe les lois de l’Ordre, qu’il ne manque ni de zèle, ni de culture intellectuelle ; mais ce qui lui manque, n’est-ce pas souvent de comprendre quelle est sa place dans la structure de notre peuple, dans le siècle, dans l’histoire universelle ? A-t-il conscience de ce qui est le fondement de son existence, sait-il qu’il appartient à un organisme vivant, qu’il en est une feuille, une fleur, un rameau ou une racine ? Se doute-t-il des sacrifices que le peuple fait pour lui, en le nourrissant, en l’habillant, en lui permettant d’aller à l’école et de faire ses multiples études ? Et se soucie-t-il beaucoup du sens de la situation sociale, de la place à part qui nous sont faites ? A-t-il vraiment idée du but de notre Ordre et de notre vie ? En admettant même qu’il y ait des exceptions, de nombreuses et louables exceptions, j’incline à répondre non à toutes ces questions. Peut-être le Castalien moyen n’a-t-il pour l’homme du siècle et l’être peu cultivé ni mépris, ni envie, ni haine ; mais il ne le considère pas comme son frère, il ne voit pas qu’il lui doit son pain, il ne sent pas le moins du monde qu’il est responsable avec lui de ce qui arrive à l’extérieur, dans le siècle. Il lui semble que le but de sa vie, c’est de cultiver les sciences pour l’amour d’elles-mêmes ou, tout bonnement, d’errer avec délices dans le jardin d’une culture qui joue volontiers à l’universalité, sans y atteindre tout à fait. Bref, cette culture castalienne, qui a certes de la grandeur et de la noblesse, et à laquelle je dois une profonde gratitude, ne constitue pas chez la plupart de ses possesseurs et de ses représentants un organe et un instrument ; elle n’est pas active, ni orientée vers des objectifs, elle ne se met pas consciemment au service de valeurs plus grandes ou plus profondes ; au contraire, elle est un peu portée au narcissisme et à la fatuité, elle se plaît à développer et à affiner les spécialisations intellectuelles. Je sais qu’il y a un grand nombre de Castaliens intègres et d’une valeur supérieure, qui ne visent réellement qu’à servir : ce sont les professeurs formés chez nous, en particulier ceux qui, dans le pays, loin de l’agréable climat et du sybaritisme intellectuel de notre Province, assurent dans les écoles séculières un service tout de renoncement, mais d’une importance inappréciable. À voir strictement les choses, ces braves professeurs sont vraiment les seuls parmi nous qui satisfassent pleinement aux fins de Castalie et qui rendent à notre pays et à notre peuple tout le bien que ceux-ci nous font. Notre devoir suprême et le plus sacré est de garder au pays et au siècle leur fondement spirituel, qui s’est aussi révélé un élément moral d’une efficacité supérieure : je veux dire ce sens de la vérité sur lequel repose entre autres également la justice. Cela, chacun de nous, dans l’Ordre, le sait fort bien, mais il suffirait à la plupart d’entre nous d’un examen de conscience rapide pour avouer que le bien du siècle, le maintien de la probité et de la propreté intellectuelles à l’extérieur de notre Province si bien entretenue, ne sont pas pour eux l’essentiel, que cela ne leur paraît même pas très important et que nous nous en remettons bien volontiers à ces vaillants professeurs de l’extérieur de payer notre dette au siècle par leur travail dévoué, et de nous donner, en somme, le droit à nous autres, Joueurs de Perles de Verre, astronomes, musiciens et mathématiciens, de jouir de nos privilèges. Un corollaire de cet orgueil et de cet esprit de caste, dont j’ai déjà parlé, veut que, précisément, nous ne nous préoccupions pas trop de savoir si nous méritons nos privilèges par nos œuvres ; bon nombre d’entre nous se figurent même que l’ascétisme que l’Ordre impose à notre vie est une vertu, que nous ne pratiquons que pour l’amour d’elle-même, alors qu’elle constitue de notre part une contrepartie minimum à ce que le pays fait pour nous permettre de vivre en Castaliens.
« Je me contenterai de signaler ces détériorations et ces dangers intérieurs. Il ne faut pas les prendre à la légère, encore qu’ils ne risquent guère, à une époque tranquille, de compromettre notre existence. Mais nous autres Castaliens ne dépendons pas uniquement de notre morale et de notre raison. Nous dépendons aussi essentiellement de la situation du pays et de la volonté de notre peuple. Nous mangeons notre pain, nous utilisons nos bibliothèques, nous agrandissons nos écoles et nos archives – mais si le peuple n’a plus envie de nous en donner la possibilité, ou si notre patrie, par suite d’un appauvrissement, d’une guerre, etc., en devient incapable, c’en sera fait sur l’heure de notre vie et de nos études. Il se peut que notre pays cesse un jour de pouvoir entretenir sa Castalie et notre culture, qu’il considère un jour Castalie comme un luxe qu’il ne peut plus se permettre, qu’un jour même, au lieu d’être, comme jusqu’à présent, gentiment fier de nous, il ait le sentiment que nous sommes des pique-assiette et des parasites nuisibles, voire de faux prophètes et des ennemis : ce sont là les dangers qui nous menacent de l’extérieur.
« Si je voulais essayer de les rendre sensibles à un Castalien moyen, je devrais sans doute avoir d’abord recours à des exemples empruntés à l’histoire, et je me heurterais alors à une certaine résistance passive, à une ignorance et à une indifférence que je qualifierais presque d’enfantines. L’intérêt que nous portons à l’histoire est bien faible, vous le savez. Ce qui manque à la plupart d’entre nous, ce n’est pas seulement de s’intéresser à elle, c’est même, dirais-je, de lui rendre justice, de la respecter. Cette antipathie, faite d’indifférence et de présomption, à l’égard des études historiques m’a souvent poussé à en rechercher les causes, et j’en ai trouvé deux. D’abord le contenu de l’histoire nous paraît de valeur médiocre – je ne parle naturellement pas de l’histoire des idées, ni de celle de la culture, que nous pratiquons certes beaucoup. L’histoire universelle, autant que nous puissions nous en rendre compte, est faite de luttes brutales pour la conquête d’un pouvoir, de biens, de terres, de matières premières, d’argent, bref de matières et de quantités, choses que nous estimons étrangères à l’esprit et que nous sommes portés à dédaigner. Pour nous, le XVIIe siècle est l’époque de Descartes, de Pascal, de Froberger, de Schutz ; ce n’est pas celle de Cromwell ou de Louis XIV. Notre antipathie pour l’histoire a un second motif : c’est la méfiance héréditaire et, à mon avis, en grande partie justifiée que nous inspire une certaine optique, une certaine présentation des faits, qui fut très à la mode durant la période de décadence antérieure à la fondation de notre Ordre et en laquelle, à priori, nous n’avons pas la moindre confiance : je veux dire ce qu’on a appelé la philosophie de l’histoire ; nous en trouvons chez Hegel l’épanouissement le plus spirituel, et l’effet en même temps le plus dangereux ; dans le siècle suivant, elle aboutit aux falsifications historiques les plus odieuses et fit oublier la valeur morale de l’esprit de vérité. La prédilection pour cette prétendue philosophie de l’histoire constitue, à nos yeux, l’un des caractères principaux de cette époque de profond abaissement spirituel et de conflits politiques de grande envergure, qu’il nous arrive de qualifier de “siècle des guerres”, mais que généralement nous appelons l’“ère des pages de variétés”. C’est sur les ruines de cette époque, c’est du combat contre son esprit – ou contre son antispiritualité – c’est du triomphe remporté sur eux, qu’est née notre culture actuelle, que sont issus notre Ordre et Castalie. C’est par orgueil intellectuel que nous tournons le dos à l’histoire, en particulier à celle des temps modernes, un peu comme les ascètes et les ermites du christianisme primitif tournaient le dos au théâtre du monde. L’histoire nous fait l’effet d’une scène où les instincts et le goût du jour, la cupidité, l’amour de l’argent, de la puissance et du meurtre se donnent libre cours, l’effet d’un étalage de violences, de destructions et de guerres, de ministres ambitieux, de généraux vendus, de villes canonnées. Et nous oublions trop facilement que ceci fut seulement l’un de ses nombreux aspects. Et surtout nous perdons de vue que nous sommes nous-mêmes un fragment de l’histoire, le fruit d’une évolution, condamné à périr lui aussi, s’il perd ses capacités de développement ultérieur et de métamorphose. Nous sommes nous-mêmes de l’histoire, nous partageons la responsabilité de l’histoire universelle et de la position que nous y occupons. Nous manquons beaucoup du sens de cette responsabilité.
« Jetons un regard sur notre propre histoire, sur la période qui vit naître les Provinces Pédagogiques actuelles dans notre pays comme dans tant d’autres, surgir les divers ordres et les hiérarchies, dont la nôtre est un exemple. Nous constatons aussitôt que notre Hiérarchie et notre patrie, notre chère Castalie, sont loin d’avoir été fondées par des gens qui manifestaient autant de résignation et d’orgueil que nous à l’égard de l’histoire universelle. Nos prédécesseurs, nos fondateurs, ont commencé leur œuvre à la fin de l’ère des guerres, dans un monde détruit. Nous avons coutume de donner de la situation mondiale de cette époque, qui débuta à peu près à ce qu’on appelle la Première Guerre mondiale, une explication partiale, en disant qu’alors on n’attachait justement aucune valeur à l’esprit et qu’il n’était, pour les despotes au pouvoir, qu’un moyen de combat occasionnel de second ordre, ce qui est, à nos yeux, une conséquence de la corruption des “pages de variétés”. Or, il est facile de constater avec quelle absence de soucis spirituels, avec quelle brutalité, on lutta alors pour le pouvoir. Si je déclare ces luttes contraires à l’esprit, ce n’est pas que l’intelligence et la méthode de leurs énormes réalisations m’échappent, mais parce que nous sommes habitués et que nous tenons à considérer au premier chef l’esprit comme une volonté de vérité ; et l’esprit qui fut galvaudé dans ces luttes ne paraît vraiment rien avoir de commun avec cela. Le malheur de cette époque fut que l’agitation et le dynamisme qu’engendra l’accroissement prodigieusement rapide de l’espèce humaine ne trouvèrent pas en face d’eux un ordre moral vraiment fort ; ce qui en restait fut balayé par les devises à la mode, et nous nous trouvons, au cours de ces luttes, en présence de faits étranges et effrayants. Exactement comme au temps du schisme confessionnel provoqué par Luther, quatre siècles plus tôt, le monde entier se trouva soudain en proie à une agitation prodigieuse, partout il se constitua des fronts, partout une inimitié forcenée et amère opposa les jeunes aux vieux, entre la patrie et le genre humain, le Rouge et le Blanc. Et nous n’arrivons vraiment plus, aujourd’hui, à reconstituer, ni à plus forte raison à comprendre et à sentir la puissance, le dynamisme internes de ce “rouge” et de ce “blanc”, ni le contenu et le sens réels de toutes ces devises et de tous ces cris de guerre. Comme du temps de Luther, nous voyons dans toute l’Europe, que dis-je, sur la moitié du globe, des croyants et des hérétiques, des jeunes et des vieux, des champions du passé et des champions de l’avenir échanger des horions dans l’enthousiasme ou le désespoir. Souvent les fronts coupaient les territoires nationaux, les peuples et les familles, et rien ne nous autorise à douter que tout cela ait revêtu un sens extrêmement profond pour la majorité des combattants, ou du moins de leurs chefs, pas plus que nous ne sommes en droit de dénier à beaucoup de leurs meneurs et de leurs porte-parole dans ces conflits une certaine bonne foi robuste, un certain idéalisme, comme on disait alors. Partout, on se battait, on se tuait, on accumulait les destructions, et partout c’était, de part et d’autre, avec la foi de combattre pour Dieu contre le diable.
« Chez nous, cette époque farouche de grands enthousiasmes, de haines déchaînées et de souffrances absolument indicibles est tombée dans une sorte d’oubli, qu’on comprend à peine, puisqu’elle est étroitement liée, cependant, à la naissance de toutes nos institutions et qu’elle en est le postulat et la cause. Un esprit satirique pourrait comparer cet oubli à ce manque de mémoire que les aventuriers anoblis et parvenus éprouvent à l’égard de leur naissance et de leurs parents. Considérons encore un peu cette époque de guerres. J’ai lu beaucoup de ses documents et me suis moins intéressé aux peuples asservis et aux villes détruites qu’au comportement des intellectuels de cette période. Leur situation était difficile, et la plupart d’entre eux n’y ont pas résisté. Il y eut des martyrs, aussi bien parmi les savants que parmi les religieux. Et leur martyre et leur exemple ont exercé une influence, même à cette époque, familière des atrocités. Quoi qu’il en soit, la plupart des représentants du monde de l’esprit ne purent supporter le poids de cette ère de violence. Les uns se rendirent et mirent leur talent, leurs connaissances et leurs méthodes à la disposition des hommes au pouvoir. On sait la déclaration que fit alors un professeur d’université de la république des Massagètes : “Ce que font deux fois deux, ce n’est pas à la Faculté, c’est à notre général d’en décider.” D’autres, par contre, firent de l’opposition, aussi longtemps qu’ils le purent, dans un secteur à demi à l’abri, et ils diffusèrent des protestations. On assure qu’un auteur de réputation mondiale – nous avons lu cela chez Coldebique – a signé en une seule année plus de deux cents de ces protestations, de ces avertissements, de ces appels à la raison, plus peut-être qu’il n’en avait réellement lu. Mais la plupart apprirent à se taire, ils apprirent aussi à avoir faim et froid, à mendier et à se cacher pour fuir la police ; ils eurent une fin précoce, et ceux qui mouraient provoquaient l’envie des survivants. On ne compte plus ceux qui se donnèrent la mort. Ce n’était vraiment plus une satisfaction, ni un honneur que d’être homme de science ou de lettres : ceux qui se mettaient au service des gens au pouvoir et de leurs mots d’ordre trouvaient, il est vrai, un emploi et du pain, mais également le mépris des meilleurs de leurs confrères et ils avaient généralement aussi, sans doute, une fort mauvaise conscience. Ceux qui se refusaient à servir ainsi devaient souffrir de la faim, vivre en hors-la-loi et mourir dans la misère ou en exil. Il fut procédé là à une sélection cruelle, d’une dureté inouïe. Il n’y eut pas seulement un déclin rapide de la recherche scientifique, dans la mesure où elle ne servait pas les fins du pouvoir et de la guerre, mais aussi un déclin de l’enseignement. Chacune des nations, quand c’était son tour d’hégémonie, exploitait pour son compte l’histoire universelle, et ce fut surtout elle qui fut simplifiée et remaniée à l’infini : la philosophie de l’histoire et la page de variétés régnèrent jusque dans les écoles.
« Trêve de détails. Ce furent des époques de violence et de sauvagerie, une ère chaotique et babylonienne, où les peuples et les partis, les jeunes et les vieux, les rouges et les blancs ne se comprenaient plus. À la fin de tout cela, quand il eut coulé assez de sang et que la misère fut devenue assez grande, tous éprouvèrent un désir de plus en plus puissant de se recueillir, de retrouver un langage commun, un ordre, une morale, des normes valables, un alphabet et une arithmétique qui ne fussent plus dictés et modifiés à chaque instant par les intérêts du pouvoir. Il naquit un immense besoin de vérité et de justice, de raison, un besoin de triompher du chaos. C’est à ce vide, au terme d’une époque de despotisme, uniquement soucieuse de l’extérieur, c’est au paroxysme inexprimable de violence et de pathétique qu’atteignit chez tous le désir de connaître un renouveau et un ordre, que nous devons d’avoir notre Castalie et d’exister. La troupe infime et courageuse des intellectuels dignes de ce nom, à demi morts de faim, mais qui n’avaient pas plié, commença à se rendre compte de ses possibilités. Avec une discipline d’un héroïsme ascétique, elle commença à se donner un ordre et une constitution ; elle se remit partout au travail en petits cénacles, en groupes minuscules ; elle commença à faire place nette des mots d’ordre et à reconstruire, en partant de la base, une spiritualité, un enseignement, une recherche scientifique, une culture. Elle a réussi dans sa construction ; au début héroïque et misérable, celle-ci est devenue lentement un édifice splendide, elle a créé en une série de générations notre Ordre, l’administration de l’enseignement, les écoles des élites, les archives et les collections, les écoles de spécialités et les instituts, le Jeu des Perles de Verre, et c’est nous qui habitons aujourd’hui dans ce bâtiment presque trop somptueux, nous, leurs héritiers et leurs usufruitiers. Répétons encore que nous y habitons en hôtes assez inconscients et que nous commençons à y prendre un peu nos aises. Nous ne voulons plus entendre parler des monstrueux sacrifices humains sur lesquels nos fondations ont été édifiées, ni des douloureuses expériences dont nous sommes les héritiers, ni de l’histoire universelle, qui a construit ou toléré notre édifice, qui nous supportera et nous tolérera, nous et peut-être encore beaucoup de Castaliens et de Magisters après nous, mais qui, un jour, renversera et engloutira notre maison, comme elle renverse et engloutit tout ce qu’elle a laissé grandir.
« Je quitte le domaine de l’histoire, et ma conclusion, son application au présent et à nous-mêmes, est celle-ci : notre système et notre Ordre ont déjà dépassé le point culminant d’épanouissement et de bonheur que le jeu énigmatique du destin de ce monde permet parfois au beau et au désirable d’atteindre. Nous sommes sur le déclin ; il se prolongera peut-être encore très longtemps, mais en tout cas il ne peut plus nous être réservé rien de plus grand, de plus beau et de plus désirable que ce que nous avons déjà possédé ; nous descendons la pente. Historiquement, nous sommes, je crois, mûrs pour la régression, et elle surviendra sans aucun doute, non pas demain, mais après-demain. Qu’on n’aille pas croire que c’est un diagnostic par trop moral de nos réalisations et de nos capacités qui me conduit à cette conclusion : je la déduis bien davantage encore des mouvements que je vois se préparer dans le monde extérieur. Nous approchons d’une époque critique ; partout on en sent les prémices, le monde s’apprête une fois de plus à déplacer son centre de gravité. Il se prépare des changements de pouvoir, ils ne s’effectueront pas sans guerre ni sans violence, et ce n’est pas seulement une menace pour la paix, mais une menace pour la vie et la liberté qui s’annonce du fond de l’Orient. Même si notre pays et sa politique observent une attitude de neutralité, même si notre peuple persiste unanimement (et il n’en fait rien) dans le maintien de l’ordre actuel, même s’il veut rester fidèle à l’idéal castalien et à nous-mêmes, ce sera en vain. Dès maintenant, plus d’un de nos parlementaires déclare fort explicitement, quand l’occasion s’en présente, que Castalie est un luxe un peu trop cher pour notre pays. Dès que celui-ci sera obligé de s’armer sérieusement, de s’équiper pour se défendre, et le temps n’en est peut-être pas éloigné, on en viendra aux grandes économies, et, si bien intentionné que le gouvernement soit à notre égard, une grande partie de celles-ci nous concerneront. Nous sommes fiers de ce que notre Ordre, et la permanence de la culture spirituelle qu’il assure, n’exigent de notre pays que des sacrifices relativement modestes. En comparaison d’autres époques, en particulier des premiers temps de l’ère des pages de variétés, avec leurs universités dotées de crédits somptueux, avec leurs nombreux conseillers honoraires et leurs luxueux instituts, ces sacrifices ne sont vraiment pas grands et ces dépenses sont infimes, si on les compare à ceux qu’engloutissaient les opérations et l’armement au siècle de la guerre. Mais cet armement va peut-être, précisément, redevenir sous peu l’impératif suprême ; au Parlement ce seront de nouveau les généraux qui domineront, et, quand le peuple aura à choisir entre sacrifier Castalie et s’exposer au danger de la guerre et de l’effondrement, nous savons comment il votera. À ce moment-là, une idéologie belliciste sera aussi à la mode, sans aucun doute ; elle s’emparera en particulier de la jeunesse : ce sera une philosophie à coups de slogans d’après laquelle les hommes de science et le savoir, le latin et les mathématiques, la culture et le culte de l’esprit n’auront plus le droit d’exister que dans la mesure où ils pourront servir les objectifs de guerre.
« Déjà cette vague est en route, elle nous balaiera un jour. Peut-être sera-ce un bien, une chose nécessaire. Mais auparavant il nous est donné, très vénérables collègues, dans la mesure où nous comprenons les événements, dans la mesure où notre esprit est en éveil et courageux, d’user de cette liberté limitée de décider et d’agir qui est accordée à l’homme, et qui fait de l’histoire de l’univers une histoire de l’humanité. Nous pouvons fermer les yeux, si nous le voulons, car le péril est encore assez éloigné. Il est probable que nous, qui sommes aujourd’hui Magisters, nous pourrons encore respirer tous en paix jusqu’à la fin et nous coucher tranquillement pour mourir, avant que le danger approche et devienne visible aux yeux de tous. Mais pour moi, et je ne serai sans doute pas le seul, cette quiétude ne serait pas celle d’une conscience tranquille. Je ne voudrais pas continuer à administrer paisiblement ma charge et à faire des parties de Perles de Verre, en me disant avec satisfaction que ce qui doit arriver ne me trouvera probablement plus en vie. Non, il me paraît, au contraire, nécessaire de me rappeler que nous aussi, qui ne nous mêlons point de politique, nous appartenons à l’histoire universelle et que nous aidons à la faire. C’est la raison pour laquelle je disais au début de cette épître que mon activité magistrale était réduite ou même compromise, car je ne puis empêcher qu’une grande partie de mes pensées et de mes soucis aient pour unique objet ce péril futur. Je refuse, certes, à mon imagination de jouer avec les formes qu’un sort néfaste pourrait revêtir pour nous et pour moi. Mais je ne puis fermer l’oreille à cette question : qu’avons-nous, qu’ai-je à faire, pour affronter le danger ? Qu’on me permette encore un mot à ce sujet.
« Je ne voudrais pas prendre à mon compte l’exigence de Platon, selon laquelle le savant, ou plutôt le sage, doit détenir le pouvoir dans l’État. Le monde était alors plus jeune. Et Platon, encore que fondateur d’une sorte de Castalie, ne fut nullement un Castalien, mais un aristocrate par sa naissance, et de souche royale. Certes, nous sommes, nous aussi, des aristocrates et nous constituons une noblesse, mais de l’esprit et non du sang. Je ne crois pas que les hommes réussissent jamais à sélectionner une aristocratie fondée sur le sang en même temps que sur l’esprit. Ce serait l’aristocratie idéale, mais elle reste un rêve. Nous autres Castaliens, bien que nous soyons des gens policés et très malins, nous ne sommes pas faits pour le pouvoir ; si nous devions gouverner, nous ne le ferions pas avec la force et la naïveté qu’il faut aux véritables dirigeants. Notre propre domaine et notre rôle spécifique, le culte d’une vie intellectuelle exemplaire, ne tarderaient pas, eux-mêmes, à être alors négligés. Pour régner, il n’est nullement nécessaire d’être sot et brutal, comme se le figurent parfois des intellectuels vaniteux, mais il faut se plaire constamment à une activité orientée vers l’extérieur, il faut la passion de s’identifier avec ses buts et ses propos, et aussi assurément de la rapidité et une certaine absence de scrupules dans le choix des moyens de réussir. Autant de qualités par conséquent qu’un savant – car nous ne voulons pas nous appeler des sages – ne saurait avoir et qu’il n’a pas, car pour nous la contemplation est plus importante que l’action, et, dans le choix des moyens et des méthodes à employer pour atteindre nos fins, nous avons appris à être aussi scrupuleux et méfiants que possible. Il ne nous appartient donc pas de gouverner ni de faire de la politique. Nous sommes des techniciens de l’enquête, de l’analyse et de la mesure, nous sommes les conservateurs et les perpétuels vérificateurs de tous les alphabets, des tables de multiplication et des méthodes, nous sommes contrôleurs des poids et mesures spirituels. Certes, nous sommes aussi bien d’autres choses, à l’occasion nous pouvons aussi être des novateurs, des découvreurs, des aventuriers, des conquérants, des interprètes révolutionnaires, mais notre fonction première et essentielle, celle qui nous rend nécessaires au peuple et fait qu’il nous entretient, consiste à garder pures toutes les sources du savoir. Dans le commerce, dans la politique et un peu partout à l’occasion, faire d’un U un X peut passer peut-être pour un exploit et un trait de génie, chez nous jamais.
« À des époques antérieures, dans les années d’exaltation, dans ce qu’on appelait les “grandes” époques, au moment des guerres et des changements de régime, on exigeait parfois des intellectuels qu’ils fissent de la politique. Ce fut le cas notamment à la fin de l’ère des pages de variétés. Elle prétendait aussi politiser ou militariser l’esprit. De même que les cloches des églises servaient à couler des canons, et la jeunesse fraîche des écoles à combler les vides des troupes décimées, de même l’esprit devait être réquisitionné et employé à contresens comme moyen de combat. « Nous ne pouvons naturellement admettre cette prétention. Qu’un homme de science soit, en cas de péril, enlevé à sa chaire ou à sa table de travail pour en faire un soldat, qu’éventuellement aussi il s’engage volontairement, que d’autre part, dans un pays épuisé par la guerre, il doive accepter les plus grands sacrifices matériels et même la faim, cela se passe de commentaire. Plus un homme a une haute culture, plus les privilèges dont il a joui sont considérables, et plus grands doivent être les sacrifices qu’il consent en cas de péril. Nous espérons que tout cela paraîtra un jour évident à tous les Castaliens. Mais si nous sommes prêts à sacrifier à notre peuple notre bien-être, nos commodités, notre vie, quand il est en danger, cela n’implique pas que nous soyons prêts à sacrifier l’esprit lui-même, la tradition et la morale de notre spiritualité aux intérêts du jour, de la nation ou des généraux. Lâche, qui se dérobe aux actes, aux sacrifices et aux périls que son peuple affronte. Mais non moins lâche, ni moins traître qui trahit les principes de la vie spirituelle au profit d’intérêts matériels, qui est prêt à s’en remettre par exemple aux puissants du jour, pour décider combien font deux fois deux ! Sacrifier l’esprit de vérité, la probité intellectuelle, la fidélité aux lois et aux méthodes de l’esprit à un autre intérêt, quel qu’il soit, fût- ce celui de la patrie, est une trahison. Quand, dans les conflits des intérêts et des mots d’ordre, la vérité est en danger d’être dévaluée, défigurée et violentée comme l’individu, la langue, les arts, comme toute création organique et le fruit subtil de toute haute culture, alors notre unique devoir est de résister et de sauver la vérité, je veux dire sa recherche, comme article suprême de notre foi. L’homme de science qui, dans son rôle d’orateur, d’auteur, de professeur, dit sciemment des choses fausses, qui accorde sciemment son appui à des mensonges et à des falsifications, non seulement agit contre des lois organiques fondamentales, mais, quoi qu’il semble sur le moment, il ne sert par ailleurs nullement son peuple, il lui cause au contraire un dommage grave, il corrompt l’air et la terre, le manger et le boire, il empoisonne sa pensée et sa justice et il vient en aide à toutes les puissances malignes et hostiles qui menacent de le détruire.
« Le Castalien ne doit donc pas devenir un politicien. En cas de péril, il doit certes sacrifier sa personne, mais jamais sa fidélité envers l’esprit. L’esprit n’est bienfaisant et noble que lorsqu’il obéit à la vérité. Dès qu’il la trahit, dès qu’il perd le respect, qu’il devient vénal et souple à discrétion, il est le diable en puissance, il est infiniment pire que la bestialité animale instinctive, qui garde encore quelque chose de l’innocence de la nature. « Je m’en remets à chacun de vous, mes vénérés collègues, de songer en quoi consisteront les devoirs de notre Ordre, si lui-même et le pays sont menacés. Les conceptions différeront sur ce point. J’ai la mienne, moi aussi et, après avoir beaucoup pesé tous les problèmes soulevés ici, je suis arrivé, pour ma part, à me représenter clairement ce qui était mon devoir et méritait d’être mon objectif. Ceci m’amène à présenter au vénérable Directoire une requête personnelle, par laquelle se terminera mon mémorandum. « De tous les Magisters qui composent notre Directoire, je suis sans doute, en tant que Magister Ludi, celui que ses fonctions retiennent le plus loin du monde extérieur. Le mathématicien, le linguiste, le physicien, le pédagogue et tous les autres Magisters travaillent dans des domaines qu’ils partagent avec le monde profane. Dans les écoles ordinaires, non castaliennes, de notre pays et de tous les autres, les mathématiques et l’étude du langage constituent aussi les bases de l’enseignement ; dans les universités profanes, on fait aussi de l’astronomie, de la physique ; il y a des gens totalement incultes qui font aussi de la musique. Toutes ces disciplines remontent à la nuit des temps, elles sont beaucoup plus anciennes que notre Ordre, elles existaient bien avant lui et elles lui survivront. Seul, le Jeu des Perles de Verre est notre invention personnelle, notre spécialité, notre prédilection, notre jouet ; il est l’expression dernière et la plus différenciée d’un genre de spiritualité spécifiquement castalien. C’est le joyau à la fois le plus précieux et le plus inutile, le plus aimé et le plus fragile de notre trésor. C’est lui qui périra le premier, quand le maintien de Castalie sera mis en question. Non seulement parce qu’il est par nature le plus fragile de nos biens, mais aussi parce que, pour des profanes, il représente sans aucun doute l’élément le moins indispensable de Castalie. S’il s’agit d’épargner au pays toute dépense qui ne soit pas inévitable, on limitera le nombre des écoles des élites, on rognera les crédits destinés à conserver et à enrichir les bibliothèques et les collections et on les supprimera finalement d’un trait de plume, on réduira nos repas, on ne renouvellera plus notre garde-robe, mais on laissera subsister toutes les disciplines maîtresses de notre Universitas Litterarum, à l’exception du Jeu des Perles de Verre. On a aussi besoin des mathématiques pour inventer de nouvelles armes à feu, mais que la fermeture du Vicus Lusorum et la suppression de notre Jeu puissent causer le moindre dommage au pays et à notre peuple, personne ne le croira, les militaires moins que quiconque. Le Jeu des Perles de Verre est la partie la plus avancée et la plus exposée de notre édifice. Peut-être est-ce pour cela que c’est justement le Magister Ludi, chef de file de notre discipline la plus étrangère au siècle qui pressent le premier les séismes en marche ou, du moins, qui exprime le premier ce sentiment devant le Directoire. « Je considère, par conséquent, qu’en cas de bouleversements politiques et surtout militaires, le Jeu des Perles de Verre est perdu. Il dégénérera rapidement, quel que soit le nombre des individus qui lui conservent leur attachement et il ne sera pas restauré. L’atmosphère qui succédera à une nouvelle ère de guerres ne le permettra pas. Il disparaîtra, tout comme certains usages d’une très haute culture ont disparu dans l’histoire de la musique, par exemple les choeurs des chantres de profession, aux environs de 1600, ou les chants figurés [43] du dimanche dans les églises, vers 1700. Les oreilles humaines ont entendu à cette époque des accents qu’aucune science et aucune magie ne pourront ressusciter dans le rayonnement séraphique de leur pureté. Le Jeu des Perles de Verre ne sera pas oublié, lui non plus, mais il ne pourra être rappelé à la vie, et ceux qui étudieront son histoire, sa genèse, son épanouissement et sa fin soupireront et nous envieront d’avoir pu vivre dans un monde aussi paisible, aussi cultivé, et aux accents d’une spiritualité aussi pure. « Or, bien que je sois Magister Ludi, je ne considère nullement qu’il soit de mon ou de notre devoir d’empêcher ou de retarder la fin de notre Jeu. La beauté et la suprême beauté sont périssables, elles aussi, dès qu’elles sont devenues histoire et phénomènes de cette terre. Nous le savons et nous pouvons en éprouver de la mélancolie, mais non essayer sérieusement d’y changer quelque chose ; car c’est un fait immuable. Quand viendra la fin du Jeu des Perles de Verre, Castalie et le monde éprouveront une perte, mais sur le moment ils la ressentiront à peine, tant ils seront occupés, dans cette grande crise, à sauver ce qui pourra encore l’être. Une Castalie sans Jeu de Perles est concevable, mais non une Castalie sans respect de la vérité et sans fidélité à l’esprit. Une administration de l’enseignement pourra se débrouiller sans Magister Ludi. Mais cette expression de “Magister Ludi” en vérité, nous l’avons presque oublié, ne signifie pas primitivement, ni essentiellement, la spécialité que nous désignons par ce terme. Magister Ludi, à l’origine, signifie tout simplement maître d’école. Et notre pays aura d’autant plus besoin de maîtres d’école, de bons et vaillants maîtres d’école, que Castalie sera plus en danger et qu’un plus grand nombre de ses joyaux paraîtront désuets et tomberont de vétusté. Nous avons plus besoin de maîtres que de tout le reste, d’hommes qui inculquent à la jeunesse la capacité de mesurer et de juger, qui soient ses modèles dans le respect du vrai, l’obéissance à l’esprit, le service du verbe. Et cela ne vaut pas seulement, ni au premier chef, pour nos écoles des élites, dont l’existence aura bien aussi une fin un jour, cela vaut pour les écoles séculières de l’extérieur, où bourgeois et paysans, artisans et soldats, hommes politiques, officiers et souverains sont élevés et formés, aussi longtemps qu’ils sont encore enfants et malléables. C’est là qu’est la base de la vie spirituelle du pays, non dans les instituts ni dans le Jeu des Perles de Verre. Nous avons toujours fourni au pays ses maîtres et des éducateurs ; je l’ai déjà dit : ce sont les meilleurs d’entre nous. Mais nous devons faire bien plus qu’il n’a été fait jusqu’à présent. Nous ne devons plus nous attendre à ce que les écoles de l’extérieur déversent constamment chez nous l’élite des élèves doués et nous aident à entretenir notre Castalie. Nous devons de plus en plus reconnaître que cet humble service, gros de responsabilités dans les écoles séculières, est la partie essentielle et la plus prestigieuse de notre tâche, et nous devons le développer.
« Ceci m’amène aussi maintenant à la requête personnelle que je voudrais présenter au vénérable Directoire. Je lui demande par la présente de me dégager de mes fonctions de Magister Ludi, de me confier à l’extérieur, dans le pays, une école ordinaire, grande ou petite, et de me permettre d’y attirer peu à peu auprès de moi, pour y enseigner, un état-major de jeunes Frères de notre Ordre, des gens à qui je puisse faire confiance pour m’aider fidèlement à faire entrer nos principes dans la tête et dans le sang des jeunes laïcs. « Plaise au vénérable Directoire examiner avec bienveillance ma requête et ses motifs et me faire ensuite connaître ses ordres. « Le Maître du Jeu des Perles de Verre. »
« Post-scriptum. – Qu’on me permette de citer un mot du vénéré père Jacobus, que j’ai noté lors d’une de ses inoubliables leçons : « Des périodes de terreur et de très profonde misère peuvent survenir. Mais s’il doit y avoir encore un bonheur dans la misère, ce ne peut être qu’un bonheur de l’esprit, orienté, dans le passé, vers le sauvetage de la culture des époques antérieures, et, pour l’avenir, vers l’affirmation sereine et persévérante de l’esprit, dans une ère qui sans cela risquerait d’être entièrement vouée à la matière. »
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