Préface du volume II des œuvres complètes de Bernard Noël. Il explique le choix du titre.
Ce titre implique-t-il que je me reconnaisse, non pas dans ces deux mots, qui sont également représentatifs d'une vieille adhésion, mais dans la manière dont cette expression les lie l'un à l'autre? Cette liaison me gêne, d'une part pour la raison qu'il faut fonder avant de l'affirmer, et de l'autre parce que je n'ai en moi aucune assurance de jouir de l'unité intérieure qui lui correspondrait. C'est que je ne crois pas à l'unité de mon propre "je", laquelle n'existe que dans les actions qui, passagèrement, la réalisent. Mon "je" est une figure de rhétorique qui doit toute sa place à l'insistance de son emploi par le langage courant. Chaque individu se croit "je" alors que l'existence de "je" dépend d'un engagement éphémère et de la façon de le prendre.
L'individualité naturelle et sociale dont chacun de nous est pourvu ne me parait pas suffisante pour justifier le "je" : elle va tellement de soi qu'elle n'exige même pas d'être assurée par l'engagement minimum que serait la prise de conscience du lieu organique et charnel nommé "je". Ajoutez à cela que notre tradition, tout en reposant sur le "mystère de l'incarnation", n'a cessé d'en rejeter la pratique au profit d'une spiritualité désincarnée. Et, pire encore, "désincarnante", avec pour conséquence que "je" est un mot si commun qu'il ne doit son sens qu'à sa fréquence.
Vers le fin de mon adolescence, et à contre-courant de cette normalité, est imposée la nécessité d'un retour au corps - ou plutôt dans le corps- tant le sentiment de la désincarnation provoquée par l'éducation religieuse et la norme générale devenait insupportable. Dès lors, à force de reprises plus ou moins obstinées, cette conscience est devenue un exercice volontaire de perception du soubassement organique de toutes mes activités, et principalement de la pensée qui cherchait (et cherche toujours) à saisir son émanation interne, sa sueur peu à peu lumineuse. Ce processus de réintégration charnelle a trouvé sa confirmation, sans doute paradoxale, dans et par l'écriture, et celle-ci en a sanctionné la révélation. Quelle fut la nature exacte de l'expérience à l'origine des "Extraits du corps", je n'en sais rien soixante ans plus tard sinon que j'eux alors la conviction d'avoir reproduit littéralement des états physiques et, donc, mis du corps dans l'écriture et non pas seulement sa représentation. Cependant, au lieu d'une ouverture confirmant l'avancée, ce fut le silence. Un silence d'une dizaine d'années au bout desquelles l'écriture devint mon activité ordinaire et le corps son lieu de référence dans un rapport toujours méfiant.
Aucun doute, la volonté d'incarnation est demeurée déterminante, mais elle ne me laisse jamais ignorer que, tout en restituant encore et le support, il n'en sera pas moins volatilisé par cela même qu'il produit. Le corps finit donc par être le lieu oublié de ce qui, pourtant, n'aurait pas d'existence sans lui hors de lui, en existant, suscite justement son oubli. Le corps est la scène de tout ce que je me représente : une scène que la représentation efface à mesure qu'elle se développe, et voilà contre quoi je n'en finis pas de m'insurger, si bien que tout ce qui, dans mes écrits, porte le nom du corps, de ses organes ou de leurs attributs, fait partie de cette insurrection : une insurrection désespérée contre une situation qui réduit le corps à être le lieu sans lieu de mes représentations, y compris de la sienne.
J'ai beau ramener l'expression verbale à une sudation, à un suintement organique, cela ne l'empêche pas, dès que son émanation s'élève, de transformer l'espace intime où elle surgit en hors-lieu. Dès que la pensée, l'imagination ou même la mémoire s'expriment, l'espace charnel est vaporisé à l'avantage du mental. Mais n'est-ce pas un mouvement absurde que de vouloir ranimer aussi fréquemment la présence de "la peau, la chair, les organes, le dos, le visage" autour de la scène mentale? Oui, on pense avec cela aussi, et il est bon d'en avoir conscience, puis...cette conscience s'abîme dans l'acte de penser!
Perçoit-on que penser est un acte? Et jailli justement de tous ces organes dans le temps où il les réduit au silence et même à l'effacement. Silence et effacement dont il se peut qu'ils soient la garantie du bon fonctionnement de la machine corporelle; autrement ne serait-elle pas détraquée par la conscience de ses composants? C'est en croyant reproduire des états du corps comme si elle en était l'empreinte que mon écriture fut fondée à contre-mentalité, et c'est seulement bien plus tard que j'ai compris que ces "extraits" avaient été au moins réfléchis par la posture de l'écriture. Mais n'est-il pas également possible que les éléments organiques voisins de la scène mentale se soient poussés sur elle à cause de mon obstination à demeurer conscient de leur présence?...Quoi qu'il en soit, j'ai toujours, par la suite, puisé dans ce décor organique les références de mon écriture ou, en tout cas, de ses images.
Cependant, à cause du contexte que j'essaie de reconstruire ici, il me semble soudain que ce choix considéré comme poétique est plutôt de l'ordre politique. S'entrainer à la conscience de la vitalité organique, telle qu'elle est présente à l'aérrière de toutes les activités mentales qui nous la dissimulent, a pour effet de ménager en nous une résistance aux diverses formes d'occupation de notre intériorité. L'éducation installe en nous un "je" sous prétexte d'élévation; les médias agissent d'une manière comparable mais uniquement pour rendre le "je" disponible à leurs messages. Au fond, tout est fait depuis toujours pour qu'existe en nous une sorte de double qui, sous l'apparence du "je" est notre parasite. Cette substitution est facile aujourd'hui parce que la réalité a cédé la place à ses images, et que celles-ci rendent toujours plus mince l'espace où circule la vie sociale. Minceur et vitesse ont crée un monde plat dont la surface transparente rend tout également visible et indifférent. Cette indifférence permet que tout dire et tout montrer soient la meilleure façon de tout dissimuler grâce à l'insignifiance générale propagée par le mouvement universel de la consommation. les corps aussi sont à présent des images débarrassée des imperfections et inconvénients de la chair. les médias réussissent à faire ce que les religions échouèrent à réaliser : un monde parfaitement idéal, qui doit au vide ce que le monde spirituel devait au sens.
On tiendra tout ce qui précède pour exagéré bien que pareil idéal ne puisse s'installer sans provoquer beaucoup de dégats. Ainsi, par exemple, la désincarnation économique, pour la raison peut-être que son règne n'est pas encore absolu, fait du mal à trop de corps pour ne pas susciter en eux un réveil de leur nature charnelle, qui entre alors en résistance. Le corps malmené réincarne son "je" qui souffre, se rebelle et devient politique. Le corps est par conséquent un danger pour l'absolutisme économique. Certes, comme les autres, son pouvoir sait qu'il faut asservir pour régner sans partage, et nul ne fut jamais moins partageux que l'Economie, mais la multitude des corps est en soi une puissance incontrôlable. Ce trop, puisqu'il représente une grave menace, appelle donc une solution finale : l'Economie en a les moyens, mais, sans doute, n'en éprouve pas encore la nécessité. Guerre mondiale ou génocide : le choix demeure ouvert...
Quand le présent est bien présent son avenir l'est aussi par une projection logique du possible, qui est surtout une mise en garde. Le corps perçoit une étendue bien supérieure à l'espace qu'il occupe mais il se rabat naturellement sur soi pour s'autopercevoir. Cette perception orientée vers l'interne demeure générale tant qu'elle n'essaie pas de ressentir tel organe particulier. Et si elle tente d'envisager l'espace mental, elle ne rencontre qu'un flou si vaste qu'il semble sans limites. Mais qu'est exactement la perception qui ne fournit qu'une représentation autoscopique tout en évitant la représentation verbale? Cette dernière ne va pas tarder à survenir et fera tout basculer de son côté...Le corps qui s'observe se désincarne dès qu'il commence à nommer son observation.
Mais il le sait et, le sachant, il suit consciemment chacune des phases du processus qui l'entraine à répéter et répéter un mouvement d'incarnation qui, acte de conscience d'abord, se change bientôt en acte politique. Pourquoi politique? Parce qu'il exprime son opposition, autrefois, à la spiritualité dominante, qui censurait la chair, et, aujourd'hui, à la superficialité médiatiquement programmée, qui facilite la manipulation générale. Pour tous les pouvoirs, le corps est en trop parce qu'il est instinctif et, souvent, révolté. On ne s'est pas privé de le violenter pour l'asservir, mais le meilleur moyen de le domestiquer est d'occuper ce qui, à l'intérieur de lui-même, l'occupe et qui est son "esprit". Les techniques de cette occupation n'ont que peu varié au cours des siècles où leur principal moyen fut la religion. Le but ne variait pas : susciter un consentement à l'oppression, qui s'est traduit par la servilité de la majorité à l'égard de la minorité dominante. L'histoire de cette servilité, en soi étonnante car la majorité avait la force, est encore à écrire. Une résistance e,fin efficace s'organise à partir du dernier tiers du XIX siècle, et elle aboutira à de considérables acquis sociaux. L'arrogance vengeresse avec laquelle ces acquis sont détruits depuis quelques années, au nom de réformes économiques dites indispensables, prouve toute la rancune de la minorité dont le pouvoir actuel tient à l'accumulation capitaliste, c'est-à-dire au contrôle de l'Economie.
Il est temps, non pas de me contredire, mais d'articuler la contradiction fondatrice - ou même créatrice - qui veut que le canal en nous de l'oppression soit également celui de la libération. C'est en effet "l'esprit" qui, éventuellement contre lui-même, éveille en nous la conscience de son origine charnelle et, en s'appuyant sur elle, la développe pour contester ssa propre domination. D'où cette alternance, déjà indiquée, d'incarnations et désincarnations qui est l'exercice matérialiste à travers lequel l'intériorité s'éprouve comme un perpétuel dédoublement entre sa base organique (le profond dedans) et la poussée de l'élan pensif (l'intime dehors). Tout cela très schématiquement exprimé car, si je peux envisager toute la claire richesse qu'apporte à ce "dehors" la vastitude de la culture, je n'ai qu'un vague pressentiment de l'obscure richesse accumulée dans l'épaisseur du "profond dedans". Une image vient, celle qui illustre la comparaison entre le temps quasi infini de la préhistoire et celui, très limité, de l'histoire.
Il reste à préciser que le "canal" de l'oppression a beaucoup plus de chances de résister à cette dernière s'il sait percevoir ce qu'il est en soi et à l'intérieur du corps. Le meilleur moyen d'entrer dans cette conscience est, bien sûr, de reconnaitre dans "l'esprit" une production du corps, reconnaissance qui a pour appuis l'éducation et la culture. Comment ne pas être frappé par la progression des acquis sociaux à partir de l'institution de l'école laique (Jules Ferry) jusqu'aux années 1980? Et par la dégradation parallèle de ces acquis et de l'Education? L'école laique n'a pas été fondée, comme on l'affiche, par souci démocratique mais parce que l'industrie avait besoin d'une main-d'oeuvre qualifiée. Ce besoin n'a pas disparu : il s'est rétréci à une élite à travers laquelle la classe dirigeante se reproduit tandis que l'ouvrier et l'employé n'ont d'intérêt que s'ils sont corvéables et donc sous-payés. Les discours sur l'éducation égalitaire cachent de plus en plus mal la volonté de détruire cette source dangereuse de conscience et de pensée afin d'abandonner les têtes aux médias qui achèveront d'y mettre du "cerveau disponible".
A l'abondance de sens que faisaient circuler l'éducation et les institutions culturelles succède la privation de sens organisée par le pouvoir et le culte de la consommation, toujours plus superficielle et par conséquent insignifiante. Désormais, nul besoin de main d'oeuvre : les têtes d'oeuvres suffisent, surtout si elles laissent orienter vers la seule recherche utilitaire. Abêtissez vous est le mot d'ordre secret : abêtissez vous par la consommation du flux d'images qui, en coulant en vous, vous chasse discrètement de vous-même. Le pouvoir n'a pour plan social que la soumission. Il lui fallait autrefois des travailleurs, des soldats, des fonctionnaires : ils ne lui sont plus nécessaires. Devenu économique, le pouvoir ne souhaite former que des consommateurs, et le consommateur idéal est un trou inconscient de sa condition qui avale, tantôt des marchandises, tantôt des ersatz d'informations. Cependant, les mercenaires chargés de la répression s'entrainent pour le cas où surviendrait une révolte...