Arcan, philosophe
Quand paraît en 2001 son premier livre "Putain", Nelly Arcan est une belle jeune femme. Elle sera lue, photographiée, filmée, interviewée, jamais tout à fait prise au sérieux, admirée pour son culot et pour son cul, et Dieu sait qu’elle jouera sur l’ambiguïté, difficile pour une jolie jeune femme de ne pas jouer là-dessus, difficile, oui, même en étant, comme elle, d’une lucidité javellisante, d’avoir les idées parfaitement claires alors que des journalistes vous filment et vous flattent, vous tirent dans tous les sens, vous caressent l’ego dans le sens du poil et le poil dans le sens de l’ego, difficile de savoir comment se tenir, comment regarder la caméra, alors qu’on veut plaire, et vendre, c’est-à dire se vendre, toujours, le désir vient jeter du trouble, toujours… mais bon.
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Nelly Arcan a choisi de mourir en septembre 2009, à l’âge de trente-quatre ans. On peut le dire autrement : Isabelle Fortier a choisi de mourir en septembre 2009, à l’âge de trente-six ans.
D’emblée le dédoublement, la duplicité, le mensonge, le masque, le déguisement. D’emblée le théâtre, le jeu, et le risque de se perdre dans la multiplication des identités.
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Le corps de Nelly Arcan disparu, demeure son corpus : quatre livres en tout et pour tout, avant le présent et posthume volume : "Putain", 2001, "Folle", 2004, "À Ciel ouvert", 2007 (tous au Seuil), et enfin, paru aux éditions Coups de tête en novembre 2009, donc déjà de façon posthume : "Paradis clef en main". Style unique, immédiatement reconnaissable, lapidaire, désopilant, cruel, décapant, dont le vocabulaire a la précision d’un scalpel et la syntaxe, la souplesse d’un saut à l’élastique : phrases à relance dont l’énergie se renouvelle de clause en clause, indéfiniment. Et moi qui l’ai sous-estimée, mésestimée, moi qui regrette d’être passée à côté de cette femme de son vivant, de ne pas l’avoir lue avant sa mort, moi qui en veux, aussi, un peu, à la presse, de ne pas avoir signalé avec suffisamment d’insistance que c’était un auteur étonnant, brillant, original, surdoué (je m’aperçois que, pour vous en convaincre, je m’abstiens d’ajouter des e muets à cet article et à ce substantif et à ces adjectifs, car ce rajout les diminuerait, n’est-ce pas, c’est bien connu, on en a l’habitude), j’estime maintenant que la lecture de ses livres devrait être obligatoire dans tous les lycées et universités du monde occidental. En quelle matière ? En philosophie.
La philosophie occidentale, comme chacun sait, est dualiste. Dualiste ne veut pas dire qu’elle divise le monde en deux : bons et méchants, ou noir et blanc (encore que ce soit souvent le cas !) ; cela veut dire qu’elle décrète une différence de nature, radicale et irrémédiable, entre l’esprit et le corps. Or le dualisme est également l’une des constantes de ce que je nomme la pornégraphie, l’écriture des prostituées (par opposition à la pornographie, qui est l’écriture sur les prostituées). Impossible de lire un texte écrit par une pute ou une star du porno sans tomber sur au moins une allusion à cette scission. Je laisse mon corps à l’autre, pas de problème ; moi, je suis ailleurs. « Ma tête, écrit Arcan, se tient aussi loin que possible de cette rencontre qui ne la concerne pas… » À vrai dire, toute enfant de sexe féminin découvre le dualisme dès son plus jeune âge, pour la simple raison que son corps est tôt constitué en objet du regard (y compris, grâce aux miroirs, du sien). Elle vit ce corps comme une « chose » qui n’est pas la même chose qu’elle. Le paradoxe est que, plus elle grandit, plus les autres la traitent comme si elle n’était que cette « chose »-là. De son enfance, Nelly Arcan dit : « Je ne m’en souviens presque plus mais j’étais déjà une poupée susceptible d’être décoiffée, on commençait déjà à pointer du doigt ce qui faisait saillie (…), et déjà ce n’était pas tout à fait moi qu’on pointait ainsi, c’était le néant de ce qui empoussiérait ma personne, poussière de rien qui a f ini par prendre toute la place. » Tout le soi est corps. Arrivée à l’adolescence, elle est forcée d’en convenir. L’esprit lui-même est matière. Le miroir donne à la jeune fille sa première leçon de matérialisme : « C’est une fois devenue grande que les miroirs me sont arrivés en pleine face et que devant eux je me suis stationnée des heures durant, m’épluchant jusqu’à ce qu’apparaisse une charcuterie tellement creusée qu’elle en perdait son nom. À force de se regarder on finit par voir son intérieur et il serait bien que tout le monde puisse le voir, son intérieur, son moi profond, sa véritable nature, on arrêterait peut-être de parler de son âme (…), on cesserait peut-être de se croire immortels. »
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À la télévision, au cinéma, sur le Net, les abribus, les murs des villes, les couvertures de magazines masculins et à chaque page des féminins, les femmes sont bombardées d’images de femmes jeunes et jolies et séduisantes et séductrices. Elles s’inquiètent. Suis-je la plus belle ? Chacune, chacune. Arcan parle « des images comme des cages, dans un monde où les femmes, de plus en plus nues, de plus en plus photographiées, qui se recouvraient de mensonges, devaient se donner des moyens de plus en plus fantastiques de temps et d’argent, des moyens de douleurs, moyens techniques, médicaux, pour se masquer, substituer à leur corps un uniforme voulu infaillible, imperméable ». Dans certaines régions du monde, on recouvre les filles d’un voile quand elles deviennent nubiles, et le problème est réglé. Chez nous, il ne se règle jamais. Les femmes occidentales se recouvrent, dit Nelly Arcan, d’une « burqa de chair ».
Dans son troisième livre, À ciel ouvert, elle imagine un film documentaire qui porterait ce titre. « Il pourrait raconter l’histoire de femmes qui enterrent leur corps sous l’acharnement esthétique. » Hantise du vieillissement. Ne pas changer, se dit la f illette. Rester à jamais une petite fille. Celle que papa aimait. Celle qui fait bander papa quand il va chez les putes. Papa veut que je reste jeune jeune jeune jeune et jolie. Il ne veut plus coucher avec son épouse une fois qu’elle est devenue mère, une fois qu’elle a dépassé les trente ans. La bandaison de papa, ça ne se commande pas. Ils ne peuvent pas aimer une femme qui vieillit. Qui flapit. Qui glapit. Comme ma mère. Horreur. Dès que j’arrive à trente ans, je me tuerai. Je ne deviendrai jamais comme ma mère. Meilleure façon de ne pas devenir comme ma mère : devenir putain. Les deux espèces de femmes, Nelly Arcan les appellera non la maman et la putain mais la larve et la schtroumpfette. Peu importe le nom : toujours, les femmes sont dédoublées, scindées, schizoïdes, tandis que l’homme reste un.
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La jeune femme quitte sa province et arrive dans la grande ville, s’inscrit à l’université, et, tout en poursuivant des études universitaires en psychologie et en littérature, devient escorte en appartement. Cette jeune femme ne s’appelle pas encore Nelly Arcan, elle s’appelle encore, comme dans l’enfance, Isabelle Fortier. Nombreuses sont les femmes qui changent de nom pour se prostituer, elle non. C’est pour publier des livres que, plus tard, elle changera de nom. Deux façons d’être une femme publique. La jeune femme veut comprendre cela. Parce que cela existe, et qu’elle trouve cela incroyable. Alors elle y va. Sans fermer les yeux. Gardant en éveil, dans la chambre où elle reçoit ses clients, la même intelligence dont elle se sert pour rédiger sa thèse. La même. La voilà dans les bras d’hommes inconnus, hommes d’affaires pour la plupart, jour après jour. « On me voit sans doute comme on voit une femme, au sens fort, avec des seins présents, des courbes et un talent pour baisser les yeux, mais une femme n’est jamais une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue. » Presque tous ses clients sont mariés et pères de famille. Très souvent, ils ont une fille du même âge qu’elle. Comme elle est philosophe et qu’elle désire comprendre ce qui se passe, elle leur pose des questions. « Lorsqu’ils me confient d’un air triste qu’ils ne voudraient pas que leur fille fasse un tel métier, qu’au grand jamais ils ne voudraient qu’elle soit putain, parce qu’il n’y a pas de quoi être fier pourraient-ils dire s’ils ne se taisaient pas toujours à ce moment, il faudrait leur arracher les yeux, leur briser les os comme on pourrait briser les miens d’un moment à l’autre, mais qui croyez-vous que je sois, je suis la fille d’un père comme n’importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour, alors que devant elle vous parlez votre sale discours d’homme d’affaires (…). » Les mêmes hommes, académiciens ou députés, qui trouveraient anormal qu’en les rencontrant pour la première fois on leur fasse la bise plutôt que de leur serrer la main trouvent normal, sous prétexte qu’ils l’ont payée, de sodomiser une femme dont ils viennent de faire la connaissance, ou d’éjaculer sur son visage, ou de lui demander de les fouetter, etc. Isabelle Fortier ne trouve pas cela normal, elle le trouve incroyable. Aussi incroyable la millième fois que la première. « Il suffit de quelques jours, écrit Nelly Arcan, (…) de deux ou trois clients pour comprendre que voilà, c’est fini, que la vie ne sera plus jamais ce qu’elle était (…) »
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Filles de joie ? Certainement pas. Même quand leur survie physique n’est pas menacée, les femmes qui exercent ce métier côtoient, au jour le jour, non la joie mais la mort. « Pour moi, écrit Arcan, les putes comme les filles du Net étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d’une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans les années de jeunesse. » Arcan parle presque à chaque page de son désir, son intention, son projet de mourir. « Ce n’est pas que l’argent ne fasse pas le bonheur, précise-t-elle avec son humour noir inimitable, plutôt qu’il existe une limite au confort et à l’aisance matérielle qu’on peut s’offrir dans la mort. » « (...) huit clients différents, après huit c’est entendu, je peux m’en aller, et m’en aller où pensezvous, chez moi, eh bien non car ne je veux pas rentrer chez moi, je veux seulement mourir au plus vite »… On discute beaucoup, ces derniers temps, et même parfois en haut lieu, des suicides et tentatives de suicide chez les détenus. Ils sont fréquents chez les prostituées aussi, mais qui s’en soucie ? Encore de nos jours : admiration secrète pour les caïds et, pour les putes : mépris, indifférence.
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De quelle école philosophique relève la pensée de Nelly Arcan ? La réponse est simple : de l’école nihiliste. Dans les derniers mois de sa vie elle a essayé de la quitter, cette école ; mais en fin de compte cela ne lui a pas été possible. Exacerbant le dualisme, les nihilistes dévaluent définitivement l’existence charnelle. Puisque nous sommes des corps, et devons mourir, disent-ils, toute tentative pour inventer un sens à la vie est vouée à l’échec. Mieux vaudrait ne jamais être né. C’est la vie qui – bêtement, aveuglément – veut vivre, pas moi, disent-ils avec Arthur Schopenhauer. Les écrits d’Arcan contiennent de nombreuses envolées schopenhaueriennes. Ce passage de Putain par exemple, ne détonnerait pas dans l’opus magnum du grand philosophe, Le Monde comme volonté et comme représentation (même si, à mon humble avis, Arcan emploie, pour dire les mêmes choses, un style plus palpitant que Schopenhauer) : « Ce n’est pas facile d’admettre que si la vie continue, ce n’est pas par choix mais parce qu’on ne peut rien contre sa force organique qui se fraye un chemin en dehors de la volonté humaine, en dehors des injustices commises sur les plus petits comme les enfants pauvres dressés en soldats pour remplacer d’autres soldats dans des pays où tous les hommes sont déjà morts. Ce n’est pas facile d’admettre que la vie se sert des affamés et des malades pour grandir encore sous la forme de sacs de blé lancés depuis des avions, qu’elle se sert aussi des croisements de races bovines dans les laboratoires et des antidépresseurs qui forcent le mouvement dans les esprits fatigués. De cette vie qui se perd dans la nuit des temps et qui aura raison de tout, qui rejaillira du pire pour s’imposer à nouveau et reprendre du début toutes les erreurs du passé, je n’en veux plus… Quand je pense qu’on applaudit le courage des rescapés alors que c’est la vie qui les traîne derrière elle ! » La philosophie nihiliste est un discours de la solitude et de l’immobilité, formulé dans l’abstrait, de loin, de haut, très au-dessus des petites affaires humaines. C’est un discours hors temps et hors récit. Le récit – c’est-à-dire le fait de lier les événements et les êtres les uns aux autres en une histoire – est la seule chose qui donne sens à l’existence humaine. Les récits créent et renforcent les liens, non seulement en amont avec nos parents et en aval avec nos enfants, mais aussi avec nos compatriotes, avec nos amis, avec nos coreligionnaires, et ainsi de suite. Quand les liens sont coupés, ou interdits, ou rendus impossibles, quand on est obligé de vivre dans le présent, on aura tendance à devenir soit mystique, soit nihiliste, soit les deux. Or, ce que j’appelle « théâtre p & p » (prostitution et pornographie) comme la quasi-totalité des analyses le concernant, est figé dans le présent, pris dans l’immobilité du tableau, de la scène, de la pose, de la position ou de la « figure rhétorique ». Il isole la personne et arrête le temps. Il se prête donc admirablement au nihilisme. Toutes les prostituées, pendant leurs heures de travail, sont tenues d’éradiquer de leur esprit toute velléité de récit. Il n’est pas rare que, dans un premier temps, elles versent dans le mysticisme et se perçoivent comme des saintes : Catherine Millet raconte dans La Vie sexuelle de Catherine M. son fantasme de petite fille de donner à manger à tous les affamés du monde ; Nelly Arcan, au début de Putain, dit que devenir escorte était une manière de « se sacrifier comme l’ont si bien fait les sœurs de mon école primaire pour servir leur congrégation ». Mais elles en viennent presque toujours au nihilisme.
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Même sans mac, une prostituée n’est jamais une femme libre. Elle est, dit Nelly Arcan dans un des textes du présent recueil (« La Robe »), « un déshabillé et rien d’autre, une tenue de nudité excommuniée de tout ce qui n’est pas son corps : amour, amitié, mariage, enfantement. C’est le contraire de la compagne, même si on prétend le contraire dans le mot escorte. Rien n’est jamais escorté dans ce monde, tout est distance et froideur. Un corps dans le déshabillé de la désincarnation. Dans les frous-frous de la désintégration ». Qu’en est-il du désir d’enfant d’Arcan elle-même ? Elle a été enceinte, en 2003, d’un homme dont elle était « follement » amoureuse (c’est le sujet de son deuxième roman, Folle). Lui ne voulait pas d’enfant, il a exigé qu’elle supprime l’enfant, elle a acquiescé. Cet avortement sera sa deuxième grande leçon de matérialisme, après l’étude de son visage dans le miroir. De retour à la maison après l’intervention, elle sent « de lourdes crampes faire tomber de petites masses noires entre mes jambes », elle étudie ces masses noires de près et les décrit longuement ; c’est insoutenable, certes, mais tous, nous sommes nés de cet insoutenable. « Ce soir-là j’ai appris beaucoup de choses, par exemple que l’âme n’existait pas et que les hommes se racontaient beaucoup d’histoires pour rester debout devant la mort. » En 2007 elle hésite encore, n’arrive pas à se décider : faire un enfant, ne pas en faire ? Devenir mère serait rejeter une fois pour toutes le nihilisme, les absolus exaltants du « tout » et du « rien » ; ce serait entrer dans le relatif, le fragile, d’une histoire qui se déploie. Mais, en toute sincérité… y a-t-il beaucoup d’hommes capables d’envisager sereinement la vie à long terme auprès d’une femme qui, pendant ses années de prime jeunesse, a reçu sur elle ou en elle le sperme de trois mille pénis différents ? Et que pourrait bien raconter cette femme de sa jeunesse à leurs futurs enfants ? Que les théoriciens tranquilles tournent sept fois sept fois ces questions-là dans leur esprit, avant de décrire à nouveau la prostitution comme un « mal nécessaire », ou un « métier comme les autres » – avant de se demander, avec une candeur désarmante, en quoi le métier de la prostituée serait plus aliénant qu’un autre, en quoi louer ses organes sexuels serait différent de louer ses bras, ses mains, son cerveau. Mais enfin, quelle vie privée peut-on avoir quand la vie professionnelle fait appel précisément aux gestes et aux organes impliqués dans l’intimité, l’amour et l’enfantement ? Arcan résume, succincte : « C’est la chair même d’où émane l’amour qui est atteinte. »
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Sous nos latitudes blanches et riches et fières d’ellesmêmes, les femmes ont accédé ces dernières décennies au vote, à la contraception, à l’avortement, à des postes de pouvoir, etc. L’on pourrait s’étonner, mais l’on ne s’étonne jamais, c’est curieux, que ces changements n’aient pas infléchi significativement leurs comportements en matière de beauté et de sex-appeal. Du coup, elles vivent en pleine schizophrénie. On les incite, non, on les somme, à s’instruire et à se couvrir d’une burqa de chair. À devenir mères et à avoir une carrière. À se voir comme égales en dignité à leur copain et à accepter qu’il se masturbe en regardant des images de viol sur le Net. Il est même surprenant que plus d’entre elles, à force d’avaler contradictions et couleuvres, ne disjonctent pas. Le contenu des magazines féminins reste inchangé : semaine après semaine, des millions de femmes intelligentes se renseignent de façon obsessionnelle sur les moyens d’améliorer leur apparence physique et dépensent, pour ce faire, une part considérable de leur budget ; quant au théâtre p & p, il joue à guichets fermés en permanence. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
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Pour l’essentiel, les théoricien(ne)s abordent la question de la prostitution sous deux angles, contrastés pour ne pas dire antagonistes – celui de la « libération des mœurs » et celui de l’« oppression des femmes ».
La première tendance est représentée en France notamment par Élisabeth Badinter qui, dans Fausse Route, parle de cette « liberté sexuelle, en dehors de tout sentiment » et de ce « plaisir pour le plaisir » qu’autoriserait selon elle la scène prostitutionnelle, et estime que les femmes devraient admettre qu’elles ont aussi, tout comme les hommes, des désirs violents et asociaux.
La deuxième tendance est exemplifiée par Françoise Héritier qui, dans Masculin/Féminin, décrit au contraire la prostitution comme une preuve supplémentaire de la mainmise des hommes sur le corps des femmes qui caractérise l’espèce humaine depuis ses débuts. Ces théoriciennes (et les autres) devraient lire Nelly Arcan. Celle-ci, à force d’avoir un cerveau de philosophe dans un corps de prostituée, a compris deux ou trois choses assez nouvelles.
1. La prostitution n’est la faute à personne. Les hommes de notre espèce sont programmés pour désirer les jeunes femmes aux formes appétissantes, et les jeunes femmes, pour se faire concurrence dans la séduction des hommes. Même scindés de leur but reproducteur originel, ces comportements perdurent. Nonobstant le correctif apporté à l’ère néolithique par l’invention du mariage, ils n’ont pas tellement changé depuis l’époque préhistorique. En d’autres termes, les hommes forts – et chez nous cela ne veut plus dire musclés, mais riches et socialement puissants – s’arrogent et s’arrogeront toujours l’accès aux femmes jolies et jeunes, et celles-ci se battront toujours pour leur plaire. Un passage de Paradis clef en main décrit des danseuses nues se relayant « pour interpréter une danse typée, marquée par l’uniforme moderne du corps bandant, mais aussi immémoriale, venue du fond des cavernes du Néandertal ». Et l’héroïne d’À ciel ouvert constate, désabusée : « Sur le plan social l’amour ne s’opposait plus à la prostitution, qui marchandait les êtres, sélectionnait les plus beaux, c’était la logique darwinienne, le retour aux sources, aux trophées, aux babouins. »
2. Contrairement aux idées reçues, la prostitution n’a rien à voir avec la liberté (ni celle de l’homme ni celle de la femme) ; souvent elle n’a même rien à voir avec le plaisir. « On ne peut pas penser à l’argent dans ces moments-là, dit la narratrice de Putain. On ne peut que penser que jamais plus on ne pourra oublier ça, la misère des hommes à aimer les femmes et le rôle qu’on joue dans cette misère, la caresse du désespoir qu’on nous adresse et la chambre qui se referme sur nous, (…) rien ne nous fera oublier la dévastation de ce qui a uni la putain à son client, rien ne fera oublier cette folie vue de si près qu’on ne l’a pas reconnue (…) » Évoquant un client surnommé le chien, elle se dit qu’« à bien y penser il lui aurait fallu trop de temps pour me raconter l’histoire des connexions qui l’ont amené à jouir du mépris qu’on lui porte. (…) Comment ne pas exécrer la vie à la sortie de ce tableau (…) ».
3. En revanche, la prostitution a tout à voir avec cela même qu’elle nie de toutes ses forces : la génération, l’engendrement. Arcan prend le théâtre p & p et le met en mouvement, le fait entrer dans le temps. Elle refuse d’oublier qu’elle-même, jeune femme prostituée, a été une petite fille, et même une toute petite fille. Elle dit que dans la prostitution il est fortement question de l’inceste fille-père. Elle dit que si les femmes mettent tant de souplesse et de bonne volonté à se soumettre aux exigences des hommes puissants, c’est qu’elles ont appris, petites, à aimer leur papa et à obéir à ses ordres, souvent assortis de punitions. Donc à aimer ordres et punitions. Plus original encore, Arcan n’oublie pas que l’homme, client ou mac, bon ami ou violeur tortionnaire, a été un petit garçon. Qu’il a regardé, lui aussi, sa mère et son père. Le roman À ciel ouvert ne parle que de cela : « Encouragé par le corps de Julie qui se penchait sur lui, encouragé aussi par ses questions qui le relançaient, Charles avait fini par céder et parler de la boucherie de Pierre Nadeau, son père, en donnant des détails qu’il s’était promis de ne jamais mettre en mots, de peur de tout déterrer, de ramener au vif du présent l’abomination passée. » En d’autres termes, Arcan démontre de façon magistrale que nos obsessions, manies, misères et terreurs sexuelles ne tombent pas du ciel mais poussent dans le terreau de l’enfance. Et que, par ailleurs, la scène prostitutionnelle est érigée sur une série de fictions conçues pour pallier les vertiges propres à notre espèce. Le vertige du vieillissement. Celui de la mort. Celui du temps qui passe. Celui, aussi, tout simplement, d’être l’enfant de quelqu’un et le parent de quelqu’un.
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Plus que jamais auparavant, ce sujet-là est hérissé de complexités. Car si nous avons bel et bien réussi – à la suite de quelles bagarres ! – à séparer l’érotisme de la reproduction, nous ne sommes pas encore des dieux, pas encore des clones. Jusqu’à nouvel ordre, la naissance d’un être humain résulte encore, le plus souvent, d’un acte sexuel entre un mâle et une femelle. Et jusqu’à nouvel ordre c’est encore celle-ci qui met les bébés au monde. La femme seule connaît cette espèce de « dualisme »-là : sentir pousser à l’intérieur de son corps un autre corps, un autre futur être humain. Ce n’est pas un mérite, bien sûr ! Les singes n’en font pas tout un fromage. Mais le propre de notre espèce est de faire, de tout, un fromage. D’interpréter. De chercher raisons, causes et sens. Et voilà : c’est blessant, pour les animaux fabulateurs que nous sommes, de penser qu’on démarre notre existence dans le corps, la chair, la pensée et les souvenirs d’une femme. L’homme aussi est un tas de chair toute mêlée de pensées, mais l’embryon ne l’expérimente pas de près. On peut inventer toutes les lois et coutumes que l’on veut, autour de la procréation la différence sexuelle demeure. L’homme continue d’être impressionné par la transformation spectaculaire du corps de sa femme pendant la grossesse, par l’intensité de ses douleurs quand elle accouche, par sa propre impuissance à l’aider alors, par l’idée qu’il est lui-même né ainsi, en faisant hurler une femme, par la liberté vertigineuse d’avoir, lui, un corps qui peut encore se balader et bander et baiser comme d’habitude tandis que le corps de sa femme est lesté par un petit bébé qui tète et crie son besoin d’elle. Quant aux femmes, dit Nelly Arcan – là aussi aux antipodes du discours victimaire – : « Depuis le début des temps, les femmes ont usé de cette capacité à rendre les pères et les bébés interchangeables, et c’est peut-être en vertu de cette capacité que bien souvent elles se désintéressent des pères une fois les bébés mis au monde. » Et vlan !On peut nier ces faits-là, qui nous font mal et nous donnent le vertige. Toutes les religions les nient. C’est même une des principales fonctions des religions, d’où leur tendance à imaginer des mâles faisant jaillir la vie de nulle part et à aduler des mères vierges. Houellebecq les nie, dont les romans projettent un avenir de clonage, de reproduction non sexuée, pour « nous » libérer enfin de l’asservissement au corps féminin.
Le théâtre p & p les nie suprêmement. Rien de tout cela n’existe, nous dit-il. Il n’y a que l’ici et le maintenant, la jouissance et le pouvoir. Dans ce théâtre, l’homme s’empare d’un corps – d’éphèbe, de femme, d’enfant, peu importe – et ne le féconde pas. Il jouit en pure perte. Le sperme n’a donc rien à voir avec l’enfantement, avec la mortalité. La preuve ? Regardez ! Il gicle partout, sauf dans le vagin. L’ovule n’existe pas, l’utérus n’existe pas, les règles n’existent pas, le corps désiré est beau, avide… et vide. On peut le retourner dans tous les sens, le secouer, le percer et le pénétrer de partout : il restera un, un, un, jamais deux. Le corps prostitué est jeune par quintessence, donc fécond, mais stérile. Cela fait partie de sa définition. C’est un « je sais bien mais quand même » ambulant. Autrement dit, si pour la femme qui s’y adonne la prostitution fait surgir le spectre de la mort, elle aide l’homme au contraire à s’en libérer. Tu es immortel, lui souffle-t-elle. Tu n’es pas né, et tu ne vas pas mourir.
ARCAN, PHILOSOPHE Que faire ? Le plus dur, peut-être, est de se débarrasser de l’idée que nous serions en train de nous acheminer, par une série d’approximations successives, vers un état d’harmonie prévu dès de départ. Non. Personne n’a prévu que l’espèce humaine évoluerait comme elle l’a fait, acquerrait une conscience, se rendrait compte de sa mortalité et se raconterait des histoires. Que les mâles percevraient la puissance féconde des femmes comme une injustice et leur en tiendraient, aux femmes, rigueur. Que les femmes finiraient par en avoir marre d’être sautées par les hommes quand bon leur semblait, et exigeraient quelque chose comme des droits, etc. Qu’il faudrait, du coup, des lois contre le viol, des punitions pour le viol, l’interdiction de l’assouvissement spontané et automatique par les mâles de leurs pulsions. Rien de tout cela n’était prévu au programme, puisqu’il n’y avait pas de programme. La vérité, c’est que nous sommes libres de nous rendre malheureux jusqu’à la fin des temps. Alors il me semble que pour les relations hommes-femmes c’est comme un peu pour les relations Blancs-Noirs : même si, à beaucoup de Blancs très sympathiques, il semblait non seulement acceptable, évident, d’avoir des esclaves noirs, et même si certains esclaves se disaient satisfaits de leur sort, il fallait vraiment mettre fin à l’esclavage. Construites, prédiquées comme l’esclavage sur l’inégalité, la prostitution et la pornographie sont iniques pour les mêmes raisons. Du reste, il s’agit ici comme là d’un commerce, éminemment lucratif ; chaque année, grâce à la souffrance physique et psychique des jeunes femmes, des milliards de dollars sont empochés par des tiers, sans qu’on s’en émeuve plus que ça. Il est vrai que l’Europe a mis quatre siècles avant de s’émouvoir du sort des millions d’esclaves africains. En clair, on ne peut pas, d’une main, parler d’égale dignité entre les sexes, et, de l’autre, s’arranger avec l’idée que des millions de femmes, de par le monde, ont la vie pourrie par cette chose-là. « Tu n’avais pas, dit la narratrice de Folle à son amant qui raffole de cyberporno, ma manie de penser au quotidien des f illes qu’on voyait, pour toi les images n’existaient pas vraiment, elles n’avaient pas l’épaisseur de la vie. »
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Alors que faire ? Une « proposition modeste », sur le modèle de celle de Swift (résoudre d’un seul coup le problème du surpeuplement et celui de la faim en obligeant les pauvres à donner leurs enfants à manger) : il faudrait créer des mutantes. Lobotomiser et robotiser systématiquement un certain nombre d’êtres humains pour que leur cerveau ne soit plus capable de réfléchir, de se souvenir, de produire des émotions. Des humanoïdes programmés pour séduire, baiser, gémir, crier, s’exclamer « Oooh, qu’elle est grosse ! » à tout bout de champ. Mais non. Ça ne marcherait pas car, dans le théâtre p & p, la jouissance vient précisément de ce que l’on traite comme s’il ne l’était pas un être qui est humain.Alors que faire ? L’abolition étant inconcevable en la matière, dessinons au moins une utopie. Il faudrait… que dans la sexualité les gestes se diversifient le plus possible. Qu’hommes et femmes apprennent à jouer tous les rôles, en se détendant, en s’explorant dans la curiosité, la gratitude et la confiance mutuelles. Que les hommes apprennent les joies de la passivité et les femmes, celles de la domination, sans que l’argent change de mains. Qu’on cesse de dire « se faire baiser » et « se faire enculer » pour « se faire avoir » ; que les femmes disent à quel point il peut être merveilleux de se faire baiser et de se faire enculer ; que les hommes aussi le découvrent et le redécouvrent. Que les femmes renoncent à leur monopole sur l’éducation des enfants, la cuisine, et le travail ménager, sans les dévaloriser pour autant ; qu’elles aident les hommes à comprendre que ces activités-là, loin d’être avilissantes, sont le socle même de notre sentiment de bien-être, de sécurité et même d’identité. Que les hommes s’occupent pleinement de leurs enfants (qu’ils en soient ou non les pères biologiques) à tous les âges, de la naissance à la majorité et au-delà. Qu’ils ouvrent aux femmes toutes leurs chasses gardées, que les femmes y apportent du nouveau, et que, dans tous les métiers, elles gagnent autant que les hommes… C’est dire s’il y a du pain sur la planche ! Qui sait ? Peut-être qu’en l’an 3000 ou 4000, si notre planète tient le coup jusque-là, les gens étudieront BURQA DE CHAIR l’histoire de la prostitution avec la même incrédulité et la même nausée que nous étudions l’histoire de l’esclavage.
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Comme Arcan elle-même, l’héroïne de son dernier livre Paradis clef en main, désire mourir depuis l’adolescence. À la suite d’ailleurs d’une tentative de suicide, elle est paraplégique et vit en fauteuil roulant. Mais dans les dernières pages du livre, elle renonce à se tuer car… sa mère est tombée malade. « On a toujours une dette, dit-elle. La vie, c’est une longue dette. » Et, plus loin : « Ma mère va bientôt mourir, et moi j’ai enfin envie de vivre. C’est classique, et c’est bête. » Je le répète, elle s’est pendue avant la publication de ce livre-là. C’est classique, et c’est bête.
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Dans une photo postée par Nelly Arcan sur son site Internet, on voit une sorte de poupée Barbie étalée sur le dos, apparemment à la suite d’une chute, les cheveux blonds éparpillés sur le sol autour de sa tête, un tutu blanc relevé révélant ses cuisses nues, un escarpin rose encore sur son pied gauche, l’autre tombé à côté de son pied droit. Disposés en spirale autour du joli cadavre : des téléphones (rouge, noir, gris, beige, la plupart au combiné décroché). Des ordinateurs. Une ARCAN, PHILOSOPHE marionnette, également aux cheveux blonds. Pas de sang. Titre de cette photo, pour moi : Mort d’une philosophe.
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Nelly ma sœur, ma semblable, ma fille, chère amie, cousine, compatriote, brillante philosophe et étonnante écrivaine, Nelly admirable et écrasée, je ne sais où va le monde. Je doute fort qu’il aille vers un mieux, franchement ça m’étonnerait, ce n’est pas son genre. Je ne peux donc rien te promettre le concernant. En revanche, je peux te dire que nous sommes quand même de plus en plus nombreux, hommes et femmes, à ne pas répondre « présent ! » quand on nous demande de jouer notre rôle dans ce vieux théâtre éculé. Voici ce à quoi on peut rêver, et œuvrer : à faire advenir des tendresses enfouies ou inconnues. En te remerciant, au passage, pour ta sagesse.
Nancy Huston