samedi 30 novembre 2024

"La Cicatrimorphose" : nouveau récit de M.A.

Il est l'heure.

La nuit, 

la nuit, c'est le repos que l'on cherche à tout prix, 

A tout prix,

Je vais payer le prix de ma paix mais ne sera-t-elle que provisoire ou toute relative?

Après tout elle sera ce que j'en ferais, elle ne nécessite aucune intervention extérieure.

La nuit, cette course sans fin à la recherche d'une quiétude. 

Et c'est cette certitude que j'ai trouvé au petit matin m'a permis le sommeil.

Ce sera un récit.

Sans début, sans fin, sans fil.

Je l'ecrirai debout pour aller vite.

Un récit parce que tu maitrises tout, ta liberté. On ne peut juger un récit surtout avec le peu que les gens en connaissent.

Je ne suis pas une histoire. 

Je ne veux pas écrire une énième histoire, 

une énième jérémiade. 

Pas de complaisance, pas de répit et pas de pitié. Je ne veux pas de pitié. 

La pitié ça bave partout, ça colle et ca pue; ca salit tout ce qui peut être fait, la pitié c'est forcément un jugement négatif.

Je vais incarner le geste que je m'apprête à faire.

Plutôt à concrétiser. A finaliser.

Parce que, depuis des mois, je le répète mentalement, il n'y a plus qu'à le faire.

Pour tout le monde, je vais devenir le geste; dorenavant, ils ne verront plus que ca, il deviendra le voile définitif.

Je dis c'est aujourd'hui. Définitivement aujourd'hui.

Il a fallu un jour, ca a toujours été celui-là sans que rien ne le signale, ou ne le distingue des autres. C'est celui là qui a pris la décision d'être celui-là.

Pas de date, ni le nom de jour. 

Un point sur un parcours. 

Un repère dans un temps abîmé.

Je me lève.

Personne alentour. 

C'est une suite de gestes maintes fois préparés, prémédités, je regarde encore une fois les objets qui m'entourent. Ils n'ont aucune consistance, ils ne seront pas un obstacle.

Trop de pensées, je me secoue.

Je veux un récit court, lapidaire, ciselé, précis, chirurgical.

Je l'écrirai debout parce qu'en fait, c'est une course. 

Ce sera une course.

Sans affect. 

Ce que je m'apprête a faire ne me demandera ni courage ni pleurs . Ce sera la finalité d'une décision mûrement réfléchie. Oui, c'est ce qu'il faut faire. Le faire pour ne plus avoir à souffrir moralement, ni plus subir, ne plus imposer à moi et aux autres cette part de moi-même.

Rejeter une dernière fois une part détestable de ce que je suis. Je suis en parti esprit, je suis tristement, laidement, adipeusement aussi un corps, une enveloppe, un carcan que je n'ai pas choisi et que serais je si j'avais pu choisir ?

Je me dirige vers la cuisine.

Nulle part, 

nulle part, nul reflet,nulle image, 

dans cette maison dans laquelle je me traîne, je ne suis qu'un fantôme mais aucunement humain, c'est à dire plus cette carcasse graisseuse adipeuse.

Je ne m'existe plus, et je m'apprête à ne plus vous exister.

Je vais devenir celui qu'il faudra fuir, 

celui sur lequel nul regard ne pourra plus se poser. 

Je fais ce récit pour ne plus parler, ni expliquer, il faudra lire. Je deviendrai le visage de ce qui n'autorise plus les paroles, les conversations. 

Il le faut.

Ce monde. Ce monde haï sera le coupable, s'il en faut un, de ce que je vais accomplir.

Et puis, ce n'est pas la haine contre quelque chose d'extérieure mais bien une répulsion qui m'est propre.

Dépasser la haine.

Pas de haine, pas de haine.

Dépasser la haine, le chagrin, ces questionnements perpétuels, juste une certitude de la solution idéale.

Elle ne l'est peut-être pas, mais pour moi, elle est la seule.

Le seule que j'accepte, la seule que je tolère.

Qui me jugera ne m'aimera pas. 

Je vais devenir mon propre exil. Ma propre camisole. Je vais incarner enfin ce que je vais disparaître.

Un récit.

Un court récit comme un coup de scalpel.

Ce sera une plaie, une douleur dont je vais devenir amoureux. Je vais devenir l'amant de ma plaie, de mes plaies.

Un avenir est dans ce qui va disparaître aussi, je vais offrir à ceux qui oseront me regarder le peu de souvenir que j'étais.

Il est temps.

Un récit viendra après, au sang, au scalpel.

Le pas est ferme.

La main ne tremble pas.

J'arrive dans la salle de bain.

Je prends une photo de la scène car il faut quand même de l avant qui doit rester. Juste un décor, pas de personnage.

Le geste sera vif, précis et surtout, surtout sans retour. Précisément il est indispensable qu il soit sans retour.

Donc, face à la dernière glace de la maison, je plante mes pieds dans le tapis de bain et là, je sais que je n'ai pas le choix, je vais devoir me regarder. 

Mais c'est la dernière fois. L'ultime fois, forcément la dernière.

Je mets mes gants, je prends la serviette, je la plonge dans le récipient en fonte. Je mets mes lunettes de plongée. J'attrape la serviette rapidement et, sans aucune hésitation, je la jette sur mon visage.


Ce que je décris à partir de maintenant, je l'ai écrit une fois que je me suis réveillé. 


La douleur 

Une douleur qui m'a coupé les jambes, qui m'a tellement coupé le souffle que je n'ai même pas hurlé et pourtant...

Donc, après m'être réveillé, m'être assis, il a fallu que j'enlève les lunettes qui avaient commencé à fondre. 

A ce moment, la douleur est revenue, aiguë, rentrant dans mes chairs. 

Je me suis levé. 

J'ai relevé la tête et j'ai vu : 

la Cicatrimorphose.


J'ai enfin fini mon récit, en plus, j'ai le titre, je l'envoie à mon ami Michel. 

Il devient un confident.


M.A.  30/11/24

mardi 26 novembre 2024

L'outrage aux mots de Bernard Noël

 Texte : les droits de l'homme


Les droits de l'homme représentent la volonté d'imposer à l'ensemble de l'humanité des règles communes de bonne conduite à l'égard de chaque individu - en bref d'édicter le respect d'une sorte de morale minimum dont tous les états devraient être les garants vis-à-vis de leurs ressortissants. Les principales valeurs constitutives de cette garantie sont l'égalité de l'homme et de la femme, le droit à la santé, au travail, au logement, et par-dessus tout le droit au respect de l'humain en chaque humain, c'est-à-dire la protection contre les mauvais traitements, la torture, la détention arbitraire, l'injustice...

Les Etats-Unis d'Amérique et l'Union européenne sont les principaux promoteurs et défenseurs de ces droits. Toutes les prises de position officielle sur les conflits et les problèmes internationaux s'en réclament. Sans ironiser sur le fait que ces déclarations n'empêchent pas, aujourd'hui, le massacre des Kosovars, pas plus que, hier, ils n'ont interdit la tuerie de Srebrenica, on remarquera que tous ces pays se réclament du "libéralisme".

Par quoi se définit le libéralisme? Par le primat de l'économie, donc de l'intérêt immédiat, sur toutes les valeurs sociales qui, jusque-là, servaient justement de freins à ladite économie. Conséquence : il n'est pas besoin de longues analyses pour constater que les droits de l'homme s'arrêtent où commence l'économie. Non content d'instaurer l'inégalité, le chômage, l'exclusion, le culte de l'économie entraine la banalisation de l'injustice sociale. Cette banalisation a déjà eu raison des droits de l'homme les plus anciennement respectés dans les pays qui continuent à se vanter d'en être les défenseurs naturels.

L'outrage aux mots de Bernard Noël

 Texte : Monsieur le Premier ministre,


Que, tous les jours, vous bradiez les restes du socialisme, peu nous importe car de Mollet à Mitterand et de Mitterand à Jospin la vieille charogne pue depuis trop longtemps. Liquidez la au plus vite, cela diminuera la pollution. Que vous trahissiez vos promesses et n'ayez à votre actif que le record absolu des privatisations, c'est après tout l'affaire de vos électeurs. Il faut croire qu'après eux votre hypocrisie fait des miracles d'illusion. Que vous invoquiez les droits de l'homme pour laisser massacrer les Kosovars sous l'abri de vos frappes, puis ces mêmes massacres pour flatter vos interventions humanitaires, voilà un tour de passe-passe meurtrier qui - hélas ! - nous concerne tous. Vous avez si bien conduit la banalisation de l'injustice sociale qu'il n'est pas étonnant de vous voir jouer du dégraissage ethnique pour justifier vos dégâts collatéraux et vos troupes d'occupation. Il ne vous restait plus qu'à salir  notre culture. C'est fait avec l'utilisation des noms de Baudelaire et de Rimbaud pour désigner quelques manœuvres de vos mercenaires. Baudelaire, en son temps, a craché sur la France, celle qui est toujours la vôtre, et nous lui prêtons volontiers nos bouches vivantes afin qu'il continue. Quand à Rimbaud, il a fait de la poésie une arme qui détruit déjà votre avenir. Nous ne pouvons pas grand-chose contre votre présent, mais l'avenir sait forcèment qui vous êtes : il disqualifie à jamais vos actes cependant que les poètes futurs crachent sur votre tombe : pour eux, vous n'avez plus d'autre identité que d'avoir en 1999, insulté Baudelaire et Rimbaud.

Extrait de : " la reconstitution" farce tragique en 9 scènes de Bernard Noël

Extrait de la scène 9 de la farce tragique :


Le tueur (un policier), qui s'est glissé dans le dos des témoins sort prestement de dessous sa veste un pistolet - un long pistolet muni d'un silencieux, avec lequel il tire dans la nuque des témoins, qui s'écroulent à deux ou trois secondes d'intervalle 


Le tueur : Les morts sont décidément nos pires étrangers. Il nous faut une solution finale si nous voulons conserver notre intégrité vitale.


Le juge : J'ai confiance en vous. Je ferai quant à moi mon devoir pour que la vie est le dernier mot.


Le juge et le tueur font leur tour des cadavres l'un suivant l'autre. Le juge s'arrête face au public et répète:


Le juge : J'ai confiance en vous.


Le tueur avance son pied vers l'un puis vers l'autre crâne éclaté. Il reste là, immobile, le pied tendu touchant le dernier crâne, et tout à coup s'écrie :


Le tueur : Et dire qu'elles prétendaient penser avec ça!"


Fin 

jeudi 14 novembre 2024

Preface de "Burqua de chair" de Nelly Arcan. Par Nancy Houston.

Arcan, philosophe 


Quand paraît en 2001 son premier livre "Putain", Nelly Arcan est une belle jeune femme. Elle sera lue, photographiée, filmée, interviewée, jamais tout à fait prise au sérieux, admirée pour son culot et pour son cul, et Dieu sait qu’elle jouera sur l’ambiguïté, difficile pour une jolie jeune femme de ne pas jouer là-dessus, difficile, oui, même en étant, comme elle, d’une lucidité javellisante, d’avoir les idées parfaitement claires alors que des journalistes vous filment et vous flattent, vous tirent dans tous les sens, vous caressent l’ego dans le sens du poil et le poil dans le sens de l’ego, difficile de savoir comment se tenir, comment regarder la caméra, alors qu’on veut plaire, et vendre, c’est-à dire se vendre, toujours, le désir vient jeter du trouble, toujours… mais bon. 


* * * 


Nelly Arcan a choisi de mourir en septembre 2009, à l’âge de trente-quatre ans. On peut le dire autrement : Isabelle Fortier a choisi de mourir en septembre 2009, à l’âge de trente-six ans.

D’emblée le dédoublement, la duplicité, le mensonge, le masque, le déguisement. D’emblée le théâtre, le jeu, et le risque de se perdre dans la multiplication des identités. 


* * * 

Le corps de Nelly Arcan disparu, demeure son corpus : quatre livres en tout et pour tout, avant le présent et posthume volume : "Putain", 2001, "Folle", 2004, "À Ciel ouvert", 2007 (tous au Seuil), et enfin, paru aux éditions Coups de tête en novembre 2009, donc déjà de façon posthume : "Paradis clef en main". Style unique, immédiatement reconnaissable, lapidaire, désopilant, cruel, décapant, dont le vocabulaire a la précision d’un scalpel et la syntaxe, la souplesse d’un saut à l’élastique : phrases à relance dont l’énergie se renouvelle de clause en clause, indéfiniment. Et moi qui l’ai sous-estimée, mésestimée, moi qui regrette d’être passée à côté de cette femme de son vivant, de ne pas l’avoir lue avant sa mort, moi qui en veux, aussi, un peu, à la presse, de ne pas avoir signalé avec suffisamment d’insistance que c’était un auteur étonnant, brillant, original, surdoué (je m’aperçois que, pour vous en convaincre, je m’abstiens d’ajouter des e muets à cet article et à ce substantif et à ces adjectifs, car ce rajout les diminuerait, n’est-ce pas, c’est bien connu, on en a l’habitude), j’estime maintenant que la lecture de ses livres devrait être obligatoire dans tous les lycées et universités du monde occidental. En quelle matière ? En philosophie. 


La philosophie occidentale, comme chacun sait, est dualiste. Dualiste ne veut pas dire qu’elle divise le monde en deux : bons et méchants, ou noir et blanc (encore que ce soit souvent le cas !) ; cela veut dire qu’elle décrète une différence de nature, radicale et irrémédiable, entre l’esprit et le corps. Or le dualisme est également l’une des constantes de ce que je nomme la pornégraphie, l’écriture des prostituées (par opposition à la pornographie, qui est l’écriture sur les prostituées). Impossible de lire un texte écrit par une pute ou une star du porno sans tomber sur au moins une allusion à cette scission. Je laisse mon corps à l’autre, pas de problème ; moi, je suis ailleurs. « Ma tête, écrit Arcan, se tient aussi loin que possible de cette rencontre qui ne la concerne pas… » À vrai dire, toute enfant de sexe féminin découvre le dualisme dès son plus jeune âge, pour la simple raison que son corps est tôt constitué en objet du regard (y compris, grâce aux miroirs, du sien). Elle vit ce corps comme une « chose » qui n’est pas la même chose qu’elle. Le paradoxe est que, plus elle grandit, plus les autres la traitent comme si elle n’était que cette « chose »-là. De son enfance, Nelly Arcan dit : « Je ne m’en souviens presque plus mais j’étais déjà une poupée susceptible d’être décoiffée, on commençait déjà à pointer du doigt ce qui faisait saillie (…), et déjà ce n’était pas tout à fait moi qu’on pointait ainsi, c’était le néant de ce qui empoussiérait ma personne, poussière de rien qui a f ini par prendre toute la place. » Tout le soi est corps. Arrivée à l’adolescence, elle est forcée d’en convenir. L’esprit lui-même est matière. Le miroir donne à la jeune fille sa première leçon de matérialisme : « C’est une fois devenue grande que les miroirs me sont arrivés en pleine face et que devant eux je me suis stationnée des heures durant, m’épluchant jusqu’à ce qu’apparaisse une charcuterie tellement creusée qu’elle en perdait son nom. À force de se regarder on finit par voir son intérieur et il serait bien que tout le monde puisse le voir, son intérieur, son moi profond, sa véritable nature, on arrêterait peut-être de parler de son âme (…), on cesserait peut-être de se croire immortels. » 


* * * 


À la télévision, au cinéma, sur le Net, les abribus, les murs des villes, les couvertures de magazines masculins et à chaque page des féminins, les femmes sont bombardées d’images de femmes jeunes et jolies et séduisantes et séductrices. Elles s’inquiètent. Suis-je la plus belle ? Chacune, chacune. Arcan parle « des images comme des cages, dans un monde où les femmes, de plus en plus nues, de plus en plus photographiées, qui se recouvraient de mensonges, devaient se donner des moyens de plus en plus fantastiques de temps et d’argent, des moyens de douleurs, moyens techniques, médicaux, pour se masquer, substituer à leur corps un uniforme voulu infaillible, imperméable ». Dans certaines régions du monde, on recouvre les filles d’un voile quand elles deviennent nubiles, et le problème est réglé. Chez nous, il ne se règle jamais. Les femmes occidentales se recouvrent, dit Nelly Arcan, d’une « burqa de chair ». 


Dans son troisième livre, À ciel ouvert, elle imagine un film documentaire qui porterait ce titre. « Il pourrait raconter l’histoire de femmes qui enterrent leur corps sous l’acharnement esthétique. » Hantise du vieillissement. Ne pas changer, se dit la f illette. Rester à jamais une petite fille. Celle que papa aimait. Celle qui fait bander papa quand il va chez les putes. Papa veut que je reste jeune jeune jeune jeune et jolie. Il ne veut plus coucher avec son épouse une fois qu’elle est devenue mère, une fois qu’elle a dépassé les trente ans. La bandaison de papa, ça ne se commande pas. Ils ne peuvent pas aimer une femme qui vieillit. Qui flapit. Qui glapit. Comme ma mère. Horreur. Dès que j’arrive à trente ans, je me tuerai. Je ne deviendrai jamais comme ma mère. Meilleure façon de ne pas devenir comme ma mère : devenir putain. Les deux espèces de femmes, Nelly Arcan les appellera non la maman et la putain mais la larve et la schtroumpfette. Peu importe le nom : toujours, les femmes sont dédoublées, scindées, schizoïdes, tandis que l’homme reste un. 


* * * 


La jeune femme quitte sa province et arrive dans la grande ville, s’inscrit à l’université, et, tout en poursuivant des études universitaires en psychologie et en littérature, devient escorte en appartement. Cette jeune femme ne s’appelle pas encore Nelly Arcan, elle s’appelle encore, comme dans l’enfance, Isabelle Fortier. Nombreuses sont les femmes qui changent de nom pour se prostituer, elle non. C’est pour publier des livres que, plus tard, elle changera de nom. Deux façons d’être une femme publique. La jeune femme veut comprendre cela. Parce que cela existe, et qu’elle trouve cela incroyable. Alors elle y va. Sans fermer les yeux. Gardant en éveil, dans la chambre où elle reçoit ses clients, la même intelligence dont elle se sert pour rédiger sa thèse. La même. La voilà dans les bras d’hommes inconnus, hommes d’affaires pour la plupart, jour après jour. « On me voit sans doute comme on voit une femme, au sens fort, avec des seins présents, des courbes et un talent pour baisser les yeux, mais une femme n’est jamais une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue. » Presque tous ses clients sont mariés et pères de famille. Très souvent, ils ont une fille du même âge qu’elle. Comme elle est philosophe et qu’elle désire comprendre ce qui se passe, elle leur pose des questions. « Lorsqu’ils me confient d’un air triste qu’ils ne voudraient pas que leur fille fasse un tel métier, qu’au grand jamais ils ne voudraient qu’elle soit putain, parce qu’il n’y a pas de quoi être fier pourraient-ils dire s’ils ne se taisaient pas toujours à ce moment, il faudrait leur arracher les yeux, leur briser les os comme on pourrait briser les miens d’un moment à l’autre, mais qui croyez-vous que je sois, je suis la fille d’un père comme n’importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour, alors que devant elle vous parlez votre sale discours d’homme d’affaires (…). » Les mêmes hommes, académiciens ou députés, qui trouveraient anormal qu’en les rencontrant pour la première fois on leur fasse la bise plutôt que de leur serrer la main trouvent normal, sous prétexte qu’ils l’ont payée, de sodomiser une femme dont ils viennent de faire la connaissance, ou d’éjaculer sur son visage, ou de lui demander de les fouetter, etc. Isabelle Fortier ne trouve pas cela normal, elle le trouve incroyable. Aussi incroyable la millième fois que la première. « Il suffit de quelques jours, écrit Nelly Arcan, (…) de deux ou trois clients pour comprendre que voilà, c’est fini, que la vie ne sera plus jamais ce qu’elle était (…) » 


* * * 


Filles de joie ? Certainement pas. Même quand leur survie physique n’est pas menacée, les femmes qui exercent ce métier côtoient, au jour le jour, non la joie mais la mort. « Pour moi, écrit Arcan, les putes comme les filles du Net étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d’une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans les années de jeunesse. » Arcan parle presque à chaque page de son désir, son intention, son projet de mourir. « Ce n’est pas que l’argent ne fasse pas le bonheur, précise-t-elle avec son humour noir inimitable, plutôt qu’il existe une limite au confort et à l’aisance matérielle qu’on peut s’offrir dans la mort. » « (...) huit clients différents, après huit c’est entendu, je peux m’en aller, et m’en aller où pensezvous, chez moi, eh bien non car ne je veux pas rentrer chez moi, je veux seulement mourir au plus vite »… On discute beaucoup, ces derniers temps, et même parfois en haut lieu, des suicides et tentatives de suicide chez les détenus. Ils sont fréquents chez les prostituées aussi, mais qui s’en soucie ? Encore de nos jours : admiration secrète pour les caïds et, pour les putes : mépris, indifférence. 


* * * 


De quelle école philosophique relève la pensée de Nelly Arcan ? La réponse est simple : de l’école nihiliste. Dans les derniers mois de sa vie elle a essayé de la quitter, cette école ; mais en fin de compte cela ne lui a pas été possible. Exacerbant le dualisme, les nihilistes dévaluent définitivement l’existence charnelle. Puisque nous sommes des corps, et devons mourir, disent-ils, toute tentative pour inventer un sens à la vie est vouée à l’échec. Mieux vaudrait ne jamais être né. C’est la vie qui – bêtement, aveuglément – veut vivre, pas moi, disent-ils avec Arthur Schopenhauer. Les écrits d’Arcan contiennent de nombreuses envolées schopenhaueriennes. Ce passage de Putain par exemple, ne détonnerait pas dans l’opus magnum du grand philosophe, Le Monde comme volonté et comme représentation (même si, à mon humble avis, Arcan emploie, pour dire les mêmes choses, un style plus palpitant que Schopenhauer) : « Ce n’est pas facile d’admettre que si la vie continue, ce n’est pas par choix mais parce qu’on ne peut rien contre sa force organique qui se fraye un chemin en dehors de la volonté humaine, en dehors des injustices commises sur les plus petits comme les enfants pauvres dressés en soldats pour remplacer d’autres soldats dans des pays où tous les hommes sont déjà morts. Ce n’est pas facile d’admettre que la vie se sert des affamés et des malades pour grandir encore sous la forme de sacs de blé lancés depuis des avions, qu’elle se sert aussi des croisements de races bovines dans les laboratoires et des antidépresseurs qui forcent le mouvement dans les esprits fatigués. De cette vie qui se perd dans la nuit des temps et qui aura raison de tout, qui rejaillira du pire pour s’imposer à nouveau et reprendre du début toutes les erreurs du passé, je n’en veux plus… Quand je pense qu’on applaudit le courage des rescapés alors que c’est la vie qui les traîne derrière elle ! » La philosophie nihiliste est un discours de la solitude et de l’immobilité, formulé dans l’abstrait, de loin, de haut, très au-dessus des petites affaires humaines. C’est un discours hors temps et hors récit. Le récit – c’est-à-dire le fait de lier les événements et les êtres les uns aux autres en une histoire – est la seule chose qui donne sens à l’existence humaine. Les récits créent et renforcent les liens, non seulement en amont avec nos parents et en aval avec nos enfants, mais aussi avec nos compatriotes, avec nos amis, avec nos coreligionnaires, et ainsi de suite. Quand les liens sont coupés, ou interdits, ou rendus impossibles, quand on est obligé de vivre dans le présent, on aura tendance à devenir soit mystique, soit nihiliste, soit les deux. Or, ce que j’appelle « théâtre p & p » (prostitution et pornographie) comme la quasi-totalité des analyses le concernant, est figé dans le présent, pris dans l’immobilité du tableau, de la scène, de la pose, de la position ou de la « figure rhétorique ». Il isole la personne et arrête le temps. Il se prête donc admirablement au nihilisme. Toutes les prostituées, pendant leurs heures de travail, sont tenues d’éradiquer de leur esprit toute velléité de récit. Il n’est pas rare que, dans un premier temps, elles versent dans le mysticisme et se perçoivent comme des saintes : Catherine Millet raconte dans La Vie sexuelle de Catherine M. son fantasme de petite fille de donner à manger à tous les affamés du monde ; Nelly Arcan, au début de Putain, dit que devenir escorte était une manière de « se sacrifier comme l’ont si bien fait les sœurs de mon école primaire pour servir leur congrégation ». Mais elles en viennent presque toujours au nihilisme. 


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Même sans mac, une prostituée n’est jamais une femme libre. Elle est, dit Nelly Arcan dans un des textes du présent recueil (« La Robe »), « un déshabillé et rien d’autre, une tenue de nudité excommuniée de tout ce qui n’est pas son corps : amour, amitié, mariage, enfantement. C’est le contraire de la compagne, même si on prétend le contraire dans le mot escorte. Rien n’est jamais escorté dans ce monde, tout est distance et froideur. Un corps dans le déshabillé de la désincarnation. Dans les frous-frous de la désintégration ». Qu’en est-il du désir d’enfant d’Arcan elle-même ? Elle a été enceinte, en 2003, d’un homme dont elle était « follement » amoureuse (c’est le sujet de son deuxième roman, Folle). Lui ne voulait pas d’enfant, il a exigé qu’elle supprime l’enfant, elle a acquiescé. Cet avortement sera sa deuxième grande leçon de matérialisme, après l’étude de son visage dans le miroir. De retour à la maison après l’intervention, elle sent « de lourdes crampes faire tomber de petites masses noires entre mes jambes », elle étudie ces masses noires de près et les décrit longuement ; c’est insoutenable, certes, mais tous, nous sommes nés de cet insoutenable. « Ce soir-là j’ai appris beaucoup de choses, par exemple que l’âme n’existait pas et que les hommes se racontaient beaucoup d’histoires pour rester debout devant la mort. » En 2007 elle hésite encore, n’arrive pas à se décider : faire un enfant, ne pas en faire ? Devenir mère serait rejeter une fois pour toutes le nihilisme, les absolus exaltants du « tout » et du « rien » ; ce serait entrer dans le relatif, le fragile, d’une histoire qui se déploie. Mais, en toute sincérité… y a-t-il beaucoup d’hommes capables d’envisager sereinement la vie à long terme auprès d’une femme qui, pendant ses années de prime jeunesse, a reçu sur elle ou en elle le sperme de trois mille pénis différents ? Et que pourrait bien raconter cette femme de sa jeunesse à leurs futurs enfants ? Que les théoriciens tranquilles tournent sept fois sept fois ces questions-là dans leur esprit, avant de décrire à nouveau la prostitution comme un « mal nécessaire », ou un « métier comme les autres » – avant de se demander, avec une candeur désarmante, en quoi le métier de la prostituée serait plus aliénant qu’un autre, en quoi louer ses organes sexuels serait différent de louer ses bras, ses mains, son cerveau. Mais enfin, quelle vie privée peut-on avoir quand la vie professionnelle fait appel précisément aux gestes et aux organes impliqués dans l’intimité, l’amour et l’enfantement ? Arcan résume, succincte : « C’est la chair même d’où émane l’amour qui est atteinte. » 


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Sous nos latitudes blanches et riches et fières d’ellesmêmes, les femmes ont accédé ces dernières décennies au vote, à la contraception, à l’avortement, à des postes de pouvoir, etc. L’on pourrait s’étonner, mais l’on ne s’étonne jamais, c’est curieux, que ces changements n’aient pas infléchi significativement leurs comportements en matière de beauté et de sex-appeal. Du coup, elles vivent en pleine schizophrénie. On les incite, non, on les somme, à s’instruire et à se couvrir d’une burqa de chair. À devenir mères et à avoir une carrière. À se voir comme égales en dignité à leur copain et à accepter qu’il se masturbe en regardant des images de viol sur le Net. Il est même surprenant que plus d’entre elles, à force d’avaler contradictions et couleuvres, ne disjonctent pas. Le contenu des magazines féminins reste inchangé : semaine après semaine, des millions de femmes intelligentes se renseignent de façon obsessionnelle sur les moyens d’améliorer leur apparence physique et dépensent, pour ce faire, une part considérable de leur budget ; quant au théâtre p & p, il joue à guichets fermés en permanence. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? 


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Pour l’essentiel, les théoricien(ne)s abordent la question de la prostitution sous deux angles, contrastés pour ne pas dire antagonistes – celui de la « libération des mœurs » et celui de l’« oppression des femmes ». 

La première tendance est représentée en France notamment par Élisabeth Badinter qui, dans Fausse Route, parle de cette « liberté sexuelle, en dehors de tout sentiment » et de ce « plaisir pour le plaisir » qu’autoriserait selon elle la scène prostitutionnelle, et estime que les femmes devraient admettre qu’elles ont aussi, tout comme les hommes, des désirs violents et asociaux. 

La deuxième tendance est exemplifiée par Françoise Héritier qui, dans Masculin/Féminin, décrit au contraire la prostitution comme une preuve supplémentaire de la mainmise des hommes sur le corps des femmes qui caractérise l’espèce humaine depuis ses débuts. Ces théoriciennes (et les autres) devraient lire Nelly Arcan. Celle-ci, à force d’avoir un cerveau de philosophe dans un corps de prostituée, a compris deux ou trois choses assez nouvelles. 


1. La prostitution n’est la faute à personne. Les hommes de notre espèce sont programmés pour désirer les jeunes femmes aux formes appétissantes, et les jeunes femmes, pour se faire concurrence dans la séduction des hommes. Même scindés de leur but reproducteur originel, ces comportements perdurent. Nonobstant le correctif apporté à l’ère néolithique par l’invention du mariage, ils n’ont pas tellement changé depuis l’époque préhistorique. En d’autres termes, les hommes forts – et chez nous cela ne veut plus dire musclés, mais riches et socialement puissants – s’arrogent et s’arrogeront toujours l’accès aux femmes jolies et jeunes, et celles-ci se battront toujours pour leur plaire. Un passage de Paradis clef en main décrit des danseuses nues se relayant « pour interpréter une danse typée, marquée par l’uniforme moderne du corps bandant, mais aussi immémoriale, venue du fond des cavernes du Néandertal ». Et l’héroïne d’À ciel ouvert constate, désabusée : « Sur le plan social l’amour ne s’opposait plus à la prostitution, qui marchandait les êtres, sélectionnait les plus beaux, c’était la logique darwinienne, le retour aux sources, aux trophées, aux babouins. » 

2. Contrairement aux idées reçues, la prostitution n’a rien à voir avec la liberté (ni celle de l’homme ni celle de la femme) ; souvent elle n’a même rien à voir avec le plaisir. « On ne peut pas penser à l’argent dans ces moments-là, dit la narratrice de Putain. On ne peut que penser que jamais plus on ne pourra oublier ça, la misère des hommes à aimer les femmes et le rôle qu’on joue dans cette misère, la caresse du désespoir qu’on nous adresse et la chambre qui se referme sur nous, (…) rien ne nous fera oublier la dévastation de ce qui a uni la putain à son client, rien ne fera oublier cette folie vue de si près qu’on ne l’a pas reconnue (…) » Évoquant un client surnommé le chien, elle se dit qu’« à bien y penser il lui aurait fallu trop de temps pour me raconter l’histoire des connexions qui l’ont amené à jouir du mépris qu’on lui porte. (…) Comment ne pas exécrer la vie à la sortie de ce tableau (…) ». 

3. En revanche, la prostitution a tout à voir avec cela même qu’elle nie de toutes ses forces : la génération, l’engendrement. Arcan prend le théâtre p & p et le met en mouvement, le fait entrer dans le temps. Elle refuse d’oublier qu’elle-même, jeune femme prostituée, a été une petite fille, et même une toute petite fille. Elle dit que dans la prostitution il est fortement question de l’inceste fille-père. Elle dit que si les femmes mettent tant de souplesse et de bonne volonté à se soumettre aux exigences des hommes puissants, c’est qu’elles ont appris, petites, à aimer leur papa et à obéir à ses ordres, souvent assortis de punitions. Donc à aimer ordres et punitions. Plus original encore, Arcan n’oublie pas que l’homme, client ou mac, bon ami ou violeur tortionnaire, a été un petit garçon. Qu’il a regardé, lui aussi, sa mère et son père. Le roman À ciel ouvert ne parle que de cela : « Encouragé par le corps de Julie qui se penchait sur lui, encouragé aussi par ses questions qui le relançaient, Charles avait fini par céder et parler de la boucherie de Pierre Nadeau, son père, en donnant des détails qu’il s’était promis de ne jamais mettre en mots, de peur de tout déterrer, de ramener au vif du présent l’abomination passée. » En d’autres termes, Arcan démontre de façon magistrale que nos obsessions, manies, misères et terreurs sexuelles ne tombent pas du ciel mais poussent dans le terreau de l’enfance. Et que, par ailleurs, la scène prostitutionnelle est érigée sur une série de fictions conçues pour pallier les vertiges propres à notre espèce. Le vertige du vieillissement. Celui de la mort. Celui du temps qui passe. Celui, aussi, tout simplement, d’être l’enfant de quelqu’un et le parent de quelqu’un. 


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Plus que jamais auparavant, ce sujet-là est hérissé de complexités. Car si nous avons bel et bien réussi – à la suite de quelles bagarres ! – à séparer l’érotisme de la reproduction, nous ne sommes pas encore des dieux, pas encore des clones. Jusqu’à nouvel ordre, la naissance d’un être humain résulte encore, le plus souvent, d’un acte sexuel entre un mâle et une femelle. Et jusqu’à nouvel ordre c’est encore celle-ci qui met les bébés au monde. La femme seule connaît cette espèce de « dualisme »-là : sentir pousser à l’intérieur de son corps un autre corps, un autre futur être humain. Ce n’est pas un mérite, bien sûr ! Les singes n’en font pas tout un fromage. Mais le propre de notre espèce est de faire, de tout, un fromage. D’interpréter. De chercher raisons, causes et sens. Et voilà : c’est blessant, pour les animaux fabulateurs que nous sommes, de penser qu’on démarre notre existence dans le corps, la chair, la pensée et les souvenirs d’une femme. L’homme aussi est un tas de chair toute mêlée de pensées, mais l’embryon ne l’expérimente pas de près. On peut inventer toutes les lois et coutumes que l’on veut, autour de la procréation la différence sexuelle demeure. L’homme continue d’être impressionné par la transformation spectaculaire du corps de sa femme pendant la grossesse, par l’intensité de ses douleurs quand elle accouche, par sa propre impuissance à l’aider alors, par l’idée qu’il est lui-même né ainsi, en faisant hurler une femme, par la liberté vertigineuse d’avoir, lui, un corps qui peut encore se balader et bander et baiser comme d’habitude tandis que le corps de sa femme est lesté par un petit bébé qui tète et crie son besoin d’elle. Quant aux femmes, dit Nelly Arcan – là aussi aux antipodes du discours victimaire – : « Depuis le début des temps, les femmes ont usé de cette capacité à rendre les pères et les bébés interchangeables, et c’est peut-être en vertu de cette capacité que bien souvent elles se désintéressent des pères une fois les bébés mis au monde. » Et vlan !On peut nier ces faits-là, qui nous font mal et nous donnent le vertige. Toutes les religions les nient. C’est même une des principales fonctions des religions, d’où leur tendance à imaginer des mâles faisant jaillir la vie de nulle part et à aduler des mères vierges. Houellebecq les nie, dont les romans projettent un avenir de clonage, de reproduction non sexuée, pour « nous » libérer enfin de l’asservissement au corps féminin. 

Le théâtre p & p les nie suprêmement. Rien de tout cela n’existe, nous dit-il. Il n’y a que l’ici et le maintenant, la jouissance et le pouvoir. Dans ce théâtre, l’homme s’empare d’un corps – d’éphèbe, de femme, d’enfant, peu importe – et ne le féconde pas. Il jouit en pure perte. Le sperme n’a donc rien à voir avec l’enfantement, avec la mortalité. La preuve ? Regardez ! Il gicle partout, sauf dans le vagin. L’ovule n’existe pas, l’utérus n’existe pas, les règles n’existent pas, le corps désiré est beau, avide… et vide. On peut le retourner dans tous les sens, le secouer, le percer et le pénétrer de partout : il restera un, un, un, jamais deux. Le corps prostitué est jeune par quintessence, donc fécond, mais stérile. Cela fait partie de sa définition. C’est un « je sais bien mais quand même » ambulant. Autrement dit, si pour la femme qui s’y adonne la prostitution fait surgir le spectre de la mort, elle aide l’homme au contraire à s’en libérer. Tu es immortel, lui souffle-t-elle. Tu n’es pas né, et tu ne vas pas mourir.


ARCAN, PHILOSOPHE Que faire ? Le plus dur, peut-être, est de se débarrasser de l’idée que nous serions en train de nous acheminer, par une série d’approximations successives, vers un état d’harmonie prévu dès de départ. Non. Personne n’a prévu que l’espèce humaine évoluerait comme elle l’a fait, acquerrait une conscience, se rendrait compte de sa mortalité et se raconterait des histoires. Que les mâles percevraient la puissance féconde des femmes comme une injustice et leur en tiendraient, aux femmes, rigueur. Que les femmes finiraient par en avoir marre d’être sautées par les hommes quand bon leur semblait, et exigeraient quelque chose comme des droits, etc. Qu’il faudrait, du coup, des lois contre le viol, des punitions pour le viol, l’interdiction de l’assouvissement spontané et automatique par les mâles de leurs pulsions. Rien de tout cela n’était prévu au programme, puisqu’il n’y avait pas de programme. La vérité, c’est que nous sommes libres de nous rendre malheureux jusqu’à la fin des temps. Alors il me semble que pour les relations hommes-femmes c’est comme un peu pour les relations Blancs-Noirs : même si, à beaucoup de Blancs très sympathiques, il semblait non seulement acceptable, évident, d’avoir des esclaves noirs, et même si certains esclaves se disaient satisfaits de leur sort, il fallait vraiment mettre fin à l’esclavage. Construites, prédiquées comme l’esclavage sur l’inégalité, la prostitution et la pornographie sont iniques pour les mêmes raisons. Du reste, il s’agit ici comme là d’un commerce, éminemment lucratif ; chaque année, grâce à la souffrance physique et psychique des jeunes femmes, des milliards de dollars sont empochés par des tiers, sans qu’on s’en émeuve plus que ça. Il est vrai que l’Europe a mis quatre siècles avant de s’émouvoir du sort des millions d’esclaves africains. En clair, on ne peut pas, d’une main, parler d’égale dignité entre les sexes, et, de l’autre, s’arranger avec l’idée que des millions de femmes, de par le monde, ont la vie pourrie par cette chose-là. « Tu n’avais pas, dit la narratrice de Folle à son amant qui raffole de cyberporno, ma manie de penser au quotidien des f illes qu’on voyait, pour toi les images n’existaient pas vraiment, elles n’avaient pas l’épaisseur de la vie. » 


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Alors que faire ? Une « proposition modeste », sur le modèle de celle de Swift (résoudre d’un seul coup le problème du surpeuplement et celui de la faim en obligeant les pauvres à donner leurs enfants à manger) : il faudrait créer des mutantes. Lobotomiser et robotiser systématiquement un certain nombre d’êtres humains pour que leur cerveau ne soit plus capable de réfléchir, de se souvenir, de produire des émotions. Des humanoïdes programmés pour séduire, baiser, gémir, crier, s’exclamer « Oooh, qu’elle est grosse ! » à tout bout de champ. Mais non. Ça ne marcherait pas car, dans le théâtre p & p, la jouissance vient précisément de ce que l’on traite comme s’il ne l’était pas un être qui est humain.Alors que faire ? L’abolition étant inconcevable en la matière, dessinons au moins une utopie. Il faudrait… que dans la sexualité les gestes se diversifient le plus possible. Qu’hommes et femmes apprennent à jouer tous les rôles, en se détendant, en s’explorant dans la curiosité, la gratitude et la confiance mutuelles. Que les hommes apprennent les joies de la passivité et les femmes, celles de la domination, sans que l’argent change de mains. Qu’on cesse de dire « se faire baiser » et « se faire enculer » pour « se faire avoir » ; que les femmes disent à quel point il peut être merveilleux de se faire baiser et de se faire enculer ; que les hommes aussi le découvrent et le redécouvrent. Que les femmes renoncent à leur monopole sur l’éducation des enfants, la cuisine, et le travail ménager, sans les dévaloriser pour autant ; qu’elles aident les hommes à comprendre que ces activités-là, loin d’être avilissantes, sont le socle même de notre sentiment de bien-être, de sécurité et même d’identité. Que les hommes s’occupent pleinement de leurs enfants (qu’ils en soient ou non les pères biologiques) à tous les âges, de la naissance à la majorité et au-delà. Qu’ils ouvrent aux femmes toutes leurs chasses gardées, que les femmes y apportent du nouveau, et que, dans tous les métiers, elles gagnent autant que les hommes… C’est dire s’il y a du pain sur la planche ! Qui sait ? Peut-être qu’en l’an 3000 ou 4000, si notre planète tient le coup jusque-là, les gens étudieront BURQA DE CHAIR l’histoire de la prostitution avec la même incrédulité et la même nausée que nous étudions l’histoire de l’esclavage. 


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Comme Arcan elle-même, l’héroïne de son dernier livre Paradis clef en main, désire mourir depuis l’adolescence. À la suite d’ailleurs d’une tentative de suicide, elle est paraplégique et vit en fauteuil roulant. Mais dans les dernières pages du livre, elle renonce à se tuer car… sa mère est tombée malade. « On a toujours une dette, dit-elle. La vie, c’est une longue dette. » Et, plus loin : « Ma mère va bientôt mourir, et moi j’ai enfin envie de vivre. C’est classique, et c’est bête. » Je le répète, elle s’est pendue avant la publication de ce livre-là. C’est classique, et c’est bête. 


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Dans une photo postée par Nelly Arcan sur son site Internet, on voit une sorte de poupée Barbie étalée sur le dos, apparemment à la suite d’une chute, les cheveux blonds éparpillés sur le sol autour de sa tête, un tutu blanc relevé révélant ses cuisses nues, un escarpin rose encore sur son pied gauche, l’autre tombé à côté de son pied droit. Disposés en spirale autour du joli cadavre : des téléphones (rouge, noir, gris, beige, la plupart au combiné décroché). Des ordinateurs. Une ARCAN, PHILOSOPHE marionnette, également aux cheveux blonds. Pas de sang. Titre de cette photo, pour moi : Mort d’une philosophe. 


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Nelly ma sœur, ma semblable, ma fille, chère amie, cousine, compatriote, brillante philosophe et étonnante écrivaine, Nelly admirable et écrasée, je ne sais où va le monde. Je doute fort qu’il aille vers un mieux, franchement ça m’étonnerait, ce n’est pas son genre. Je ne peux donc rien te promettre le concernant. En revanche, je peux te dire que nous sommes quand même de plus en plus nombreux, hommes et femmes, à ne pas répondre « présent ! » quand on nous demande de jouer notre rôle dans ce vieux théâtre éculé. Voici ce à quoi on peut rêver, et œuvrer : à faire advenir des tendresses enfouies ou inconnues. En te remerciant, au passage, pour ta sagesse. 


Nancy Huston

dimanche 3 novembre 2024

Article : La scène primitive par Bernard Noël

 "Depuis des années et des années, une scène me poursuit : je ne l'ai pas vue, et cependant je la vois derrière mes yeux, au croisement de la mémoire et de l'imaginaire, là où les fantomes et fantasmes se forment et apparaissent. Cette scène a eu lieu dans les derniers jours de mai 1871, à Paris. Un troupeau de Communards, que l'on vient d'arrêter et qu'encadrent les Versaillais, passe devant la foule ameutée sur les boulevards, dans les parages de l'Opéra : une foule de bourgeois bien mis qu'accompagnent leurs épouses en tournures et voilettes. Tous ces gens, qui ont eu peur, clament un soulagement haineux et victorieux, mais voici que dans l'excitation générale, quelques-unes des femmes s'avancent vers les prisonniers, et tout à coup arrachent la longue épingle qui retient ensemble chignon et chapeau, puis la manient à bout de bras pour crever les yeux sous les applaudissements et les rires.

Cette scène me poursuit parce qu'elle donne la mesure d'un comportement dont la répétition finit par fournir l'une des normes de mon pays. On sait que les vainqueurs, partout, sont les propriétaires de l'Histoire, et qu'ils en font disparaitre les épingles à chapeau, mais cette disparition, chez nous, se double à tel point d'une négation de son existence que ce refoulement ménage le retour de la même violence. Dès lors, faute d'une expression qui pourrait les exorciser, les scènes de ce genre rôdent dans l'inconscient collectif où, loin de s'apaiser, elles deviennent les appelants d'actes identiques aussitôt que l'occasion s'en présente.

Cette scène est exemplaire parce qu'elle met en scène un meurtre du regard que le pouvoir français commet régulièrement. Ici, le geste final est toujours d'aveugler l'adversaire pour qu'il ne voie pas ce qu'on lui fait, et soit donc incapable d'en témoigner valablement. Il suffit de se rapporter à deux évènements récents pour constater combien la scène évoquée semble servir de perpétuel modèle. Ainsi de la rafle dite du Vel'd'Hiv et du pogrom que subirent les Algériens, à Paris même, dans la nuit du 17 octobre 1961.

Chaque fois, c'est une cruauté immédiatement couverte, sinon légalisée, par la hiérarchie de l'état : chaque fois le même enterrement d'une prise de conscience salutaire, comme si la lâcheté des exécutants reflétait la réalité fondamentale de nos gouvernements successifs. Quand la vérité finit par devenir publique - et va même jusqu'à s'afficher plus tard sur les estrades de l'état - c'est que l'amnistie a depuis longtemps bâillonné les victimes et mis à l'abris les bourreaux par une soumission légale de la justice au crime. On ne devrait pas s'étonner que les "révisionnistes" nient l'évidence quand la volonté officielle a toujours été de blanchir l'histoire.

Ce penchant favorise la renaissance perpétuelle du racisme, de l'exclusion, et du nationalisme le plus regressif. Il favorise aussi l'apparition de lois qui sous prétexte, par exemple, de lutter comme l'immigration clandestine s'inscrivent contre toute la tradition dont se réclame chez nous la "légalité". Ailleurs, mais dans un mouvement semblable, l'humanitaire si généreusement médiatisé prête son aide à la "purification ethnique". Bref, tout change sans cesse de sens dans une belle confusion, qui est le nouvel ordre.

Les riches ne crèvent plus les yeux des révoltés avec des épingles à chapeau, mais avec des images. Cet aveuglement a l'avantage de n'être ni salissant ni douloureux. Le pouvoir est à nouveau divin puisqu'il peut agir invisiblement. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu'on aperçoive dans cette invisibilité un crime contre l'humanité puisqu'on ne l'a pas mieux distingué chez la mafia du sang contaminé, qui, pourtant, a servi la propagation du sida avec bien plus d'efficacité que notre sexualité rendue pècheresse. Le virus, lui aussi, appartient à l'invisible : quand sa cruauté apparait, il est trop tard. Bizarrement, ce qui prépare les viols, les massacres, la destruction, apparait aussi trop tard, mais uniquement parce que les responsables, pour n'être pas coupables, choisissent toujours d'aveugler.

L'outrage aux mots volume II des œuvres complètes de Bernard Noël Introduction partie 2 et fin

 Le corps est tout ce qui le compose, et l'unité des multiples parties de ce tout est assurée par un mouvement interne : ce:ui de la vie. Ce mouvement n'a besoin ni de notre volonté ni de notre conscience pour que fonctionne l'essentiel : battements du coeur, respiration, circulation nerveuse ou sanguine. Cela même qui nous fait vivants se passe donc à l'intérieur de nous en dehors de nous. La base organique de notre intimité nous est étrangère. Il faut s'entrainer à penser cette contradiction fondamentale, et c'est une manière de se rapprocher de sa perception, quitte à constater que sa propre vie se dérobe à celui qui, à l'instant même de ce constat, "en" vit.

Un étrange anonymat s'impose alors à propos de cette vie qui est "ma"vie sans être "mienne", et, tandis qu'un sentiment de dépossession radicale déferle, voici que la masse organique -celle qui est "mon" corps- devient unique et pour cette raison personnelle Contradiction supplémentaire entre ce qui fait de moi un vivant, et dont le principe est sans fin, et le mortel vivant que fait de moi mon corps. Mais cela est-il plus contradictoire que de loger en soi, après lui avoir donné naissance et entretien, cet "esprit" qui ne cesse de s'en déincarner? Le corps ( mon corps), pris entre ces deux forces, ressent brusquement son épaisseur interne (son intériorité) comme le lieu d'une tension qui équilibre la vie en soi impersonnelle et la mentalité en soi personnelle. Et voilà que s'impose alors la dérangeante certitude que je dois mon être à celui que je ne suis pas alors que je deviens celui que je suis à travers cette conscience.

Relation contradictoire et nécessaire qui fait circuler dans ma viande un appétit d'expression : il est le sens (mouvement) avant que ne puisse apparaitre LE sens verbalement articulé. L'espace organique est ainsi orienté par la vie que lui prête LA vie, vers la pensée qui la réfléchira tout en se faisant par rapport à elle indépendante. Indépendance qui s'affirme par la création d'objets qui, à leur tour, sont faits d'une matière, leur corps de langue (ou de peinture, de musique, de pierre...), et d'une mentalité, leur "esprit". Et ces objets possèdent eux aussi une apparence, qui est leur dehors, et un contenu, qui est leur dedans. Ils disposent donc d'un mouvement interne qui, sous leur visibilité ou leur lisibilité, déploie un espace invisible et sans limites, l'équivalent de LA vie.

Une nouvelle contradiction se présente entre ce qui, en nous, se désincarne, et qui est mental, et la capacité que possède la mentalité de créer des "incarnations" sous la forme de ces "objets" susceptibles d'entretenir avec nous une relation corporelle. L'échange qui a lieu par l'intermédiaire du regard entraine, à son contact, le dégagement d'un espace dans lequel communiquent l'intériorité du lecteur (ou du spectateur) et celle qui fut déposée dans l'objet-oeuvre. Tant que dure cette rencontre, et l'effort de compréhension qui la construit, il y a partage de l'envers de l'apparence par l'effert d'une pénétration réciproque. Cela n'est pas une image mais la tentative de formuler une opération concrète rarement décrite comme telle alors que sa perception (celle du volume physique) s'oppose à la superficialité qu'entretient la marchandise des images dans la société de consommation.

Dès qu'un effort vous fait entrer dans le lieu où se forme la représentation, au lieu de consommer celle-ci comme un spectacle détaché de son origine, une épaisseur volumineuse est là, environnante et bientôt corporelle. Il y a du corps et, en lui, de l'invisible qui refuse de céder sa place à la marchandise visuelle. Le corps est opaque: il n'est plus la face plate et trouée où s'engouffrent les images, il est muni d'un dos qui projette, vers le dedans dont il soutient l'espace, une ombre profonde où s'ouvre le puits par lequel remonte le langage.

On sait alors de manière implicite que de l'agencement des organes émane un double dépôt vital. J'ai essayé ailleurs d'en exprimer la nature en écrivant que deux forces sont en nous latentes mais que nous ne sommes les destinataires particuliers d'aucune. La première est celle de l'espèce, à charge pour nous de la reproduire; la seconde, celle de la langue, elle aussi à perpétuer.

Il ne faut pas oublier que l'espèce est infiniment antérieure à la langue et qu'elle en cache la source dans sa profondeur obscure. Toute certitude étant ici exclue, autant rêver, et je rêve de la formation de l'espace mental par le déversement du visible à l'intérieur du corps. Après tout, nos yeux nous font respirer de la vue comme, dans un autre circuit, nous respirons de l'air. Cette respiration visuelle assure notre communication avec le monde mais elle permet aussi au pouvoir d'empoisonner notre mentalité par le même canal. Toujours s'agite en nous une contradiction qui tantôt nous fortifie, tantôt nous fragilise si nous n'en faisons par l'arme de notre résistance. Sentir et savoir cela est la base de la politique du corps.

vendredi 1 novembre 2024

L'outrage aux mots volume II des œuvres complètes de Bernard Noël Introduction partie I

 Préface du volume II des œuvres complètes de Bernard Noël. Il explique le choix du titre.


Ce titre implique-t-il que je me reconnaisse, non pas dans ces deux mots, qui sont également représentatifs d'une vieille adhésion, mais dans la manière dont cette expression les lie l'un à l'autre? Cette liaison me gêne, d'une part pour la raison qu'il faut fonder avant de l'affirmer, et de l'autre parce que je n'ai en moi aucune assurance de jouir de l'unité intérieure qui lui correspondrait. C'est que je ne crois pas à l'unité de mon propre "je", laquelle n'existe que dans les actions qui, passagèrement, la réalisent. Mon "je" est une figure de rhétorique qui doit toute sa place à l'insistance de son emploi par le langage courant. Chaque individu se croit "je" alors que l'existence de "je" dépend d'un engagement éphémère et de la façon de le prendre.

L'individualité naturelle et sociale dont chacun de nous est pourvu ne me parait pas suffisante pour justifier le "je" : elle va tellement de soi qu'elle n'exige même pas d'être assurée par l'engagement minimum que serait la prise de conscience du lieu organique et charnel nommé "je". Ajoutez à cela que notre tradition, tout en reposant sur le "mystère de l'incarnation", n'a cessé d'en rejeter la pratique au profit d'une spiritualité désincarnée. Et, pire encore, "désincarnante", avec pour conséquence que "je" est un mot si commun qu'il ne doit son sens qu'à sa fréquence.

Vers le fin de mon adolescence, et à contre-courant de cette normalité, est imposée la nécessité d'un retour au corps - ou plutôt dans le corps- tant le sentiment de la désincarnation provoquée par l'éducation religieuse et la norme générale devenait insupportable. Dès lors, à force de reprises plus ou moins obstinées, cette conscience est devenue un exercice volontaire de perception du soubassement organique de toutes mes activités, et principalement de la pensée qui cherchait (et cherche toujours) à saisir son émanation interne, sa sueur peu à peu lumineuse. Ce processus de réintégration charnelle a trouvé sa confirmation, sans doute paradoxale, dans et par l'écriture, et celle-ci en a sanctionné la révélation. Quelle fut la nature exacte de l'expérience à l'origine des "Extraits du corps", je n'en sais rien soixante ans plus tard sinon que j'eux alors la conviction d'avoir reproduit littéralement des états physiques et, donc, mis du corps dans l'écriture et non pas seulement sa représentation. Cependant, au lieu d'une ouverture confirmant l'avancée, ce fut le silence. Un silence d'une dizaine d'années au bout desquelles l'écriture devint mon activité ordinaire et le corps son lieu de référence dans un rapport toujours méfiant.

Aucun doute, la volonté d'incarnation est demeurée déterminante, mais elle ne me laisse jamais ignorer que, tout en restituant encore et le support, il n'en sera pas moins volatilisé par cela même qu'il produit. Le corps finit donc par être le lieu oublié de ce qui, pourtant, n'aurait pas d'existence sans lui hors de lui, en existant, suscite justement son oubli. Le corps est la scène de tout ce que je me représente : une scène que la représentation efface à mesure qu'elle se développe, et voilà contre quoi je n'en finis pas de m'insurger, si bien que tout ce qui, dans mes écrits, porte le nom du corps, de ses organes ou de leurs attributs, fait partie de cette insurrection : une insurrection désespérée contre une situation qui réduit le corps à être le lieu sans lieu de mes représentations, y compris de la sienne.

J'ai beau ramener l'expression verbale à une sudation, à un suintement organique, cela ne l'empêche pas, dès que son émanation s'élève, de transformer l'espace intime où elle surgit en hors-lieu. Dès que la pensée, l'imagination ou même la mémoire s'expriment, l'espace charnel est vaporisé à l'avantage du mental. Mais n'est-ce pas un mouvement absurde que de vouloir ranimer aussi fréquemment la présence de "la peau, la chair, les organes, le dos, le visage" autour de la scène mentale? Oui, on pense avec cela aussi, et il est bon d'en avoir conscience, puis...cette conscience s'abîme dans l'acte de penser!

Perçoit-on que penser est un acte? Et jailli justement de tous ces organes dans le temps où il les réduit au silence et même à l'effacement. Silence et effacement dont il se peut qu'ils soient la garantie du bon fonctionnement de la machine corporelle; autrement ne serait-elle pas détraquée par la conscience de ses composants? C'est en croyant reproduire des états du corps comme si elle en était l'empreinte que mon écriture fut fondée à contre-mentalité, et c'est seulement bien plus tard que j'ai compris que ces "extraits" avaient été au moins réfléchis par la posture de l'écriture. Mais n'est-il pas également possible que les éléments organiques voisins de la scène mentale se soient poussés sur elle à cause de mon obstination à demeurer conscient de leur présence?...Quoi qu'il en soit, j'ai toujours, par la suite, puisé dans ce décor organique les références de mon écriture ou, en tout cas, de ses images.

Cependant, à cause du contexte que j'essaie de reconstruire ici, il me semble soudain que ce choix considéré comme poétique est plutôt de l'ordre politique. S'entrainer à la conscience de la vitalité organique, telle qu'elle est présente à l'aérrière de toutes les activités mentales qui nous la dissimulent, a pour effet de ménager en nous une résistance aux diverses formes d'occupation de notre intériorité. L'éducation installe en nous un "je" sous prétexte d'élévation; les médias agissent d'une manière comparable mais uniquement pour rendre le "je" disponible à leurs messages. Au fond, tout est fait depuis toujours pour qu'existe en nous une sorte de double qui, sous l'apparence du "je" est notre parasite. Cette substitution est facile aujourd'hui parce que la réalité a cédé la place à ses images, et que celles-ci rendent toujours plus mince l'espace où circule la vie sociale. Minceur et vitesse ont crée un monde plat dont la surface transparente rend tout également visible et indifférent. Cette indifférence permet que tout dire et tout montrer soient la meilleure façon de tout dissimuler grâce à l'insignifiance générale propagée par le mouvement universel de la consommation. les corps aussi sont à présent des images débarrassée des imperfections et inconvénients de la chair. les médias réussissent à faire ce que les religions échouèrent à réaliser : un monde parfaitement idéal, qui doit au vide ce que le monde spirituel devait au sens.

On tiendra tout ce qui précède pour exagéré bien que pareil idéal ne puisse s'installer sans provoquer beaucoup de dégats. Ainsi, par exemple, la désincarnation économique, pour la raison peut-être que son règne n'est pas encore absolu, fait du mal à trop de corps pour ne pas susciter en eux un réveil de leur nature charnelle, qui entre alors en résistance. Le corps malmené réincarne son "je" qui souffre, se rebelle et devient politique. Le corps est par conséquent un danger pour l'absolutisme économique. Certes, comme les autres, son pouvoir sait qu'il faut asservir pour régner sans partage, et nul ne fut jamais moins partageux que l'Economie, mais la multitude des corps est en soi une puissance incontrôlable. Ce trop, puisqu'il représente une grave menace, appelle donc une solution finale : l'Economie en a les moyens, mais, sans doute, n'en éprouve pas encore la nécessité. Guerre mondiale ou génocide : le choix demeure ouvert...

Quand le présent est bien présent son avenir l'est aussi par une projection logique du possible, qui est surtout une mise en garde. Le corps perçoit une étendue bien supérieure à l'espace qu'il occupe mais il se rabat naturellement sur soi pour s'autopercevoir. Cette perception orientée vers l'interne demeure générale tant qu'elle n'essaie pas de ressentir tel organe particulier. Et si elle tente d'envisager l'espace mental, elle ne rencontre qu'un flou si vaste qu'il semble sans limites. Mais qu'est exactement la perception qui ne fournit qu'une représentation autoscopique tout en évitant la représentation verbale? Cette dernière ne va pas tarder à survenir et fera tout basculer de son côté...Le corps qui s'observe se désincarne dès qu'il commence à nommer son observation.

Mais il le sait et, le sachant, il suit consciemment chacune des phases du processus qui l'entraine à répéter et répéter un mouvement d'incarnation qui, acte de conscience d'abord, se change bientôt en acte politique. Pourquoi politique? Parce qu'il exprime son opposition, autrefois, à la spiritualité dominante, qui censurait la chair, et, aujourd'hui, à la superficialité médiatiquement programmée, qui facilite la manipulation générale. Pour tous les pouvoirs, le corps est en trop parce qu'il est instinctif et, souvent, révolté. On ne s'est pas privé de le violenter pour l'asservir, mais le meilleur moyen de le domestiquer est d'occuper ce qui, à l'intérieur de lui-même, l'occupe et qui est son "esprit". Les techniques de cette occupation n'ont que peu varié au cours des siècles où leur principal moyen fut la religion. Le but ne variait pas : susciter un consentement à l'oppression, qui s'est traduit par la servilité de la majorité à l'égard de la minorité dominante. L'histoire de cette servilité, en soi étonnante car la majorité avait la force, est encore à écrire. Une résistance e,fin efficace s'organise à partir du dernier tiers du XIX siècle, et elle aboutira à de considérables acquis sociaux. L'arrogance vengeresse avec laquelle ces acquis sont détruits depuis quelques années, au nom de réformes économiques dites indispensables, prouve toute la rancune de la minorité dont le pouvoir actuel tient à l'accumulation capitaliste, c'est-à-dire au contrôle de l'Economie.

Il est temps, non pas de me contredire, mais d'articuler la contradiction fondatrice - ou même créatrice - qui veut que le canal en nous de l'oppression soit également celui de la libération. C'est en effet "l'esprit" qui, éventuellement contre lui-même, éveille en nous la conscience de son origine charnelle et, en s'appuyant sur elle, la développe pour contester ssa propre domination. D'où cette alternance, déjà indiquée, d'incarnations et désincarnations qui est l'exercice matérialiste à travers lequel l'intériorité s'éprouve comme un perpétuel dédoublement entre sa base organique (le profond dedans) et la poussée de l'élan pensif (l'intime dehors). Tout cela très schématiquement exprimé car, si je peux envisager toute la claire richesse qu'apporte à ce "dehors" la vastitude de la culture, je n'ai qu'un vague pressentiment de l'obscure richesse accumulée dans l'épaisseur du "profond dedans". Une image vient, celle qui illustre la comparaison entre le temps quasi infini de la préhistoire et celui, très limité, de l'histoire.

Il reste à préciser que le "canal" de l'oppression a beaucoup plus de chances de résister à cette dernière s'il sait percevoir ce qu'il est en soi et à l'intérieur du corps. Le meilleur moyen d'entrer dans cette conscience est, bien sûr, de reconnaitre dans "l'esprit" une production du corps, reconnaissance qui a pour appuis l'éducation et la culture. Comment ne pas être frappé par la progression des acquis sociaux à partir de l'institution de l'école laique (Jules Ferry) jusqu'aux années 1980? Et par la dégradation parallèle de ces acquis et de l'Education? L'école laique n'a pas été fondée, comme on l'affiche, par souci démocratique mais parce que l'industrie avait besoin d'une main-d'oeuvre qualifiée. Ce besoin n'a pas disparu : il s'est rétréci à une élite à travers laquelle la classe dirigeante se reproduit tandis que l'ouvrier et l'employé n'ont d'intérêt que s'ils sont corvéables et donc sous-payés. Les discours sur l'éducation égalitaire cachent de plus en plus mal la volonté de détruire cette source dangereuse de conscience et de pensée afin d'abandonner les têtes aux médias qui achèveront d'y mettre du "cerveau disponible".

A l'abondance de sens que faisaient circuler l'éducation et les institutions culturelles succède la privation de sens organisée par le pouvoir et le culte de la consommation, toujours plus superficielle et par conséquent insignifiante. Désormais, nul besoin de main d'oeuvre : les têtes d'oeuvres suffisent, surtout si elles laissent orienter vers la seule recherche utilitaire. Abêtissez vous est le mot d'ordre secret : abêtissez vous par la consommation du flux d'images qui, en coulant en vous, vous chasse discrètement de vous-même. Le pouvoir n'a pour plan social que la soumission. Il lui fallait autrefois des travailleurs, des soldats, des fonctionnaires : ils ne lui sont plus nécessaires. Devenu économique, le pouvoir ne souhaite former que des consommateurs, et le consommateur idéal est un trou inconscient de sa condition qui avale, tantôt des marchandises, tantôt des ersatz d'informations. Cependant, les mercenaires chargés de la répression s'entrainent pour le cas où surviendrait une révolte...