De la chimère néopanoptique à l’hyper-démocratie des meutes
Les situationnistes ne s’étaient pas trompés dans leur diagnostic de l’avènement d’une société du spectacle. Ils se sont simplement trompés d’organisateurs (la sphère « bourgeoise », tant soit bien qu’elle existe encore, n’a jamais eu moins d’influence sur la société qu’aujourd’hui), et surtout, d’horizon temporel. Il n’y a pas eu au final de « société spectaculaire », mais les efficients mécanismes de gouvernance qu’elle devait engendrer, ont en quelque sorte survécu, comme des artefacts instrumentaux d’un monde « postspectaculaire ». En d’autres termes, il n’y a aucune chance qu’un spectacle, aussi bien organisé soit-il, ne puisse être pris au sérieux dans la société actuelle. Cependant, la formation des opinions sur une échelle qui dépasse très largement celle imaginée par les situationnistes dépend de mécanismes « spectaculaires ». Nous sommes entrés de plein fouet dans un monde « post-spectaculaire », où le spectacle n’a aucune crédibilité, mais où les individus forment leurs opinions à partir de sources leur délivrant l’information dans des formes uniquement spectaculaires.
Le problème du « spectaculaire » réside dans son association systématique avec le concept de « masse ». Comment concilier des spectacles de masse avec une expérience du spectaculaire qui n’est plus collective mais individuelle ? Le travail prémonitoire d’Ortega (1932) permet ici un éclairage utile sur cette notion d’ « homme de masse ». Comme le souligne Bellow (1985 : III), Ortega n’assimile pas l’homme de masse au prolétariat : « Il n’implique aucune classe sociale non plus. Pour lui, l’homme de masse est un nouveau type humain. Des avocats dans à la cour, des juges sur le banc, des chirurgiens penchés sur leurs patients anesthésiés, des banquiers internationaux, des hommes de science (…) sont invariablement les hommes d’une même masse, dont les différences avec les réparateurs de télévision, les employés de magasins d’usine, ou les barmen n’ont finalement peu d’importance ». Ortega annonçait la « dictature de l’homme moyen », rendue possible par les progrès technologiques : une masse souveraine, une masse molle, incapable de distinguer l’artificiel du naturel, prenant pour acquis le monde qui lui est offert, sa modernité, son efficience. « Aveugle au caractère miraculeux de la nature, autant qu’au génie de la technologie », comme le note avec ironie Bellow (1985 : X.).
Dans une telle société, rien n’est dangereux, rien n’est impossible, rien ni personne n’est en droit de requérir plus, ou d’obtenir moins. C’est une société de l’interchangeabilité, où la sociabilité des uns vaut bien celle des autres, où les relations sont mesurées à l’aune des écheveaux des intérêts individuels et du confort attendus. Ce n’est pas la société des simulacres de Baudrillard. Ce n’est pas la guerre du faux d’Umberto Eco. Rien n’a moins d’importance pour cet « homme médian » que la véracité de l’information qu’il manipule, qu’elle soit une ou multiple, qu’elle soit originelle ou dupliquée. Les masses « ne sont plus dans les coulisses de la scène sociale », écrit Ortega, « Maintenant, elles avancent en pleine lumière, et jouent le rôle de l’acteur principal. Il n’y a plus réellement de protagonistes : il n’y a plus qu’un chorus » (1932 : 5). C’est ce qu’Ortega nomme alors « l’hyper-démocratie », une forme de gouvernement direct par une multitude, une forme de dictature du plus grand dénominateur commun de la médiocrité collective, dans des termes proches de l’auteur.
Le passage sans doute le plus prédictif de La révolte des masses est peut-être son huitième chapitre : « Pourquoi les masses interviennent dans tout et pourquoi interviennent-elles violemment ». La première assertion d’Ortega est que cet homme moderne sa satisfait d’un « répertoire fixe d’idées » (op. cit., p. 56) : « Il décide de s’y confirmer et se pense de luimême qu’il est intellectuellement complet. Puisqu’il n’a besoin de plus rien d’autre que luimême, il se laisse aller, content de son petit répertoire. Telle est le mécanisme de l’oblitération ». Une légitimité hiérarchique et unilatérale ne peut être le socle de la gouvernance d’un système de puissance dans une telle organisation sociétale. L’homme actuel évolue dans une société le protégeant intrinsèquement de sa « phobie du contact », au sens de Canetti (1960) : « C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. C’est la seule situation dans laquelle cette phobie s’inverse en son contraire » (1966 : 12). Mais peut-on « faire masse » dans une société à la sociabilité disjointe et éphémère ? Les mouvements de protestation contre la guerre en Irak, ayant mobilisé au printemps 2003 plusieurs millions de personnes dans les capitales occidentales, sont-ils un phénomène de masse ?
Il n’y a de « masse » pour Canetti qu’à « l’instant où tous ceux qui en font partie se défont de leurs différences et sentent égaux » (op. cit., p. 14). Les mouvements de masse protestataires, dans leur forme courante, ne rassemblent pas des égaux, mais expriment spectaculairement des opinions individuellement formées en contre-poids de la logique médiatique télévisuelle. Il n’y a pas de « décharge » au sens de Canetti (ibid.) ; et par conséquent, pas d’existence de la masse, puisque c’est cette décharge « qui la constitue réellement ». En guise de masse, on assiste à l’émergence de mouvements de foules spontanés, essayant de donner le change à une puissance spectaculaire qui est simultanément rejetée pour son caractère manipulateur et convoitée pour le sentiment d’appartenance qu’elle confère aux individus. Les élections du gouverneur de Californie en octobre 2003 sont sur point significatives. L’acteur candidat recueille 48¨% des suffrages parmi 51 candidats. Ce qui a été vendu est un ticket de cinéma, une forme de démocratie participative où la promesse est uniquement contenue dans l’accès par procuration au monde du spectaculaire. L’attracteur étrange de cette nouvelle logique stochastique n’est plus l’égalité ou la densité, pas plus que la phobie du contact dont les individus sont désormais spectaculairement immunisés. Les masses actuelles sont ouvertes et rechignent à adopter une direction. Elles ne passeraient en aucun cas les critères de propriété des masses de Canetti (op. cit., p.27). Ce sont des masses ameutées (op. cit., pp.48-49) : elles se forment à la vue d’un but rapidement accessible ; en l’absence de tout danger pour leur réunion ; elles se dispersent dans une fuite indifférente, prêtes à s’ameuter encore si l’opportunité d’une mobilisation accessible se présentent à elles
Il y a exactement treize ans, je croyais sincèrement qu’une autre menace pesait sur nos sociétés : celle d’une généralisation de l’idéologie utilitariste par le médian d’un « nouveau panoptisme » porté par les technologies de l’information : «Les écrits de Bentham reposent ‘sur une simple idée d'architecture’. C'est cette idée qui est exploitée et du panoptisme, on retiendra tous les éléments qui permettent de mettre en œuvre une dissuasion au moindre coût. De l'idée d'architecture, on retiendra le modèle et on fera abstraction des murs, des briques, des tubes de fer blanc, pour introduire la notion de réseau de communication avec ses canaux{ XE "canaux" }, ses émetteurs{ XE "émetteurs" }, ses messages{ XE "messages" }, ses feed-back. La tour d'inspection, ce sera la firme face à ses espaces de compétition, les cellules où sont prisonniers ses différents devenirs, technologiques, économiques, politiques et culturels. Le lien entre cette tour, la firme et les cellules de son devenir, les espaces de la compétition, ce sera le néopanoptisme, c'est-à-dire la faculté, pour la firme, de mettre en œuvre un ensemble de nouvelles technologies de l'information, dites panoptiques, pour appréhender son environnement » (Baumard, 1991 : 21). Cette esquisse d’une société surveillée par les technologies de l’information n’est pas tout à fait inexacte aujourd’hui. L’architecture invisible du pouvoir est peu ou prou celle de l’infrastructure d’information, mais la dimension spectaculaire, et l’incapacité à prédire, et donc à contrôler, les logiques d’ameutement autour de spectacles organisés ou spontanés a complètement échappé à l’analyse. Le néopanoptisme, à notre grand soulagement, n’est sans nul doute qu’une chimère.
Qu’est-il advenu ? Quels phénomènes techniques, sociaux ou économiques ont ainsi réussi à maintenir une logique de masse indécise, de meutes de multiplication, dans un monde de plus en plus dépendant d’infrastructures d’information omniprésentes ? Le sentiment de connaître de Koriat (1995) a certainement un pouvoir très largement supérieur à l’incompressible part de liberté que réclament les individus. Il n’y a pas de néopanoptisme, parce qu’il n’y a pas de conscience d’emprisonnement, ni d’impression de contrôle, ni d’assimilation individuelle de la surveillance. Ce qui pouvait faire échouer un système panoptique, et justifier l’émergence d’un nouveau panoptisme, n’a simplement pas eu lieu : « Ce soulèvement général, qui rend inopérant le panoptique, n'a qu'une seule cause : la prise de conscience collective. Ce qui fait l'échec de la prison benthamienne, c'est que son principe est évident, tout autant pour le surveillant que pour les prisonniers. Chacun sait, enfermé dans cette machine du pouvoir, qu'elle fonctionne sous le joug de l'aléa et de la visibilité. Chaque prisonnier sait, qu'à tout moment, il est visible. Chacun d'eux sait également que l'aléa de n'être pas surveillé, s'il existe, est très faible eu égard à l'architecture. Et pourquoi le saventils ? Ils le savent, parce qu'à l'instar du surveillant, les surveillés, eux aussi, voient la machine qui les emprisonnent. Et plus ils la voient, et plus ils prennent conscience : ils ne sont pas seuls à être emprisonnés. Le surveillant est prisonnier de son regard, de sa position centrale. Si tous se soulèvent, cette architecture ronde fera l'écho de leur colère. L'économie du coût de la surveillance — c'est-à-dire l'utilisation d'un seul homme là où il en fallait cent — diminue de plus belle le pouvoir de la répression{ XE "répression" }. Moins de surveillants, certes, mais autant d'hommes en moins pour punir la rébellion » (Baumard, 1991, p.103)
Il n’y a pas de tension de surveillance dans une société post-spectaculaire. Le spectacle n’est pas sérieux. Tout le monde le sait. La masse est ouverte et indolente. L’architecture n’est peut-être pas visible, mais il n’y a pas de mal. L’individualisme libéral est le meilleur antidote à une société néopanoptique. Les surveillés n'ont pas à subir la tension liée à la sur-présence d’une information incertaine, tronquée et spectaculaire dans leur quotidien, car celle-ci est indolore. Ce qui les intéresse : savoir si les flammes qui embrasent la Californie du Sud vont ouvrir les voies d’une information spectaculaire, si la propriété d’une célébrité est menacée par le feu ravageur, si le jeune soldat rapatrié du conflit irakien fut tué par son voisin à son retour, si la dégradation climatique va raccourcir l’enneigement des stations hivernales… Comme l’écrivait Milgram, « tout élément susceptible de réduire le rapport psychologique entre l'action du sujet et sa conséquence diminue également le degré de tension » (1982, p. 185) et par là même, le risque de dissidence. Si l'architecture du pouvoir est trop pesante, trop visible, il faut la « gommer ». Plus d'architecture, plus de malaise. Sortir du cercle, c'est simplement sortir de la norme. « Le normal s'établit comme principe de coercition (...) Aux marques qui traduisaient des statuts, des privilèges, des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter tout un jeu de degrés de normalité{ XE "normalité" }, (...) qui ont euxmêmes un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution des rangs » (Foucault, 1975 : 186). Il s'agit ici d'encourager la dérobade du surveillé, ou le refus de l'évidence, qui « réduit la tension du sujet (...) en lui fournissant une interprétation plus consolante des faits » (Milgram, 1975 : 197). Ce n'est plus à l'autorité qu'il se soumet, mais à la norme de fonctionnement d'une machine. La consolation est immédiate puisque cette norme est, de toute façon, nécessaire pour pouvoir travailler en utilisant tous le même langage. Finalement, une architecture invisible du pouvoir, est-ce vraiment une utopie ? « Il est vu, mais il ne voit pas; objet d'une information, jamais sujet dans la communication » (Foucault, op. cit., p. 202) ; mais l’hyper-démocratie des meutes ne désire nullement être le sujet d’une communication. Elle se complait dans son rôle de figurant mécontent, s’emparant du dernier spectacle jusqu’à son épuisement, aussi vite lassée par le spectaculaire succès politique d’un artiste de cinéma, que par l’explosion d’un refuge de la Croix Rouge à Bagdad.
Puissances égarées dans des logiques spectaculaires
Les puissances font-elles le jeu de l’ameutement spectaculaire ? Dans une société de l’interchangeabilité, un Etat Nation a t’il réellement intérêt à user des ressorts spectaculaires pour assoire sa logique de puissance ? Lorsque que Canetti (op. cit.) évoque la puissance, il en décrit les symboles (p. 79-94) : le feu, la mer, la pluie, le fleuve, la forêt, le blé, le vent, le sable… Les masses renversent, retournent. Elles sont immuables, irrésistibles. Les puissances s’égarent dans le spectaculaire. Elles rejoignent les meutes, et s’en font leurs égales. Le fait social est puissant dans notre monde contemporain, beaucoup plus que ne peut l’être une unité géographique, historique et juridique comme une nation. Au grand jeu de la construction des réalités, une nation perdra toujours face à une masse sociale indifférente, ouverte, ne répondant qu’à des logiques spectaculaires. Il n’y a pas de réciprocité typique entre l’individu de masse du XXIe siècle et sa nation. L’individu post-moderne emprunte ses conceptualisations du monde dans une logique instrumentale et éphémère. Et cela n’a rien à voir avec la résilience du sable, les caprices d’un fleuve, l’immuabilité des océans.
Le macro-comportement informationnel global qu’a engendré la médiatisation de la puissance est à double tranchant. Il donne un accès rapide à des stratagèmes de légitimation des actions politiques, que ce soit des violations de souveraineté au Moyen Orient, des dénis du respect de l’environnement ou des attributions autoritaires de marché. Mais ce pouvoir est éphémère, et entame la puissance de celui qui l’exerce. Gouverner par le biais de théories naïves, par l’occupation magistrale des espaces symboliques ne fait qu’accentuer l’empressement d’une société pour des ameutements naïfs. Cette forme de gouvernement, se pliant à la logique spectaculaire, renforce le caractère épidémiologique des croyances : elles encouragent, soutiennent et structurent le recours au terrorisme spectaculaire, celui qui conduit à détruire un refuge de la Croix Rouge, à attaquer les représentations locales des nations unies, à recourir à la violence quotidienne dans les zones défavorisées, non pas par engagement politique, mais pour accéder au système de dialogue spectaculaire dont la puissance elle-même s’est faite la génitrice
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire