samedi 26 avril 2025

BILLETS À FRANCIS CUREL de René Char

 IV 


Les mois qui ont suivi la Libération, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans ma manière de voir et d’éprouver qu’un peu de sang avait tachée, à mon corps défendant, et je me suis efforcé de séparer les cendres du feu dans le foyer de mon cœur. Ascien, j’ai recherché l’ombre et rétabli la mémoire, celle qui m’était antérieure. Refus de siéger à la cour de justice, refus d’accabler autrui dans le dialogue quotidien retrouvé, décision tenue enfin d’opposer la lucidité au bien-être, l’état naturel aux honneurs, ces mauvais champignons qui prolifèrent dans les crevasses de la sécheresse et dans les lieux ava riés, après le premier grain de pluie. Qui a connu et échangé la mort violente hait l’agonie du prisonnier. Mieux vaut une certaine épaisseur de terre échue durant la fureur. L’aétion, ses préliminaires et ses conséquences, m’avaient appris que l’innocence peut affleurer mysté rieusement presque partout : l’innocence abusée, l’inno cence par définition ignorante. Je ne donne pas ces dispo sitions pour exemplaires. J’eus peur simplement de me tromper. Les enragés de la veille, ces auteurs du type nouveau de « meurtrier continuel », continuaient, eux, à m’écœurer au-delà de tout châtiment. Je n’entrevoyais pour la bombe atomique qu’un usage, celui de réduire à néant ceux, judicieusement rassemblés, qui avaient aidé à l’exercice de la terreur, à l’application du Nada. Au lieu de cela, un procès* et l’apparition dans les textes de répression d’un qualificatif inquiétant : génocide. Tu le sais, toi, qui demeuras deux ans derrière les bar belés de Linz, imaginant à longueur de journée la dissé mination de ton corps en poussière; toi qui, le soir de ton retour parmi nous, voulus marcher dans les prairies de ton pays, ton chien sur tes talons, plutôt que de répondre à la convocation du commissaire qui désirait mettre devant tes yeux la fiente qui t’avait dénoncé. Tu dis pour t’excuser ce mot étrange : « Puisque je ne suis pas mort, il n’exiSte pas. » En vérité, je ne connais qu’une loi qui convienne à la destination qu’elle s’assigne : la loi martiale, à l’inStant du malheur. Malgré ta maigreur et tes allures d’outre-tombe, tu voulus bien m’approuver. La générosité malgré soi, voilà ce qu’appelait secrètement notre souhait à l’horloge exaête de la conscience. Il eSt un engrenage qu’il faut rompre coûte que coûte, une clairvoyance maussade qu’il faut se décider à appli quer avant qu’elle devienne la conséquence sournoise d’alliances impures et de compromis. Si en 1944, on avait, en général, Striftement châtié, on ne rougirait pas de faire quotidiennement la rencontre, aujourd’hui, sans le moindre malaise de leur part, d’hommes déshonorés, de gredins ironiques, tandis qu’un personnel falot garnit les prisons. On objeûe que la nature du délit a changé, une frontière qui n’eSt que politique laissant toujours passer le mal. Mais on ne ranime point les morts dont le corps supplicié fut réduit à de la boue. Le fusillé, par l’occupant et ses aides, ne se réveillera pas dans le département limitrophe à celui qui vit sa tête partir en mor ceaux ! La vérité eSt que la compromission avec la dupli cité s’eSt considérablement renforcée parmi la classe des gouverneurs. Ces arapèdes engrangent*. L’énigme de demain commande-t-elle tant de précautions ? Nous ne le croyons pas. Mais, attention que les pardonnés, ceux qui avaient choisi le paru du crime, ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d’un oubli coupable. Ils trouveraient le moyen, avec le ponçage du temps, de glisser l’hitlérisme dans une tradition, de lui fournir une légitimité, une amabilité même ! Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel. Nous sommes partisans, après l’in cendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. Les Stratèges n’en sont pas partisans. Les Stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin, pour prévoir, agir et corriger, d’un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs pour l’avenir sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l’agonie, les charançons de la naissance et de la mort. Ils désignent du nom de science de l’Histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse pour installer un bagne subtil, projeter les j ténèbres de leur chaos comme lumière de la Connais sance. Ils font sans cesse se lever devant eux des moissons nouvelles d’ennemis afin que leur faux ne se rouille pas, leur intelligence entreprenante ne se paralyse. Ils exagèrent à dessein la faute et sous-évaluent le crime. Ils mettent en pièces des préjugés anodins et les remplacent par des règles implacables. Ils accusent le cerveau d’autrui d’abriter un cancer analogue à celui qu’ils recèlent dans la vanité de leur cœur. Ce sont les blanchisseurs de la putréfaêtion. Tels sont les Stratèges qui veillent dans les camps et manœuvrent les leviers mystérieux de notre vie. Le spectacle d’une poignée de petits fauves réclamant la curée d’un gibier qu’ils n’avaient pas chassé, l’artifice jusqu’à l’usure d’une démagogie macabre; parfois la Copie par les nôtres de l’état d’esprit de l’ennemi aux heures de son confort, tout cela me portait à réfléchir. La préméditation se transmettait. Le salut, hélas pré caire, me semblait être dans le sentiment solitaire du bien supposé et du mal dépassé. J’ai alors gravi un degré pour bien marquer les différences. À mon peu d’enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte d’affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’eSt la vie humaine dans sa relativité. Oui, remettre sur la pente nécessaire les milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes. Je tournais inlassablement sur les bords de cette croyance, je redécouvrais peu à peu la durée, j’améliorais imperceptiblement mes saisons, je dominais mon juste fiel, je redevenais journalier. Je n’oubliais pas le visage écrasé des martyrs dont le regard me conduisait au Diéîateur et à son Conseil, à ses surgeons et à leur séquelle. Toujours Lui, toujours eux pressés dans leur mensonge et la cadence de leurs salves ! Des impardonnables venaient ensuite qu’il fallait résolument affliger dans l’exil, les chances honteuses du jeu leur ayant souri. La perte de justice, par conjoncture, eSt inévitable. Quand quelques esprits seftaires proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et l’attellent à leur destin pour le mener à la perfeétion, la Pythie eSt condamnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. Nos tissus tiennent à peine. Nous vivons au flanc d’une inversion mortelle, celle de la matière compli quée à l’infini au détriment d’un savoir-vivre, d’une conduite naturelle monstrueusement simplifiés. Le bois de l’arbuste contient peu de chaleur, et on abat l’arbuste. Combien une patience aâdve serait préférable ! Notre rôle à nous eSt d’influer afin que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit pas détourné de sa terre vers les abîmes définitifs. Il n’eSt pas incompatible au même moment de renouer avec la beauté, d’avoir mal soi-même et d’être frappé, de rendre les coups et de s’éclipser. Tout être qui jouit de quelque expérience humaine, qui a pris parti, à l’extrême, pour l’essentiel, au moins une fois dans sa vie, celui-là eSt enclin parfois à s’exprimer en termes empruntés à une consigne de légitime défense et de conservation. Sa diligence, sa méfiance se relâchent difficilement, même quand sa pudeur ou sa propre fai blesse lui font réprouver ce penchant déplaisant. Sait-on qu’au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d’indécentes vacances ? 


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