Si tous ces socialistes
positivistes du 19ème siècle étaient parachutés dans le 21ème siècle, on aurait
du mal à s'imaginer leur déception colossale. Aujourd'hui, il ne reste que peu
d'esprits illuminés à espérer que la science nous mènera vers l'Eden socialiste.
Mais il n'y a pas si longtemps, ils étaient nombreux à nous faire miroiter un
avenir où on serait délivré du travail salarié pour pourvoir à nos besoins
quotidiens. On croyait alors que la science et le progrès technologique s'en
occuperaient. Rien ne s'est avéré moins vrai. Tandis qu'on prévoit pour une
grande partie de la population mondiale une plus grande espérance de vie,
est-ce que ça lui laisserait plus de temps pour faire autre chose que
travailler? Non, au contraire. On ne cesse de marteler qu'il faut aller
travailler plus longtemps. Tandis que le capital devient plus mobile et se
réorganise dans ces cycles toujours plus courts, est ce que les périodes de
chômage pour de larges couches de la population sont devenues plus probables et
donc acceptées comme inévitables? Non, au contraire. Le chômage est plutôt
considéré comme une situation isolée qui exige d'être punie ou qui mène au
dumping définitif et à l'exclusion[1]. Le progrès technologique ne nous a
délivré de rien. Au contraire. Le progrès technologique signifie avant tout :
plus de contrôle, plus d'aliénation, plus d'empoisonnement, et plus de
dépendance au travail. Comment en est-on arrivé là? Qu'est-ce qui fait du
travail le noeud de cette société, l'inévitable, l'exigence à laquelle tous
doivent se plier?
On travaille presque tous.
C'est le mantra qu'on nous inculque depuis nos premières journées à l'école. Et
on le fait, semble-t-il, en premier lieu pour survivre. Car celui qui
travaille, dispose immédiatement de revenus. Sans argent, pas d'accès aux «
besoins basiques » comme la nourriture, l'eau, le chauffage, un lit etc.
Peut-être qu'il y a deux cent ans, il existait encore la possibilité de
s'approprier tout ça en dehors des circuits marchands. Aujourd'hui, grâce aux
développements technologiques, on est tous devenus inéluctablement dépendants
du travail et des rapports marchands qui lui sont intrinsèques. « Grâce », car
la technologie a permis la diversification, la spécialisation ou la division
(des termes différents pour un même phénomène). Une division dans l'espace où
des territoires ont été délimités, des axes de transports ont été tracés, des
lignes de communication établies, des zones crées avec chacune sa propre
fonction bien précise. Dans cette partie du monde, il y a même d'apparentes
«zones sauvages », justement ça : de l'apparence (est-ce que « la gestion de la
nature » n'est pas une contradiction en soi ?). Une partition dans le temps où
au fond, c'est à la valeur marchande à déterminer le rythme de la vie. Du
travail en passant par le moyen de transport jusqu'aux « temps de loisirs » (ce
qu'on peut faire du « temps libre », dépend du travail : épuisement physique et
mental, fric, dates butoirs pour le travail...). Ou de vacances en vacances,
car qui a suffisamment d'argent pour ne pas devoir travailler ? Le tout avec un
pendule qui donne la mesure comme un métronome. Une division de connaissances,
car ce qu'on apprend, dépend de leur utilité immédiate, leur efficacité pour
augmenter notre valeur marchande. Et ainsi de suite. Jusqu'à la division de
possibilités (d'auto-épanouissement) ; chacun sa spécialité, chacun son rôle.
Bref, une limitation énorme des possibilités, une mutilation de la vie.
Exactement le contraire des fantômes des esprits illuminés et rationnels qui défendaient
le progrès technologique contre les barbares qui cherchaient à le détruire, car
ils le considéraient pour ce qu'il est : un nouvel assujettissement de la vie
[2].
Ce « progrès » est actionné
par le capital [3], ce qui signifie qu'il n'a qu'un seul but : faire pénétrer
les rapports marchands dans l'entièreté de la vie. Le travail ne vise donc pas
uniquement à faire accéder aux dits besoins fondamentaux (la survie), mais
aussi aux domaines plus larges où se déroule la vie sociale et en fin de compte,
la vie même (c'est-à-dire, tout, au-delà de la simple survie). Sans argent, on
n'arrive à rien. Sans argent, on ne fait rien. Mais ce n'est pas uniquement le
résultat du travail comme valeur marchande, qui compte. C'est aussi le travail
en soi, comme construction d'une identité, de rôles sociaux, de sens. C'est le
travail même qui donne du sens à la vie, et non la vie qui donne du sens au
travail. A vrai dire, le travail prend toujours plus la forme d'une idéologie.
Pourquoi le travail ne
pourrait-il pas donner du sens à la vie? Est-ce que l'humanité a besoin d'un
nouveau sens depuis la disparition (relative) des grandes idéologies
religieuses et politico économiques ? Et peut-être le travail a-t-il toujours
été la substance des vieilles idéologies, au moins pour la plèbe. Sur ce plan,
la nouvelle idéologie est plus égalitaire, il n'y a plus de justification pour
une élite qui s'occuperait uniquement de questions spirituelles. Il n'y a plus
que le travail qui compte (et son organisation, bien évidemment). Et peut-être
le travail a-t ‘il toujours été la substance de l'humanité. Est-ce qu'il ne
s'agit pas de création, de développement de capacités, d'autoréalisation?
Le travail n'est pas une
activité libre émanant de nos besoins. Le travail est encastré dans une toile
de dépendances. Ce n'est pas sa propre valorisation qui prévaut, mais la
valorisation de la valeur marchande. Avant tout, le travail doit être exprimé
par rapport à sa valeur marchande (ce qui vaut aussi pour le volontariat) et
donc par la mesure de cette valorisation. La morale bourgeoise qui représente
le travail comme une contribution consciente à la société, se révèle alors être
plus mythe que réalité. C'est la disponibilité, l'utilisation de tes capacités
qui déterminent quel travail tu feras.
Une telle morale de travail
n'est donc pas un simple slogan. Peu de gens qui travaillent se demandent en
quoi consiste précisément leur contribution, et encore moins à quelle société
ils seraient en train de contribuer. Ils se contentent de la valeur marchande,
de la valorisation que la société donne à leur travail, plutôt que la
valorisation qu'ils expriment pour la société.
Dans le travail comme
activité prévaut donc la disponibilité pour et la valorisation par la société.
La disponibilité de tes capacités et non pas l'épanouissement de tes capacités.
Deux mouvements opposés qui sont souvent confondus (probablement assez
consciemment). Tes capacités sont utilisées pour des buts que tu n'influences
pas, elles sont limitées à quelques spécialités et structurées dans un carcan.
L'épanouissement de tes capacités consisterait par contre à déterminer toi-même
comment les développer; dans quelles directions et à quel rythme. Au lieu
d'auto épanouissement, on se retrouve jusqu'à présent avec de l'automutilation.
Le bonus dramatique, c'est de prendre comme mesure la valorisation sociale de
cette automutilation. On s'identifie à « notre » travail, « notre » entreprise.
Une sorte perverse de conscience de classe où on ne voit surgir une certaine
combativité que quand cette identité est menacée (par des fermetures, mais
également par des braquages ou des actions directes contre les entreprises).
C'est dans ce même milieu mutilant que les rapports sociaux prennent forme :
des gens (frustrés) empêtrés dans des schémas autoritaires. Aussi dans les
rapports entre travailleurs avec la même paie, les hiérarchies sont
reproduites. De tels rapports ne sont pas des choix libres basés sur une idée
commune ou un projet, mais une réalité imposée par la nécessité du travail.
Toute personne qui s'est trouvée sur les bancs de l'école, sait à quoi peuvent
mener de tels rapports sociaux imposés.
Le travail, c'est
l'organisation de la dépendance. La dépendance des rapports sociaux basés sur
la valeur marchande, l'économie, le progrès technologique, la société. Le
travail, c'est la mutilation des capacités, des possibilités de construire sa vie.
Le travail se promeut toujours plus comme l'idéologie de cette société. La
destruction du travail fait donc intégralement partie du projet de la destruction
de cette société.
Note finale : Certains
lecteurs se heurteraient peut-être au fait que dans ce texte, aucune différence
n'est faite entre le travail et le travail salarié. C'est en partie dû à la
volonté de parler clairement et de ne pas jouer des jeux de mots académiques.
Mais plus encore, c'est dû à la réflexion que considérer le travail comme un
domaine séparé, est déjà le fruit de la réalité de l'exploitation. C'est en
délimitant un domaine séparé que « le travail » devient quantifiable, et peut se
voir octroyer une valeur marchande. Doubler une division entre le travail et la
vie d'une division entre travail et travail salarié est plutôt utile aux
historiens pour délimiter par exemple les différentes périodes capitalistes (et
donc de valeur marchande) comme la période féodale (avec ses impôts et sa
dime). Poussé par des désirs anarchistes, je trouve les points communs entre
ces systèmes autoritaires plus importants que les différences (sans doute, il
peut cependant être important de comprendre les différences spécifiques – mais
ce n'était clairement pas le but de ce texte). C'est mon opinion modeste qui
peut probablement être contestée par une bibliothèque de traités
politico-économiques. Mais comme je disais déjà, ça a peut-être plus à voir avec
les motivations des auteurs (souvent opposées aux miennes).
[Repris de la revue
anarchiste Salto n°2, novembre 2012]
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