Le corps est tout ce qui le compose, et l'unité des multiples parties de ce tout est assurée par un mouvement interne : ce:ui de la vie. Ce mouvement n'a besoin ni de notre volonté ni de notre conscience pour que fonctionne l'essentiel : battements du coeur, respiration, circulation nerveuse ou sanguine. Cela même qui nous fait vivants se passe donc à l'intérieur de nous en dehors de nous. La base organique de notre intimité nous est étrangère. Il faut s'entrainer à penser cette contradiction fondamentale, et c'est une manière de se rapprocher de sa perception, quitte à constater que sa propre vie se dérobe à celui qui, à l'instant même de ce constat, "en" vit.
Un étrange anonymat s'impose alors à propos de cette vie qui est "ma"vie sans être "mienne", et, tandis qu'un sentiment de dépossession radicale déferle, voici que la masse organique -celle qui est "mon" corps- devient unique et pour cette raison personnelle Contradiction supplémentaire entre ce qui fait de moi un vivant, et dont le principe est sans fin, et le mortel vivant que fait de moi mon corps. Mais cela est-il plus contradictoire que de loger en soi, après lui avoir donné naissance et entretien, cet "esprit" qui ne cesse de s'en déincarner? Le corps ( mon corps), pris entre ces deux forces, ressent brusquement son épaisseur interne (son intériorité) comme le lieu d'une tension qui équilibre la vie en soi impersonnelle et la mentalité en soi personnelle. Et voilà que s'impose alors la dérangeante certitude que je dois mon être à celui que je ne suis pas alors que je deviens celui que je suis à travers cette conscience.
Relation contradictoire et nécessaire qui fait circuler dans ma viande un appétit d'expression : il est le sens (mouvement) avant que ne puisse apparaitre LE sens verbalement articulé. L'espace organique est ainsi orienté par la vie que lui prête LA vie, vers la pensée qui la réfléchira tout en se faisant par rapport à elle indépendante. Indépendance qui s'affirme par la création d'objets qui, à leur tour, sont faits d'une matière, leur corps de langue (ou de peinture, de musique, de pierre...), et d'une mentalité, leur "esprit". Et ces objets possèdent eux aussi une apparence, qui est leur dehors, et un contenu, qui est leur dedans. Ils disposent donc d'un mouvement interne qui, sous leur visibilité ou leur lisibilité, déploie un espace invisible et sans limites, l'équivalent de LA vie.
Une nouvelle contradiction se présente entre ce qui, en nous, se désincarne, et qui est mental, et la capacité que possède la mentalité de créer des "incarnations" sous la forme de ces "objets" susceptibles d'entretenir avec nous une relation corporelle. L'échange qui a lieu par l'intermédiaire du regard entraine, à son contact, le dégagement d'un espace dans lequel communiquent l'intériorité du lecteur (ou du spectateur) et celle qui fut déposée dans l'objet-oeuvre. Tant que dure cette rencontre, et l'effort de compréhension qui la construit, il y a partage de l'envers de l'apparence par l'effert d'une pénétration réciproque. Cela n'est pas une image mais la tentative de formuler une opération concrète rarement décrite comme telle alors que sa perception (celle du volume physique) s'oppose à la superficialité qu'entretient la marchandise des images dans la société de consommation.
Dès qu'un effort vous fait entrer dans le lieu où se forme la représentation, au lieu de consommer celle-ci comme un spectacle détaché de son origine, une épaisseur volumineuse est là, environnante et bientôt corporelle. Il y a du corps et, en lui, de l'invisible qui refuse de céder sa place à la marchandise visuelle. Le corps est opaque: il n'est plus la face plate et trouée où s'engouffrent les images, il est muni d'un dos qui projette, vers le dedans dont il soutient l'espace, une ombre profonde où s'ouvre le puits par lequel remonte le langage.
On sait alors de manière implicite que de l'agencement des organes émane un double dépôt vital. J'ai essayé ailleurs d'en exprimer la nature en écrivant que deux forces sont en nous latentes mais que nous ne sommes les destinataires particuliers d'aucune. La première est celle de l'espèce, à charge pour nous de la reproduire; la seconde, celle de la langue, elle aussi à perpétuer.
Il ne faut pas oublier que l'espèce est infiniment antérieure à la langue et qu'elle en cache la source dans sa profondeur obscure. Toute certitude étant ici exclue, autant rêver, et je rêve de la formation de l'espace mental par le déversement du visible à l'intérieur du corps. Après tout, nos yeux nous font respirer de la vue comme, dans un autre circuit, nous respirons de l'air. Cette respiration visuelle assure notre communication avec le monde mais elle permet aussi au pouvoir d'empoisonner notre mentalité par le même canal. Toujours s'agite en nous une contradiction qui tantôt nous fortifie, tantôt nous fragilise si nous n'en faisons par l'arme de notre résistance. Sentir et savoir cela est la base de la politique du corps.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire