dimanche 23 février 2025

Léo Ferre - L'affiche rouge (Audio Officiel)

Maurice Henrie "Les grands bureaucrates"

Le silence et la gravité, chez le grand bureaucrate, sont souvent une forme de mensonges. Car en se taisant avec solennité, il laisse supposer chez lui une profondeur, un poids, un équilibre qui ne s’y trouvent pas. Aussi longtemps qu’il ne parle pas, l’ambiguïté persiste et la magie opère. Mais s’il parle, le charme se brise dès les premiers mots et, contrairement à toute attente, on entend braire au lieu de rugir.



Qui veut le pouvoir, dit le grand bureaucrate, ne doit pas attendre qu’on le lui offre. Il doit le prendre, de force si nécessaire, injustement s’il le faut, à n’importe quel prix et par tous les moyens. Une fois qu’il a réussi – et seulement à ce moment-là – il peut se permettre de transiger tour à tour avec la justice, la morale, le bon sens et tout la longue file des vertus momentanément outragées, qui finissent toujours par s’accommoder de la réalité et par trinquer avec le vainqueur.



La compétence du grand bureaucrate se mesure davantage en fonction de ce qu’il sait éviter que de ce qu’il sait faire.



Comme l’écrevisse, le grand bureaucrate donne parfois l’impression de reculer quand en réalité il avance. Mais contrairement à l’écrevisse, il peut aussi donner l’impression d’avancer quand en réalité il recule.



Les grands bureaucrates sont comme les dragons volants de nos livres d’enfance. La plupart du temps, l’artiste les affublait d’ailes ridiculement petites et délicates, qui étaient évidemment incapables de faire s’envoler un animal aussi massif et aussi peu aérodynamique. Il les dotait aussi de gueules auto-allumables et lance-flammes qui semblaient n’avoir besoin d’aucun combustiblez et avaient la merveilleuse propriété de ne jamais se consumer elles-mêmes. Mais l’invraisemblance, à cette époque de notre vie, n’était pas du tout un obstacle, et nous mettions sans hésiter toute notre foi dans les dragons.

Ils n’ont vraiment changé depuis, ces dragons grands bureaucrates. Mais nous, nous avons vieilli et appris. Nous savons maintenant qu’ils ne volent pas et que leur flamme est sans chaleur et sans danger. Nous savons aussi que ce n’est pas par eux que nous viendra le feu du ciel.



Ce qui distingue un grand politicien d’un grand bureaucrate, c’est que le premier espère réaliser, aux frais des contribuables qui feront l’objet d’un énorme battage publicitaire, de grands projets dont il profitera personnellement, alors que le second compte bien mettre en œuvre, aux frais des contribuables qui ne se douteront de rien, de petits projets dont il profitera personnellement.



Devant un obstacle, le premier instinct du grand bureaucrate sera de le nier. Puis de ne rien faire. Ensuite, de le contourner. Enfin de revenir plus tard. Mais s’il est contraint d’y faire face et de le franchir sans plus tarder, alors il s’exécutera et passer par-dessous.



Si le grand bureaucrate arrive tôt aux réunions auxquelles il est invité, c’est pour se donner le temps de choisir à la table, sans avoir l’air de le faire, le meilleur siège, d’où il pourra plus facilement se faire voir de celui qui présidera, être vu des autres participants, présenter le dos à la lumière trop éclatante des fenêtres, parler d’une position avantageuse et dominer l’assemblée. Il cherche à compenser ainsi la faible présence et la maigre personnalité dont la nature l’a affublé.



Quand au cours d’une conversation un grand bureaucrate se trompe, donnez-lui du mou pour que, si possible, il revienne de lui-même vers la vérité. Si, au contraire, vous le forcez à constater son erreur et tentez de le ramener de force, il s’arc-boutera et résistera. Il refusera même de reconnaître qu’il s’est trompé au risque de se faire du tort à lui-même ou à sa cause. C’est comme la pêche au saumon ou à l’achigan : si vos tirez trop fort, vous lui déchirez la gueule et le perdez à tout jamais.




D’instinct, d’expérience, dans son bureau, dans les restaurants, dans les salles d’attente, partout où viennent aussi ses semblables, le grand bureaucrate s’assied le dos au mur.



L’amitié entre grands bureaucrates est triste, difficile et raisonnable. Comme l’est l’amour entre une femme et un homme physiquement laids, qui se contentent l’un de l’autre après mille vaines tentatives auprès de partenaires plus beaux.



Pour les grands bureaucrates, la ponctualité ne consiste pas à se présenter à l’heure prévue, mais plutôt à l’heure qui convient à la qualité et au rang de chacun d’entre eux. Ceux qui arrivent avant ou à l’heure convenue sont les moins élevés dans l’échelle hiérarchique. Ceux qui arrivent après l’heure fixée sont des personnages considérables, les tout derniers venus étant la finne fleur. Quant à ceux qui arrivent après ceux-ci, ils sont tout simplement en retard.



Après le théâtre et le concert, les grands bureaucrates sont toujours enchantés et émus du « bain de culture » qu’ils viennent de prendre. Aussi applaudissent-ils avec autorité et profusion, eux et leurs épouses, surtout au moment des rappels. Ils regrettent d’ailleurs de ne pouvoir faire la même chose dans la cathédrale, quand se taisent avec fracas les grandes orgues religieuses, ou dans leur restaurant français préféré, pendant que le sauternes et la béarnaise se disputent leurs acides gastriques.



Les grands bureaucrates sont comme ces petits bonshommes qu’on découpe dans plusieurs épaisseurs de papier puis qu’on déplie rapidement sous les yeux émerveillés des enfants, qui rient de les voir ainsi, rigoureusement identiques, rattachés l’un à l’autre par une sorte de solidarité qu’ont respectée les ciseaux. Sauf que, au lieu de se tenir par la main, ils se tiennent par la queue.



Un instinct sûr avertit le grand bureaucrate qu’il ne doit pas être vu en train de déjeuner seul. Ce qui laisserait supposer chez lui une fêlure sociale, une dissonance tribale, une idiosyncrasie d’un goût douteux, une indépendance d’esprit inquiétante, un imperceptible accroc à l’éthique organisationnelle. C’est justement ce genre de comportement qui peut déclencher sans avertissement les mécanismes complexes et mystérieux de sa chute et de sa déchéance éventuelles.



Le grand bureaucrate qui lira ce livre rira de bon coeur, amusé peut-être, charmé, persuadé qu’il s’agit de caricatures, de mots d’esprit, d’espiègleries...Il se trompe. C’est la vérité. »



Maurice Henrie : « La vie secrète des grands bureaucrates » (1989) extraits

mardi 11 février 2025

Considérations inactuelles IV. Par Friedrich Nietzsche

 5


Wagner plaça la vie présente et passée sous le rayon lumineux d’une connaissance assez puissante pour atteindre des distances considérables. C’est pourquoi il apparaît comme un simplificateur du monde. La simplification du monde consiste toujours en ceci, que le regard de celui qui possède la connaissance domine de nouveau la masse immense et inculte, d’un chaos apparent et réunit par des liens puissants ce qui paraissait auparavant dispersé d’une manière irréconciliable, Wagner atteignit ce but en découvrant un rapport entre deux objets qui semblaient mener une existence séparée, chacun restant dans sa sphère : entre la musique et la vie, ainsi qu’entre la musique et le drame. Non point qu’il ait inventé ces rapports ou qu’il les ait créés ; ils existent et se trouvent pour ainsi dire sous les pas de chacun ; car tout grand problème est semblable à la pierre précieuse que foulent en passant des milliers d’indifférents avant que quelqu’un se baisse pour la ramasser. Comment se fait-il, se demande Wagner, que dans la vie des hommes modernes un art comme la musique se soit développé avec une puissance si incomparable ? Point n’est besoin d’avoir médiocre opinion de cette vie moderne, pour s’apercevoir qu’il y a ici un problème. Au contraire, lorsque l’on considère toutes les forces qui sont le propre de celleci, lorsque l’on se représente une existence aux aspirations puissantes luttant pour la conscience de la liberté et pour l'indépendance de la pensée, la présence de la musique n’en paraît que plus énigmatique. N’est-on pas forcé d’avouer qu’il était impossible que la musique naquît d’une pareille époque ? À quoi doit-elle alors son existence ? Peutêtre à un hasard ? Certes l’apparition d'un grand artiste isolé pourrait être le résultat d’un hasard, mais celle d’une série de grands artistes, telle que nous la révèle l’histoire de la musique moderne et tel qu'il ne s’en produit de semblable qu’une seule fois, à l’époque des Grecs, l’apparition de cette série donne à penser qu’ici ce n’est pas le hasard, mais bien une nécessité absolue qui impose sa loi. Cette nécessité constitue précisément le problème dont Wagner offre la solution. Tout d’abord il sut reconnaître un état de crise qui s’étend aujourd’hui aussi loin que va la civilisation, ce lien des peuples. Partout ici le langage se trouve en défaut, et l’oppression de cette effroyable maladie se fait sentir sur tout le développement humain. S’éloignant toujours davantage des fortes manifestations du sentiment qu’il avait exprimées à l’origine dans toute leur simplicité, le langage fut sans cesse contraint de gravir le dernier degré qu’il fût capable d’atteindre, afin d’embrasser le monde de la pensée, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus opposé au sentiment. Cette extension démesurée eut pour résultat d’épuiser ses forces, au cours de la période relativement brève qu’occupe la civilisation nouvelle, de sorte que le langage n’est plus capable de remplir la tâche en vue de laquelle il s’est formé : permettre à ceux qui souffrent de se communiquer les uns aux autres les sujets de tristesse les plus ordinaires de la vie. Dans sa misère, l’homme ne peut plus se faire comprendra au moyen du langage ; il ne peut donc plus véritablement se communiquer. Cette condition obscurément sentie a fait partout du langage un pouvoir indépendant, qui maintenant étreint les hommes de ses bras de fantôme et les presse à aller où ils ne veulent pas. Dès qu’ils cherchent à s’expliquer entre eux et à s’associer en vue d’une œuvre commune, la folie des idées générales, le vertige des mots sonores s’empare d’eux. Incapables de se comprendre véritablement, ils exécutent en commun ces œuvres qui toutes portent l’empreinte de ce manque d’entente, en ce sens qu’elles ne sont pas l’expression des véritables besoins qui les ont fait naître, mais ne correspondent qu’à un impérieux et creux verbalisme. Ainsi, à toutes ses souffrances l'humanité ajoute encore la souffrance de la convention, c’est-à-dire de la conformité dans les paroles et les actions sans la conformité du sentiment. De même que, dans la période décroissante de chaque art, il arrive un moment où l'exubérance maladive des moyens et des formes acquiert une influence tyrannique sur l’âme des jeunes artistes et fait d’eux ses esclaves, de même on se trouve être aujourd’hui, alors que le langage est en décadence, l'esclave du verbe. Cette contrainte ne permet plus à personne de se montrer tel qu’il est, de parler naïvement ; et il en est peu qui, d’une façon générale, réussissent à conserver leur individualité dans la lutte avec une culture qui croit pouvoir démontrer son succès, non point en exerçant son action bienfaisante sur des sentiments et des aspirations nettement affirmés, mais en saisissant l’individu dans un réseau d’« idées bien définies », pour lui apprendre à bien penser. Comme s’il y avait un intérêt quelconque à faire d’un individu un être qui pense bien et qui sait conclure logiquement, si l’on n’est parvenu, au préalable, à faire de lui un être qui sait sentir juste. Si donc la musique de nos maîtres allemands résonne, au milieu d’une humanité à tel point malade, qu’entend-on résonner au juste ? Rien autre chose qu’un sentiment exacte l’ennemi de toute convention, de toute aliénation factice» de toute incompréhension d'homme à homme. Cette musique équivaut à la fois à un retour à la nature, à une purification et à une transformation de la nature ; car c’est dans l’âme des hommes les plus aimants qu’est né le besoin de ce retour et c’est dans leur art que résonne la nature transformée en amour. Prenons cet exposé comme une réponse de Wagner à la question de savoir ce que signifie la musique de notre temps. Mais il tient encore en réserve une seconde réponse. Le rapport entre la musique et la vie n’est pas seulement le rapport d’une espèce de langage à une autre espèce ; c’est aussi le rapport du monde parfait de l’audition au monde complet de la vision. Considérée comme un phénomène visuel et comparée aux phénomènes antérieurs de la vie, l’existence des hommes actuels offre cependant le spectacle d’une pauvreté et d’un épuisement indicibles, malgré son ineffable variété, dont seul le regard superficiel peut se satisfaire. Qu’on aille donc y regarder de plus près pour analyser l’impression que produit cette multiple bigarrure. Ne croirait-on pas voir le scintillement d’une mosaïque dont les innombrables parcelles mouvantes sont toutes empruntées à des civilisations passées ? Ici tout n’est-il pas fastes déplacés, agitation simulée, dehors trompeurs ? Un vêtement dérisoire fait de loques bariolées pour celui qui souffre d’être nu et d’avoir froid ? Une mensongère danse de joie imposée à celui qui pleure ? L’expression d’une fierté exubérante affichée par quelqu’un qui est blessé au cœur ? Puis, au milieu de tout cela, masquées et dissimulées seulement par la hâte du tourbillon incessant, une grise impuissance, une discorde qui ronge, une morne désolation, une honteuse misère ! L’aspect sous lequel se manifeste l’homme moderne n’est plus qu’apparence ; ce que l’homme moderne représente sert bien plutôt à le dissimuler qu'à le rendre visible et le reste d’invention et d’activité artistique qui s'est conservé chez quelques peuples, comme chez les Français et les Italiens, n’est plus employé qu’à l’art de ce jeu de cache-cache. Partout où l’on demande maintenant la « forme », dans la société et dans la conversation, dans l’expression littéraire et dans les rapports entre nations, partout on entend involontairement par là une apparence plaisante, c’est-à-dire le contraire de l’idée véritable de la forme, la forme étant l'expression adéquate et nécessaire, laquelle n’a pas à s’occuper de ce qui est « plaisant » et « déplaisant», précisément parce qu'elle est le résultat d’une nécessité et non pas du bon plaisir. Mais, lors même que, parmi les peuples civilisés, on n’exige pas catégoriquement la forme, on ne possède pas davantage cette figuration expressive ; tout en étant aussi zélé dans la recherche de l’apparence agréable, on est seulement moins heureux dans les résultats. À quel point l’apparence est agréable, ici et là, et pourquoi chacun doit trouver son agrément à ce que l'homme moderne s’efforce au moins de paraître, c’est ce que chacun comprend dans la mesure où il est lui-même un homme moderne. « Les galériens seuls se connaissent, dit le Tasse ; quant à nous, nous méconnaissons les autres par politesse, afin qu’ils nous méconnaissent à leur tour. » Et voilà que dans ce monde, où règnent les formes et le désir de se voir méconnu, apparaissent les âmes animées par la musique. Dans quel but ? Ces âmes se meuvent en harmonie avec le rythme souverain et libre, animées d’une noble loyauté, vivifiées par la passion supérieure à toute personnalité, elles brûlent de l’ardeur à la fois puissante et paisible de la musique, de cette ardeur qui des profondeurs inépuisables jaillit à la lumière. Et tout ceci, encore une fois, dans quel but ? Par l’entremise de ces âmes la musique exprime la volonté de s’associer à sa sœur légitime, la gymnastique, laquelle apparaît comme son expression nécessaire dans le monde visible. En cherchant à satisfaire cette volonté la musique s’érige en juge du monde des apparences tout entier, telle que l’a fait la réalité trompeuse du présent. L’affirmation de ce phénomène est la seconde réponse de Wagner à ceux qui demandent ce que la musique signifie de nos jours. Aidez-moi, dit-il, en s’adressant à tous ceux qui savent entendre, aidezmoi à découvrir la culture dont ma musique — expression retrouvée du sentiment juste — est le présage. Réfléchissez à ceci que l’âme de la musique veut maintenant se créer un corps ; qu’elle cherche sa voie, de telle sorte qu’elle devienne visible par l’entremise de vous tous, dans vos mouvements, vos actions, vos institutions et vos mœurs. Il existe déjà des hommes qui comprennent cet appel et leur nombre deviendra de plus en plus grand. Ils comprennent aussi, pour la première fois dans notre ère, ce que cela signifie de prendre la musique pour base de l’État. Les anciens Hellènes l’avaient non seulement compris mais ils s’en étaient fait une loi pour eux-mêmes, et ces mêmes esprits clairvoyants hésitent aussi peu à condamner l’État dans sa forme actuelle que la plupart des hommes le font dès aujourd’hui à l’égard de l’Église. En nous dirigeant vers ce but singulièrement nouveau, mais qui n’a pas toujours passé pour quelque chose d’inouï, nous sommes amenés à comprendre en quoi consiste la lacune la plus humiliante de notre éducation et à nous rendre compte de la vraie cause de son impuissance à nous faire sortir de la barbarie. Il Manque à notre éducation l’âme de la musique, inspiratrice du mouvement et de la forme, tandis que ses exigences et son organisation sont l'œuvre d’une époque où n’était pas encore née cette musique, à laquelle nous accordons ici une confiance si particulière. Notre pédagogie est l’institution la plus arriérée dans le temps où nous vivons ; elle est rétrograde précisément par rapport au seul nouvel élément éducateur qui donne aux hommes d’aujourd’hui un avantage sur ceux du siècle passé, ou qui du moins le leur donnerait s’ils consentaient à ne plus vivre aveuglément dans leur temps, en proie à la fièvre du moment. Comme jusqu’à présent l’âme de la musique n’est pas encore entrée en eux, ils n’ont pas encore su deviner l’idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et Wagner attachent à ce mot. C'est pourquoi leurs artistes sont condamnés à être privés d’espérance tant qu’ils ne prendront pas la musique pour guide, quand ils voudront pénétrer dans un nouveau monde des perspectives visibles. Le talent pourra se développer à son gré, toujours il arrivera trop tard ou trop tôt, et en tous les cas mal à propos, car il est superflu et impuissant, ce que le passé nous a légué de plus parfait et de plus sublime, la forme, modèle de nos artistes, étant devenue superflue et presque impuissante à ajouter une pierre nouvelle à l’édifice. Si leur imagination est incapable de leur faire distinguer les formes nouvelles qu’ils ont devant eux, s'ils ne voient sans cesse, derrière eux, que les formes anciennes, ils sont morts avant d'avoir cessé de vivre. Mais celui qui sent en lui-même une vie véritable et féconde, cette vie qui ne saurait être aujourd’hui autre chose que de la musique, pourrait-il un seul instant céder à l’illusion de fonder des espérances durables sur quelque chose qui s’épuise à produire des figures, des formes et des styles. Il est supérieur à toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à rencontrer des chefs-d’œuvre plastiques en dehors de son imagination idéale, qu’il n’espère voir nos langues séniles et décolorées produire encore de grands écrivains. Plutôt que de prêter l’oreille à quelques consolations chimériques, il supportera de jeter un regard profondément découragé sur notre état de choses moderne. Qu’il laisse l’amertume et la haine remplir son cœur, si ce cœur n’est pas assez tendre pour la pitié. La méchanceté même et l'ironie valent mieux que de s'abandonner à une satisfaction trompeuse et à une paisible ivresse, comme font nos « amateurs d'art » ! Mais, lors même qu'il serait capable de faire plus que de nier et de mépriser, s'il est capable d’aimer, de souffrir et de travailler avec ses semblables, il sera cependant contraint d’observer tout d’abord une attitude négative, pour ouvrir la voie à son âme généreuse. Si la musique doit un jour disposer au recueillement les cœurs de beaucoup d’hommes et faire d’eux les confidents de ses grands desseins, il faudra tout d’abord mettre un terme aux rapports de jouissance purement passive avec un art à tel point sacré. Il faudra précisément jeter l’anathème à cet « amateur d’art », qui est le principal soutien de nos entreprises artistiques, les théâtres, les musées et les concerts ; l’empressement que met le gouvernement à combler les vœux de l’amateur devra cesser. L’opinion publique met un empressement tout particulier à inculquer au citoyen le goût tout spécial de l’art ; elle devra être remplacée par un jugement plus sain. En attendant nous devrons considérer comme un allié véritable et utile l'ennemi déclaré de l'art, car son inimitié ne s’adresse qu’à l’art tel que le conçoit « l’ami de l’art » et il n’en connaît pas d’autre. Qu’il soit donc libre de reprocher à cet ami les sommes follement dépensées pour la construction de nos théâtres et de nos monuments publics, à l’engagement des chanteurs et des comédiens « célèbres», à l’entretien des écoles et des musées des beaux-arts, si complètement inutiles, sans compter les sommes importantes que chaque famille dépense en énergie, en temps et en argent, pour le développement des intérêts soi-disant « artistiques ». Il n’y a là ni faim, ni satiété, mais seulement un jeu languissant, avec l’apparence de l’une et de l’autre, un jeu imaginé par le vain désir de faire de l’effet et de dérouter le jugement des autres. Mais c'est pire encore lorsque l'on prend l’art plus ou moins au sérieux, que l’on exige de lui qu’il suscite une espèce de faim et de désir et que l’on s’imagine que c'est sa mission de produire cette excitation factice. Comme si l’on craignait de périr du dégoût que l’on a devant soi-même et de sa propre inertie, on conjure tous les mauvais démons, pour se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois ; on a soif de souffrance, de colère, de haine, d’excitation, de frayeur subite, d’anxiété sans trêve et l’on fait appel à l’artiste pour évoquer cette chasse d’esprits infernaux.

Dans l’économie spirituelle de nos hommes cultivés, l’art est devenu un besoin tout à fait mensonger, méprisable, avilissant ; si ce n’est pas simplement rien, c’est du moins quelque chose de fort mauvais. L’artiste, le meilleur et le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il semble être en proie à une sorte de rêve stupéfiant ; il répète en hésitant, d’une voix mal assurée, des mots magnifiques et étranges qu'il croit percevoir dans le lointain, mais dont il ne distingue pas clairement le sens. Quand, au contraire, il professe des tendances tout à fait modernes, l’artiste méprise chez ses nobles compagnons les tâtonnements et les discours ivres de rêve ; il tient en laisse toute la meute glapissante des passions et des horreurs accouplées, pour les lâcher au besoin sur ses contemporains. Car ceux-ci préfèrent se voir poursuivis, blessés et déchirés, plutôt que d’être contraints à vivre paisiblement, seuls avec euxmêmes. Seuls avec eux-mêmes ! L'idée de cet isolement suffit à plonger les âmes modernes dans la peur et la terreur des spectres. Lorsque je contemple, dans les villes populeuses, des milliers d’individus qui passent devant moi avec un air pressé et hébété, je ne cesse de me répéter que ces gens doivent être mal à l'aise. Pour eux, cependant, l’art n’existe qu’à condition qu’il les rende encore plus mal à l’aise, qu’ils aient l'air encore plus hébétés et plus insensés, ou bien encore plus pressés et plus avides. Car le sentiment faux les possède et les tourmente sans relâche et ne permet pas qu’ils s’avouent leur misère à eux-mêmes. S’ils veulent parler, la convention leur souffle quelque chose à l’oreille qui leur fait oublier ce qu’ils avaient voulu dire ; veulent-ils se concerter entre eux, leur esprit se trouve paralysé comme par enchantement, de telle sorte qu’ils nomment bonheur ce qui est leur malheur et que c’est pour leur propre malheur qu’ils s’appliquent à s’unir les uns avec les autres. C’est ainsi qu’ils sont complètement détournés d’eux mêmes et réduits au rôle d’esclaves aveugles d’un sentiment faussé.

lundi 10 février 2025

Défiguration par Michel Surya

 extrait :


Mes questions étaient rares, d'ailleurs. Comme si questionner pouvait m'exposer à comprendre plus qu'il n'était nécessaire à ce qu'on attendait de moi. Les questions qu'il m'aurait fallu poser étaient innombrables cependant. Que je désirais poser. Et que je ne posais pas. Me taisant, je faisais comme si je devais n'avoir pas d'autre part à ce qui se passait que celle qu'on concède à un secrétaire.

Un soir que nous étions, Pierre-Louis et moi, restés un moment seuls ( ce qui n'arrivait que rarement; comme s'il en fuyait autant que moi la possibilité), je lui posai cette question, la moins justifiée de toutes celles auxquelles j'aurais désiré voir une réponse ( il s'agissait des livres qui étaient autour d'Edouard Adler en si petit nombre, ce qui étonnait), à laquelle il me fit cependant cette réponse que je reporte ici ( donc je ne reporte qu'une courte partie, tirée des notes prises sitôt que je l'eus quitté) :


"Edouard parlait encore. Du moins ne parlait-il pas aussi peu qu'aujourd'hui. Il y a de cela combien ? Dix ans peut-être. Ida venait de mourir. Nous étions convenus qu'il s'installerait à la Hêtraie. Il dit alors - nous étions à Paris, dans leur appartement - qu'il ne voulait plus qu'il y ait autant de livres autour de lui. Qu'autant de livres l'asphyxiaient. Qu'il allait arriver, s'il devait continuer de vivre entre autant de livres, qu'il dépérirait. Qu'il ne saurait bientôt plus quel monde ils lui dérobaient. Qu'ainsi retiré du monde, il serait impossible qu'il arrive à le quitter. Qu'on ne quitte pas un monde duquel les livres vous ont par avance retiré. Qu'il serait impossible qu'il meure si tant de livres l'en retenaient. Que mourir est pourtant ce à quoi il ne devrait pas y avoir de livre qui n'invite.

"Il se mit à détruire ses livres. A les jeter dans de grands sacs poubelles qu'il me demandait de lui apporter à cet effet. Il en jeta un très grand nombre, vite...Il semblait que les jeter n'était pas pour lui un problème. Ni qu'il jetât ceux-là. L'en empêcher n'aurait sans doute pas davantage été possible que de lui demander lesquels il jetait, et pourquoi. Le calme qu'il montrait était sans doute plus grand que la crainte où j'étais de ce que cela signifiait. Il ne dit rien qui m'ait aidé à comprendre. Je ne dis rien moi-même qui le lui ait demandé.

"Puis il les jeta un à un. Il fut alors à le faire beaucoup plus lent. Il y passa un temps qu'il pensait sans doute ne plus pouvoir passer à les lire. Il voyait pourtant encore. "Cent", dit-il un soir avant que son silence ne devienne celui que vous lui connaissez; "il faut qu'ils ne soient plus que cent. Ou, pourquoi pas un seul ? Pourquoi n'a-t-on pas assez d'un seul livre ?"

"Il se mit alors à les jeter un à un. Un chaque jour. Pourquoi pas tous d'une seule fois ? "Je cherche, m'a-t-il enfin répondu, s'il en reste un qui doive ne pas l'être? Parce qu'un seul  qui n'aurait pas à l'être justifierait qu'ils aient tous été écrits. En lui serait leur raison : la sienne, comme celle de vous les livres. La raison de ce qu'on écrive, comme celle du livre que je n'aurais pas écrit, et que je n'écrirai plus. Si, de tous les livres, il pouvait en rester un, ce serait nécessairement le dernier. En lui serait la raison de la mort, comme la mort serait la raison de ce livre. Il serait le seul, entre tous les livres, où la mort serait assez réellement entrée pour qu'au moins un livre condamne quiconque le lit. Pour que quiconque le lit crie. Au moins un livre appartiendrait assez à la raison qui devrait être celle de tous les livres pour que quiconque soit saisi d'une épouvante sans issue. Une épouvante de chien sous l'orage. Un chien ne sait ni ce qu'est l'orage, ni ses bruits qui l'épouvantent le tueront. Il ne sait pas ce qu'est la mort, et pourtant sa peur est de qui devine le pire. S'il existait un livre qui soit comme l'orage pour le chien, qui nous mette à même la mort de ceux qui le sont déjà, qui nous rende nos morts pour que nous atteignions la leur, si..."

Pierre-Louis n'acheva pas ( ou est-ce Edouard Adler qui n'avait lui-même pas achevé?) Son silence était celui de quelqu'un  qui se serait cru seul depuis longtemps, ou à qui il aurait été indifférent de ne pas l'être.

Il ne reprit que s'apercevant de nouveau de ma présence : "La cécité est venue après. Avant, toutefois, qu'il ait pu achever. Les livres qui sont ici, quelques dizaines en effet, sont ceux qu'elle a épargnés. Ce sont ceux-là qu'il ne peut plus lire dont il ne peut plus, non plus, se séparer. Ces livres se sont pour lui refermés sur un secret dont il ne saura plus si aucun d'entre eux le détenait. Si même il en existe un qui pût le détenir."

dimanche 9 février 2025

Le théâtre et son double. Par Antonin Artaud

 D’abord le langage articulé. Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre les intonations d’une manière concrète absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation. Tout dans cette façon poétique et active d’envisager l’expression sur la scène nous conduit à nous détourner de l’acception humaine, actuelle et psychologique du théâtre, pour en retrouver l’acception religieuse et mystique dont notre théâtre a complètement perdu le sens. S’il suffit d’ailleurs de prononcer les mots de religieux ou de mystique pour être confondu avec un sacristain, ou avec un bonze profondément illettré et extérieur de temple bouddhique, bon tout au plus à tourner des crécelles physiques de prières, cela juge simplement notre incapacité de tirer d’un mot toutes ses conséquences, et notre ignorance profonde de l’esprit de synthèse et d’analogie. Cela veut peut-être dire qu’au point où nous en sommes nous avons perdu tout contact avec le vrai théâtre, puisque nous le limitons au domaine de ce que la pensée journalière peut atteindre, au domaine connu ou inconnu de la conscience ; – et si nous nous adressons théâtralement à l’inconscient, ce n’est guère que pour lui arracher ce qu’il a pu amasser (ou cacher) d’expérience accessible et de tous les jours. Que l’on dise d’ailleurs qu’une des raisons de l’efficacité physique sur l’esprit, de la force d’action directe et imagée de certaines réalisations du théâtre Oriental comme celles du théâtre Balinais, est que ce théâtre s’appuie sur des traditions millénaires, qu’il a conservé intacts les secrets d’utilisation des gestes, des intonations, de l’harmonie, par rapport aux sens et sur tous les plans possibles, – cela ne condamne pas le théâtre Oriental, mais cela nous condamne, et avec nous cet état de choses dans lequel nous vivons, et qui est à détruire, à détruire avec application et méchanceté, sur tous les plans et à tous les degrés où il gêne le libre exercice de la pensée.

dimanche 2 février 2025

POGROME n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Mot russe adopté tel quel, dans un sens précis, même spécial, par d'autres langues et, en particulier, par la langue française. Philologiquement, le mot pogrome se compose de la racine grom et du préfixe po. (Notons à ce propos que le mot progrome, employé fréquemment par la presse française au lieu et au sens de pogrome, n'est qu'une erreur, une mutilation du vrai terme. Le mot progrome n'a pas de sens, le préfixe pro ayant, en russe, une signification qui ne peut s'adapter à la racine grom. Le mot progrome est donc, tout simplement, inexistant.) Avec la racine grom, la langue russe forme le verbe gromit qui signifie dévaster, saccager, massacrer. Prenant la même racine grom et y ajoutant le préfixe po, on obtient le substantif pogrome qui signifie l'action de dévaster, de saccager, de massacrer. (En ajoutant à la même racine grom un autre préfixe russe raz, on obtient un autre substantif - razgrome - qui veut dire aussi dévastation, ruine. Mais, tandis que le mot raz débâcle militaire, signifie une dévastation ou un désordre purement matériel, provoqué plutôt par des forces naturelles ou fatales, le terme pogrome désigne nettement un acte de saccagement et de massacre conscient, volontaire, prémédité plutôt que spontané, accompli par plusieurs personnes dans le but même de dévaster, de saccager, de détruire, de piller, de violenter, d'assassiner, de massacrer.) On entend donc par pogrome, au sens général du terme, tout acte volontaire de dévastation, de destruction, plus ou moins importante, de valeurs matérielles et aussi de vies humaines, acte insensé, sauvage, accompli par plusieurs personnes ou, plutôt, par une foule déchaînée, poussée à ce crime par un aveuglement de haine ou de colère, par une soif presque pathologique de vengeance, de violence, de sang... Mais, si l'on n'employait ce terme que dans ce sens général, il n'y aurait pas de raison pour qu'il soit emprunté, par les langues étrangères, à la langue russe. Le mot massacre, par exemple, suffirait largement à la langue française. Et, en effet, tous les « pogromes » qui ont eu lieu, au cours de l'histoire humaine, en France et dans d'autres pays du monde - « pogromes » religieux, politiques ou autres - sont qualifiés en français massacres. En empruntant à la langue russe le mot pogrome, on a voulu désigner par là quelque chose de tout à fait spécial, de spécifiquement russe. En effet, le mot pogrome signifie, en russe, - à part son sens général - spécialement et surtout un massacre de Juifs en masses. Des massacres de ce genre - des pogromes - ont eu lieu en Russie, périodiquement, depuis la fin du XIXe siècle, jusqu'à la chute du tzarisme, et même au-delà. Et c'est bien dans ce sens spécifique que le mot pogrome fut adopté par les langues étrangères. Frappés par la monstruosité de tels procédés en plein XXe siècle, emportés souvent par un élan de vive protestation contre de tel les abominations, les peuples des autres pays prirent l'habitude de désigner ces horreurs par le ternie originel. Le lecteur trouvera certains détails sur les pogromes, en Russie, au mot Antisémitisme (voir pages 101-102). Nous les complèterons ici. Vers la fin du XIXème siècle, l'absolutisme tzariste commença à être de plus en plus sérieusement menacé par toutes sortes de mouvements révolutionnaires et populaires - conséquence naturelle d'une oppression politique écœurante et d'une situation misérable, tant matérielle que morale, des masses laborieuses. Pour faire face à ces mouvements, le gouvernement ne trouva rien de mieux que de recourir à de vieilles recettes éprouvées, notamment : d'une part, à des répressions de plus en plus sévères, et, d'autre part, aux moyens de canalisation du mécontentement populaire vers des manifestations moins dangereuses pour le régime. Dans cet ordre d'idées, le gouvernement n'hésita pas à exploiter la crédulité, l'ignorance et les préjugés religieux des masses, à faire appel aussi aux instincts les plus bas de la « bête humaine », pour rejeter sur les Juifs la responsabilité de tous les malheurs et aiguiller dans ce sens la colère du peuple. Les journaux gouvernementaux et « bien pensants » menaient une propagande systématique contre les Juifs. On les accusait de trahison, de menées antinationales, de tous les crimes et de tous les vices. Et, de temps à autre, on lançait contre eux des bandes déchaînées recrutées parmi les bas-fonds de la police et les éléments désœuvrés des villes. Hâtons-nous de dire que la vraie population laborieuse restait toujours plus ou moins étrangère à ces actes de sauvagerie et que, par la suite, le prolétariat des villes organisait même, assez souvent, la défense de la population juive contre les massacreurs. Car, quant à la police, même lorsqu'elle ne dirigeait pas directement ces massacres, elle les préparait toujours dans les coulisses, elle fermait toujours les yeux sur ce qui se passait, elle n'intervenait efficacement que lorsque les événements menaçaient de dépasser les cadres prévus et de prendre des dimensions « exagérées ». Ce qui se passait au cours des pogromes « non exagérés », dépasse en horreur toute imagination : des appartements - souvent même des maisons entières saccagées ; des biens enlevés et emportés en tas, avec des cris sauvages de triomphe bestial ; des hommes tués en masse avec une cruauté inouïe ; des femmes violentées et ensuite éventrées au milieu des ruines ; des enfants saisis à pleins bras et embrochés sur des sabres ou écrasés contre les murs... Et l'on faisait peu de distinction entre les Juifs aisés et la malheureuse population juive ouvrière... Les descriptions détaillées de certains pogromes juifs de grande envergure - descriptions faites par des témoins oculaires - produisent une impression terrifiante, à un tel point qu'il est impossible de les lire jusqu'au bout d'un seul trait. Et quant à ceux qui ont eu le malheur d'être victimes d'un pogrome ou même seulement d'y assister, ils finissent assez souvent par en avoir la raison ébranlée. Ajoutons que la documentation certifiée exacte sur les pogromes est abondante, aussi bien en Russie qu'à l'étranger. C'est surtout dans les premières années du XXème siècle, au fur et à mesure de la croissance du mécontentement populaire contre le système absolutiste, que les pogromes prirent une allure de périodicité et apparurent en véritables séries. En voici les principaux : à Odessa, en octobre 1905 ; à Kiew, octobre 1905 ; à Tomsk, octobre 1905 ; à Gomel, en janvier 1906 ; à Biélostock, en juin 1906 ; à Kitchinew, plusieurs pogromes en 1905 et 1906. Les victimes de ces pogromes se comptent par centaines, parfois même par milliers. Et, à part ces pogromes d'envergure, il y en a eu des dizaines de moindre importance. Après 1906, la vague des pogromes est tombée comme par enchantement, le gouvernement se sentant plus en sécurité après avoir brisé la révolution de 1905. La révolution de 1917 et la chute du tzarisme ne mirent pas complètement fin à la pratique des pogromes, Partout où les éléments contre-révolutionnaires reprenaient momentanément le dessus (les mouvements de Petlioura, de Dénikine, de Wrangel, de, Grigorieff et autres), les pogromes juifs reprenaient de plus belle, sur l'ordre ou, en tout cas, sous l'œil bienveillant des chefs, qui cherchaient à acquérir ainsi une popularité et à flatter les instincts malsains des masses sur lesquelles ils s'appuyaient. Peut-on dire au moins qu'actuellement les pogromes en Russie ne sont plus que des cauchemars du sombre passé, et qu'ils ne pourront plus jamais ressusciter ? Hélas, non ! On ne peut pas l'affirmer. Au risque d'étonner certains lecteurs, nous devons avouer, en toute franchise, que l'antisémitisme existe toujours en Russie, et que des pogromes sont encore fort à craindre dans l'avenir. L'antisémitisme russe moderne n'a plus, il est vrai, les mêmes bases ni le même sens qu'autrefois. Ses bases et son sens sont devenus plus vastes, plus profonds et plus nets. Ses effets n'en pourraient être que plus désastreux. Ce ne sont plus des suggestions d'en haut qui le nourrissent, mais des appréciations qui naissent et se répandent dans les couches populaires elles-mêmes. A l'heure actuelle, il couve sous la cendre. Mais il peut éclater, un jour, en une explosion terrible. Quel est donc l'aspect de ce nouvel antisémitisme en U.R.S.S. ? Malgré l'opinion inverse de beaucoup de gens à l'étranger qui, dupés momentanément par la propagande intense et par la mise en scène très habile des bolcheviks, ignorent totalement la réalité russe actuelle, le régime bolcheviste n'est pas stable. Nous l'affirmons catégoriquement. On attribue à Trotski une fameuse parole qu'il n'a, peut-être, jamais prononcée, mais qui, indépendamment de son auteur, dépeint bien la vraie situation en U.R.S.S. Trotski aurait dit, un jour, au début du régime bolcheviste, répondant à quelqu'un qui doutait de la solidité de ce nouveau système étatiste : « Trois cent mille nobles ont pu gouverner ce peuple durant trois siècles. Pourquoi donc trois cent mille bolcheviks ne pourraient-ils en faire autant ? » L'analogie entre les deux « possibilités », l'ancienne et la nouvelle, dépassa, peut-être, la pensée de l'homme : elle est complète. La réalité russe actuelle y est bien exprimée : un peuple opprimé par une couche privilégiée, laquelle se maintient au pouvoir par tous les moyens. On avait pourtant bien raison d'appeler la Russie tzariste « géant aux pieds d'argile ». Car, tout l'édifice d'alors avait pour base l’oppression et l'esclavage des masses. L'histoire a bien prouvé la vérité de la formule : le géant s'est effondré. Mais, le nouveau « géant », l'U.R.S.S., a, lui aussi, des pieds d'argile, car il se maintient, exactement comme l'autre, au moyen de l'oppression et de l'esclavage des masses, Il finira donc aussi, inévitablement, par s'effondrer. Et, dans les conditions actuelles, il ne pourra jamais se maintenir, même le long d'un quart de siècle. Eh bien ! Le jour où les événements en U.R.S.S. prendront une tournure défavorable pour les maîtres de l'heure, la colère du peuple tombera fatalement sur les têtes de ces maîtres qu'il tiendra pour responsables de toutes ses misères et de l'échec de la Révolution. Or, il y a beaucoup de Juifs dans les rangs du parti communiste russe, surtout parmi les dirigeants et les chefs. « Nous sommes opprimés par des étrangers et par des Juifs » - cette appréciation est courante en U.R.S.S. Il est possible, dès lors, que dans l'ouragan de la lutte et sous l'accès de la haine, toute la population juive devienne l'objet des violences de la foule déchaînée. Il nous reste à espérer que la masse laborieuse trouvera en elle-même, une fois de plus, assez de bon sens, de volonté et de force, pour ne pas permettre à un mouvement salutaire contre les véritables oppresseurs de dégénérer en un nouveau massacre des Innocents.



VOLINE.

POÉSIE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Rien d'aussi vaste que ce mot qui est sujet aux interprétations les plus diverses et revêt bien des sens. D'Homère à MM. Paul Claudel et Paul Valéry, pour prendre deux pôles, il y a de la marge. L'application qu'on a pu faire de la poésie (le mot et la chose) varie à l'infini et l'on éprouve quelque embarras à rechercher une signification à peu près exacte. Il est évident qu'au berceau des civilisations, la poésie se confond avec le chant. Le poète chante. Il chante les guerriers victorieux, l'amour, les champs, le ciel et la terre. Orphée chantait et les bêtes les plus féroces se couchaient à ses pieds. Amphion chantait et, aux accents de sa lyre, les pierres de Thèbes se rangeaient les unes sur les autres. De même, Tyrtée chantait et les guerriers se précipitaient dans la mêlée. Les premières manifestations de la poésie sont du genre lyrique et du genre héroïque. Il faut y joindre le genre bachique ou dithyrambe, en l'honneur du dieu du vin, et le genre érotique. Ainsi, au début, on rencontre les chants de guerre, l'ode héroïque ou pindarique (du nom de Pindare), les chœurs lyriques qu'on trouve dans les tragédies, les cantates, les chansons... Au Moyen Age, ce seront les mêmes essais, les mêmes tâtonnements avec les chansons de geste. La guerre, l'amour, les rivalités des dieux et les grands de ce monde font les frais de la poésie. Plus tard, avec l'évolution des langues, la poésie se sépare du chant, est soumise à des règles fixes que certaines révolutions d'écoles tenteront d'enfreindre et que les époques dites de décadence s'enorgueilliront de mépriser. Mais, en résumé, la poésie doit tenir compte d'un certain rythme. Chantée au commencement, elle est, par la suite, scandée, soit, comme chez les anciens, par le jeu des syllabes longues ou brèves ; soit, comme chez les classiques français, par le jeu des hémistiches, de la césure et de la rime. Chez les contemporains, le vers est torturé, disloqué, ne relève plus que de vagues assonances et d'une musique approximative. La poésie se réfugie volontiers dans l'abscons, échappe à toutes règles et rejoint la prose tant par son absence de clarté que par ses accrocs à la plus élémentaire syntaxe. Outre les lois qui ont toujours déterminé la poésie à travers les âges, il faut considérer l'emploi de termes dits nobles, et d'images plus ou moins justifiées. Le poète se doit de prononcer coursier pour cheval, et de désigner la lune comme l'astre d'argent, pour prendre un exemple. Ou encore de prêter un char et des doigts roses à l'aurore. A la longue, l'abus de telles images a été vivement ressenti. On s'est efforcé de renouveler les vieux stocks, ce qui a conduit nos rimeurs à des fantaisies dangereuses autant que nébuleuses. Au fond, la poésie vient du besoin qu'avaient les hommes de magnifier les choses et eux-mêmes. Non seulement ils chantaient, mais encore ils avaient recours à l'image : métaphore, allégorie, fable. On dit souvent qu'il est possible de goûter de la poésie dans une prose harmonieuse et colorée et il est certain que la poésie ne s’exprime pas fatalement sous forme de vers (si l'on prend le mot : poésie, dans son sens général). Mais, étroitement définie, la poésie a ses lois. Et il est tout aussi vrai qu'il ne suffit pas de rimer avec excellence pour s'avérer poète. En réalité, la poésie est née du désir irrésistible qui a toujours poussé l'homme à élever son esprit, à échapper à sa basse animalité, à s'ennoblir en quelque sorte. Il est tout naturel qu'au début il ait traduit les sentiments qui l'agitaient en face du spectacle de l'univers et de l'énigme de la création. Il a chanté les dieux et les héros et, en les chantant, il les a créés. Il a chanté l'amour, qui pouvait n'être que le contact de deux épidermes et la satisfaction fugace d'un instinct brutal et il en a fait une passion redoutable, dominante, bouleversante. Il a chanté les batailles, éveillé dans les âmes l'amour du clan, de la cité, de la patrie. Durant les siècles, le poète fut un charmeur, un enchanteur, versant dans les cerveaux un redoutable opium, travestissant la vérité des choses. Tour à tour lyrique, épique, bachique, érotique, héroïque, bucolique, il a permis l'épanouissement du « divin mensonge », s'opposant à ce que le bipède humain vit clairement, nettement, la froide réalité. Mais il a aidé des millions de réprouvés à supporter la dure et fade existence, parmi des chimères et des rêves impuissants. J'oserai écrire que, toujours, le poète fut un malfaiteur social, généralement domestiqué par les maîtres, et qui, malgré lui, par la vertu de ses chants, a puissamment aidé l'homme à grandir, à sortir de lui-même. Il a pris la bête rampant dans la fange et l'a projetée vers le ciel. Un ciel vide, soit. Mais, par delà ce néant, il y a des horizons à atteindre. Le poète peut devenir, demain, le guide. Les peuples ont toujours eu, d'ailleurs, les poètes qu'ils méritaient. Sans essayer de remonter aux origines de la civilisation, il est indispensable de noter le grand poème de l'Inde : le Ramayana. « Un immense poème, dit Michelet, vaste comme la mer des Indes, béni, doué du soleil, livre d'harmonie divine où rien ne fait dissonance. Une aimable paix y règne... la Bible de la Bonté... la mer de lait... » Le Ramayana, c'est la sublime histoire de Rama combattant le mal et la nuit. Et c'est l'âme de toute une race de grande douceur et de longue patience pour laquelle l’esprit est tout, circule partout, dans l'animal et dans l'arbre géant, et dans les brins d'herbe. Cela sans la moindre superstition. L'intelligence ne perd pas ses droits. Dieu n'est qu'un symbole. S'il prétendait tyranniser l'homme, ce dernier lui rappellerait que c'est lui qui l'a fait et qu'il peut le faire s'évanouir en soufflant dessus. Poème d’amour, et de paix fraternelle, et de liberté. Ici le poète est vraiment le sage, et le prophète. L'Egypte a sa poésie, qui est celle de la Mort. Rien ne dure. La vie circule d'un être à l'autre et le néant est au bout. Mais l'Amour est plus fort que tout. Isis retrouve, à Byblos, son amant, Osiris, transformé en pin, l'arbre vivant, l’arbre qui pleure. Car l'arbre a une âme, un cœur. Et aussi toute la Nature que symbolise Isis, la femme, la mère, la vie, l'amour. N'oublions pas qu'Isis-Osiris, étant deux, ne font qu'un et qu’Isis fut fécondée dans le ventre maternel, mettant au monde un fils, Horus, qui se trouve être son père. Symboles naïfs sous lesquels il est facile de découvrir les réalités. Mais nous sommes plutôt dans le mythe que dans la poésie, telle qu'on l'entend, dans l'Occident. Si nous passons au Juif, nous découvrons la poésie de l'esclave. Un dieu cruel, implacable, règne sur un peuple avide, cupide et essentiellement religieux. Mais le Juif n'a rien imaginé. Il a emprunté aux autres et il prêtera, plus tard, au chrétien, à la petite semaine. Poésie terriblement pratique. Moïse est dictateur. Joseph est financier. Tous les grands Juifs sont plus ou moins devins, chiromanciens, faiseurs de tours. Et Jéhovah, qui connaît son peuple, agit en tyran, n'apparaissant que pour sévir. Mais le Veau d'Or est plus puissant que lui et déjà, en exil, en Chaldée ou en Egypte, les Juifs pratiquent le commerce d'argent et font fortune. Poésie de sécheresse et de stérilité. La Perse, avec son combat éternel du Bien et du Mal - Ormuz contre Ahrimane - et sa légende de l'Aigle, son culte de la Femme et de la Mère, nous a légué le Shah Nameh de Firdousi, qui fut, par sa vie, ses infortunes, son influence, quelque chose comme son Homère. La Syrie nous a donné la poésie de l'inceste, de la prostitution, de la mutilation, avec Astarté et Moloch, la femme poisson-colombe, Belphégor le priapique, les orgues, les bacchanales... Mais, pour discerner l'origine véritable de la poésie, il faut atteindre les Grecs héritiers et dépositaires des vieilles légendes d'Orient. Avec la Grèce, c'est le culte de la Beauté. Les Dieux n'ont pas d'autre signification. Nous nous évadons du mythe cadenassé et le poète ne se confond plus avec le prophète ou le prêtre. Les Grecs imaginent des Dieux à profusion, chacun d'eux correspondant à une nécessité de leur vie sociale. Jupiter n'a guère plus d'importance, pour les Grecs, qui savent à quoi s'en tenir, que Marianne pour les républicains français. Les dieux incarnent des besoins, des aspirations. Ils sont à l'image et à l'a mesure de ceux qui les inventent et ils n'interviennent dans les affaires des mortels que de façon humaine. Le roi, le chef de la troupe olympienne ne conquiert ses nombreuses maîtresses que par subterfuge, en se transformant en taureau, en pluie d'or ou en prenant l'apparence d'Amphitryon. Les dieux sont pleins de défauts, de vices, qui appartiennent à l'homme. Ils sont vaniteux, vindicatifs. Junon est jalouse. Apollon se venge sauvagement de son rival. Mars est un adjudant grotesque. Mercure est un voleur. Diane est une pimbêche. Les Grecs s'amusent. Ils plantent des dieux à tous les carrefours. Les hommes qui se sont imposés dans la guerre ou dans les arts, Hercule, Thésée, Esculape, Prométhée, prennent du galon et deviennent, pour le moins, demi-dieux. Les Grecs ont trop de dieux qu'ils font, défont, accommodent aux goûts du jour et qui ne sont, au fond, que des créations fictives et représentatives. D'une bourgade à l'autre, les dieux changent, n'ont pas les mêmes attributs. C'est un jeu. Les fables les plus diverses se succèdent, se multiplient, empruntées à l'Orient, dénaturées, arrangées. En dernière analyse, les dieux sont installés chez les hommes, vivant de leurs passions, dans une familiarité constante. Les Grecs sont comme les enfants parmi les fées de leurs contes qui peuplent leurs rêves sans les absorber, pratiquement. Dès lors, la poésie se transforme. On ne peut, ici, que résumer et il n'est pas dans notre cadre de tenter l'histoire de l'esprit humain. Considérons seulement que l'Inde, avec son culte du feu : Agni, le vrai dieu ; que l'Egypte, avec son culte de la vache nourricière et maternelle ; que la Perse, avec sa dualité du Bien et du Mal, de la Lumière et des Ténèbres ; que le Chaldéen, le Phénicien, le Juif, et tous les peuples enfants sont demeurés en arrêt devant le Mystère qu'ils ont interprété, les uns avec joie, avec l'amour, les autres dans la haine et l’épouvante. Les Grecs ne sacrifient qu'à la Beauté. Ils sont amoureux du Soleil et de la Forme, Mais leurs balbutiements poétiques, comme ceux de tous les peuples (on le verra avec nos propres chansons de gestes) vont aux héros des batailles. Les rapsodes errant de cité en cité comme, plus tard, nos jongleurs moyen-âgeux et nos trouvères, ne jouent de la lyre que pour chanter les exploits des rois, roitelets, guerriers, leurs faits d'armes, leurs victoires, leurs amours. L'origine de la poésie doit être cherchée dans l'énigme que la nature offre à l'homme et dans le goût du merveilleux. La poésie est, d'abord, essentiellement panthéiste chez les peuples orientaux dotés, déjà, d'une métaphysique, astrologues, navigateurs ou pasteurs, voués à la contemplation. Chez les nomades épris de batailles, elle revêt un caractère de nihilisme féroce. Mais, avec les uns et les autres, elle est sœur de la musique. Les clans, les tribus, les peuples se montrent friands d'harmonie dans les sons et dans les mots. L'aède grec, lui, chante pour le plaisir. Il se soucie peu du Mystère qui l'environne. Les symboles dont il fait choix sont clairs et, même, quand il puise dans les vieilles légendes rapportées par les voyageurs, il les accommode à son goût, sous un ciel qui demeure pur et calme, Dès lors, la poésie perd son caractère primitif d'unanisme, pour employer un mot moderne. Elle est conforme à l'âme de ce petit peuple bavard, discutailleur, frivole. J'ose m'étonner de constater l'influence (les arts plastiques mis à part) que quelques bourgades échelonnées sur les bords de la Méditerranée ont pu exercer, au cours des siècles, sur le monde européen qui persiste à s'alimenter à la source gréco-latine, alors qu'il pourrait puiser dans la richesses de ses folklores (notamment en France, où le Moyen Age est prodigieux). Il n'est pas dans mes intentions de dresser, ici, un tableau complet de la poésie et de son évolution. Un tel tableau nécessiterait des volumes. Nous noterons que la poésie grecque a vu le jour, très probablement, sur les côtes de 1'Asie-Mineure, vers le Xe siècle avant Jésus-Christ, avec les Orphée, les Amphion, les Linos. Puis apparut la poésie épique, consacrée aux combats. Ce sont les aèdes qui la propagent par leurs chants, lesquels ont trait aux prouesses des guerriers, particulièrement des ancêtres entrés dans la légende. Les dieux se mêlent aux hommes, interviennent entre les combattants. De là, Homère, l'immortel Homère, qui n'a fait que donner son nom à une œuvre collective et lui a fourni, peut-être, l'unité de composition. On ne sait rien d'Homère, représenté généralement sous les traits d'un vieillard aveugle, sinon que sept villes prétendent lui avoir donné naissance. Il faut observer que l'Iliade et l'Odyssée furent recueillies par les soins de Pisistrate, tyran d'Athènes, au e e VI siècle et que, plus tard, au II siècle, Aristarque revit très scrupuleusement ces deux poèmes dont il supprima nombre de vers inutiles ou fâcheux. L'Iliade, c'est l'histoire de la guerre que les Grecs livrèrent aux Troyens. C'est une succession de chants qui finissent par devenir fatigants. L'Odyssée a plus d'intérêt. Ce poème relate les aventures du subtil Ulysse (Odyseeus) et côtoie le roman ou le conte de fées. L'influence de ces deux œuvres fut formidable en Grèce. La poésie lyrique et tragique ne cessa de s'en inspirer. Cependant, il y eut, avec Hésiode, comme une sorte de réaction. Ce poète s'efforça, dans Les Travaux et les Jours, de condenser les connaissances de son temps et d'enseigner (en grec : didasco), d'éduquer, d'instruire ses contemporains. Il créa ainsi la poésie didactique. Toute la poésie grecque sort d'Homère et Hésiode. La poésie lyrique s'affirma avec Tyrtée (le Déroulède de Sparte), qui entraînait les guerriers à la mort ou à la victoire ; avec Sapho, prêtresse de l'amour ; avec Anacréon, poète érotique et charmant qui chantait « le divin Eros, maître des dieux, dompteur des hommes » ; avec Pindare qui composait des Odes pour les jeux olympiques, pytiques, isthmiques (c'était une manière de poète officiel). Puis, la poésie tragique, avec Eschyle, Sophocle, Euripide, triompha. Ces trois grands tragiques qui influencèrent les Latins et notre XVIIe siècle, n'eurent que de pâles imitateurs. Par contre, le génial, l'immense Aristophane, ennemi de la guerre, ennemi de la démocratie ridicule de son temps, ennemi du socratisme créateur de Dieu et marchand de morale, connut, à travers les siècles, un succès qui ne se démentit jamais. Il demeure le premier poète comique à la verve cinglante et vengeresse, père de tous les satiristes et de tous les pamphlétaires. Après lui, on ne voit guère que Ménandre, dont on n'a conservé que quelques fragments, et qui s'attache surtout à la peinture des mœurs de son temps. Il ne faudrait pourtant point oublier Archiloque, qu'on connaît imparfaitement et qui, dans ses iambes, donna naissance à la satire. Les Romains surgissent ensuite. Ils se nourrissent des Grecs. L'Odyssée est traduite en latin, Naevius adapte, à la scène, les comédies d'Aristophane. Ennius (un Grec) donne des tragédies. Mais c'est la comédie, surtout, qui se développe avec Plaute et Térence, le premier s'apparentant à Aristophane, le second à Ménandre qu'il imite. Mais Plaute est le plus grand auteur romain. Il a décrit, quelquefois avec grossièreté, usant d'une liberté extrême, les mœurs de son temps, flagellant les esclaves, les femmes impudiques, les soldats, les voleurs et tripoteurs de l'époque, s'attaquant courageusement aux maîtres et aux institutions, dénonçant les vices et les lâchetés. L'influence de Plaute, comme celle d'Aristophane, s'est fait sentir sur le XVe siècle. Racine et Molière ne l'ont pas oublié et les poètes comiques contemporains pas davantage (Laurent Tailhade a adapté la Farce de la Marmite et Tristan Bernard, dans les Jumeaux de Brighton, s'est souvenu des Menechmes). Le grand poète de Rome, c'est Lucrèce, l'auteur de « De Natura rerum ! ». S'inspirant de la philosophie à tendance matérialiste d'Épicure, il s'efforce d'expliquer l'univers sans dieux - ni Dieu. Il combat la religion et prévoit la théorie des atomes. Le premier, il professe que la terre n'est pas le centre de l'univers et que d'innombrables mondes vivent, naissent, meurent. Les Dieux n'y peuvent rien, s'ils existent. L'évolution des êtres se poursuit (Lucrèce laisse prévoir Darwin), dans la lutte pour la vie, par la force ou par la ruse. Aucun poète n'a fourni une vision aussi claire de la réalité des choses et la Science, depuis, n'a fait que confirmer, dans son ensemble, les théories - qui tiennent de la divination - du poète de De Natura rerum qui est le sommet de la poésie didactique. Avec Catulle, d'abord ; puis Virgile, la poésie bucolique prend son essor. Mais Virgile n'est pas seulement l'auteur des Eglogues, des Georgiques. Son œuvre la plus importante est l'Enéide, poème épique, imité d'Homère, où il chante, à son tour, les exploits et les infortunes d'Enée, guerrier rescapé de la ruine d'Hion. Horace fait triompher la poésie satirique. On sait ce que lui doivent nos auteurs les plus renommés, dont l'illustre Boileau-Despréaux qui prétendit fixer, à la prosodie et à la métrique, des règles éternelles. Tibulle continue Catulle et il est continué par Properce. Ovide met la mythologie grecque en vers latins. Puis, plus tard, Lucain tâte de l'épopée avec la Pharsale. Perse reprend le fouet de la satire qui appartiendra, sans contestation, à Juvénal, plus brutal, plus mordant, plus audacieux qu'Horace. Quant à la poésie tragique, elle a son représentant dans le médiocre Sénèque. Et c'est la fin. Les Barbares envahissent l'Empire. La Décadence s'impose. Le Monde occidental est bouleversé. Nous entrons dans la fameuse nuit du Moyen Age. Tout est à recommencer. Nous voici, de nouveau, en présence d'un peuple enfant, qui balbutiera sa poésie, tâtonnera, créera, jusqu'au jour où, après les guerres d'Italie, et ce qu'on a appelé la Renaissance, les Grecs et les Latins s'installeront despotiquement chez nous. Le Moyen Age, c'est un recommencement. Les guerriers du Nord se sont abattus sur la Gaule, dont les indigènes - les Celtes - ne sont, eux-mêmes, que les descendants d'autres envahisseurs. On ignore la Grèce. On ne sait pas Rome. Tout est à refaire, parmi les combats. La poésie fleurit, instinctivement. Elle débute, comme autrefois, par le chant. On va chanter les gestes (du latin : gesta, actions, prouesses), des héros. C'est le siècle de l'épopée. Ici, deux théories : 1° les peuples jeunes s'adonnent à la cantilène (ou chanson) que les soldats répètent à l'envie (voyez, à notre époque, la Madelon, cantilène). Puis, avec les jongleurs, successeurs des aèdes, les cantilènes se développent, touchent au lyrisme et à l'épopée ; 2° d'après Joseph Bédier, les chansons de geste sont composées par des clercs et récitées, ensuite, par les jongleurs. Cette querelle n'a pas grande importance. Ce qu'il faut voir, c'est qu'à l’origine de la poésie française, on chante. Et l'on chante les gestes, les exploits des héros. L'assonance suffit. La rime n'interviendra que par la suite. Les vers sont décasyllabiques et groupés en laisses ou couplets. Le jongleur s'en va, de château en château, avec sa vielle et ses petits manuscrits. Et les féodaux écoutent. Le jongleur chante pour eux. Aucun emprunt aux Grecs ou aux Latins. Les premiers poètes puisent dans leur propre fond. Ils disent l'héroïsme des paladins, puis des croisés. C'est ainsi que voient le jour toute une série de poèmes épiques : Berthe aux grands pieds, Huon de Bordeaux, la Chanson de Roland, Oger le Danois, les Quatre fils Aymon, etc., etc. En même temps se développe le fabliau, qui est une manière de satire et dont un recueil, rédigé au XIe siècle, le Romulus de Marie de France, nous a été légué. Mais pour bien suivre le développement de la poésie au Moyen Age, il faut tenir compte des conditions sociales, des invasions, des luttes entre féodaux, etc. C'est ainsi que la poésie épique comprend trois cycles : celui de Charlemagne, celui de Guillaume d'Orange, celui de Don de Mayence. Il ne s'agit que de gestes des chevaliers chrétiens en lutte contre le Sarrazin. Une des plus populaires de ces chansons de gestes, c'est celle qui nous est parvenue sous le titre : Les Quatre fils Aymon. D'autre part, la poésie allégorique donne naissance au fameux Roman de la Rose (de Guillaume de Lorris et Jean de Meug), et les fabliaux ou ysopets (d'Esope) aboutissent au Roman de Renart et à Rutebœuf, un des premiers poètes satiriques et l'ancêtre de Villon. Deux langues, d'ailleurs, s'affrontent. Les troubadours triomphent dans le Midi ; les trouvères dans le Nord. Mais la poésie provençale, avec ses « saluts d'amour », ses ballades, ses « chansons courtoises » exerce une grande influence sur l'évolution du lyrisme en France. Nous voici au XIVe siècle, avec Eustache Deschamps qui compose sa ballade sur le Trépas de Bertrand-Du-Guesclin et un certain nombre de poèmes satiriques... Nous ne ferons que mentionner Villon, dont nous étudions l'œuvre et la vie (voir Villon, dans une autre partie de cet ouvrage). Et c'est la Renaissance avec Ronsard, la pléiade, tout un immense effort de renouvellement (voir article : Renaissance). Cela nous mène jusqu'à Malherbe, parmi bien des résistances. Mathurin Regnier, notamment, attaque le premier des classiques avec vigueur. Mais c'est Malherbe qui a raison de réagir contre l'imitation des anciens et d'imposer la langue de son temps. Il commande la clarté, la logique, l'harmonie des vers. Mais il aboutit à une certaine sécheresse qui contraste avec la verve du satirique Mathurin Regnier, son adversaire, héritier de Villon et de Clément Marot. Son autorité devient telle qu'il écrase d'excellents poètes : le lyrique Théophile de Viau, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac... II sera suivi par les maîtres du XVIIe siècle et Boileau s'écriera : Enfin, Malherbe vint !... Ce XVIIe siècle, on le dit ici, sans la moindre velléité de polémique littéraire, fut plutôt odieux. Si on excepte Corneille (qui fut un romantique jeté dans le carcan classique et qui, deux siècles plus tard, aurait peut qui ont nom Racine, La Fontaine, Boileau, Molière n'ont rien apporté que ce qu'ils ont pris aux autres. Ils utilisaient les Grecs et les Latins, mais ils n'ignoraient pas le Moyen Age et la Renaissance. Ils ont bénéficié de ce fait que la langue s'est à peu près fixée sous Louis XIV (Malherbe ayant mis la poésie en cage). Ils travaillaient sur du vieux, rapetassaient ; ils puisaient partout. Le grand siècle est le siècle de la stérilité et du plagiat. La poésie est morte ; tout lyrisme est éteint, toute fantaisie absente. L'ennui règne. Molière pille ses devanciers et ses voisins. La Fontaine transpose et son inspiration manque de poumons. Boileau, pion accablant, prend son bien où il le trouve, même chez ceux qu'il fustige. Seul, Racine, par la peinture des passions (mais des passions frigorifiées dans le moule de l’alexandrin) peut prétendre à l'invention. Ce qui manque le plus au XVIIe, c'est l’originalité. Le Moyen Age est confus, barbaresque, énorme, ridicule et puéril. La Renaissance innove. Malherbe réglemente comme un préposé aux douanes poétiques. Les « grands génies » qui tournent autour du Roi Soleil, cette image de la solennité morne et pesante, écrivent, riment, officiellement, sur de vieux canevas (à quelques exceptions près) et des thèmes rabâchés. On le verra avec les successeurs, quand tons les sujets seront épuisés et qu'un Voltaire, en dépit de son génie, devra ramasser les miettes des grands maîtres, passer de Brutus à Zaïre et à Mérope. Au fond, nul poète véritable au XVIIIe siècle si ce n'est l'abbé Delille, ancêtre du symbolisme et quelques lyriques un peu pompeux genre Millevoye et Le Franc de Pompignan. Au théâtre, parmi les comiques, brillent encore les Regnard, les Destouches, les Piron, les Gresset. Parmi les tragiques, Crébillon s'exténue et Ducis cherche sa voie, maladroitement, du côté de Shakespeare. On sent que tout est dit. Le râtelier gréco-latin est vide. Il va falloir passer à un autre genre d'exercices. Aussi le lyrisme tant méprisé va-t-il connaître, avec un J.-B. Rousseau, un renouveau inespéré. Parny apparaît presque comme un précurseur. On cherche. Il faudra que surgisse André Chénier pour que la poésie retrouve ses ailes, encore que l'auteur des Idylles et des Jambes, mort trop jeune, sans avoir donné sa mesure, se soit complu un peu servilement à l'imitation des anciens. Mais André Chénier marque, malgré tout, un point de départ. Le romantisme s'annonce. Le romantisme, c'est une réaction violente, une bourrasque qui s'élève contre le classicisme. On veut s'exprimer librement et tout exprimer. On secoue les règles caduques. On bouleverse le vocabulaire. Par dessus les maîtres à perruques, on saute sur le Moyen Age. On ressuscite Villon, Ronsard. La tragédie est condamnée. On s'accroche au drame, formule nouvelle, qui se réclame de Shakespeare, de Gœthe, permet de fouler aux pieds les lois de l'unité de temps et de lieu. De même le vers, ligoté, emmailloté, voué à la crapaudine de la césure, privé de la gymnastique de l'enjambement, se retrouve plus aérien, bondit vers les espaces libres. Le passé moyen-âgeux ne suffit plus. On vole vers l'Orient, un Orient conventionnel, mais plein de couleurs, rutilant et chaud, où la fantaisie ne connaît aucun bâillon. La formule du romantisme tient dans un mot : Liberté. Mais, liberté dans le cadre d'une prosodie consentie, régulatrice, permettant les bonds de l'imagination et ne présentant que des obstacles aisés à franchir ou à tourner. Ceci pour la technique. Pour l'expression, la liberté sans rivages, selon le mot que Vallès reprendra plus tard. Tout le XIXe siècle qualifié de « stupide » par un polémiste délirant, aussi bien dans l'ordre politique et social que dans l'ordre scientifique ou littéraire, s'explique par ce mot : Liberté. La Révolution a profondément agi sur les esprits et le pédantisme des siècles précédents rebute toute une jeunesse ardente, avide de mouvement, brûlée de curiosité, Il y a bien encore quelques retardataires qui s'efforcent de défendre le temple classique. Mais les jeunes iconoclastes sont trop nombreux et leurs assauts s'avèrent impétueux. Les Lemercier, les Baourlorman reculent. Le romantisme va s'affirmer dans un ouragan. Ses sources sont l'Orient et le Moyen Age. Ses maîtres, il va les chercher ailleurs qu'à Rome et à Athènes. Et il se dresse impétueusement contre les derniers champions de la tragédie ou de la poésie didactique représentées par un Castel qui chante la forêt et les plantes, un Boisjolin qui rime une Botanique, un Campenon, un Gudin, un Laya, un Lemercier, un Arnault, un Raynouard, un Brifaut. Tout cela sent la fin. C'est la queue sans prestige du grand siècle, sans la légèreté libertine et l’ironie aimable du XVIIIe. Il est même curieux que Jean-Jacques, Diderot, Voltaire, les Encyclopédistes aient pu bénéficier de successeurs aussi indigents. Mais il est vrai, d'autre part, qu'en dépit des apparences, la révolte romantique est provoquée par eux. L'influence d'André Chénier reste mince et, seules, des femmes élégiaques comme Mlles Desbordes-Valmore, Aimable Tastu, Sophie Gay, Delphine Gay (Mme de Girardin) se réclament de lui. Cependant, outre l'influence des philosophes du XVIIIe, particulièrement de Rousseau, il faut noter celles de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand, les vrais parrains du romantisme. En même temps, le théâtre anglais (Shakespeare) et le théâtre allemand (importé par Mme de Staël), influencent les jeunes écrivains. Ossian et Byron ne contribuent pas peu au renouveau du lyrisme. Gœthe exerce une attraction formidable sur tous. Bientôt la guerre est déclarée aux « vieilles perruques » et Mme de Staël baptise la nouvelle école. Hugo, qui débute, repousse le mot : romantisme ; puis, devant les railleries des héritiers de Boileau, il le reprend comme un drapeau. C'est au théâtre surtout que les plus formidables bagarres vont se poursuivre. Hugo va lancer Cromwell et son inoubliable préface. Il piétine les règles de la tragédie avec son unité de temps et de lieu, son abus du confident - qu'il remplace d'ailleurs par le monologue - sa monotonie, son absence d'action ! Le drame du XVIIIe siècle, si timide, si pondéré, s'élargit, prétend à exprimer toute la vie humaine, à en extraire à la fois tout le sublime et tout le grotesque. Shakespeare est passé par là, grâce à Frédéric Soulié qui donne Roméo et Juliette. Les classiques protestent. Mais Alexandre Dumas donne Henri III et sa cour, et Victor Hugo livre l'inoubliable bataille d'Hernani. Le public répond à l'appel. E. Casimir Delavigne, lui-même, le dernier des classiques, se laisse gagner. Dans la poésie pure, Lamartine triomphe, tout en demeurant à l'écart du mouvement avec ses Harmonies, ses Méditations, son Jocelyn. Et Victor Hugo va dominer son siècle, depuis les Odes et Ballades, en passant par les Orientales, les Feuilles d'Automne, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres, les Châtiments, les Contemplations, la Légende des siècles, jusqu'à l’Art d'être grand-père. A côté de ce géant, Alfred de Vigny, avec ses Poèmes antiques et modernes ; Alfred de Musset, considéré comme l'enfant terrible du romantisme, alors qu'il demeure sensiblement classique ! Derrière, le chansonnier Béranger, l'auteur des Iambes ; Auguste Barbier ; le chantre de Marie : Auguste Brizeux ; le lamartinien Victor de Laprade, etc., et les fantaisistes Théophile Gautier, Théodore de Banville. Le mouvement romantique qui provoque une véritable révolution dans la poésie et au théâtre ne tarde point, cependant, à tomber dans l'excès. Une réaction se dessine avec Ponsard, l'auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday et Emile Augier. Puis les querelles s'apaisent. D'autres écoles vont voir le jour. Charles Baudelaire, dont Hugo dit qu'il a créé un frisson nouveau, compose ses Fleurs du Mal qui sont à l'origine du symbolisme et du parnassisme. A la vérité, toute la poésie moderne est contenue dans Hugo le Père, qui a tout dit et dans Baudelaire, le maître de la forme. De ces deux sources, vont partir tous les courants. Contre le romantisme, c'est la croisade naturaliste, d'abord avec Zola qui, malgré lui, reste imprégné de ce qu’il appelle la « sauce romantique ». Le romantisme, au fond, n'est fait que de couleurs et d'images. La réalité lui échappe. Telle est la nouvelle thèse. Mais le naturalisme lui-même, va subir de rudes assauts. Voici le symbolisme qui triomphera avec Paul Verlaine, petit musicien sans idées, et Stéphane Mallarmé le théoricien du groupe, qui verse dans l'abscons et, pourtant, apparaît aujourd'hui comme un modèle d'éblouissante clarté. Soyons juste. Tous deux sont des poètes. Verlaine a des accents auxquels il est difficile de résister. Mallarmé, pur et noble, est aussi harmonieux qu'inventif. Mais l'engouement les a situés à une place d'où la postérité les délogera. D'autres symbolistes ont exercé une influence profonde sur les générations d'aujourd'hui : l'amer, le féroce Tristan Corbière, le néantiste Jules Laforgue, le vibrant et coloré Arthur Rimbaud, l'immense et marécageux Verhaeren ; le petit-fils de l'abbé Delille, Albert Samain... Citons encore Henri de Régnier, Gustave Kahn, Maurice Maeterlinck, Stuart Meril, Francis de Viellé-Griffin, Adelphe Retté, Rodenbach, Paul Valéry... Nous sommes loin du romantisme. Le vers classique, disloqué par la bourrasque de 1830, aboutit au vers libre. On ne jure plus que par l'assonance et le rythme. Les derniers romantiques sont représentés par François Coppée, un excellent poète quoi qu'on puisse dire et qui se tient à mi-chemin entre les romantiques et les naturalistes ; Jean Richepin, truculent, argotique, baudelairien et hugolesque, et Edmond Rostand, le dernier, verveux et d'une aimable fantaisie. Parallèlement au symbolisme, se développent le Parnasse et l'école romane. A la tête des parnassiens qui veulent imposer le culte de la beauté plastique (Verlaine, d'abord parnassien, s'écriait : Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?), c'est d'abord Leconte de Lisle, très grand, au-dessus des chapelles ; De Heredia ; Sully Prudhomme (qui prend une place à part dans la poésie « philosophique »). L'école romane a pour chefs, le Grec Jean Moréas, qui se réclame de Ronsard, et Raymond de la Tailhède. Poésie froide, semée d'archaïsmes. A côté de ces chefs de groupements, Laurent Tailhade, poète aristophanesque, d'une verve cruelle et vengeresse, mais pauvre en sensibilité lyrique. On comprendra aisément que nous nous voyons dans l'obligation de résumer. Les chapelles se multiplient. Les groupes « poétiques » se succèdent. Saint-Georges de Bouhelier découvre le « naturisme » qui a fait long feu. Jules Romain lance l'unanisme. De bons poètes encore : Fernand Gregh, issu de Verlaine ; Maurice Magre, René Arcos, Georges Duhamel, Jean-Paul Toulet, André Salmon, etc. Mais il semble que les recherches de ces derniers temps ont épuisé la poésie. Les manifestes, les tendances, les théories se heurtent dans un pêle-mêle déconcertant. Le symbolisme aboutit à Francis James (candide, mais poète), à l'imbuvable Paul Claudel, à l'abondant, trop abondant Paul Fort. Le romantisme est mort. Les parnassiens sont exsangues. Les « romans » sont exténués. Et, pour couronner le tout, les excentricités du jour, dont le surréalisme, déjà caduc, à base de freudisme et de communisme nuageux. Est-ce la fin ? La poésie n'est pas forcément le vers dont la formule varie à travers les siècles, Le vers n'est qu'un exercice. La poésie, pour triompher, doit exprimer les aspirations d'une époque et ouvrir une large fenêtre sur demain. Tout ce qu'il y a de trouble, de vague, de « contenu » dans un siècle, le poète en aspire le suc dont il fera le miel qu'il nous offrira. A travers les bouleversements d'aujourd'hui, quel est le rôle du poète ? Au cours des âges, il a chanté l'amour, les lauriers, les dieux. Il s'est efforcé de violer le mystère. Le poète doit être de son temps et de tous les temps. Il lui faut traduire les aspirations profondes des hommes en proie à la douleur, à l'incertitude, à l'espérance. Notre siècle est celui du Machinisme, du Progrès Scientifique, de l"Exploitation cynique, de la Sottise et de la Guerre. Mais il est gros de possibilités féeriques. Il contient toutes les clartés et tous les apaisements du futur. Que nous veulent tous ces bardes bardés d’incompréhension qui éjaculent péniblement leurs métaphores éculées, leurs bouts rimés et leurs proses rythmées ? Toujours le thème sempiternel : la gloire l'amour, la nature et ses feuilles desséchées et ses petits oiseaux ! Et il y a un Monde qui meurt, un Monde qui nuit, un immense effort vers l'avenir. On attend le Poète, le Vrai, qui scrutera les horizons, saura dire la peine des hommes et indiquer du doigt le chemin sur lequel l'humanité passera si elle ne veut pas mourir stupidement et ignominieusement. Point besoin d'écoles. Foin des chapelles ! La forme, pour impeccablement pure qu'elle soit, passe. Il n'en reste que l'aspect documentaire, l'expression fugitive d'un instant de la vie multiple et mouvante. Le poète est en face de l'éternité. Il lui faut s'installer sur une cime et plonger dans les perspectives. Prophète et guide, Victor Hugo était cela. C'est pourquoi il est grand parmi les grands. C'est pourquoi on lui doit tout. Poètes de demain, qui de vous va devenir un Dieu ? Pour reprendre une formule célèbre, le poète sera anarchiste ou il ne sera pas. Ceci ne veut pas dire que le poète doit adopter un credo politique ou social. Il est en dehors et au-dessus de nos luttes. Mais il ne peut point ne pas communier avec les vœux d'une humanité douloureuse qui cherche sa voie, à tâtons, parmi les égoïsmes déchaînés, les ambitions infécondes, les rivalités criminelles. Pour lui, pas de frontières. Il plane sur nos mêlées stériles. Il s'érige sur nos compartiments nationaux, décorés du nom de Patrie. Il est l'Homme qui se fait Verbe et vers quoi convergent tous les espoirs. A travers la confusion des idiomes, dans les malentendus immenses qu'entretiennent les préjugés, il apparaît la « claire Tour qui sur les flots domine ». Le poète appartient à la Terre entière. Il emprunte les mots de sa tribu, veille soigneusement à la pureté de sa langue. Mais les mots ne font que vêtir l'Idée. Le poète est Lumière, Vérité, Bonté. Qu'il use du sarcasme, du blasphème, de l'ironie, de l’amertume, il n’est que cela ou il n'est pas poète. Le poète sait le néant de tout, et que le ciel est vide, et que les êtres sont en bataille contre les êtres. Mais il sait aussi que la vie, ce bouillonnement précaire et fugace dans le mouvement universel, a un sens - un sens unique vers la Compréhension totale et l'Harmonie - et que rien ne compte, rien ne vaut de toutes nos agitations ridicules, si l’on n'a pressenti la grande, l'éternelle Loi de la Solidarité et de la Liberté. La légende veut qu'Amphion, la lyre en mains, fit se dresser les pierres qui venaient, à son appel, se pla légende veut aussi qu'Orphée chantant, les bêtes féro pieds. Le poète saura charmer d'autres bêtes féroces qui pullulent dans la jungle sociale et constituera la grande Cité Humaine. Mais il faut, pour cela, qu'il renonce à cette sorte de masturbation funeste où il se complait et s'abîme. Il faut qu'il se fasse entendre. Il associera ses souffrances à la grande souffrance universelle. Il mêlera ses doutes, ses négations, ses espérances à celles de ses frères. Il dira la laideur de ce monde, magnifiera la Révolte qui, seule, crée et bâtit. Il entraînera les foules rampantes, non plus vers les boucheries immondes ou vers l'esclavage, mais vers les sommet s où resplendit l'Amour, et leur montrera, du doigt, le Chanaan, toujours promis, jamais atteint ; un Chanaan non pas offert par un Dieu dérisoire, mais pressenti, rêvé, voulu par l'Homme. - Victor MÉRIC. P. S. - A cet exposé rapide, mais qui devait être bref, attendu que le sujet traité est immense et que des volumes compacts ne l'épuiseraient point, il faut ajouter quelques aperçus concernant la poésie chez les peuples voisins. * * * Poésie allemande. - L'Allemagne a débuté par l'épopée avec son Niebelungenlied qui est l'œuvre d'un grand nombre de poètes demeurés anonymes, Elle a eu, comme la Grèce, ses aèdes. Les Niebelungen s'inspirent de la mythologie scandinave, chantent les Dieux et les Héros, et les batailles. La poésie des peuples enfants est toujours la même, à quelques variantes près. Epopées, chansons de gestes. Le rapprochement, avec la Grèce, peut se poursuivre. L'Allemagne a aussi son odyssée, Gudnina, poème anonyme qui conte la vie périlleuse des aventuriers normands. Puis, dans les siècles qui viennent, l'Allemagne a ses trouvères, ses troubadours qui parcourent le pays en chantant des liéder, C'est l'ère des Minnesanger. Au XVe siècle, une réaction se dessine. Les Meister-sänger (maîtres chanteurs) traduisent les douleurs, les joies, les espoirs du monde populaire. Le plus célèbre de tous ces poètes est Brant qui écrit la Nef des Fous, en dialecte alsacien. C'est une satire violente et puissante des mœurs de l'époque. La Renaissance touche l'Allemagne, mais elle s'exerce, grâce à Luther, dans le monde religieux. Hans Sachs compose ses Chants du Carnaval qui inspirèrent, plus tard, Richard Wagner. En même temps, la légende de Faust prend son essor. Et l’on voit apparaître les chansons dites de société qui vont se développer (XVIIe siècle). Au XVIIIe siècle, Klopstock compose sa Messiade, un poème épique sur le Christ. Wieland s'inspire de nos chansons de gestes. Bürger triomphe dans la ballade, Mais il faut arriver à Gœthe, le poète le plus puissant de l'Allemagne, un des pères du romantisme, pour voir s'épanouir le génie allemand. Faust, Werther, Herman et Dorothée sont immortels. Son Roi des Aunes est inoubliable. Ajoutons que Goethe était un esprit transcendant et que son influence sur le monde entier subsiste. Il se plaçait au-dessus des différences de race et de langue et se penchait sur notre Révolution. La pensée humaine doit beaucoup à ce poète grand parmi les plus grands. Schiller, ami de Gœthe, a laissé des drames, des ballades, des romances. C'est également un grand poète lyrique. Toute son œuvre respire l’amour de la justice et de la liberté. Citons : Guillaume Tell, Les Brigands (que l'on connaît imparfaitement en France) Marie Stuart, le Fiancé de Messine, etc. Après ces deux immenses poètes, les frères Schlegel et Tieck fondent une école nouvelle. Puis, les poètes romantiques surgissent qui prêchent la haine de Napoléon : Koerner, Ardt, Rückert, Uhland, Korner, Hebel. C'est la période patriotique, mais il faut reconnaître que ce genre de poésie a trouvé une autre expression que la nôtre, incarnée par un Déroulède. Notons, à côté de ces bardes héroïques, Chamisso et Platen, et l’école autrichienne, avec Zedlitz, Lenau, Grün, etc. Le dernier grand poète de l'Allemagne, c'est le juif Henri Heine, qui écrivit aussi en français, très spirituellement. On lui doit des liéder, des satires comme Atta Troll où il fustige cruellement ses compatriotes. Son influence fut profonde sur la jeune poésie française, notamment sur Jules Laforgue. Depuis, l’Allemagne a vu naître bien des poètes, mais aucun d'eux n'a marqué profondément. La musique et la métaphysique demeurent les traits dominants de la culture allemande. Poésie anglaise. - Un des plus vieux poèmes connus de langue anglaise est intitulé Beowulf. Un des premiers poètes est Chancer qui écrivit de nombreuses pièces de théâtre et traduisit le Roman de la Rose. Il faut dire que jusqu'au XIVe siècle, la langue anglaise n'exista point. Les conquérants normands parlaient un dialecte français ; les Anglo-Saxons parlaient leur dialecte à eux. La fusion de ces deux dialectes a donné l'anglais moderne, sans compter bien des apports étrangers. Il n'y a donc, dans les premiers siècles, que légendes brumeuses, venues des pays nordiques, comme la légende d'Hamlet qui, chose curieuse, se retrouve en Gascogne (voir à ce sujet la traduction et l'étude de Marcel Schwob). La véritable poésie anglaise apparaît un peu tard. La Renaissance connaît son plein épanouissement sous le règne d'Elisabeth avec Spenser, l'auteur de la Reine des Fées (voir Taine), Christophe Marlowe, dont le Faust inspirera Gœthe. Et, enfin, voici l'immense Shakespeare, le dramaturge sans rival, dont on ne sait pas très bien s'il a existé en un seul individu, qui il était, qui il représentait. Mais ce problème déborde notre cadre. De même nous ne consacrerons pas une étude approfondie à ce poète qui veut une analyse à part. Qu'il suffise de noter la variété touffue de son œuvre, faite de comédies, de tragédies, de drames empruntés tantôt à des légendes : Roméo et Juliette, Hamlet, Othello, le Roi Lear, Macbeth ; tantôt à l'histoire et aux anciens : Jules César, Antoine et Cléopâtre, Richard III, etc. Parmi ses meilleures comédies, il faut citer : Le Marchand de Venise, Beaucoup de bruit pour rien, les Joyeuses Commères de Windsor, etc. L'influence qu'a exercée Shakespeare sur toutes les littératures, et particulièrement au XIXe siècle, est énorme. Les Anglais lui opposent Otway génial poète dramatique, mais très inégal. Un autre grand poète anglais, Milton, est universellement connu. Son Paradis Perdu a été traduit dans toutes les langues. C'est un poète épique et plein de lyrisme, mais d'une philosophie confuse. A la même époque, Dryden triomphe dans la satire et au théâtre. Le XVIIIe siècle voit Pope, sorte de Boileau anglais ; Macpherson, qui imagine les poèmes d'Ossian, lesquels sont à l'origine du romantisme ; Chatterton, qui devait servir de sujet à Alfred de Vigny. Au théâtre, Sheridan brille dans la comédie. Parmi les poètes secondaires, il faut citer : Cowper, Robert Burns, Wordsworth, Shelley et, surtout, Byron. Mais, déjà, nous touchons au XIXe siècle et au romantisme. Wordsworth écrit des sonnets et des ballades lyriques ; Shelley, mort très jeune, atteint aux cimes du lyrisme et dans la Reine Mab, la Magicienne de l'Atlas, Prométhée, s'efforce d'élever les âmes et de guider l'Humanité vers des destinées de Bonté. Quant à Byron, grand lyrique lui aussi, qui agira profondément sur Lamartine, c’est le premier héros du romantisme. Mais sa personnalité encombre son œuvre. On le retrouve sans cesse, lui, toujours lui, dans Childe Harold, Manfred et même dans Don Juan. Parmi les modernes, Tennyson, poète très pur et abondant, presqu'un classique ; Swinburne, lyrique violent, exaspéré, et dramaturge génial. Plus près de nous, Rudyard Kipling, l'immortel auteur du Livre de la Jungle, qui est aussi un poète héroïque et fougueusement nationaliste. Poésie italienne. - Dans l'Italie diverse, morcelée, en proie aux révoltes, les poètes sont nombreux. Presque tous sont de culture française. Le premier qu'on rencontre, Brunetti Latini, que Dante considérait corn un recueil de tous les poèmes épars du moyen âge, qu'il a intitulé : Trésor. Mais, dès la fin du XIIIe siècle, la Divine Comédie fait connaître partout le nom de Dante Alighieri. Ce poème se compose de trois parties : L'Enfer, le Purgatoire, le Paradis. C'est une œuvre un peu complexe, mais d'une rare puissance. Dante est accepté comme le plus grand poète d'Italie. Il a, cependant, dans un genre différent, un rival avec Pétrarque, l'immortel auteur du Canzonière, consacré à Laure. La langue de Pétrarque est extraordinairement musicale, quoiqu'un peu précieuse. Boccace, qui écrivit beaucoup en latin, compte plus comme l'auteur licencieux du Décameron que comme poète. La Renaissance italienne se manifeste par deux poètes, l'un héroï-comique, l'Arioste, auteur du Roland furieux ; l'autre, épique, le Tasse, auteur de la Jérusalem Délivrée. Ce dernier, classé parmi les grands poètes, abuse cependant de ce qu'on appelait alors les concetti, c'est-à-dire les pointes et son style est tout d'affectation. Au siècle suivant, Maffei compose des tragédies. De même, Metastase, dont les chœurs chantés sont inoubliables. De même encore Alfieri qui vient après. Enfin Goldoni est le créateur de la comédie de caractères et mérite d'être surnommé le « Molière italien ». Le XIXe siècle débute avec Monti, auteur tragique, et Léopardi, poète amer, néantiste, pessimiste. Puis, c'est Carducci, le grand poète national italien qui s'impose. Il fait songer, par l'abondance de ses images, par sa richesse et sa couleur, à Victor Hugo, alors que Léopardi rappelle plutôt Vigny. Antonio Pogazzaro est un poète idéaliste. Et voici Gabriele d'Annunzio qui, en dépit de ses aventures politiques, reste le poète le plus brillant et le plus pur, parmi les contemporains. Après lui, c’est une mêlée confuse. Le futurisme fait son apparition avec Marinetti, qui opère aussi en France, lance des manifestes retentissants à travers tous les pays, proclame qu'il faut mettre le feu aux bibliothèques et aux musées, renouveler l'art et la poésie, ouvrir les portes aux Barbares... Aujourd'hui, Marinetti est de l'Académie de Mussolini. Le futurisme n'est plus que du passé. AUTRES PAYS. - L'Espagne a ses poèmes de combat, ses chansons, ses romances, avec tous ses Cid Campeador. Les poètes ne font que chanter la gloire de l'Espagne, notamment Herrera. Par contre Gongora imagine une langue qui a fait fureur en France, à certaines époques et a donné naissance au gongorisme. Dans le drame et la comédie, Lope de Vega est au premier plan. Guilhem de Castro lui succède. Mais le maître incontestable est Calderon, auteur de mille cinq cents pièces environ. A noter encore le fabuliste Iriarte, le poète comique Moreto, qui inspira Molière et Scarron, Tyrso de Molina auquel on a emprunté Don Juan. L'époque contemporaine s'enorgueillit de Zorrilla, grand poète et auteur dramatique. Le Portugal a surtout un grand poète épique, l'auteur des Lusiades, Camoes. L'Amérique a produit Emerson, Longfelow, Wall Withman, tous trois grands poètes et, surtout, Edgar Poe qui devait agir si fortement sur l'esprit de notre Baudelaire. La Belgique a connu un nombre infini de trouvères qui, pour la plupart, chantaient en français. Mais, en réalité, la poésie belge date de 1830 ; elle subit l'autorité de Hugo. Plus tard, Max Waller groupe, autour de lui, une pléiade. Cependant la poésie belge se confond avec la poésie française. Les Rodenbach, les Maeterlinck, Verhaeren sont plutôt considérés comme poètes de langue française. Les Flamands ont des maîtres, tels que Guedo Gezelle, poète élégiaque qui rappelle notre André Chénier. Les Scandinaves ont fourni les premières légendes avec l'Edda, d'où sont partis les Niebelungen. La poésie scandinave est une source d'inspiration. Toutes les littératures y ont puisé. Mais les poètes sont très nombreux, très divers. Il nous est impossible de les énumérer tous. Citons, parmi les Suédois, et sans tenir compte de la période latine, les poètes religieux : Elisabeth Bremer, Peter Lagerloef, Columbas, etc. Puis au XVIIIe siècle, Gyllenborg, lyrique et fabuliste ; Kellgren, Oxenstierna, Anna Maria Lenngrenn, Bellman, chansonnier le plus populaire de tous. Au XIXe siècle, Erik Shakespeare. Franz Mikael Franzen se prétend individualiste. Puis viennent Johan Ludwig, Raneberg, Elis Malmstroem et, enfin, vers 1880, le génial Augus Strindberg. Parmi les derniers : Gustaf Frœding, Per Hallstrœm, etc. La poésie norvégienne s'impose à l'admiration avec deux grands poètes dramatiques : Ibsen et Bjørnstjerne Bjørnson: A côté de ces maîtres : Gaspari, Randers, Diétrichson, poètes lyriques. La poésie danoise nous offre Andersen qui est également un conteur ; Grundtvig, barde guerrier ; Johannes Hansen, autre barde guerrier ; Aarestup (l'Henri Heine danois), Paladan Meiller, Parmo Carl Ploug, auteur des chants populaires, etc. La Russie peut être divisée en trois périodes littéraires : dans la première, les Russes écrivent le slavon, ou slave de l'Eglise ; dans la deuxième, avec Pierre le Grand, le russe apparaît. Lomonossov renouvelle la poésie et donne la première grammaire nationale. Soumarokov crée le théâtre. Dans la troisième période, Pouchkine représente le romantisme et, en même temps, les débuts de la véritable poésie russe ; c’est un des plus grands poètes russes, auquel on doit, entre autres poèmes, Le Prisonnier du Caucase et le célèbre roman en vers Eugène Onéguine. Mais ce sont surtout les romanciers qui dominent. Les poètes qui succèdent à Pouchkine ne le valent pas, sauf peut-être Lermontov. Ce sont Nekrassov, Nadson, Maïkov, Tioutchev, etc.



Victor MÉRIC.