dimanche 3 novembre 2024

Article : La scène primitive par Bernard Noël

 "Depuis des années et des années, une scène me poursuit : je ne l'ai pas vue, et cependant je la vois derrière mes yeux, au croisement de la mémoire et de l'imaginaire, là où les fantomes et fantasmes se forment et apparaissent. Cette scène a eu lieu dans les derniers jours de mai 1871, à Paris. Un troupeau de Communards, que l'on vient d'arrêter et qu'encadrent les Versaillais, passe devant la foule ameutée sur les boulevards, dans les parages de l'Opéra : une foule de bourgeois bien mis qu'accompagnent leurs épouses en tournures et voilettes. Tous ces gens, qui ont eu peur, clament un soulagement haineux et victorieux, mais voici que dans l'excitation générale, quelques-unes des femmes s'avancent vers les prisonniers, et tout à coup arrachent la longue épingle qui retient ensemble chignon et chapeau, puis la manient à bout de bras pour crever les yeux sous les applaudissements et les rires.

Cette scène me poursuit parce qu'elle donne la mesure d'un comportement dont la répétition finit par fournir l'une des normes de mon pays. On sait que les vainqueurs, partout, sont les propriétaires de l'Histoire, et qu'ils en font disparaitre les épingles à chapeau, mais cette disparition, chez nous, se double à tel point d'une négation de son existence que ce refoulement ménage le retour de la même violence. Dès lors, faute d'une expression qui pourrait les exorciser, les scènes de ce genre rôdent dans l'inconscient collectif où, loin de s'apaiser, elles deviennent les appelants d'actes identiques aussitôt que l'occasion s'en présente.

Cette scène est exemplaire parce qu'elle met en scène un meurtre du regard que le pouvoir français commet régulièrement. Ici, le geste final est toujours d'aveugler l'adversaire pour qu'il ne voie pas ce qu'on lui fait, et soit donc incapable d'en témoigner valablement. Il suffit de se rapporter à deux évènements récents pour constater combien la scène évoquée semble servir de perpétuel modèle. Ainsi de la rafle dite du Vel'd'Hiv et du pogrom que subirent les Algériens, à Paris même, dans la nuit du 17 octobre 1961.

Chaque fois, c'est une cruauté immédiatement couverte, sinon légalisée, par la hiérarchie de l'état : chaque fois le même enterrement d'une prise de conscience salutaire, comme si la lâcheté des exécutants reflétait la réalité fondamentale de nos gouvernements successifs. Quand la vérité finit par devenir publique - et va même jusqu'à s'afficher plus tard sur les estrades de l'état - c'est que l'amnistie a depuis longtemps bâillonné les victimes et mis à l'abris les bourreaux par une soumission légale de la justice au crime. On ne devrait pas s'étonner que les "révisionnistes" nient l'évidence quand la volonté officielle a toujours été de blanchir l'histoire.

Ce penchant favorise la renaissance perpétuelle du racisme, de l'exclusion, et du nationalisme le plus regressif. Il favorise aussi l'apparition de lois qui sous prétexte, par exemple, de lutter comme l'immigration clandestine s'inscrivent contre toute la tradition dont se réclame chez nous la "légalité". Ailleurs, mais dans un mouvement semblable, l'humanitaire si généreusement médiatisé prête son aide à la "purification ethnique". Bref, tout change sans cesse de sens dans une belle confusion, qui est le nouvel ordre.

Les riches ne crèvent plus les yeux des révoltés avec des épingles à chapeau, mais avec des images. Cet aveuglement a l'avantage de n'être ni salissant ni douloureux. Le pouvoir est à nouveau divin puisqu'il peut agir invisiblement. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu'on aperçoive dans cette invisibilité un crime contre l'humanité puisqu'on ne l'a pas mieux distingué chez la mafia du sang contaminé, qui, pourtant, a servi la propagation du sida avec bien plus d'efficacité que notre sexualité rendue pècheresse. Le virus, lui aussi, appartient à l'invisible : quand sa cruauté apparait, il est trop tard. Bizarrement, ce qui prépare les viols, les massacres, la destruction, apparait aussi trop tard, mais uniquement parce que les responsables, pour n'être pas coupables, choisissent toujours d'aveugler.

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