mercredi 3 septembre 2025

PROVIDENCE n. f. (du latin : providentia ; de pro, avant, et videre, voir) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Ce nom désigne un attribut de dieu, par lequel on lui reconnaît le gouvernement de toutes choses. C’est la croyance qui veut que le créateur surveille sans cesse son oeuvre, qu’il la dirige et la conduise dans son évolution, de telle façon que rien de ce qui se produit dans l’univers n’ait lieu sans son consentement. De plus, on a voulu voir dans cette sollicitude de tous les instants, la preuve de l’infinie sagesse et de la bonté suprême de dieu. Dans cet attribut de dieu (voir ce mot), la prévoyance est non seulement inapplicable et inutile à une entité sans yeux, sans oreilles, sans cerveau, mais son acceptation se heurte à des objections multiples et capitales que les arguties des métaphysiciens de tous poils n’ont su, jusqu’à présent, réfuter. Les deux principales sont : l’acte créateur et l’existence du mal. La question du gouvernement du monde suppose celle de la création. Elle nous conduit à poser ce dilemme : ou bien le monde, tel qu’il est, est le résultat d’un acte créateur et, par conséquent, n’a pas besoin d’être gouverné, ou bien il est éternel et se conserve par sa virtualité propre. Il est impossible de concilier l’omnipotence et l’omniscience divines avec les actes d’un dieu gouverneur. Les dieux n’ont jamais rien possédé qui ne leur ait été donné par les hommes. Ceux-ci ont toujours logé dans leurs divinités les qualités et les défauts qu’ils possédaient, mais en

les amplifiant au-delà du possible. C’est pourquoi le dieu adoré, sous des aspects variés, par les dévots du monde entier est considéré comme un pur esprit, éternel, infiniment bon, juste, parfait, miséricordieux, omnipotent et omniscient, qui a créé le monde et les êtres qui le composent et l’habitent. L’univers, dans son ensemble comme dans ses moindres détails, doit être nécessairement sans défaut ; jamais il ne peut y avoir une seule avarie dans l’agencement parfait des multiples rouages composant le mécanisme du cosmos ; car, émanant d’un être parfait, le monde doit être parfait. Une fois créé, il doit continuer à évoluer sans heurts, ni accidents, puisqu’il réalise la perfection. Comment admettre alors un dieu gouverneur, une providence qui surveille, dirige, répare, même, l’oeuvre parfaite du créateur ? La nécessité d’un gouverneur, d’un technicien surveillant la gigantesque machine qu’est l’univers est incompatible avec la perfection du geste créateur, car l’intervention de ce technicien prouve sans conteste la maladresse et l’incapacité du créateur. Que penser alors d’un dieu maladroit, d’un ouvrier qui rectifie sans cesse son oeuvre ? Comment concilier cette notion avec celle de la toute-puissance et de l’omniscience d’une entité infiniment parfaite ? Supprimer un attribut de dieu, c’est nous mettre en présence d’un dieu incomplet et nous forcer à nier son existence. La providence nie donc le créateur, et le monde, loin d’être le résultat d’une création absurde et impossible, se conserve éternellement par sa virtualité propre, et ses lois sont, aujourd’hui, ce qu’elles étaient hier. En second lieu, la croyance à un dieu gouverneur est la négation absolue de l’activité intellectuelle et matérielle de l’humanité. Elle nous force à admettre et à pratiquer un fatalisme absolu, plus rigoureux dans son application que la doctrine du déterminisme biologique que les croyants rejettent avec horreur. Si un dieu gouverne l’univers, depuis le plus petit phénomène jusqu’au plus complexe ; s’il dirige aussi bien l’apparition d’une comète, l’évolution d’une nébuleuse que l’éclosion d’une humble fleurette ou la chute d’un grain de sable, il ne se passe rien

dans le monde qui ne soit l’expression de sa volonté. Contre elle, l’homme ne peut rien, jamais il ne pourra en arrêter l’action bienfaisante ou maligne : on ne lutte pas contre la volonté divine. Si elle dirige les mondes dans l’espace et maintient l’harmonie dans l’univers, quel besoin d’imaginer une mécanique céleste et d’en rechercher les lois ? Si elle régit le moindre phénomène, la science devient inutile, nuisible même puisqu’elle s’oppose à la volonté divine. Toute recherche est vaine,

puisque dieu ne nous permettra de connaître des secrets de la nature que ce qu’il voudra bien nous montrer et qu’il peut, à tout instant, bouleverser toute son oeuvre. Ce thème n’est-il pas la consécration absolue de la passivité humaine ; ne conduit-il pas aux renoncements les plus complets ? N’est-il pas la négation de tout effort, de toute lutte, de toute recherche. L’homme est réduit à jouer, dans le monde, un rôle de pantin, de marionnette grotesque dont la divinité tire les ficelles à sa fantaisie. La notion de providence se détruit immédiatement lorsqu’on réfléchit à l’existence du mal. Le mal existe ; mal moral et mal physique. Partout nous constatons l’existence perpétuelle et universelle de la douleur, la lutte et l’inégalité entre les êtres. La loi de la vie, notamment, est d’une indicible cruauté et, à tout instant, des catastrophes dévastent le monde : inondations, séismes, typhons, éruptions volcaniques, etc. Les souffrances morales sont tout aussi nombreuses, aussi destructives que les manifestations brutales de la nature. Puisqu’une providence gouverne la nature, il faut bien croire que tous ces cataclysmes, que toute cette souffrance sont son oeuvre. Comment l’idée d’un dieu infiniment bon peut-elle se concilier avec toutes ces horreurs ? Si la providence existe, elle est l’auteur responsable de la souffrance, puisque rien n’arrive sans sa volonté. Dieu fait alors figure d’un despote implacable, d’un tortionnaire cruel qui se réjouit du mal de ses créatures. Reprenons à notre compte le raisonnement d’Épicure et posons avec lui les questions suivantes : ou dieu veut supprimer le mal du monde et ne le peut pas, ou bien il le peut et ne le veut pas. S’il le veut sans le pouvoir, il n’est

pas tout-puissant ; s’il le peut sans le vouloir, il n’est pas infiniment bon. Dans les deux cas, il cesse d’être dieu, parce que ses attributs se contredisent et s’excluent mutuellement. La providence nie donc l’infinie bonté et la toute-puissance du créateur ! Comme les autres attributs de dieu, la notion de providence s’avère non seulement impossible, mais nuisible. Les preuves tirées de l’ordre du monde et de l’harmonie universelle, preuves sur lesquelles elle s’appuie, ne sont convaincantes que pour ceux qui ne veulent juger les notions qu’on leur inculque qu’en faisant usage de la logique du sentiment ; elles permettent de faciles développements

poétiques et déclamatoires qui dispensent de chercher l’essence des choses et de conduire les raisonnements selon les règles de la logique pure. Faisant avant tout appel aux sentiments, elles sont consolantes et, comme l’a dit le poète :

Le malheur inventa le nom de Providence,

L’infortuné qui pleure a besoin d’espérance.

Elles empêchent de voir les choses telles qu’elles sont, et conduisent sûrement à des aberrations sociales : soumission, résignation, en éliminant l’homme, entité réelle, au profit de la divinité, entité fantôme.



Ch. Alexandre.

PRUD’HOMIE n. f., PRUD’HOMME n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure


Prud’homie a le sens de probité, sagesse dans la conduite, grande expérience des affaires. Le mot prud’homme signifie homme sage, probe et avisé. Nous ne nous occuperons ici de prud’homie que considérée comme une institution juridique ayant une mission déterminée, et de prud’homme que comme membre de ce qu’on appelle les conseils de prud’hommes. Le dictionnaire Larousse définit ainsi ces conseils : « Les conseils de prud’hommes ont pour mission de concilier ou de juger rapidement les contestations s’élevant entre patrons et ouvriers, relativement à l’exercice de leur industrie. Ils ont été institués par la loi du 18 mars 1806, modifiée et complétée par les lois des 14 juin 1853, 7 février 1880 et 11 décembre 1884. Ils sont établis sur la demande motivée des chambres de commerce ou des chambres consultatives des arts et manufactures. Il n’en existe quedans les villes constituant des centres industriels. Ils sont recrutés parmi les patrons et les ouvriers, en nombre égal, et se composent d’au moins six membres, non compris le président, le viceprésident et le secrétaire. Ils sont élus pour six ans et se renouvellent par moitié tous les trois ans. La liste des électeurs est arrêtée par le préfet ; elle comprend les patrons, les chefs d’ateliers, les contremaîtres et les ouvriers. Pour être éligible, il faut être électeur, être âgé de trente ans accomplis,

savoir lire et écrire. Tout conseil de prud’hommes se divise en deux bureaux, qu’il constitue luimême : l’un appelé bureau particulier ou de conciliation ; l’autre, bureau général ou de jugement.Le bureau particulier est composé de deux membres : l’un est patron, l’autre ouvrier ; il a pour mission de régler à l’amiable les contestations. Au cas de non-conciliation, l’affaire est renvoyée devant le bureau général, qui statue en dernier ressort, lorsque le chiffre de la demande n’excède

pas 200 francs en capital ; s’il excède cette somme, il y a appel possible devant le tribunal de commerce. » Le dictionnaire Larousse n’en dit pas plus, mais ce qu’il dit est exact, sauf à tenir compte des modifications apportées depuis la guerre de 1914-1918, en ce qui concerne la somme de 200 francs qui est, aujourd’hui, plus élevée (300 francs), pour les demandes à faire devant la juridiction des prud’hommes. Ainsi, doivent avoir également varié les indemnités des conseillers. Ce ne sont là que questions de détails sur lesquelles il est facile de se renseigner avec exactitude, selon l’opportunité. Les conseillers prud’hommes ont, pour se faire reconnaître, la médaille des prud’hommes,instituée en 1823 (12 novembre). Les conseillers sont autorisés à porter cette médaille, à l’audience et en dehors, dans l’exercice de leurs fonctions. Cette médaille est en argent et suspendue à un ruban noir passé en sautoir. Elle porte sur un côté la devise « Servat et conciliat » et, au milieu, « Conseil des Prud’hommes » ; au-dessous, un sujet qui paraît être le même que l’attribut des francs-maçons : le triangle et le fil à plomb. Sur l’autre côté, un oeil dans un nuage sous lequel figurent deux mains entrelacées au-dessus d’un sujet peu explicite, mais au-dessous duquel se voit très lisible, le mot « Équité ». Ce n’est, en somme, qu’un insigne de prud’homme, mais il arrive que certains bons bougres, ouvriers ou patrons, en font un hochet de vanité équivalant au sabre de M. Joseph Prudhomme, d’immortelle mémoire. Enfin, si cela ne les empêche pas d’être équitables !... L’institution des conseils de prud’hommes mérite qu’on s’étende davantage ici sur ce quedoit en savoir le monde ouvrier. Nous n’attachons pas plus d’importance qu’il ne faut à ce palliatif, qui remédie bien peu à l’iniquité sociale ; mais nous pensons qu’il est possible d’en tirer quelques minces avantages contre les véritables ennemis du travailleur : ceux qui l’exploitent. C’est toujours

ça de pris et c’est beaucoup trop peu pour être susceptible de satisfaire à son juste esprit de revendication, à sa soif de justice et d’égalité, à son instinct de révolte !

Trop souvent, par timidité, par ignorance, les salariés renoncent à défendre avec les armes qui sont à leur portée les plus légitimes de leurs droits ouvriers. Il ne faut pas qu’ils s’effraient de la fréquentation du prétoire et des notions de procédure. Que de fois l’on a conduit devant la justice bourgeoise des travailleurs coupables de légers larcins faits à la propriété ou aux intérêts de leurs patrons ! Pourquoi ne profiteraient-ils pas d’une loi qui leur permet de revendiquer contre l’injustice flagrante ou l’exploitation sans bornes dont ils sont victimes ? Mais encore faut-il qu’ilssachent qu’ils ont certains droits – dus à la ténacité de ceux qui les ont conquis pour eux – et qu’il leur soit possible d’en user. Voici, résumés, quelques renseignements : Le conseil de prud’hommes, composé de patrons et d’ouvriers, est spécialement destiné à concilier d’abord et à juger ensuite les conflits survenus entre patrons et ouvriers. Souvent, ils donnent une solution équitable à des différends entre salariés et salariants, et donnent satisfaction à Prud'homie, de justes réclamations d’exploités contre leurs exploiteurs. Il faut bien convenir que modestes sont ces revendications et que minces sont ces satisfactions. Ces conseils de prud’hommes n’ont à apprécier (à connaître, comme on dit en jargon juridique) que des litiges bénins, des contestationsd’engagement, de louage, d’apprentissage, de conditions de travail. Le conseil de prud’hommes est une sorte de justice de paix, et tout dépend du bon sens, de la mentalité, de l’équité du juge... Or, le juge est, à tour de rôle, un patron ou un ouvrier, assisté d’autres patrons et ouvriers.Ce n’est pas toujours une garantie ; cependant, la mentalité syndicaliste réside assez souventdans les jugements des prud’hommes, quand ceux-ci sont des militants sincères et des ouvriers conscients. Il arrive même qu’ils influent fortement sur les sentiments équitables des patrons, quand ceux-ci n’en sont pas complètement dépourvus. Tous les patrons, ou ceux qui les représentent, ainsi que les ouvriers, employés ou apprentis, sont justiciables des prud’hommes. Selon la loi, est patron celui qui exerce habituellement un commerce ou une industrie. Celui qui emploie occasionnellement ne dépend pas des prud’hommes. L’État n’est pas

considéré comme patron. Aussi, les arsenaux, les établissements de la guerre ou de la marine, et les manufactures nationales, les départements, les communes, les ministères, les établissements publics ne relèvent pas des prud’hommes. Ouvriers et employés des administrations publiques et de l’État n’ont aucun recours à la juridiction des prud’hommes. Mais, au contraire, tous les salariés qui exécutent un travail, sous les ordres ou la surveillance d’un patron ou de ses représentants, en atelier ou chez lui, sont justiciables des conseils de prud’hommes. Ne l’est pas celui qui exécute un travail pour lui-même et par lui-même, quand il veut et comme il lui plaît. Les sous-entrepreneurs, sous-traitants, tâcherons, contremaîtres, ne sont pas justiciables des prud’hommes pour les contestations possibles avec leurs patrons, mais ils le sont pour les litiges qui surviennent entre eux et leurs ouvriers, apprentis ou employés, quel que soit le mode de rémunération : à la journée, aux pièces ou de toute autre manière. Prud'homie, Sont encore justiciables des prud’hommes les ouvriers, employés ou apprentis des manufactures, usines, entreprises de terrassement, de bâtiment, de travaux publics, manutention, transport (chemins de fer, tramways, bateaux, autobus, voitures, etc.), de chargement et déchargement, des mines, des spectacles, employés de commerce, de banque, garçons de magasin, hommes de peine, livreurs, conducteurs, garçons de laboratoire, préparateurs en pharmacie, garçons de café, représentants et voyageurs de commerce, etc. Ne sont pas justiciables des prud’hommes les domestiques et gens de service salariés par un commerçant ou un industriel, s’ils sont, non pas occupés à l’exploitation de leur patron, mais attachés à sa personne ou à sa famille. Il en est de même des navigateurs et marins du commerce, des salariés de l’État dans l’enseignement, postes, télégraphes, téléphones, enfin de tous les fonctionnaires du département, de la commune et des administrations publiques, fussent-ils qualifiés ouvriers de métiers. Les mineurs, les femmes mariées et les étrangers sont, comme demandeurs ou comme défendeurs, justiciables du conseil des prud’hommes, si le contrat de louage a été conclu en France. Le conseil des prud’hommes ne peut juger que les affaires relatives au travail ou au contrat de louage d’ouvrage, ainsi que celles qui concernent les contrats d’apprentissage ou les conditions de travail. Les accidents du travail ne relèvent pas de la juridiction des prud’hommes. Donc, les conseils de prud’hommes sont compétents pour statuer sur toutes affaires naissant à l’occasion d’un contrat de louage d’ouvrage et de son exécution par les parties. Le conseil des prud’hommes est compétent, quel que soit le chiffre de la réclamation, s’il s’agit d’une demande entre ouvriers et patrons ; mais sa compétence cesse, s’il s’agit d’employés, au-dessus d’une somme de 1 000 francs. C’est alors le tribunal civil ou le tribunal de commerce qui est compétent. Le conseil des prud’hommes ne peut juger définitivement que si la somme litigieuse n’excède pas 300 francs. Au-delà de cette somme, le jugement est susceptible d’appel devant le tribunal civil. Les patrons savent cela, et leur cause mauvaise ou douteuse devant les prud’hommes devient évidemment toujours meilleure devant le tribunal civil, tribunal de classe. Le salarié qui veut assigner devant le conseil de prud’hommes se rend au secrétariat du conseil de prud’hommes situé dans le rayon de territoire du lieu de son travail. S’il travaille en

Prud'homie, dehors d’un établissement, il s’adressera au conseil ressortissant du lieu où s’est fait l’embauchage. Il exposera son cas très sommairement et versera la somme du coût de la lettre de convocation qui sera adressée au patron : rendez-vous pour la conciliation. La loi autorise les parties à se présenter sans convocation préalable devant le bureau de conciliation, s’il y a accord. Les parties peuvent sefaire représenter par une personne exerçant la même profession que la leur, par un avocat, ou par un avoué. Sauf avocat ou avoué, la personne représentant l’intéressé doit être munie d’un pouvoir sur papier libre et non enregistré. Une simple lettre peut suffire. Au bas de la convocation ou de l’original ou de la copie de l’assignation, les mots « bon pour pouvoir », suivis de la signature, sont indispensables. Les audiences du bureau de conciliation ne sont pas publiques. Les hommes d’affaires ne peuvent assister les parties. Si l’affaire est importante, délicate ou compliquée, le salarié fera bien de se faire assister d’un avocat. En exposant brièvement son cas, il en fera la demande au bâtonnier de l’ordre des avocats près le tribunal qui en désignera un d’office. En cas de non comparution au jour et heure fixés, l’affaire est renvoyée à une prochaine audience. Le demandeur explique sa demande, expose son cas, et, s’il y a arrangement ou conciliation, il en est dressé procès-verbal. S’il y a serment d’une des parties sur la demande de l’autre, la contestation prend fin ; si le serment est refusé, il en est fait mention au procès-verbal et l’affaire est renvoyée à la prochaine audience du bureau de jugement, la conciliation étant impossible. Le mineur doit être représenté par son père ou son tuteur ; le conseil peut l’autoriser à soutenir lui-même ses droits. La même autorisation peut être donnée à la femme mariée. L’article 6 de la loi du 13 juillet 1907 fonde la femme mariée à ester en justice dans toutes les contestations relatives au produit de son travail personnel, dont elle a la libre disposition, sans l’assistance, le secours ou l’autorisation de son mari. S’il n’y a pas eu conciliation ou si le défendeur ne s’est pas présenté, c’est le bureau de jugement qui devra statuer. Pour cette seconde comparution, il faut préalablement se rendre au secrétariat en vue d’une seconde convocation. Celle-ci se fera par lettre recommandée ou par assignation délivrée par huissier. Il y a à payer le coût de l’assignation, plus les frais de vocation. Il y a lieu, pour le salarié, de bien définir ce qu’il demande et de bien expliquer son cas au secrétaire chargé de convoquer ou à l’huissier qui assignera ; si, n’ayant pu se concilier, les parties sont d’accord pour éviter des délais et des frais, elles peuvent comparaître en portant elles-mêmes leurPrud'homie, affaire devant le bureau de jugement qui statuera sur-le-champ. Elles pourront se faire représenter,comme pour la conciliation, et par les mêmes personnes. Elles seront entendues contradictoirement et le tribunal rendra son jugement ou l’ajournera à une prochaine audience. Le conseil pourra exiger des parties qu’elles prêtent le serment pour affirmer leurs déclarations. Le demandeur pourra obtenir du conseil un jugement ordonnant certaines mesures urgentes et conservatoires. Le conseil pourra ordonner la vérification d’écritures, de pièces, de lieux, l’expertise et la comparution de témoins. Ouvriers et employés de la maison du patron peuvent être cités et entendus comme témoins. Les jugements des conseils de prud’hommes sont susceptibles d’appel seulement en cas d’incompétence, de connexité, ou de dépendance, ou quand la somme en litige dépasse le maximum (300 francs). Délai d’appel : dix jours à compter du jour de la signification du jugement. Le conseil peut ordonner l’exécution provisoire du jugement pour le quart de la somme en litige, sans qu’elle puisse dépasser 100 francs. Il peut ordonner l’exécution pour la totalité, à condition d’avoir au préalable fourni caution. Au cas où un jugement aura été rendu par défaut, c’est-à-dire en l’absence du défendeur, il pourra être frappé d’opposition dans un délai de trois jours francs, à compter du lendemain de la signification du jugement. L’opposition arrête l’exécution du jugement, mais n’empêche pas l’exécution provisoire par provision, ni les mesures conservatoires qui auraient pu être ordonnées. Un délai de six mois est accordé pour l’exécution des jugements des conseils de prud’hommes. La partie qui reçoit de son adversaire un acte d’opposition doit comparaître devant le conseil aux jour et heure fixés dans cet acte. L’affaire est alors jugée comme si elle venait pour la première fois. Le jugement de défaut ne compte pas. En cas d’un second défaut, une seconde opposition ne sera plus recevable. L’appel et l’opposition se forment par voie d’huissier. La cour de cassation ne peut connaître des recours contre les jugements des conseils de prud’hommes qu’en cas d’excès de pouvoir ou violation de la loi. Ces pourvois en cassation seront déclarés au secrétariat du conseil de prud’hommes et inscrits sur un registre spécial. Le pourvoi en cassation ne suspend jamais l’exécution du jugement. Pour agir avec prudence et sécurité, dans son intérêt matériel et moral, l’assuré doit ne pas craindre de se renseigner aux militants expérimentés de son syndicat ou, mieux encore, au Prud'homie, conseiller prud’homme de sa catégorie qui lui donnera la marche à suivre pour l’assignation, pour l’assistance judiciaire et pour tout ce qui peut lui garantir l’avantage et la réussite de sa demande. Les syndicats ont compris la nécessité de désigner des camarades éclairés, dévoués et de conviction sincère pour soutenir, défendre et faire triompher les intérêts des salariés devant la juridiction des prud’hommes. Ce n’est plus un tribunal de classe, mais un tribunal paritaire où il y a chance d’impartialité et de justice. C’est sans doute pour cela que, souvent, les patrons préfèrent se réfugier dans le maquis de la procédure plutôt que d’affronter la contradiction loyale des tribunaux composés en parties égales de patrons et d’ouvriers pour toutes les catégories de travailleurs

salariés. Au point de vue syndical, le conseil de prud’hommes a l’utilité d’initier les travailleurs à la défense de leurs droits. Ils se défendent ainsi avec les seules armes que la bourgeoisie leur tolère, avec tant de parcimonie et souvent malgré elle. Le militant syndicaliste, devenu conseiller prud’homme par le suffrage de ses camarades, ne doit jamais oublier qu’il est, par devoir et par conscience, le serviteur fidèle des intérêts qui lui sont confiés par ses frères, exploités comme lui sous le régime du salariat. Certes, ce n’est pas la juridiction des prud’hommes qui peut porter d’efficaces coups de pioche contre ce régime, mais il n’y a rien qui puisse, dans ce palliatif judiciaire d’intérêt individuel, détourner le travailleur des

moyens plus énergiques de l’action directe et collective du prolétariat en oeuvre d’émancipation. Il faudrait un fort volume – que dis-je ? Il en faudrait plusieurs – pour faire l’historique des prud’hommes. Pour connaître de façon complète tout ce qui concerne la théorie et la pratique des conseils de prud’hommes, des ouvrages existent, utiles à consulter, impossibles à résumer. La librairie Dalloz – pour ne citer que cette librairie spéciale – a publié, en 1925, un ouvrage de René Bloch et Henry Chaumel, tous deux docteurs en droit, qui comporte 550 pages. On y trouve, en

trois parties, l’origine, le développement, le fonctionnement et tous les renseignements concernant cette juridiction spéciale, sa compétence, sa procédure et un formulaire de 60 pages donnant modèles de contrats d’apprentissage, certificats de travail, procès-verbaux, etc. Au point de vue historique, nous apprenons que, sous l’Ancien Régime, on donnait le nom de prud’hommes (homo prudens), suivant les localités, tantôt aux officiers municipaux, tantôt aux juges composant les tribunaux ordinaires, mais le plus souvent aux experts commis par la justice, pour avoir les lumières et les garanties de leur compétence spéciale sur toutes les contestations. « C’est sous le règne de Philippe le Bel que furent constitués les premiers conseils de prud’hommes. En l’an 1296, le conseil de la ville de Paris créa vingt-quatre prud’hommes et les chargea d’assister le prévôt des marchands et les échevins, afin de juger, en dernier ressort, les contestations qui pourraient s’élever entre les marchands et les fabricants qui fréquentaient les foires

et les marchés établis à cette époque ; ils allaient, de plus, faire la visite chez les maîtres et peuvent être regardés, par là, comme l’origine des gardes et jurés établis postérieurement dans chaque communauté d’arts et métiers. Pendant près de deux siècles, la ville de Paris posséda seule des prud’hommes...

Le petit paragraphe suivant a dû subir, au moment de sa composition typographique, un accident (il figure ainsi sur la version imprimée)…

« Un édit du 29 avril 1464, rendu par Louis XI, à Nogent-le-Roi,

permit aux bourgeois de Lyon de choisir

/… de prud’hommes remonterait, croit-on, à l’époque du … /…

prud’hommes nommés à Paris. »

Si qulqu'un peut mettre la main sur le « Traité théorique et pratique des conseils de prud’hommes », de René Bloch et Henry Chaumel, Paris, Alcan 1912, Dalloz 1925, dont est tiré cet extrait (j’ai essayé sur internet, en vain), merci de me contacter afin de m'envoyer la ligne manquante.

« Dans plusieurs villes maritimes, notamment à Marseille, existe une espèce de conseil de prud’hommes dont l’origine paraît fort ancienne. Ce sont des prud’hommes pêcheurs qui jugent les contraventions en matière de pêche maritime et les différends entre marins, à l’occasion de leur profession de pêcheurs. Cette catégorie de prud’hommes remonterait, croit-on, à l’époque du roi René, comte de Provence (1462). Des arrêts différents de mai 1758, novembre 1776, octobre 1778

et mars 1786 ont réglementé, sans beaucoup la modifier, cette institution qui traversa sans à-coup la Révolution de 1789, pour arriver telle quelle jusqu’à nos jours. Telle était l’organisation des prud’hommes vers le xve siècle. Lyon posséda, par la suite, un tribunal composé de juges appartenant à la fabrique lyonnaise, et dont le rôle consistait à vider les différends s’élevant entre les fabricants de soieries et leurs ouvriers. La loi de 1791 fit disparaître provisoirement ces tribunaux à la suite de l’abolition des maîtrises et des jurandes, si fatales à l’industrie.

« La liberté, proclamée par la loi du 2 mars 1791, ne fut pas sans produire un certain désarroi dans les moeurs ouvrières et patronales. Les litiges subsistaient, les juges n’avaient pas la compétence nécessaire pour apprécier, ils ignoraient les habitudes, les usages, les coutumes particulières à chaque corporation, aussi bien au point de vue technique qu’à celui des relations établies entre patrons et ouvriers pour se comprendre et se supporter. Les procès se multipliaient ; ils étaient fort coûteux et les parties adverses regrettaient l’ancienne juridiction. « La loi du 21 germinal an XI (avril 1803) intervint pour remédier à ce mauvais état de choses. Cette loi, respectant le principe conquis par la Révolution, reconnaissait, néanmoins, la nécessité de régulariser le travail dans les manufactures et de maintenir l’ordre et la justice dans lesrelations entre fabricants et ouvriers. Elle créa une juridiction spéciale et particulière. Les affaires de simple police furent portées devant le préfet de police à Paris, devant les commissaires généraux de police dans les villes où il y en avait d’établis, et, dans tous autres lieux, devant le maire ou un de ses adjoints. Selon le code municipal, les magistrats ou fonctionnaires prononçaient, sans appel, les peines applicables aux divers cas. C’était, ainsi, l’application de l’article 19 du Titre V. L’article 20 prescrivait que les autres contestations fussent portées devant les tribunaux auxquels la connaissance en était attribuée par les lois. « Cette juridiction, contestable, était suspecte de partialité aux ouvriers. Elle était confiée à des hommes généralement dépourvus de connaissances usuelles indispensables pour apprécier et décider entre maîtres et ouvriers. Les résultats en furent détestables et fort différents de ce qu’on en attendait. Lors du passage de Napoléon Ier à Lyon, les fabricants de soieries et leurs chefs d’ateliers lui représentèrent les inconvénients et les insuffisances de la loi de l’an XI, et demandèrent à l’empereur de leur donner une institution analogue à celle prescrite par la loi de 1791. Le 18 mars 1806 fut votée une loi portant établissement d’un conseil de prud’hommes à Lyon, et, par son article 34, ménageant au gouvernement le droit d’étendre le bienfait de cette institution à toutes les autres villes de fabriques et de manufactures. Un décret du 11 juin 1809, rectifié le 20 février 1810, et un autre décret du 3 août 1810 vinrent compléter l’institution des prud’hommes pour toutes les villes de fabrique. D’autres décrets encore s’ajoutèrent à ceux-là. Ils intéressaient particulièrement les ouvriers patentés, c’est-à-dire ceux qui, travaillant chez eux pour des fabricants, payaient

patente. Certains décrets de 1811 et 1812 réglaient surtout les conseils de prud’hommes relativement aux marques de fabrique, à l’inspection des marques de savons, aux contestations que soulevaient les contrefaçons et, notamment, celle des lisières de drap. C’était plutôt commercial. « Charles X ne s’occupa des conseil de prud’hommes que pour ordonner aux membres de ces conseils de porter, dans l’exercice de leurs fonctions, soit à l’audience, soit au dehors, la médaille d’argent suspendue à un ruban noir porté en sautoir. Aujourd’hui, la médaille en question

n’éblouit plus personne, même pas ceux qui la portent. On apprécie plutôt un conseiller prud’homme à la conscience qu’il met à remplir son rôle qu’au soin qu’il apporte à s’orner d’un ruban avec une médaille suspendue. Le souci de Charles X égalait sa mentalité : on ne tire pas de farine d’un sac à charbon. Louis-Philippe voulut modifier les lois existantes sur les conseils de prud’hommes. Il afficha même l’intention de remanier ces lois dans un sens libéral – ce qui prouve qu’elles ne l’étaient guère –, mais ses conseillers, tous représentants de la plus haute bourgeoisie, firent de leur mieux pour empêcher l’exécution de ces projets. Huit commissions successives furent nommées, sans parvenir à établir un nouveau texte. La loi ne fut donc point remaniée et fut appliquée avec rigueur aux villes qui tentaient d’installer des conseils de prud’hommes. « Cependant, partout où l’institution des prud’hommes avait été introduite, elle donnait des résultats. De 1830 à 1842, les affaires soumises à la juridiction de tous les conseils de prud’hommes institués en France s’étaient élevées à 184 514 ; sur ce nombre, 174 487 avaient été conciliées. Des 10 027 qui restaient à juger, 1 904 le furent en premier ressort, 3 274 en dernier ressort, et, sur les 1 904 jugements en premier ressort, 190 seulement avaient été déférés à la juridiction d’appel. « Les principales villes manufacturières de France possédaient déjà, depuis longtemps, des conseils de prud’hommes, alors que Paris en était privé. On craignait cette institution dans l’ardente population de l’industrie parisienne. Cependant, les considérations politiques et la frayeur bourgeoise devaient céder à l’utilité de l’institution des prud’hommes dans la capitale. L’autorité ne voulut d’abord donner satisfaction aux voeux exprimés par la chambre de commerce de Paris et par le conseil municipal que partiellement et, pour ainsi dire, à l’essai. « Ce fut le 29 décembre 1844 que Paris obtint du gouvernement de juillet un conseil de prud’hommes, ou, plus exactement, qu’il obtint qu’une expérience soit faite pour certains métiers. La loi de 1844 n’établit donc à Paris qu’un simple conseil des métaux et des industries qui s’y rattachent. Ce conseil était composé de 15 membres, dont 8 fabricants et 7 ouvriers, et, en outre, 2 suppléants. Cet essai calma les appréhensions par sa réussite. Une ordonnance du 9 juin 1847 créait trois nouveaux conseils de prud’hommes à Paris : un pour les tissus, un pour les produits chimiques,et un pour les diverses industries qui comprenaient les imprimeurs, les sculpteurs, les menuisiers, les entrepreneurs de charpente et de maçonnerie, les fabricants de chaux, de plâtre, etc. Une autre ordonnance du même jour, 9 juin 1847, étendait le ressort du conseil de prud’hommes pour l’industrie des métaux à tout le ressort du tribunal de commerce du département de la Seine. « La législation impériale subsista sans modifications jusqu’en 1848, malgré les nombreuses réclamations qui s’élevaient contre elle. On lui reprochait l’exclusion presque totale des ouvriers

pour la formation des conseils et la trop grande prépondérance donnée aux fabricants par cette législation des prud’hommes. À cette date, 75 villes possédaient des conseils de prud’hommes.« La révolution de 1848 trouva les choses en cet état. Aussi, la République remania-t-elle de fond en comble cette législation des prud’hommes par une loi du 27 mai 1848, dont voici les dispositions, tendant à mettre cette institution plus en rapport avec les principes démocratiques :

« Elle déclarait électeurs pour les conseils de prud’hommes tous les patrons, chefs d’ateliers, contremaîtres, ouvriers et compagnons âgés de 21 ans et résidant depuis 6 mois au moins dans la circonscription du conseil de prud’hommes. Elle déclarait les mêmes éligibles, s’ils savaient lire et écrire et s’ils étaient domiciliés depuis un an au moins dans la circonscription du conseil. Elle rangeait dans la classe des patrons les contremaîtres, les chefs d’atelier et tous ceux qui payaient

patente depuis plus d’un an et occupaient un ou plusieurs ouvriers. La présidence donnait voix prépondérante : mais elle durait 3 mois et était attribuée alternativement à un patron et à un ouvrier, élus chacun par leurs collègues respectifs. Les audiences de conciliation devaient être tenues par deux membres : l’un patron, l’autre ouvrier ; quatre prud’hommes patrons et quatre prud’hommes

ouvriers devaient composer le bureau général ou de jugement. La loi spécifiait que le nombre des prud’hommes ouvriers serait toujours égal à celui des prud’hommes patrons et disposait que chaque conseil aurait au moins 6 membres et 26 au plus. Il était procédé à deux élections : dans la première, ouvriers et patrons nommaient un nombre de candidats triple de celui auquel ils avaientdroit ; dans la seconde, qui était définitive, les ouvriers choisissaient, parmi les candidats patrons, les prud’hommes patrons, et les patrons choisissaient à leur tour les prud’hommes ouvriers sur la liste des candidats ouvriers. « Cette législation, dictée des sentiments démocratiques animant le gouvernement d’alors, perdait peut-être un peu de vue l’idée que les prud’hommes sont surtout des arbitres et des défenseurs choisis par des intérêts en lutte ; incontestablement, la manière semble très libérale, mais le mode d’élection pouvait être justement critiqué. « La loi du 7 août 1850 dispensa l’ouvrier, qui voulait se faire rendre justice devant les conseils de prud’hommes, de toute avance d’argent pour le timbre et l’enregistrement en débet

c’est-à-dire, en quelque sorte, à crédit – de toutes les pièces de procédure concernant la juridiction prudhommale ; les frais n’étaient payés qu’après jugement définitif et par la partie qui perdait le procès. « Le Second Empire ne pouvait laisser subsister une législation aussi libérale. Sous prétexte que cette loi consacrait l’oppression du fabricant par l’ouvrier, sans les garanties qu’offrent l’éducation et l’expérience des affaires, et à propos de certains incidents peu importants, le gouvernement fit dissoudre quelques conseils qu’on accusa de démagogie et susceptibles de se servir des conseils de prud’hommes comme d’une arme dangereuse. Alors fut promulguée la loi du 1er juin 1853 qui, plus d’un demi-siècle, resta en vigueur dans ses plus importantes parties. Elle restreignait l’électorat en déclarant électeurs : « 1° les patrons âgés de 21 ans accomplis, patentés depuis 5 années au moins et domiciliés depuis 3 ans dans la circonscription du conseil ; « 2° les chefs d’atelier, contremaîtres et ouvriers âgés de 21 ans accomplis, exerçant leur industrie depuis 5 ans au moins et domiciliés depuis 3 ans dans la circonscription du conseil (art. 4). « Cette loi de 1853 restreignait également l’éligibilité, car n’étaient éligibles que les électeurs âgés de 30 ans accomplis et sachant lire et écrire (art. 5). Les contremaîtres et chefs d’ateliers étaient rangés avec les ouvriers et votaient avec eux (art. 9). Les patrons nommaient directement les prud’hommes patrons, et les ouvriers les prud’hommes ouvriers. « Mais l’innovation la plus grave était celle édictée par l’article 3, ainsi conçu : « Les présidents et vice-présidents des conseils de prud’hommes sont nommés par l’empereur. Ils peuvent être pris en dehors des éligibles. Leurs fonctions durent trois ans. Ils peuvent être nommés de nouveau. Les secrétaires des mêmes conseils sont nommés par le préfet et révoqués par lui, sur la proposition du président. » Le bureau général ou de jugement était composé, indépendamment du

président et du vice-président, d’un nombre égal de prud’hommes patrons et de prud’hommes ouvriers (art. 11). Or, d’une façon générale, le préfet avait la haute main sur tout ce qui se passait au conseil de prud’hommes. Le principe de cette législation était ainsi devenu absolument contraire à l’esprit de son institution, qui veut que les prud’hommes soient nommés par leurs justiciables. N’est-ce pas ainsi, une fois de plus, la démonstration incontestable qu’un régime démocratique peut

établir, presque toujours, par une mentalité plus ou moins révolutionnaire, de la justice et de l’égalité dans une loi, alors qu’un régime tyrannique ne manque jamais d’y substituer laprovocation et l’arbitraire ? « Une loi éphémère du 14 juin 1854, abrogée en 1867, força les ouvriers soumis à l’obligation du livret de s’en munir, s’ils voulaient être inscrits sur les listes électorales. La loi de 1853 fut complétée par celle du 4 juin 1864, laquelle instituait la discipline des conseils de prud’hommes. Cette loi de 1853 donna lieu à de vives critiques. Ce n’est que celle du 7 février 1880qui restitua aux conseils de prud’hommes le droit d’élire deux de leurs membres comme président et vice-président et de nommer et de révoquer leur secrétaire. Préoccupé de l’équilibre entre les deux éléments rivaux, par cette loi, on voulut que les deux fonctions de président et de viceprésident fussent partagées entre eux et que, dans le bureau de conciliation, la présidence roulât entre le conseiller patron et le conseiller ouvrier. Ce qui n’empêchait pas, d’ailleurs, l’un des éléments d’être toujours en prépondérance dans le bureau du jugement présidé et départagé par le président ou le vice-président, patron ou ouvrier, en sorte qu’un soupçon pouvait toujours s’élever sur l’impartialité de ses décisions. Cette part assurée aux ouvriers dans la présidence, cette perspective pour un prud’homme patron de se trouver, quelquefois, sous l’autorité de son propre ouvrier devaient soulever des protestations et des résistances. Il s’en produisit de très vives, à Lille, à Angers, à Armentières, sous la forme de démissions collectives et réitérées de prud’hommes patrons, qui rendirent impossible le fonctionnement des conseils, faute de l’un de ses deux éléments constitutifs. Une loi, du 11 décembre 1884, vint alors déclarer légal, en pareil cas, le fonctionnement des conseils composés uniquement de l’élément acceptant. « À ces sujets d’antagonisme dans la juridiction des prud’hommes, d’autres s’ajoutèrent, tirés des mandats impératifs acceptés par les candidats ouvriers, réprimés par le Conseil d’État, chargé du contentieux des élections à cette époque. Il fallut bien refondre ou réformer la législation sur les conseils de prud’hommes. » Depuis 1888, de nombreux projets ou propositions de lois furent déposés an Parlement sur l’organisation et le fonctionnement des conseils de prud’hommes. Sur un rapport de M. Lagrange (6 août 1890), la Chambre des députés adoptait (17 mars 1892) un projet d’ensemble abrogeant expressément la législation antérieure et réglementant à nouveau la matière. Sur le rapport de M. Demôle (16 août 1893), suivi d’un rapport supplémentaire, le Sénat (11 juin 1894) votait un projet qui consacrait certaines innovations adoptées par la Chambre : élévation du taux de la compétence des conseils de prud’hommes, appel de leurs décisions devant le tribunal civil, réduction des frais de la procédure. Mais sur d’autres points, ce rapport du Sénat différait de celui de la Chambre, spécialement en ce qu’il refusait d’étendre la juridiction prudhommale aux employés de commerce, et modifiait la composition du bureau de jugement par l’introduction du juge de paix pour vider les partages. Ce projet ne fut point soumis à la Chambre par la commission. Une proposition de loi du député Dutrex, déposée le 14 novembre 1898, à peu près semblable à celle votée en 1892 par la Chambre, était adoptée sur le rapport de son auteur dans la séance de la Chambre du 14 février 1901. Sur le rapport de M. Savary, en date du 4 décembre 1902, après une longue et vive discussion, le Sénat maintenait presque intégralement le texte qu’il avait voté en 1894, et la Chambre se livra à de nouvelles études.Il fallait pourtant aboutir, car le comité de vigilance des conseillers prud’hommes ouvriersdu département de la Seine prit l’initiative d’une intense agitation. Contre le maintien de la législation prudhommale en vigueur, s’organisait une vigoureuse campagne qui se traduisait par des manifestations consistant en campagne de presse, menaces de démission, démarches auprès du gouvernement. C’est alors que M. Chaumié, garde des Sceaux, déposa au nom du gouvernement (6 avril 1905) un projet de loi qui, limité à l’organisation de la juridiction d’appel, reproduisait les articles 26, 32 à 34 du projet de loi sur lesquels les deux chambres s’étaient mises d’accord. Après d’autres difficultés et tergiversations entre les deux chambres, fut enfin votée et promulguée la loi provisoire du 15 juillet 1905. « Elle apportait d’importantes réformes qui consistaient principalement : 1° à changer la composition du bureau de jugement des conseils de prud’hommes, en disposant que, désormais, celui-ci se composerait d’un nombre égal de prud’hommes patrons et ouvriers, y compris le

président et le vice-président, et à décider qu’en cas de partage des voix, l’affaire serait jugée par le er bureau, sous la présidence du juge de paix (art. 1 ) ; 2° à élever la compétence en dernier ressort des conseils de prud’hommes à 300 francs (art. 2, § 1) ; 3° à appliquer le principe que la demande reconventionnelle fondée exclusivement sur la demande principale ne pourrait rendre l’affaire susceptible d’appel, lorsque la demande principale elle-même appartiendrait au dernier ressort (art. 2, § 5) ; 4° à déclarer les jugements susceptibles d’appel exécutoires par provision, avec dispense de caution jusqu’à concurrence du quart de la somme, sans que ce quart puisse dépasser 100 francs, l’exécution provisoire ne pouvant être ordonnée pour le surplus qu’à charge par le demandeur de fournir caution (art. 2, § 5) ; 5° à constituer le tribunal civil juge d’appel des jugements de conseils

de prud’hommes (art. 3, § 1) ; 6° à organiser la procédure d’appel, en édictant les prescriptions spéciales relatives au délai de l’appel, à la représentation des parties devant le tribunal civil, et à l’obligation, pour ce tribunal, de statuer dans un délai déterminé (art. 3, § 2 à 9) ; 7° à réglementer le pourvoi en cassation contre les jugements rendus en dernier ressort par les conseils de prud’hommes et contre les jugements des tribunaux civils statuant en appel (art. 4) ; 8° à rattacher enfin les conseils de prud’hommes au ministère de la Justice, et les soumettre aux règles de

discipline applicables à toutes les juridictions (art. 5). « Cette loi n’avait qu’un caractère provisoire ; elle était destinée à donner satisfaction aux réclamations des salariés, en mettant de suite en application les dispositions sur lesquelles Chambre

et Sénat étaient enfin d’accord. Toutefois, celles-ci savaient trop que l’opinion publique attendait d’elles une refonte et une codification générale et unique de la juridiction des conseils de prud’hommes. Elles se mirent à l’étude des anciens projets de 1894, 1903 et 1904, pour aboutir deux ans après à un accord sur le texte qui était devenu la loi fondamentale du 27 mars 1907 « concernant les conseils de prud’hommes », jusqu’à son incorporation dans le livre IV du code du travail. Son article 73 a abrogé expressément toutes les lois et décrets antérieurs relatifs à la

compétence des conseils de prud’hommes. C’est donc la loi d’aujourd’hui, comme nous l’avons exposée au début, avec les modifications qui y ont été apportées, dont les plus importantes sont celles apportées par la loi du 3 juillet 1919, encore complétée par les lois du 30 mars 1920, 20 juillet 1921, 21 juin 1924. » Nous avons dit ce que sont les conseils de prud’hommes de la façon la plus brève possible.

Il y aurait bien d’autres choses encore à dire sur cette intéressante juridiction, imposée par la lutte incessante des militants ouvriers et la force menaçante des syndicats corporatifs d’avant-guerre. Mais il sera facile aux gens que la question intéresse tout particulièrement de se documenter dans des ouvrages spéciaux. En ce qui concerne cette étude spécialement écrite pour notre Encyclopédie anarchiste, c’est dans l’introduction du vaste ouvrage de René Bloch et Henry Chaumel, intitulé Traité théorique et pratique des conseils de prud’hommes, édité par la librairie Dalloz, 11, rue Soufflot, à Paris, que j’ai puisé ce modeste exposé.

On se rend compte de la lenteur des travaux législatifs quand on passe en revue, comme je viens de le faire, l’histoire de la mise en vigueur d’une loi qui semble devoir avantager le travailleur, en diminuant tant soit peu sa peine et son esclavage de salarié. Quelles navettes de la Chambre au Sénat avant que soit promulguée une telle loi ! Que de protestations, de menaces pour obtenir, au cours du siècle dernier, que cette loi soit modifiée et rendue acceptable ! Il est très utile de savoir ces choses, pour comprendre l’âpreté des luttes ouvrières et la nécessité de cohésion des travailleurs dans leurs syndicats. Et que de critiques encore on pourrait faire contre cette loi, aujourd’hui même ! Mais il y aurait surtout à critiquer les travailleurs devenus conseillers prud’hommes et ayant oublié le principe de la lutte acharnée, que rien ne doit et ne peut atténuer, entre l’exploité et son exploiteur. « Notre ennemi, c’est notre maître. » Les conseillers prud’hommes ouvriers doivent se pénétrer de cette vérité, s’en souvenir en toute occasion, et ne se servir de l’arme mise en leurs mains que pour la défense de leurs frères, les

exploités.


G. Yvetot.

PSYCHANALYSE n. f. (du grec : psukhê, âme, et analyse) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


La psychanalyse ou psycho-analyse (système du docteur Freud), que de récentes traductions ont fait connaître en France, compte ici autant de partisans que de détracteurs, parmi lesquels les patriotes, pour qui tout ce qui vient de l’étranger est suspect, et les moralistes, qui n’admettent pas qu’il y ait dans l’homme des instincts anormaux, sans compter les chroniqueurs et les vaudevillistes qui, cultivant la blague boulevardière, ont vu dans le pansexualisme freudien matière à faire de l’esprit. Ce système, évidemment, exige une mise au point. Débarrassée de ses exagérations et de ses interprétations fantaisistes, la psychanalyse constitue un excellent instrument d’investigation auquel le psychologue ne saurait renoncer. On ne peut supprimer le « freudisme » de l’histoire de la philosophie. Il est venu à son

heure, après les recherches de Pierre Janet sur l’automatisme psychologique. On n’a pas compris Freud, on n’a pas voulu le comprendre. Parce que Freud a mis en lumière la part qui revient à la sexualité dans notre existence, les gens honnêtes et bien-pensants se sont émus. Ils ont délégué à leurs philosophes le soin de réhabiliter la nature humaine outragée. Freud a touché le point sensible en les démasquant. Les « parties honteuses » de l’âme ont été exposées au grand jour avec une sincérité qui ne pouvait que déplaire aux hypocrites. Que dit-il, ce docteur Freud, honni des gens du monde qui ne l’ont même pas lu ? Il dit – et se fait fort de le prouver – que tous nos actes ont leur source dans l’instinct sexuel. Ce dernier est le réservoir dans lequel viennent s’alimenter toutes nos passions. Une bataille se livre, au fond de chacun de nous, entre le conscient et l’inconscient. Le conscient tente de refouler dans les profondeurs de l’inconscient les vices – ou soi-disant vices – que la société réprouve et punit ; mais, dans l’inconscient où ils se sont réfugiés, ils continuent d’agir sournoisement. L’inconscient reprend le dessus sur le conscient qui l’a refoulé et le dirige à son insu. Il le torture et lui joue des tours pendables. Il en résulte un conflit perpétuel entre l’homme individuel et l’homme social. Ce dernier s’oppose de toutes ses forces à l’apparition des instincts qu’il a refoulés. Il dispose, dans ce but, d’un arsenal de lois, de principes et de commandements. Il fait office de censeur ! « Censure » combien illusoire et toujours débordée. Les désirs refoulés prennent un détour et se manifestent de façon anormale : ils engendrent différentes « névroses », l’idée fixe et la folie. Mais ils peuvent prendre une autre direction, susceptible d’être avantageuse pour l’individu et pour le social dont il fait partie : ils peuvent se transformer en « sublimations ». En deux mots, voici ce dont il s’agit : l’instinct sexuel, ou « libido », refoulé dans l’inconscient et continuant à vivre, cherche des « dérivatifs ». Il y en a de nuisibles, il y en a d’utiles. Ces derniers constituent des sublimations. Au nombre des sublimations engendrées par le refoulement de la libido appartiennent le sentiment esthétique, le sentiment religieux ct le sentiment moral. Dans la psychologie freudienne, la névrose apparaît comme une oeuvre d’art manquée, l’oeuvre d’art comme une névrose réussie. L’art est une névrose, mais une névrose bienfaisante, et Freud est conduit à en dire autant de la morale et de la religion envisagées sous certains rapports. Ainsi, le refoulement de la libido engendre tantôt la folie, tantôt le génie. Elle est la source impure de multiples psychoses,

ainsi que des sentiments les plus élevés. Ce « refoulement » a pour complément le « transfert », Nous transportons un sentiment sur une personne analogue à la personne à laquelle ce sentiment s’adressait tout d’abord. Le freudisme a tenté de pousser aussi loin que possible l’analyse en psychologie. La psychanalyse repose sur les données fournies par l’examen de la partie inconsciente de notre vie psychique. L’inconscient joue dans la psychologie freudienne le rôle essentiel ; il constitue la réalité interne de l’individu, la vie psychique produisant des actes dont le sujet n’a pas conscience. La psychanalyse part de ce principe que l’on retrouve dans nos gestes et nos paroles, en apparence quelconques et insignifiants, notre personnalité la plus profonde et la plus intime. Les menus faits de l’existence quotidienne passent au premier plan. Des oublis de noms, des défaillances de mémoire, des distractions, des maladresses, et, ajouterai-je, jusqu’à des fautes d’orthographe, ont une importance capitale pour le psychanalyste. Freud cite les reproches obsédants que s’adressent certaines personnes après la mort d’un être aimé, qu’elles ont cependant soigné avec dévouement, prolongeant le plus possible son existence. Bien que ces personnes n’aient pas causé la mort de l’être aimé, les reproches qu’elles s’adressent sont justifiés du fait que cette mort a procuré une satisfaction à un désir inconscient qui l’aurait provoquée, s’il avait été assez puissant. Le reproche réagit contre ce désir inconscient. Il est certain qu’en interprétant de cette façon tous les faits de la vie humaine on va loin, et l’on aboutit même à des absurdités. La psychanalyse peut rendre de grands services, à condition qu’on en use au lieu d’en abuser, et qu’on l’applique à des faits particuliers au lieu de généraliser. Pour le docteur Freud, l’homme civilisé ne l’est qu’extérieurement, ses instincts n’ayant pas varié depuis les temps lointains de la Préhistoire. L’analyse de l’inconscient retrouve chez lui ses origines ancestrales. La « censure », qui n’est pas autre chose que la culture morale dominant l’atavisme, opère le refoulement de ses désirs dans l’inconscient, et l’empêche de donner libre

cours, dans la société, à ces instincts primitifs : ces tendances cependant ne disparaissent pas tout à fait, mais prennent un détour pour se manifester. L’homme civilisé les satisfait, les orientant dans une autre direction. Cet inconscient, survivance dans l’individu de ses origines préhistoriques, constitue l’objet même de la psychanalyse. Ce « refoulement » de tendances ataviques, que l’on contente comme on peut, moi je l’appelle « hypocrisie » : l’homme social prend un masque, et justifie ses instincts en leur donnant des noms glorieux, en les légalisant, ce qui engendre un état social pire que celui de l’humanité primitive. Freud fait de l’instinct sexuel, ou libido, le ressort essentiel de la psychologie. Celle-cidomine toute la vie de l’homme, inspire tous ses actes. Toutes nos aspirations sont de nature sexuelle. Les forces sexuelles refoulées dans l’inconscient par la censure, qui occupe le préconscient, constituent des « complexes ». Freud appelle ambivalente l’attitude de l’individu consistant dans le fait, pour lui, de vouloir accomplir un acte et d’être en même temps retenu par le dégoût que cet acte lui inspire. Freud explique par le psychisme inconscient ce qu’il appelle les instincts sexuels narcissiques, les défenses et prohibitions qui consistent dans le fait, pour certains individus, de ne pas transgresser les tabous qu’ils se sont donnés, la paranoïa ou délire chronique

des persécutions, les phobies, les névroses obsessionnelles, etc. Freud a fait sur la « lubricité infantile polymorphe » des remarques intéressantes. La psychanalyse a donné de bons résultats dans l’étude des rêves. Le rêve est une réalisation détournée de certains désirs refoulés. L’être humain se détourne de la réalité pour se réfugier dans le rêve (religion, art, philosophie) ou la névrose. La névrose, pour Freud, résulte du refoulement en nous d’émotions auxquelles nous ne pouvons donner cours. Les « actes manqués » résultent de tendances réprimées. Le freudisme a éclairé la psychologie de l’enfant, du primitif et du névrosé et donné des résultats psychasthéniques pratiques. Ne reprochons pas à la méthode psychanalytique son « pansexualisme ». N’ayons pas l’hypocrisie de la condamner. Bornons-nous à dire qu’elle gagnerait à tenir compte, dans ce « refoulement », de certains facteurs physiques. La psychanalyse ne peut se passer du concours de la

biochimie. La psychanalyse a permis d’expliquer un certain nombre de phénomènes et fourni d’excellents résultats en thérapeutique. Elle est parvenue à guérir certaines névroses. Le « dogme pansexualiste », corrigé par Adler, Jung et son disciple Maeder, nous a ouvert de nouveaux horizons, notamment dans la psychanalyse de l’art. Freud, « le Christophe Colomb de l’inconscient », a découvert un monde. Sans le comparer, comme il l’a fait lui-même, à Darwin et à Copernic, on peut lui accorder une place à côté de ceux qui, dans une voie différente, William James, Bergson ou Einstein, ont eu le mérite de systématiser

des vues éparses, auxquelles ils ont imprimé le sceau de leur personnalité.



Gérard de LACAZE-DUTHIERS.

PSYCHIATRIE n. f. (ou « Médecine de l’Âme ») encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Ce mot désigne l’ensemble des désordres mentaux issus d’un cerveau et d’un système nerveux central malades. Le mot âme ne signifie pas autre chose, en effet, pour les esprits positifs, que les fonctions du cerveau. Nous n’employons ce vocable de la vieille philosophie spiritualiste que pour la commodité du langage. Mais il demeure entendu qu’il n’y a pas la moindre différence de substance entre l’âme et le corps. Tout trouble de l’esprit ou du sentiment a un support organique

dont il exprime la souffrance. Le symptôme lui-même, si impressionnant, si immatériel qu’il puisse paraître, n’est rien s’il n’est point relié à un organe qui a cessé de fonctionner normalement. J’ai dit normalement, une fois encore par commodité de langage, car je dois rappeler que personne ne connaît intégralement le fonctionnement du cerveau et ne peut déterminer absolument si tel ou tel phénomène analysé est ou n’est point normal. Tout ce que l’on peut déclarer est qu’il n’est pas usuel, et cette déclaration entraîne fatalement des réserves. Sur le terrain de la folie, de celle surtout qui ne s’est pas encore révélée à l’observateur par une lésion déterminée de la substance organique, de pareilles réserves sont indispensables ; car les réactions psychiques qui sont souvent cataloguées folie ne le sont point aux yeux de tous les observateurs. Le terrain social et moral, en effet, où évoluent les phénomènes auxquels je fais allusion, est un facteur d’une particulière gravité et c’est en raison de cette gravité même, qui n’apparaît pas aussi sévère dès qu’il s’agit d’une autre fonction, comme celles du foie ou de l’estomac, que nous nous sentirons constamment en plein domaine de la relativité.

Bref, socialement parlant, il faudra parfois chercher le critérium d’un trouble mental dans une autre voie que la lésion organique, et cela tant que l’anatomie et la physiologie (psychologie) du système nerveux central ne pourront être rapportées à une sorte d’étalon. Ce que je définis ainsi n’est du reste pas exclusif au cerveau. Qui donc, en effet, pourrait se targuer de connaître le prototype du squelette, de la chevelure ou des reins, tel que le créateur aurait pu nous le décrire, s’il y avait songé ? Nous sommes loin aujourd’hui de cette étrange définition de la dégénérescence donnée pourtant par un clinicien de premier ordre, le docteur Morel : la dégénérescence est la déviation du type normal de l’humanité. L’honorable médecin a eu pourexcuse d’être un croyant, mais sa foi ne lui permit point de préciser les lignes du type normal. Et nous sommes aussi dépourvus qu’avant lui d’éléments de comparaison.


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Ces préliminaires indispensables étant tracés, ma tâche reste simple, car elle consiste à délimiter le cadre des affections dites mentales et à en fournir une sorte de classification très provisoire, car, ici encore, il est fort difficile de trouver des classificateurs unanimes. Nous suivrons pour la commodité la vieille division scholastique qui se prête assez bien à une description objective, à savoir les trois compartiments où l’on case les manifestations du psychisme : intelligence, sentiment, volonté. Disons, en premier lieu, que les troubles qui prédominent dans la folie, soit qu’ils existent à l’exclusion de tous autres, soit qu’ils compliquent d’autres états, ressortissent aux sentiments. Notre maître, Magna, les désignait justement du nom d’éléments simples. Ils constituent bien, aujourd’hui, un groupe d’affections déterminées et reliées selon toute vraisemblance à des anomalies du système endocrinien, à savoir des troubles des glandes à sécrétion interne (corps thyroïde, glande surrénale, etc.) agissant sur le système nerveux par l’intermédiaire du sympathique. Telles sont les deux antinomies manie et mélancolie, objectivement caractérisées par un excès morbide d’expansion ou de tristesse, la première allant jusqu’à la fureur, au désordre absolu de toutes les facultés (le tableau de la manie réalise bien la folie telle que les gens du monde se la représentent : agitation, incohérence, volubilité, excentricités, etc.). Quant à l’autre, la mélancolie, elle a des degrés aussi, depuis la simple dépression mentale avec dégoût insurmontable de l’existence jusqu’à la stupeur la plus complète, avec arrêt apparent de la pensée, en passant par une phase de délire, parfois hallucinatoire, où la tristesse, compliquée d’un sentiment de diminution de la personnalité avec accusations imaginaires, conduit au suicide. Mélangeons à volonté ces deux éléments ; concevons une succession alternante entre eux et nous réalisons un tableau clinique des plus fréquents dans les asiles, lequel n’est lui-même que l’excès de dispositions normales (la joie et la peine alternent chez tous), et nous connaîtrons une forme de folie très commune : la folie dite à double forme, folie alterne, mieux encore : folie intermittente, que l’aliéniste allemand Kraepelin a dénommée psychose maniaco-dépressive où l’on tend à voir un état grave conduisant à la démence précoce et définitive. Ici, il s’agit de ces accès de mélancolie et d’agitation, dont l’intensité enlève au sujet tout moyen de diriger son comportement et qui, la plupart du temps, exigent l’internement. De tels accès durent parfois pendant des mois et même des années, les deux phases se succèdent avec brusquerie, sans trêve. Ce retour alternatif d’accès a fait appeler cette psychose folie circulaire. Nous en aurions fini avec les états simples, purement affectifs, s’il ne fallait mentionner un autre élément simple que l’on rencontrera dans la plupart des psychoses, c’est l’hallucination. Ce symptôme fort curieux connu depuis toujours, même dans l’Antiquité, mais interprété de façon très

diverse, est vraiment la marque de fabrique de la folie. Il s’agit d’un fonctionnement en apparence automatique des centres où s’emmagasinent les images sensorielles. Il affecte les divers sens : la vue (visions d’êtres animés, animaux, personnages, scènes variées au gré de l’imagination du sujet) ; l’ouïe (audition de bruits vagues ou précis, voix, propos aimables ou pénibles, injurieux, obscènes, provocateurs, bruits de foule, explosions, monologues ou dialogues, etc.) ; l’odorat (perception d’odeurs inexistantes, fétides ou parfumées, produits chimiques, sensation de suffocation, etc.) ; le goût (sucre, sel, amertume, poisons de toutes sortes) ; le toucher (sensations de frôlement, de pincements magnétiques, électriques, brûlures, actions sur les organes génitaux, action sur le cerveau lui-même ; suspension de la pensée (hallucination psychique, automatisme verbal, etc.). Faire l’histoire de l’hallucination serait faire celle de la folie à travers les âges, à travers l’histoire ; elle mettrait en jeu les grands inspirés, depuis la Pythie de Delphes jusqu’aux mystiquescélèbres plus modernes, y compris les névropathes béatifiés, sanctifiés, les miraculés de tous ordres. L’intérêt pratique de ce phénomène est de savoir qu’il n’est possible qu’à la faveur d’un trouble de la conscience ou de la vision intérieure. Les sujets hallucinés, à de rares exceptions près, ne savent point qu’ils sont hallucinés et reçoivent les données de leurs sens comme autant de réalités, et l’on aperçoit d’ici quelles en peuvent être les conséquences. Car, réelles ou fictives, les données de nos sens déterminent nos actions ou les successions d’états de conscience qui aboutissent à l’action. Si un citoyen s’entend injurier de façon persévérante et qu’il ne se rende pas compte que ce trouble auditif n’est né que de lui-même, il peut être conduit à des réactions dangereuses, tout comme s’il avait été réellement injurié. La plupart des crimes et délits, commis par les malheureux qui tombent entre les griffes de la justice, sont le fruit d’hallucinations. Ces désordres des sens jouent un rôle énorme dans les relations entre citoyens.Elles forment, du reste, la base essentielle et suffisante d’une forme de psychose, aujourd’hui cliniquement isolée, et que l’on appelle l’hallucinose ; elle est essentiellement constituée par des hallucinations primitives, diversement appréciées par les sujets qui finissent par se constituer une nouvelle existence, une nouvelle personnalité. Car les aliénés de cette catégorie ne perdent point l’usage des rouages normaux du raisonnement. On peut raisonner très juste sur des données fausses. Ce qui fait le fond de cette grave folie, c’est la perte même du jugement, du contrôle primordial. Substituez une suggestion réelle à une suggestion fausse, le sujet reste dans la voie commune des associations d’idées ; il ne déraille en fait que parce que le jeu de ses pensées ne s’articule à l’origine qu’avec des erreurs. L’intervention des sens est d’une extrême gravité, car le travail syllogistique de la réforme du raisonnement tombe constamment à faux, dès que l’intéressé est prêt à vous rétorquer : j’entends, donc cela est ; je vois, donc cela est. D’où il suit que les psychoses de cet ordre sont chroniques d’emblée et incurables. Il est notoire du reste qu’après une durée plus ou moins longue d’un tel état, les facultés intellectuelles perdent encore de leur acuité et que tout espoir de remonter le courant est perdu. Les malades tombent dans un état qualifié de démence vésanique, précurseur de la mort mentale. L’intérêt de l’étude de l’hallucination que j’ai faite, même très brève, nous a permis de passer des troubles du sentiment vers les troubles de l’intelligence. On a vu l’affaiblissement et parfois la disparition du jugement, la substitution de l’automatisme à la vie mentale raisonnante, avec la conservation pourtant du jeu régulier des rouages de l’organe cérébral. Telle une montre dont le mécanisme est intact, mais dont les battements seraient irréguliers et fantaisistes

Psychiatrie encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure


Les troubles, à proprement parler, de l’intelligence constituent un énorme département de la folie. Ce que j’en ai dit est fondamental et suffisant. C’est dire que le contenu de la psychose n’a rien à faire avec le fond : sur ce dernier, greffez toutes les fantaisies possibles et vous aurez objectivement les délires de persécution (les plus fréquents), les délires de grandeur, les mystiques, les hypochondriaques, les érotiques, etc. Le mélange, l’enchevêtrement des éléments simples fournissent le tableau final. Tel un peintre qui, en vertu de son même talent, et se servant des mêmes couleurs, saura représenter les scènes les plus différentes, tel un aliéné saura, selon la nature de son tempérament, de son expansivité, de ses refoulements et surtout de ses hallucinations, jouer le rôle d’un persécuté, d’un mégalomane, d’un libidineux, d’un mystique, etc. Sur le terrain purement intellectuel, il me faut mentionner maintenant ces états raisonnants, dépourvus d’hallucinations qui, socialement parlant, sont beaucoup plus graves et dangereux que les précédents. Il s’agit, en effet, de sujets dits paranoïaques qui offrent toutes les allures de sujets normaux, mais qui excellent dans les raisonnements faux, absurdes, compliqués, où il est difficile de les suivre sans s’y perdre soi-même, mais qui offrent toujours les caractères de la vraisemblance. C’est dans cette catégorie d’aliénés que se recrutent la plupart des persécutés persécuteurs, beaucoup plus actifs dans leur délire que passifs. Nombre de persécutés supportent avec résignation les hallucinations les plus pénibles ; ce persécuté passif n’est pas celui qui tue. Mais ce raisonneur dont je parle ici n’est jamais un passif. Souvent même à l’origine de son épopée délirante, qui se traduit par ce qu’on appelle le délire des actes, il y a un noyau de faits réels, ordinairement

insignifiants : la vie en est pavée. Mais à partir de ce noyau s’échafaudent mille raisonnements, mille interprétations stupides, illogiques et ridicules qui font nombre de complices, pendant quelque temps, jusqu’au jour où ces confidents se dérobent par la tangente. Alors, nos persécuteurs tombent dans l’erreur de la justice, en laquelle ils croient ; on les voit s’engager à perte de vue dans les procédures les plus échevelées ; ils constituent l’armée des processifs, des querelleurs ; ils rencontrent sur leur route maints parasites de la justice qui ne demandent qu’à les entretenir dans leur marotte dont ils vivent. Immanquablement, ils aboutissent à une impasse où ils ne connaissent plus que le scandale et la violence auxquels ils recourent pour appeler l’attention publique sur leur cas. C’est le moment où ils commettent quelque crime si, à la traverse, quelque autorité de bon sens ne les a colloqués à temps. La plupart des séquestrations dites arbitraires sont le fait de persécuteurs raisonnants, dont le cas émeut le populaire, si facile à tromper sur ce terrain. Autour de ces cas, on voit germer de véritables accès de psychose collective, contagieuse. La folie des foules ayant à sa base une suggestibilité, dont l’importance est en raison de la masse, est une psychose des plus curieuses. Elle se produit d’ailleurs dans tous les sens possibles : exaltation, emballements, enthousiasmes politiques, religieux, patriotiques ou autres, accès au cours desquels les meneurs intéressés, pour peu qu’ils aient quelque habileté, récoltent maints avantages. Elle se produit surtout dans le sens de la revendication. La folie des persécutés interprétateurs est féconde en complications médico-sociales qui requièrent une dose de sang-froid énorme pour que les intéressés formant la galerie échappent à la contagion. * * *

Traitons maintenant des troubles mentaux où la volonté est principalement en cause. Souvent, on les range sous la simple rubrique « folie lucide ». En effet, ils coïncident le plus généralement, non seulement avec une conscience très claire, mais aussi avec une parfaite lucidité. C’est une série de phénomènes qui ont le don de stupéfier les observateurs non prévenus et qui sont bien propres à faire douter de l’unité de la personne humaine. Ils conduisent, en tous cas, vers la conception théorique, objective, et sans doute provisoire, d’un dédoublement possible de la personnalité, une partie observant l’autre, totalement impuissante à régler ou à modifier son comportement. La conscience du sujet domine la situation comme un véritable spectateur. Mais ce qui caractérise la situation, c’est que ce détraquement profond de la machine cérébrale coïncide avec une lucidité parfaite. Lucidité et conscience sont deux choses. Un persécuté aliéné peut être parfaitement conscient du mal qu’il éprouve, mais il n’a point de lucidité attendu qu’il ne sait point

discerner que ses souffrances sont sans cause objective. Jamais un aliéné ne rapporte à lui-même la cause de son aliénation. Les folies lucides sont symptomatiquement une anarchie de la volonté. Elles ressortissent comme éléments premiers à deux phénomènes psychologiques bien connus : l’obsession et l’impulsion. Un sujet sera hanté malgré lui par l’idée du suicide, alors qu’il n’a aucune raison d’accomplir cet acte. Il le reconnaît, l’avoue, se défend avec la dernière énergie contre cette idée stupide, implore du secours ; mais sa résistance est vaine : la souffrance morale que lui procure son aboulie est le mal suprême dont il est victime. L’obsession et l’impulsion sont liées comme la pensée l’est à l’acte. Toutes deux sont aussi irrésistibles. Nombreuses sont les formes de folies lucides qui rentrent dans le cadre de ce que le grand public, que le mot de folie effraie, dénomme neurasthénie. J’énumère au hasard la folie du doute, la dipsomanie, l’impulsion homicide, la kleptomanie, la manie incendiaire, etc.


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Examinons maintenant les états psychiques où les éléments simples, dont il a été question jusqu’ici, se trouvent mélangés par parties inégales. Tout de suite, ces états mixtes nous amènent sur l’immense terrain de la folie héréditaire ou folie des dégénérés. Il y a sans doute des usures organiques auxquelles participent les divers systèmes de notreéconomie, usures qui sont l’aboutissant d’influences morbides accumulées au cours des générations. La disparition de familles, d’espèces, de races par une sorte d’épuisement progressif est connue, mais nulle part cet état de dégénérescence n’a été aussi frappant que du côté du système nerveux. Si nous ne pouvons accepter la définition un peu ingénue de la dégénérescence que nous avons citée plus haut, nous pouvons, en restant sur le terrain des relativités, et en comparant des couches successives d’êtres humains, constater très simplement que la résistance aux causes de déchéance et de mort peut diminuer de génération en génération, jusqu’à aboutir au néant, et qu’une génération qui résiste moins que la précédente est dans un état de dégénérescence. Cette définition laisse entier le problème de la régénération qui à priori apparaît possible, si de meilleures conditions sociales le permettent. Psychiatriquement parlant, les dégénérés sont classés en quatre catégories. Tout à fait enhaut de l’échelle, les sujets dont l’intelligence reste intacte, dans chacun de ses éléments constituants, mais dont le déséquilibre est permanent. Même déséquilibre dans la sphère des sentiments et de la volonté. À un second degré apparaît l’immense cohorte des simples d’esprit, dont l’intelligence est frappée en qualité comme en quantité. Au-dessous, viennent les sujets frappés d’imbécillité et, tout de suite après, les idiots. Chezeux, l’intelligence disparaît, laissant la place à une pure instinctivité animale et à la stérilité complète. C’est l’extinction de la lignée. Sur ces divers états fonciers, on peut greffer à volonté, selon la valeur de l’intervention des causes secondaires de la folie, empruntées aux différents milieux, des troubles délirants de toutes sortes, dont la rapidité et la spontanéité d’éclosion sont les marques caractéristiques. Un dégénéré sera reconnu à ce fait que, plongé parmi les causes communes d’ébranlement cérébral, il se déséquilibre plus vite que son voisin et tombe dans un accès de folie, là où beaucoup d’autres sujets résisteront indéfiniment. Suivant la qualité de l’organe cérébral, la destinée de ces délires, de ces édifices surgissant comme des éruptions, est variable. Souvent éphémères et guérissant comme ils sont venus, ils sont d’autres fois incurables et entraînent plus ou moins vite une démence trahissant un anéantissement définitif de la vie mentale. La notion de dégénérescence est pratiquement fort intéressante, car elle constitue un terrain qui compliquera d’autres états psychiques et les aggravera. Tel un accidenté du travail qui, au lieu de guérir dans un temps très court d’une commotion cérébrale, verra éclater à cette occasion un accès de folie. La prédisposition est un facteur de complications qui intervient à tout instant dans la liquidation de procès où sont en cause des accidents au cours desquels le cerveau a été intéressé. Sans entrer ici dans le détail des causes de la dégénérescence qui sortirait de notre cadre, il faut pourtant signaler que des troubles survenant dans l’évolution sexuelle, lors de la puberté, amènent des cas graves de folie dont le nombre est très élevé et qui, sous les noms de hébéphrénie

et de démence précoce, sont caractérisés d’emblée par une compromission de la vie psychique dont, tôt ou tard, ordinairement très vite, la conclusion sera la mort cérébrale. Il nous reste à énumérer les maladies mentales à causes nettement déterminées, accidentelles, reposant sur une base nettement organique. Deux grandes causes engendrent la folie : la syphilis et les intoxications, auxquelles il faut joindre, très logiquement, les infections graves. La syphilis conduit à la paralysie générale qui n’est autre qu’une méningo-encéphalite à marche inexorable, mortelle dans l’espace de deux à trois ans. La syphilis est également justiciable d’un nombre énorme d’états héréditaires. L’hérédosyphilis portera les noms d’idiotie, d’hydrocéphalie, même d’épilepsie. Elle est une des causes principales de la décadence psychique de l’espèce. On en peut dire autant des grandes intoxications dont les deux principales – l’alcoolisme et l’opiomanie – exercent une influence désastreuse sur l’espèce. Les folies alcoolique et opiomique ont des caractères cliniques sensiblement superposables. Ce sont des folies essentiellement aiguës, transitoires, fécondes en hallucinations, principalement de la vue. Toutes les folies toxiques se ressemblent, quelle que soit l’origine du poison : les maladies microbiennes telles que la fièvre typhoïde, la diphtérie, l’encéphalite léthargique, procurent des délires transitoires, mais dont la terminaison peut aussi se faire par un affaiblissement plus ou moins rapide des facultés. Pour terminer, je mentionnerai les complications cérébrales de l’épilepsie et de l’hystérie, d’une extrême fréquence, et les états psychiques qui ressortissent à des troubles de sécrétion des glandes endocrines, qui commencent à être bien connus. Exemple : les troubles cérébraux symptomatiques d’un thyroïdisme anormal. On sait qu’un nombre énorme de cas d’arriération mentale sont dus exclusivement à l’insuffisance de la glande thyroïde, à preuve qu’ils cèdent à des

traitements basés sur l’emploi d’extraits thyroïdiens rectifiant cette insuffisance.

Cet article « Psychiatrie » ne saurait constituer un traité d’aliénation mentale. Il est tout juste bon pour orienter les esprits observateurs vers les manifestations anormales de l’intelligence, pour leur apprendre à les observer et à les cataloguer sommairement, et aussi à rectifier bien des erreurs et bien des préjugés qui s’infiltrent forcément dans nos conceptions. Mettre la psychiatrie dans son cadre n’est point faire l’histoire de la folie dans ses aspects cliniques, ni en déduire tous les enseignements qu’elle comporte sur le terrain de la sociologie, de l’hygiène mentale et de la médecine légale. Chacun de ces points fournirait la matière de longs



Docteur LEGRAIN.

PSYCHOLOGIE n. f. (du grec : psukhé, âme, et logos, discours) encyclopedie anarchiste de Sebastien Faure



La psychologie est l’étude de l’âme, entendez par là non ce principe abstrait dont parlent les théologiens, mais l’ensemble des phénomènes qui se passent dans chaque individu. C’est toute la personne humaine, avec ses émotions, ses passions, son intelligence, sa volonté, etc., qui est du ressort de la psychologie. « La psychologie est l’étude scientifique des faits de conscience », disait Th. Ribot. On entend par « fait de conscience » des groupes de phénomènes que nous avons soin de distinguer les uns des autres, tels que les sensations, les sentiments, etc. Une question se pose dès qu’on aborde l’étude des phénomènes psychologiques : c’est celle de la méthode. Emploieronsnous, pour les étudier, la méthode subjective, ou la méthode objective, la première constituant une méthode d’introspection (regarder au-dedans) ou d’observation interne ; la seconde une méthode d’observation externe, le sujet cessant de se confondre avec l’objet, examinant du dehors, faisant appel à toutes les sciences pour se connaître et connaître les êtres qui l’entourent ? Chacune de ces méthodes offre des avantages et des inconvénients, mais en les associant, les combinant, les complétant l’une par l’autre, le psychologue diminue les chances d’erreur qui peuvent se glisser dans son observation. La psychologie est devenue une partie si importante de la philosophie qu’elle a fini par se substituer à celle-ci : certains philosophes ont réduit la philosophie tout entière à la psychologie. En même temps qu’ils faisaient de la psychologie une science indépendante de la philosophie, dont le rôle se bornait à l’étude de problèmes généraux, d’ordre métaphysique, ils l’annexaient à la physiologie. Sans doute, on ne peut expliquer certains « faits de conscience » sans avoir recours à la physiologie, mais il s’en faut de beaucoup que cette dernière soit l’unique explication de ces faits. Il y a là une exagération qui exige une mise au point. Cette conception d’une psychologie physiologique ou d’une physiologie psychologique a donné naissance à de nombreuses « monographies » présentant un certain intérêt. Qu’il me soit permis de dire que l’analyse, si légitime qu’elle soit, dans les recherches scientifiques ou littéraires, n’est rien par elle-même : elle ne vaut que par la synthèse. C’est la synthèse seule qui donne la vie au document, vivifie l’observation et l’expérimentation, communique de l’intérêt aux travaux les plus terre-à-terre. Sans la synthèse, la science s’arrête à mi-chemin. Par la synthèse, elle rejoint la vie. Les problèmes que soulève la psychologie sont extrêmement variés. On les range en trois groupes se rapportant à la vie intellectuelle, affective et active. Tour à tour, on examinera, en employant la méthode génétique, qui explique le supérieur par l’inférieur, les rapports du physique et du moral, les sensations, les perceptions, la mémoire, l’association des idées, l’imagination reproductrice et l’imagination créatrice, l’attention, la réflexion, le jugement, le raisonnement, l’abstraction, les signes et le langage, les principes rationnels de finalité, de substance, de causalité, de raison suffisante, d’identité, les concepts, les idées de la raison (l’espace et le temps), l’effort intellectuel, le plaisir et la douleur, les émotions, les affections, les passions, la sympathie, l’imitation, les inclinations, les sentiments, l’instinct, l’habitude, la volonté, la personnalité, l’idée du

moi, etc. La psychologie anormale et pathologique apportera son concours à la psychologie normale, complétant celle-ci par l’étude des fous, des dégénérés, des malades. Nous y joindrons la psychologie de l’enfant, celle du sauvage, et jusqu’à celle des animaux, nos « frères inférieurs ». L’animal est plus intelligent que certains hommes. Mais les hommes qualifient d’instinct l’intelligence des animaux, et donnent à leur instinct le nom d’intelligence. Bien peu de choses séparent l’homme de l’animal. Celui-ci a son langage, sa philosophie, son art. L’homme est un animal plus compliqué, voilà tout. Nous examinerons un chapitre nouveau de la psychologie, désigné par Pierre Janet sous le nom d’automatisme psychologique. Il y a un grand nombre de gestes inconscients et subconscients, que nous accomplissons sans nous en rendre compte. Ils ont cependant leurs lois, comme les phénomènes conscients. Les anciens philosophes se préoccupaient exclusivement des formes les plus élevées de l’activité humaine, méprisant ou, plutôt, ne soupçonnant pas ses formes inférieures : les nouveaux philosophes étudient la conscience et la sensibilité dans leurs formes élémentaires les plus simples, les plus rudimentaires (les lois de la maladie étant les mêmes que celles de la santé). Il faudra, désormais, compter avec l’inconscient, dont beaucoup de gens parlent inconsciemment. On sait quelle place a pris l’inconscient depuis quelques années dans la philosophie. On a cherché dans l’inconscient l’explication d’un grand nombre de phénomènes. En même temps que l’inconscient, dont le rôle avait été seulement pressenti par quelques philosophes, le sentiment était réhabilité, avec l’instinct. On opposait à la raison l’inconscient. Le pragmatisme trouvait dans l’inconscient sa justification ; au nom de l’inconscient on mettait en doute la valeur de la science. Il est certain que le rôle joué par l’inconscient dans la conscience humaine est considérable et ne peut être nié. Qu’est-ce au juste que l’inconscient ? Est-ce une conscience confuse, comme le croient les panpsychistes

? Ou s’explique-t-il par la psychologie ou la physiologie ? Les philosophes sont loin

d’être d’accord. Quoi qu’il en soit, l’inconscient est un fait. Il y aurait dans l’individu un moi conscient et un moi que Myers a appelé subliminal (au-dessous du seuil) : ce dernier, analogue au moi ancestral, à celui des animaux supérieurs et des primitifs, constituerait une sorte de vie végétative. L’inconscient et le conscient réagissent l’un sur l’autre. L’acte automatique joue un rôle dans la vie humaine, comme l’acte conscient. On constate chez l’être le plus intelligent des actes demi conscients. Psychologues, psychiatres, occultistes, métaphysiciens, sociologues, etc., ont dû tenir compte de l’inconscient dont ils ont étudié les effets dans la vie morale, intellectuelle et sociale de l’humanité. Nous venons de parler de psychologie anormale. Elle a été le point de départ de recherches intéressantes. De nouvelles méthodes lui ont apporté leur concours. La psychothérapie a l’ambition de guérir les maladies de l’âme. Elle les traite comme des maladies du corps et s’efforce d’en prévenir le retour. La psychiatrie les constate et met en lumière différentes psychopathies. Les psychiatres font souvent fausse route. Ils ont les défauts de tous les spécialistes : ils ne voient qu’un aspect de la réalité. Les psychiatres mettent les artistes au nombre des « paranoïaques ». Tout ce qui sort de l’ordinaire est, par eux, traité de folie. Ainsi, la psychologie envisage l’homme dans toutes ses attitudes. Elle le dissèque, le pèse, l’analyse, le triture en tous sens. Ce qui est dangereux, c’est l’abus qu’on fait de la psychologie. La psychologie des écrivains et celle des philosophes ne se ressemblent guère ; cependant, à ne faire que de la psychologie, objective ou subjective, expérimentale ou non, on risque d’être obsédé par l’idée fixe, qui est elle-même un cas fort curieux de psychologie anormale et pathologique.


Gérard de LACAZE-DUTHIERS.

PSYCHOLOGIE

La psychologie a été incorporée à la philosophie en compagnie de la logique, de la morale et de la métaphysique. C’est là un reste de la confusion pri mitive, où les connaissances scientifiques, la religion, la morale et la politique formaient un tout indivis. On a même nié la psychologie ; Auguste Comte voulait en faire une partie de la sociologie, partant du fait que l’homme est un être social. C’est une erreur. On pourrait plutôt rattacher la morale à la sociologie. Parce que la morale, science de ce qui doit être et non de ce qui est, gouverne le rapport des hommes entre eux. On a voulu aussi faire de la psychologie une annexe de la physiologie, sous prétexte que le cerveau, organe de l’esprit, est une partie du corps. Là aussi on s’est trompé, conduit par un matérialisme mal compris. Le sphygmographe peut nous enseigner que le pouls précipite ses battements sous l’influence d’une émotion, mais il ne nous dit rien de l’émotion elle-même. Le vrai est que la psychologie comporte une méthode spéciale, l’introspection, qui la rend très difficile, parce que le sujet de l’expérience en est en même temps l’objet. De là le peu de progrès fait par la psychologie depuis Aristote qui, déjà, avait découvert l’association des idées, dont l’étude fut complétée de nos jours par Stuart Mill. La vieille théorie des facultés de l’âme : sensibilité, intelligence, volonté, n’a pas pu être remplacée. L’introspection est complétée par l’extrospection, c’est-à-dire par l’observation des autres : enfants, vieillards, aliénés, idiots, hommes d’intelligence diverse. Mais nous ne pouvons connaître de l’âme des autres que ce qu’ils veulent bien nous en livrer ; en outre, il est peu de personnes vraiment capables de s’observer elles-mêmes ; le connais-toi toi-même socratique est rare. Les faits psychologiques ont été étudiés aussi par leurs contours, si on peut s’exprimer ainsi.

On a pu mesurer le temps qu’ils mettaient à se produire. C’est quelque chose ; mais cela ne dévoile pas le mécanisme intime de la pensée qui, peut-être, échappera toujours à la connaissance humaine. On a étudié avec plus de fruit ce qu’on pourrait appeler la psycho-sociologie, étude de l’influence du milieu social sur l’individu. La psychanalyse de Freud est venue donner une vigueur nouvelle à la psychologie endormie dans les vieilles formules. On s’est livré à des interrogatoires très minutieux pour découvrir l’origine d’une obsession, d’une phobie ou d’une idée fixe. Freud, comme tous les auteurs de systèmes, a eu le tort de pousser à l’exagération l’influence de la sexualité dans la constitution de l’âme humaine.

Certes, le besoin sexuel, venant après les besoins de nourriture et de sommeil, ne peut pas ne pas avoir un rôle important dans l’esprit humain. Néanmoins, il n’y a pas que le sexe dans la vie mentale. Freud, néanmoins, a rendu et rendra de grands services en portant à faire attention aux paroles, notamment en matière d’éducation. Il est des paroles qui ont la nocivité de poisons. Un enfant sera à jamais incapable, parce qu’on lui aura répété qu’il est incapable. En l’humiliant de

manière constante, on provoque en lui des complexes d’infériorité qui pourront le diminuer sa vie entière. Nos pères et nos grands-pères se conduisaient à cet égard comme des barbares. Ils croyaient avoir fait tout leur devoir en donnant à leurs enfants le vivre et le couvert. Ils passaient sur eux leur mauvaise humeur, leur volonté de puissance, s’ingéniant à les humilier. La psychologie a été aussi appliquée à l’orientation professionnelle. Par des tests, on évalue les aptitudes des enfants et on leur conseille d’entreprendre une profession en rapport avec leurs

dons naturels. Mais ces études sont encore bien loin d’être au point, d’autant mieux que, dans la société présente, c’est la situation et la fortune des parents, et non les aptitudes de l’enfant, qui déterminent son avenir.


Doctoresse PELLETIER.